Les Petites Comédies du vice/Le Roi des gendres

Les Petites Comédies du vice
Les Petites Comédies du viceC. Marpon et Flammarion (p. 301-317).


L’ORGUEIL



LE ROI DES GENDRES
(L’ORGUEIL)


La scène se passe dans un établissement d’utilité première au prix fixe de : quinze centimes. Une véritable dame est assise à la caisse. À droite et à gauche, un couloir percé de portes latérales ouvrant sur d’étroites cellules.

Un monsieur sort d’un de ces réduits précités, et, son argent à la main, se présente à la caisse.

La marchande (gracieuse). — Ah ! monsieur, il y a bien longtemps qu’on ne vous a vu ! (Avec le sourire.) Vous nous avez fait des infidélités !

Le monsieur. — …!

La marchande. — Vous avez été malade ? Raison de plus ! alors, raison de plus !!

Le monsieur. — …!

La marchande. — Ah ! si votre mal était au pied, c’est au-dessous de ma compétence. — Nous ne vous aurions pas vu aujourd’hui, que Gaétan avait l’intention d’aller demain chez vous s’informer si vous aviez eu à vous plaindre.

Le monsieur. — …?

La marchande. — Gaétan ? c’est mon second gendre, aujourd’hui veuf et inspecteur à la halle au beurre. Je devrais même dire mon unique gendre, car j’ai rompu avec le premier, M. de Mouchtoit, qui est dans les honneurs, et trouve bon de mépriser un commerce où il a pêché une dot. Quand il courtisait Mathilde, c’était une autre gamme : — « Ma bonne madame Lesourd, me disait-il, je vais ce soir au bal du ministère ; donnez-moi donc de vos adresses, je les distribuerai ; j’ai de belles connaissances et je vous ferai une jolie clientèle. » — Ah ! ouiche ! quand il a eu palpé le magot, je n’ai vu aucune de ces fameuses connaissances… sauf son tailleur. Dans son orgueil, il voudrait me faire vendre ce fonds qui, depuis quarante ans est pour moi une patrie pleine de doux souvenirs. — J’y ai passé ma lune de miel. — Je me rappelle encore le soir de nos noces, quand Lesourd m’amena ici : tout était si neuf et si frais que, par une coquetterie de jeune fille qui s’établit, je voulais aller tout conter à mes amies de pension. Nous n’avions alors d’autres enseignes que : C’est ici ; moi je taquinais Lesourd pour obtenir : Reposoirs hygiéniques ; quand, le jour de ma fête, comme cadeau, il fit inscrire en lettres roses : Au général Cambronne, cette gloire de la France qu’on n’avait pas encore dépouillée. Depuis, tout a prospéré ; le ciel a béni nos sueurs ainsi que celles de Gaétan qui continua l’œuvre de son beau-père défunt. Le tracas des affaires nous a consolés tous deux de notre commun veuvage.

Le monsieur. — …?

La marchande. — Je dois être riche, dites-vous ? — Malheureusement, non. On se figure que nous gagnons des mille et des cents ; quelle erreur ! Il reste bien peu de chose, croyez-moi, quand on a payé les impôts, les fournitures et surtout la remise aux médecins qui nous ronge. Je ne vous parle pas des réparations perpétuelles à exécuter, car il est des gens qui éprouvent le besoin de mal faire. Nous avons beau repeindre nos murs à neuf, le lendemain une main a écrit : Ici, le photographe Pierre Legrand opère lui-même, ou autres devises moins innocentes. Comment empêcher cela ? On ne peut cependant pas faire suivre chaque consommateur par un sergent de ville ? — Oh ! oui, allez ! nous sommes dévorés par les frais ! Si j’étais riche comme vous le pensez, je me retirerais à la campagne, et Gaétan, — qui sait combien, à mon âge, il est pénible de changer d’air, — me louerait une chambre à Bondy pour que la transition fût moins brusque. — Là, j’aurais au moins le temps de lire mon journal…

Le monsieur. — …?

La marchande. — Quel est mon journal de prédilection ? — Si c’est comme lectrice, j’aime le Voleur et le Petit Journal. — Si c’est comme commerçante, je préfère le Journal des Débats, parce qu’il donne ses 38 carrés à la feuille. La Nation fournit également ses 38 carrés, mais il y en a deux « pour enfants. » — Ah ! c’est un beau rêve impossible que cette vie à la campagne ! M. de Mouchtoit espère en vain me voir vendre mon fonds ; j’y trouverai ma fosse et, après moi, Gaétan continuera la vieille réputation de la maison !

