Les Petites Comédies du vice/Les Ennemis inconnus

Les Petites Comédies du vice
Les Petites Comédies du viceC. Marpon et Flammarion (p. 201-213).



LA HAINE



LES ENNEMIS INCONNUS
(LA HAINE)


Voyez-vous cet homme qui trébuche sans cesse sur les nombreux graviers invisibles qu’une main inconnue sème sur sa route ; qui reçoit dans l’ombre ces coups d’épingles qui apparaissent un jour en une plaie saignante ; qui se débat contre mille petites oppositions sourdes, dont il ne peut se rendre compte, car il ne voit personne autour de lui, et qui, las enfin d’une lutte inutile, se laisse tomber un beau matin en disant de bonne foi :

— À coup sûr, c’est de la déveine, car je ne me connais pas un ennemi.

Cet homme succombe à l’ennemi inconnu.

D’où vient l’ennemi inconnu ?

Quelle cause l’a fait naître ? Je l’ignore. Lui-même n’oserait la dire, car elle est souvent si niaise ou si basse qu’il ne la peut avouer. Il vous hait d’autant mieux qu’il sait avoir tort de haïr.

La jalousie, l’envie, l’amour-propre froissé font surgir l’ennemi inconnu qui devient d’autant plus féroce qu’il est privé, enchaîné par sa lâcheté, du plus grand plaisir de la vengeance.

Celui de pouvoir dire en face à son ennemi « Tu souffres par moi. »

L’ennemi inconnu naît de la classe des sots où il trouve de nombreux auxiliaires.

Les sots croiront toujours à la calomnie et lui serviront de commis voyageurs ; car, à peine éclose, ils propageront toute médisance qu’on leur avait donnée à couver dans l’œuf.

Ils la soutiendront au besoin, surtout si elle est bien absurde, car le côté absurde est irrésistible pour le sot.

Tout ce qui est raisonnable le rend incrédule.

Tenez, un bien remarquable sot, par exemple, c’était le baron de Canicheul.

Vous lui disiez :

— Monsieur de Lesseps, en faisant faire des sondages dans la mer Rouge, en a retiré un fusil à vent.

— Quoi d’étonnant ? vous répondait-il, Pharaon n’a-t-il pas été englouti là avec armes et bagages ? Ce fusil à vent vous prouve lui-même qu’il date d’une époque antérieure à l’invention de la poudre.

Si vous ajoutiez :

— On dit que dans le Midi, à la suite d’un grand orage, tous les melons qui étaient en couches ont avorté.

— C’est la suite bien naturelle d’une forte émotion ; pareille chose est arrivée à madame la baronne en 1839, répliquait-il.

Mais si vous poursuiviez :

— Au Cirque, j’ai vu un homme se faire enfermer dans une cage entourée d’un feu ardent.

Aussitôt, il vous coupait la parole par un :

— Vous mentez ! Est-ce que la chose est possible ? Me prenez-vous pour un imbécile ?

Avouez donc que ce baron de Canicheul peut devenir une belle trompette pour tout ce que lui débitera votre ennemi inconnu.

Or, le baron avait une fille à marier.

Vous le voyez d’ici allant tendre l’oreille aux renseignements sur son futur gendre, M. Oscar Manvoit, qui venait de lui demander la main de sa fille.

Quand Oscar Manvoit quitta la maison du baron de Canicheul, l’épicier d’en face, le voyant au passage, dit à sa femme :

— En v’là un qui a une figure qui me déplaît.

— Pourquoi ?

— Le sais-je ? Elle me déplaît parce qu’elle me déplaît. Voilà tout !

Un !

Dix pas plus loin, Oscar se croisa avec un ancien condisciple, devenu malheureux, qui le salua.

Le futur, encore tout soucieux de sa demande en mariage, ne rendit pas ce salut inaperçu.

— Tu me paieras ta fierté, murmura l’autre.

Deux !

Au coin de la rue, il se rencontra avec la jeune et jolie madame Pilles, qui, toute voilée, sortait d’une maison.

De son plus gracieux coup de chapeau, il lui prouva qu’il l’avait reconnue.

La dame passa raide et furieuse.

Alors, il songea à regarder la maison qu’elle quittait.

C’était la demeure d’un de ses amis intimes qui, depuis trois mois, lui répétait mystérieusement « J’ai une femme du monde. »

Il comprit trop tard toute la bêtise de son salut.

Une heure après cette rencontre, la haine germait au cœur de l’amant découvert, de la femme reconnue et du mari qu’une fable bien filée devait rendre incrédule à toute indiscrétion.

Deux et trois font cinq !

À son arrivée sur le boulevard, il fit signe à un cocher de coupé qui passait à vide.

De l’autre côté de la chaussée, le propriétaire d’Oscar faisait précisément le même appel.

Après avoir hésité entre les deux clients, le cocher se dirigea vers le mieux mis.

— Oh ! tu n’as pas d’égards pour ma goutte ! se dit le vieillard quinteux et fatigué.

Oscar ne l’avait pas même vu.

Six !

De sa voiture, il adressa un doux baiser à la jolie modiste Paméla qui passait.

Paméla avait aimé à la folie le bel Oscar. Le précieux héritage de cet amour défunt s’était divisé en dix-sept parts comme une charge d’agent de change.

À chaque titulaire, Paméla ne cessait de prôner l’ancien élu de son cœur, aussi tous répétaient-ils en un chœur furieux de dix-sept voix :

— Je l’exècre, cet Oscar !

Dix-sept et six font vingt-trois !

