Les Petites Comédies du vice/L’appétit vient en mangeant

Les Petites Comédies du vice
Les Petites Comédies du viceC. Marpon et Flammarion (p. 229-238).


LA RAPACITÉ



L’APPÉTIT VIENT EN MANGEANT
(LA RAPACITÉ)


J’étais entré un jour dans la boutique de mon relieur et, m’adressant à la femme, qui se trouvait seule dans l’atelier :

— Et mes livres, qu’on devait me livrer aujourd’hui ?

— Tenez, monsieur, vous êtes sous presse. Colimard comptait finir ce soir, mais il a été tout à coup appelé chez un notaire.

— Est-ce que vous héritez ?

— Ah ! monsieur, c’est comme un rêve, nous n’osons y croire ; c’est si inattendu ! Quand je dis que nous héritons, je suis folle ; peut-être une bague, un souvenir, un rien, que sais-je ? Nous n’aurions qu’une pomme… une simple pomme… que nous devrions nous estimer très heureux, car enfin, le pauvre cher défunt ne nous devait rien.

— Ce n’était donc pas un parent ?

— Pas le moins du monde. Ah ! c’est toute une histoire. Vous savez que Colimard a son établi près de la devanture, car il a besoin du grand jour pour gaufrer. Donc tous les jours, de midi à deux heures, il passait devant la boutique un monsieur âgé qui s’en allait flânotant sur le trottoir comme un bon bourgeois qui fait sa petite promenade de digestion après déjeuner. Faut croire que ce vieux monsieur avait du goût pour la reliure, car il ne manquait jamais de se planter devant le carreau, et pendant vingt minutes il s’amusait à regarder mon mari travailler. Ça embêtait même assez Colimard de voir son jour obstrué ; aussi il lui échappa de dire une fois devant notre petit : « Ah çà ! est-ce que ce vieux desséché va prendre l’habitude de venir tous les jours attendre le croque-mort devant mon carreau ? » Ah ! monsieur, on a raison d’enseigner qu’il faut retenir sa langue devant les enfants ! C’était à peine lâché que voilà Dodore qui s’échappe de la boutique pour courir demander au monsieur : « Dis donc, vieux desséché, est-ce que tu attends le croque-mort ? »

— Je vois d’ici la figure du monsieur !

— Eh bien, pas du tout. Il s’est mis à rire, et après avoir tapoté la joue de l’enfant, il lui a donné une pastille de sa bonbonnière. Aussi, le lendemain, Dodore, qui le guettait au passage, s’est élancé bien vite pour lui soutirer encore un bonbon, qui lui a été donné avec un gros baiser. Enfin, que vous dirai-je ? De bonbons en baisers, le monsieur a fini par entrer dans la boutique, et, tous les jours, pendant un gros quart d’heure,… tenez, voici encore sa chaise, au pauvre cher homme… il avait pris l’habitude de venir s’asseoir pour faire la causette en regardant travailler Colimard et en caressant le petit, qu’il aimait beaucoup… Nous aussi, il nous aimait, car, à tout propos, c’étaient des questions à n’en plus finir : « Eh bien, comment va le commerce ? Où en sont les affaires ? Êtes-vous contents ? Et il nous engageait à ne pas perdre courage, à ne point désespérer de l’avenir.

— Vous ne le connaissiez pas ?

— Vous comprenez bien que nous n’avions pas été sans prendre nos informations, et nous avions appris que c’était le riche M. de Bambriquet, le propriétaire du pâté de maisons de la Cité… dix-sept maisons à lui tout seul, monsieur ! Aussi, quand il nous conseillait d’espérer en l’avenir : « Ah ! l’avenir, lui disions-nous, c’est bien facile d’en parler quand, comme vous, on a des maisons sur la planche ! — Eh ! mes enfants, répétait-il, qui sait ? un beau matin, il vous tombera peut-être une maison sur la tête au moment où vous vous y attendrez le moins.

— Le sage doit s’attendre à tout.

— Un jour il n’est plus revenu. Après une semaine, Colimard, inquiet, est allé aux informations, et on lui a appris que ce brave monsieur était mort d’un froid attrapé au Vaudeville. Ça nous a remués, car nous le chérissions pour l’intérêt qu’il portait au petit… et surtout parce qu’il nous avait dit posséder une immense bibliothèque à faire relier. Aussi mon mari n’a-t-il pu s’empêcher de s’écrier : « Hein ! lui qui prétendait qu’on doit compter sur l’avenir ! Comptez-y donc ! On ne lui demande que du travail à cet avenir… et voilà une bibliothèque à relier qui nous glisse entre les doigts ! » — On aurait dit que l’ombre du cher défunt avait entendu ce reproche, car, au même instant, il nous est arrivé une lettre nous invitant à passer en l’étude de Me Hocquet, notaire, pour communication qui nous intéresse dans la succession de M. de Bambriquet.

— Eh ! eh ! dites donc, madame Colimard…

— Quoi ?

— Ça m’a tout l’air de la maison qui vous devait tomber sur la tête au moment où vous vous attendriez le moins.