Le monsieur. — …?

La marchande. — Non, je n’ai pas de préférence pour mon second gendre, mais je trouve juste d’être reconnaissante envers Gaétan pour son dévouement. Tenez, je crois vous avoir dit qu’il est inspecteur à la halle au beurre depuis vingt ans ? Eh bien, jamais, aussitôt son ouvrage fini là-bas, il n’a manqué d’accourir ici pour faire un peu de toilette et se laver les mains, afin d’être prêt à m’aider à l’heure de la sortie de la Bourse, qui est le moment de notre coup de feu. — Oh ! nous n’avons pas besoin de lire le bulletin pour connaître les fluctuations de la Bourse ! Nous jugeons tout de suite d’après la catégorie de nos abonnés. Depuis six semaines, nous avons les haussiers ; demain, peut-être, viendront les baissiers ; — à tour de rôle ils arrivent ici… comme à l’ambulance. Si vous voyiez alors combien Gaétan est bon avec ces messieurs ! pour tous il trouve un petit mot d’espoir et d’encouragement, afin de leur raffermir le moral… et cependant il plaide contre son Saint ! Oui, monsieur, c’est la Bourse qui forme notre clientèle. — Le public qui fréquente les tavernes italiennes n’est pas mauvais non plus. Nous avons peu d’avocats, ils parlent plus qu’ils n’agissent. — Pour la magistrature, la magistrature, assise surtout, j’ignore si cela tient à la profession, mais nous la voyons tout au plus deux fois par an… et encore aux vendanges ! — Quant à l’armée, elle suit son drapeau.

(À ce moment, une voix qui chante se fait entendre derrière une des portes.)
LA VOIX


L’hiver sur nous met son manteau de glace,
Mais bénissons ses frimas bienfaisants,
Car sur le grain tout glaçon qui se place
Doit protéger le pain des artisans.
C’est grâce aux froids que les moissons nouvelles
Ne craindront plus les insectes divers.
Réchauffons-nous aux baisers de nos belles,
Et, verre en main, célébrons les hivers.

Le monsieur. — …?

La marchande. — Il paraît que c’est un poète que le grand monde s’arrache pour ses fêtes et ses dîners ; comme on force toujours sa porte, il vient ici se recueillir pour travailler. Il a passé traité avec un éditeur pour lui fournir tout un volume de chansons inédites de Béranger. J’ai hâte qu’il ait terminé sa commande pour être payée de ma petite note.

LA VOIX

L’aigle des Francs à la grandeur du monde
Sut mesurer son orbe audacieux.
L’hiver borna la course vagabonde
De son char d’or, il a roulé des cieux ;
Mais en tombant sous les neiges mortelles,
Il fit jaillir des lauriers toujours verts.
Réchauffons-nous aux baisers de nos belles,
Et, verre en main, célébrons les hivers.

Le monsieur. — !!!

La marchande. — Oh ! monsieur, quel blasphème !! ne dites donc pas que c’est stupide. « Cet aigle qui fait son orbe et qui roule de son char en faisant jaillir des lauriers », est-ce assez beau !! Comme il attrape bien la touche du maître ! on dirait du vrai Béranger !!

LA VOIX

Un jour d’hiver, Lise a fait ma conquête ;
Il m’en souvient, c’était au coin du feu,
Elle étendit sa jambe si bien faite ;
Ma main alors…

(La voix s’éteint.)

Le monsieur. — …?