Ayant besoin de gants plus frais, il descendit de voiture pour entrer dans un magasin où il fit rencontre de son avoué, M. Dupicant, auquel il demanda avec son plus aimable sourire :

-Votre dame se porte toujours bien ?

L’avoué avait flanqué sa femme à la porte le matin même et s’imaginait que sa mésaventure conjugale était connue de tout Paris.

Il crut à une mauvaise plaisanterie.

Vingt-quatre !

Comme il ignorait le numéro de la maison où il était invité à dîner, Oscar s’engagea dans une allée sombre et sale dans laquelle il fit rencontre de M. Pierlot, homme de mœurs réputées sévères, qui était en train de prendre la taille de je ne sais quelle souillon de bas étage qui se défendait.

— Cet Oscar m’espionnait ! pensa le tartuffe.

Vingt-cinq !

Enfin, il arriva dans la maison après un retard de vingt-cinq minutes, pendant lequel il avait été maudit avec rage par l’invité M. Ramichel, son notaire, homme très ponctuel et souffrant d’une gastralgie qui lui commandait la plus grande exactitude pour l’heure de ses huit repas quotidiens.

Vint-six !

M. Chamillart, l’amphitryon, avait acheté le matin même, à beaux deniers comptant, un superbe portrait peint par Van-Dyck, et d’une authenticité qu’il vantait à tous ses invités jaloux.

À son entrée au salon, Oscar fut aussitôt placé devant la toile enviée.

— Tiens ! c’est le portrait de mon oncle, s’écria-t-il, qui se fit jadis peindre dans ce costume espagnol avec lequel il avait obtenu un grand succès au bal des artistes. Vous n’avez pas du le payer bien cher ? Moi, plus tard, je l’ai vendu sept francs à un brocanteur.

M. Chamillart étouffa de rage.

Vingt-sept !

À table, Oscar, qui découpait une volaille, en envoya la sauce sur sa voisine, qui étrennait la robe neuve enfin obtenue d’un mari économe qui l’avait promise pendant cinq ans.

Vingt-huit !

Il eut l’imprudence de parler de son prochain mariage devant quatre mères de famille qui le couchaient en joue, chacune pour sa fille.

Ensemble : quatre mères, quatre pères, quatre filles ; total : douze.

Vingt-huit et douze font quarante !

Après le dîner, comme il voulait aller au théâtre, il fila, sans bruit, à l’anglaise.

— Il prend à peine le temps de s’essuyer la bouche ! grogna la maîtresse de la maison.

Quarante et un !

Il était encore dans l’antichambre que l’imposante madame Couverchell, la femme d’un gros entrepreneur, disait à l’amphitryon :

— Il est peu galant, votre Oscar. Il sait qu’on a besoin d’un quatrième au whist et il s’enfuit comme un voleur ! on dirait qu’il emporte l’argenterie.

Quarante-deux !

En bas, il demanda le cordon au concierge, en oubliant d’ajouter :

— S’il vous plaît.

Quarante-trois !

Au théâtre, il se trouva voisin de stalle avec son agent de change, qui lui demanda :

— Que pensez-vous du talent de Mlle  R. ?

— C’est une grue, répondit Oscar avec toute la franchise d’une conviction à ce monsieur, qui savait très personnellement que Mlle  R. n’avait pas que son talent dramatique pour vivre.

Quarante-quatre !

Puis notre héros alla se coucher, en songeant à son prochain mariage.

On lui avait demandé huit jours pour lui rendre une réponse définitive.

À quarante ennemis inconnus par jour.

Pendant huit jours, et avec un peu de chance, c’était pour Oscar un total de trois cent-vingt personnes toutes disposées à donner des renseignements au baron de Canicheul, qui s’en allait les quêtant partout.

Pendant toute la semaine, notre jeune homme continua de se dire :

— J’ai trente ans, vingt mille livres de rentes et un physique agréable. Je ne suis ni commerçant, ni homme politique, ni écrivain, partant je n’ai aucun envieux, ni jaloux.

Je ne me connais pas d’ennemis.

Donc, mon affaire est bonne au possible ; la petite Canicheul est à moi.

Le matin du huitième jour, son domestique lui apporta au lit la réponse du baron de Canicheul.

Nous la copions :

« Monsieur,

« En réponse à l’honorée demande que vous avez bien voulu nous faire, Mme  la baronne de Canicheul et moi, nous avons cru devoir prendre quelques renseignements qui, je dois l’avouer, nous ont paru peu satisfaisants.

« On m’apprend que vous avez été condamné en 1852 à vingt ans de travaux forcés pour vol à main armée sur la route départementale n° 217. La liberté provisoire dont vous jouissez, m’affirme-t-on, est due aux nombreux services que vous rendez à la police, qui les rétribue largement. Cette subvention semble vous être insuffisante, me dit-on encore, car vous demandez d’autres ressources à votre adresse au jeu et aux biches dont vous faites votre société habituelle.

« En conséquence, Mme  la baronne de Canicheul et moi, après mûre délibération, nous avons décidé que notre fille est encore un peu trop jeune pour le mariage.

« Daignez agréer, avec tous nos regrets, etc.,

« Baron de Canicheul. »

Après cette lecture, Oscar, droit sur son séant, idiot « étonnement, ne cessait de se répéter :

— C’est singulier, je ne me connais pas d’ennemis.

Quant à la famille Canicheul, elle était partie pour une ville d’eaux où le baron s’empressait de dire à tous les baigneurs :

— Ma fille l’a échappé belle !!!

Et il contait à chacun, en les corsant un peu, les déplorables antécédents d’Oscar Manvoit.