— Ah ! ne dites pas ça !

— Pourquoi pas ?

— Parce que le cher homme ne nous tenait ni d’Ève ni d’Adam, qu’il a des cousins, et que, pour des étrangers auxquels il ne devait pas même un fétu de paille, il n’aurait pas été dépouiller les siens.

— On n’est pas dépouillé pour une maison retirée de dix-sept.

— C’est ce que je me suis dit ; mais, je vous le répète, il ne nous devait pas même un demi-fétu. À quel titre, à quel titre, je vous le demande ?

— Mais, dame ! il s’y était presque engagé avec tous ses beaux discours sur l’avenir.

— Le fait est qu’il aurait mieux fait de se taire que de venir troubler l’imagination de pauvres gens résignés.

— Et puis il aimait votre enfant… Pourquoi n’aurait-il pas songé à le mettre sur la même ligne que ses cousins héritiers ?

— Des cousins qu’il n’avait jamais vus !… Ils ne s’attendent guère à cette tuile d’or. Ah ! il est des gens qui ont de la chance !

— Pourquoi ne seriez-vous pas du nombre ? Qui vous a dit qu’il ne vous a pas laissé cette maison que vous occupez ?

— Elle ne rapporte que dix-sept mille francs.

— Eh bien, dix-sept mille francs de plus ou de moins ne feront pas bondir les héritiers.

— D’autant plus que la maison a besoin de beaucoup de réparations. Ce bon M. de Bambriquet avait confiance en son portier, qui gérait à faire pitié. Pourvu que sa loge soit en bon état, il se fiche pas mal que les locataires pâtissent. En voilà un qui ne ferait pas long feu dans son trou si la maison était à moi ! C’est comme la locataire du premier, madame de Lestranglé, une pimbêche fière comme un plumet ! Elle marcherait presque sur le pauvre monde !… Que la maison soit à moi un instant, et je lui flanque congé, avec d’autant plus de joie, qu’elle a fait d’énormes frais dans son local. Crac ! le lendemain l’écriteau à louer, avec trois mille francs d’augmentation. Puisque la maison a besoin de réparations, autant qu’elles soient payées par les locataires.

— Parfaitement. Augmentez-les tous.

— C’est comme le relieur qui viendrait acheter notre fonds… quinze cents francs de plus pour le loyer.

— Mais, ne m’avez-vous pas dit que vous ne faisiez pas d’affaires… Il faudrait plutôt le diminuer.

— Merci ! une boutique qui porte la chance ! Allons donc !… Notre successeur peut trouver aussi son vieux monsieur… C’est sans doute le commencement d’une série.

— Moi, à votre place, je ne l’augmenterais pas. Je profiterais de la chance qui m’arrive pour faire au moins un heureux.

— Mon cher monsieur, je suis assez grande pour n’avoir besoin des conseils de personne.

— Ne vous fâchez pas à propos de votre futur successeur, car c’est peut-être inutile… Qui nous prouve que le défunt vous a laissé plutôt cette maison-ci que celle du coin ?

— Celle qui rapporte soixante mille francs ?

— Pourquoi pas ?… Du moment que M. de Bambriquet a eu l’idée de faire votre bonheur, pourquoi ne l’aurait-il pas fait complet ?

— C’est fort sensé, ce que vous dites là ; je n’y avais pas songé.

— Et c’est aussi dans les choses possibles, n’est-ce pas ?

— Dame ! oui… en y réfléchissant bien… Puisque rien ne forçait le cher homme à nous faire du bien, pourquoi, entre dix-sept maisons, aurait-il choisi la plus mauvaise ?

— Ça aurait presque l’air d’une vengeance.

— Oui, mais il faut être franc, il ne nous devait rien.

— Est-ce qu’il devait quelque chose à ses cousins qu’il n’avait jamais vus ?

— Tandis que tous ses après-midi, il les passait ici en notre société.

— C’est moins la parenté que l’affection qui dicte souvent un testament.

— Pour ça, il paraissait mieux nous aimer que les cousins, dont il ne soufflait mot.

— Vous voyez bien que vous avez tout autant de droit qu’eux.

— Beaucoup plus… du côté de l’affection.

Ici, madame Colimard parut hésiter, mais l’avidité l’emportant, elle ajouta :

— Et même… si le Ciel était juste…

— Et même quoi ?

— Et même, je me demande pourquoi nous n’aurions pas les seize maisons, et les cousins la dix-septième.

À ce moment, la porte de la boutique s’ouvrit brusquement.

C’était Colimard qui revenait de chez le notaire. Il était pâle, hagard, sous le coup d’une violente émotion.

Non, je ne saurais exprimer avec quelle poignante anxiété sa femme lui lança un :

— Eh bien ???

Et comme le mari, tout essoufflé, ne répondait pas assez vite, elle le secoua nerveusement :

— Parle ! mais parle donc !!!

— Eh bien !… il ne nous laisse que trente mille francs pour le petit !

Madame Colimard retomba froide et brisée sur son siège, et, entre ses dents serrées par la rage, siffla cette phrase de remercîment :

— Ô la canaille !!!

1862.