La marchande. — Oui, vous avez raison. Avec ses chants il trouble les pratiques, et je m’en débarrasserais bien volontiers, mais Gaétan dit que chacun doit encourager les arts suivant ses moyens. Il est fou des poètes. À la Révolution de février, nous en logions un qui ne savait où coucher, et j’avoue même (car il avait un faux air du ministre en fuite) que j’ai eu assez peur pour lui, quand le peuple est entré ici afin de piller — à ce moment-là on faisait arme de tout, — et que Gaétan a arrêté la foule par la fermeté de ces simples paroles : « Il est trop tard ! tout a été enlevé la nuit dernière. »

Ah ! monsieur, nous parlons de 1848, voilà une triste époque pour notre maison !! Au lieu de nous venir voir, les bourgeois restaient enfermés et mouraient de peur chez eux ! C’est alors que mon gendre m’a dit : « Mettons une seconde corde à notre arc. » Et aussitôt, tous les jours, par la pluie, le vent et la neige, il a eu le courage d’aller tout dans le haut du faubourg Saint-Jacques prendre des leçons de cathéterisme. Probablement avait-il des dispositions naturelles, car j’entends la légèreté de sa main portée aux nues par ses clients, qui viennent chaque soir lui demander de leur assurer la tranquillité de la nuit ; il y a même un vieux monsieur qui lui répète toujours « Gaétan, quand j’ai affaire à vous, je crois boire du bordeaux de la comète. »

Oui, monsieur, c’est un garçon extraordinaire dont j’ai apprécié toute la valeur quand j’ai cru le perdre au choléra de 1856. — Pour répondre au besoin du moment… (une troisième corde encore à son arc !)… il avait annexé les divertissements à l’eau de riz. — Par malheur, autant il est industrieux, de même il est économe ; le cœur lui saignant de voir jeter tout ce riz crevé, il en fit sa nourriture exclusive. Vous connaissez l’effet de cette céréale ? De sorte que mon pauvre gendre… alors que tout le monde péchait par l’excès contraire… avait complètement perdu ses habitudes ! Il mourait étouffé, et, le plus horrible, ICI !! ici même !… un vrai supplice de Tantale !! Comprenez-vous bien cette mort… comme Moïse… en vue de la terre promise ! — Un miracle l’a enfin rendu à ma tendresse.

Le monsieur. — …?

La marchande. — Non, malheureusement ! je sais fort bien qu’un homme n’a pas besoin d’être un Adonis pour être employé à la halle au beurre, mais je dois avouer que Gaétan n’a pas de physique… (ma pauvre fille ne regardait pas à la figure !)… et cela nuit à son avancement. Tenez, nous avons son inspecteur en chef qui vient ici nous visiter quelquefois… à l’époque des fruits. — Je n’ose pas l’inviter à dîner, car, vous le savez, dans le commerce, on est tellement logé à l’étroit ! surtout ici, où nous vivons presque sur le public. — Bref, il m’a toujours dit : « Si Gaétan avait eu du physique, depuis dix ans il aurait tout le beurre de Paris sur le dos. » — Ce qui complique encore son malheur, c’est que le gouvernement nous en veut.

Le monsieur. — … ???

La marchande. — Oui, à propos des contributions. Un jour je dis au clerc du percepteur : « Je sais qu’il me manque quatorze francs, je vous les apporterai demain. » Là-dessus, il me répond sèchement : « Laissez votre montre. » Alors la colère me grimpe et je lui réplique : « Est-ce que vous attendez après mon argent pour vous acheter de la politesse ? » Il est devenu blanc comme un linge et n’a soufflé mot, mais il a tout conté à son patron qui l’a répété à son chef de division, etc., etc. ; enfin, de fil en aiguille, c’est arrivé jusqu’au ministre qui s’est écrié : « Ah ! c’est comme ça ? je me vengerai ! » Et la nuit suivante, il a fait construire une colonne Rambuteau devant notre porte. — Puis, ils se sont tous mis à monter une cabale contre moi, en prétendant que les tuyaux en plomb pour la conduite des eaux étaient malsains, qu’il fallait les supprimer, etc., et, tout cela, afin de nous retirer d’un seul coup la pratique des étrangers auxquels l’eau de Paris intriguait le corps.

Le monsieur. — … !!!

La marchande. — Imprudence ! oui, vous avez raison ; j’ai peut-être eu la langue trop vive, mais, voyez-vous, c’est que je suis une honnête femme, moi ! Je n’ai jamais fait tort d’un sou à personne ! — On peut aller aux renseignements chez M. Domange, qui, depuis vingt ans, me fait mes déménagements. — Il m’estime, celui-là ! car cent fois il m’a dit : « Madame Lesourd, vous marchez en tête pour les engrais de premier choix. » C’est vrai aussi, car je n’ai jamais sophistiqué mes produits, moi ! je les livre purs de tout mélange comme je les reçois du client. Je ne fais pas comme certains de mes collègues qui y introduisent un tas de choses par amour-propre, pour augmenter la quantité et avoir l’air de faire un plus grand chiffre d’affaires. Tenez, chez notre concurrent d’en face, on y a trouvé un jour un dictionnaire de Bescherelle, — à coup sûr il n’y était pas venu naturellement, — et il n’en faut pas plus pour perdre une maison ! Aussi, aujourd’hui, est-il en faillite ; l’huissier est venu pour saisir.

Le monsieur. — … !!

La marchande. — Oui, c’est malheureux, mais, au fond, ce n’est que justice. Ces gens-là voulaient trop gagner — et cependant, ce n’est pas pour nous vanter, mais, dans notre commerce, nous recevons à la fois l’argent et la marchandise. Ils avaient des lésineries ruineuses ; c’est ainsi qu’ils se fournissaient dans la plus mauvaise papeterie d’Angoulême. — Une vraie toile d’araignée qui trahissait la confiance !!! Nous, au contraire — et Gaétan y tient la main — nous donnons ce qui se fait de mieux à Angoulême ! (nous en avons même au chiffre et aux armes de ceux qui le désirent). Comme cela notre conscience est tranquille, et s’il arrive un malheur, c’est à des maladroits ou à des gens qui s’exercent. — Bonne marchandise et à discrétion ! telle est la devise de Gaétan.

Le monsieur. — … !!

La marchande. — Oui, à discrétion ! Au premier abord nous paraissons faire une folie, mais, à la fin de l’année, quand nous faisons notre inventaire, tout se compense et ne revient pas à plus de trois cure-dents par tête. — Il y a les Français qui, peut-être, abusent un peu ; mais nous nous rattrapons complètement sur les Espagnols ! — Gaétan dit toujours que, dans le commerce, qui ne risque rien n’a rien et qu’il faut, au besoin, savoir faire des sacrifices et perdre de l’argent…

Le monsieur. — …??

La marchande. — Vous demandez si nous perdons de l’argent ? mais à chaque instant ! monsieur. Tenez, un exemple. — Nous recevions un vieux monsieur, qui venait peut-être dix fois par jour avec des espérances ; il n’y avait que le soir qu’il obtenait un peu de réussite. Gaétan, qui est fort observateur, l’a bien examiné et m’a dit : c’est un vieux militaire qui dévore sa retraite en tentatives ; il faut lui proposer un forfait. Alors nous lui avons fait faire un passe-partout que Gaétan lui a donné en ajoutant : « Vous êtes de la maison, seulement, tous les mois offrez quelques fleurs à ma belle-mère. » Nous nous adressions malheureusement à un homme passionné, qui fit de son passe-partout un moyen d’être aimable ; aussi, toute la journée, c’était une procession de femmes qui venaient nous dire : « J’ai la clef du major. » Comme l’entrée était personnelle, Gaétan a supprimé la clef, mais, bon jusqu’au bout, il lui a dit : « Allez, venez ; les jours de succès, vous nous donnerez cinq centimes… juste nos frais, je m’en rapporte à votre délicatesse. » — Il se mit à aller et venir sans relâche, mais il sortait toujours en me disant : « Plaignez-moi ! » — Après huit mois écoulés, comme nous n’avions pas encore reçu son sou, Gaétan, étonné, alla consulter un grand médecin, qui s’écria : « Huit mois sans produire, c’est impossible ! cet homme se vante !! » — Alors Gaétan eut l’idée de le pincer sur le fait et fit placer un timbre au fond de l’appareil. Je vivrais cent ans que je n’oublierais pas notre émotion quand il arriva : nous étions blancs comme neige à l’idée de prendre un vieux militaire en flagrant délit de mensonge. — Il était à peine enfermé que : ding ! ding !! c’était le timbre. — Gaétan me dit : « il est pincé ; nous avons notre sou. » — Et bien, monsieur, pas du tout ! il osa nous soutenir que le bruit venait de sa montre qui était tombée de son gousset. Il parlait même de nous la faire payer. Tout de suite Gaétan, qui a suspecté une intention de mauvaise foi, a préféré perdre notre sou que de mettre le juge de paix là-dedans.

Le monsieur. — …??

La marchande. — Lui ! peur du vieux militaire ! Dites plutôt qu’il abhorre les procès. Quand celui-là aura peur, on vendra l’or dans les rues à six sous la livre. On voit bien que vous n’étiez pas là, il y a deux ans ! Figurez-vous… (une quatrième corde ajoutée encore à notre arc !)… qu’il avait eu l’idée d’insérer dans notre programme : Ici on fait son courrier. Mais les grugeurs, qui sont à la piste de tout, ne s’étaient-ils pas mis à amener leurs secrétaires… un moyen détourné pour ne payer qu’un couvert. Si vous aviez vu la fureur de Gaétan quand il les a balayés ; j’en ai tremblé. Ah ! on peut le dire de lui, c’est un vrai lion avec les hommes et une brebis avec les dames !

Le monsieur. — … ??

La marchande. — Vous demandez s’il est galant ?? Oh ! oui. C’est un homme qui se couperait la tête s’il savait qu’une dame en eût envie pour la pomme de son ombrelle, et il le ferait sans arrière-pensée… nullement pour gagner la timbale. — Au premier de l’an, toutes nos dames clientes ont trouvé dans leurs loges une boîte de la maison Siraudin, offerte par lui ! Jugez encore : depuis cinq mois, il ne m’a pas remis un sou de ses appointements de la halle au beurre ; je ne dis rien, car je sais pourquoi il économise ainsi en cachette. — Il veut… (aujourd’hui qu’on fume partout !)… que nous ayons, au fond de la cour, des compartiments réservés pour dames, bien séparés et tout spéciaux… Cette mesure (une cinquième corde qu’il met encore à notre arc !)… cette mesure, dis-je, sera une sûreté pour les mères de famille qui n’auront plus à craindre qu’une lettre, déposée d’avance par un amoureux, vienne exposer leurs filles à un roman par correspondance. — Avec cette séparation, nous coupons aussi l’herbe sous le pied à ces gens qui abusent de ce qu’une dame peut les entendre pour se permettre des bruits que rien ne motive.

Le monsieur. — …!!!

La marchande. — Sur mon honneur ! c’est comme je vous le dis. — Tenez : il vient ici un jeune homme, M. de Fontaineblard, qui, entre nous, en tient pour Henri V… Dès qu’il est entré, on n’entend plus que lui ! Il vous fend la tête et appelle cela des imitations du Niagara ! — C’est peut-être assez drôle, je le veux bien. — Mais s’il croit que c’est ainsi qu’on honore son parti, il se trompe fort ! On m’a dit qu’il n’a jamais pu trouver à se marier ; je le comprends sans peine s’il colporte aussi dans les salons ses plaisanteries qui m’ont fait perdre plus de cent clients. — Vous le voyez monsieur, si notre profession a ses charmes, elle offre aussi ses déboires et nous ne vivons pas absolument sur les roses ; mais la pensée que je suis utile à mes semblables m’a toujours soutenue et me fera mourir à mon poste. (Avec joie.) Voici Gaétan ; je reconnais son pas.

(Entrée de Gaétan encore pâle d’effroi.)

Gaétan (avec tendresse.) — Ô ! ma mère ! remercions le ciel, qui vient de nous sauver d’un grand danger !

La marchande (avec espoir.) — Est-ce qu’ils ont enfin renoncé à supprimer les tuyaux de plomb ?

Gaétan (poursuivant.) — Non, c’est bien autre chose… Ce matin, en allant au beurre, je rencontre Vaudel, le garçon de bureau, qui m’apprend une épouvantable nouvelle. Je bondis à l’Hôtel de ville où se trouvaient les plans ; la Commission d’enquête était en séance ; je force sa porte et je lui dis : « Est-il vrai que vous voulez faire passer un nouveau boulevard sur notre maison du général Cambronne ? — Oui, me répond le préfet. — Pourquoi ? — Parce que ce boulevard répond à un besoin qui se fait vivement sentir. — Et nous, lui ai-je demandé, est-ce que nous ne répondons pas au même but ? » — Alors il a réfléchi vingt secondes, puis il a dit : « C’est vrai ! » et, se tournant vers un secrétaire, il a ajouté : « Vous obliquerez le tracé sur la gauche. »

La marchande (avec de douces larmes de reconnaissance). — Ô ! Gaétan, tu seras toujours ma Providence !!

1862.