Les Persans chez eux

Les Persans chez eux
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 8 (p. 145-168).
LES
PERSANS CHEZ EUX
NOTES DE VOYAGE.

RECHT, CAZBIN, LES ROUTES ET LES VILLAGES

Il y a deux ans à peine, l’Europe officielle mettait ses habits de gala pour recevoir le shah de Perse. Paris acclamait de confiance ce souverain asiatique, qui, rompant avec les préjugés de l’Orient, prétendait, disait-on, restituer son pays à la civilisation, et venait demander lui-même à l’Occident le secret de ses sciences et la clé du progrès. Il ne s’agissait de rien moins en effet pour l’Iran que d’une rénovation totale. L’Europe, ajoutait-on, secondant cette généreuse initiative, se cotisait déjà pour prêter à la Perse une partie de ses capitaux et se préparait à lui expédier par les voies rapides un état-major d’ingénieurs et de savans. La convention passée, dès le mois de juillet 1872, avec le baron Reuter parut un moment devoir faire de ce rêve une réalité. Un contrat dont l’étendue n’était guère limitée que par la bonne volonté du concessionnaire allait mettre dans la main du financier anglais toutes les ressources du pays : il ne lui restait plus qu’à laisser retomber à propos cette pluie d’or qui féconderait le sein vierge de l’Iran. Les incrédules, — il s’en trouvait plus d’un, — avaient beau répéter en sourdine : « Attendons la fin, » on leur faisait honte de leur scepticisme : l’engouement avait gagné jusqu’aux esprits sérieux. Ceux même qui blâmaient l’élasticité du programme voyaient dans le pacte, — un peu imprudent peut-être, — conclu par la Perse une preuve de plus de son bon vouloir et de sa ferme volonté de doubler à tout prix les étapes sur la route du progrès. On sait ce qui allait sortir de cette conception grandiose : parturiunt montes... Cette fois la montagne en travail ne devait même pas accoucher d’une souris. Ce misérable avortement passait du reste à peu près inaperçu; l’attention de l’Europe était ailleurs. De l’engouement à l’indifférence, la route est moins longue qu’on ne le croit généralement.


I.

Les Européens qui seraient curieux d’aller rendre au shah dans sa capitale la visite qu’ils en ont reçue en 1873 ont le choix entre trois routes différentes : celle de Tauris par Constantinople, Trébizonde et Erzeroum, — celle du Caucase par Poti, Tiflis, Bakou et la Caspienne, — enfin celle d’Astrakan par Berlin, Smolensk et Tzaritzine. La ligne droite ayant cessé, depuis l’invention des locomotives, d’être le plus court chemin d’un point à un autre, la première de ces routes est à la fois la plus directe, la plus longue et incontestablement la plus ennuyeuse. Prise encore par le commerce, qui y trouve son compte grâce au bon marché des transports par caravanes, elle est à peu près désertée par les voyageurs : 400 lieues de cheval! il y a en effet de quoi faire réfléchir le sportsman le plus fanatique. Les lecteurs de la Revue savent à quoi s’en tenir sur la route de Bakou[1]. Quoique rendue plus accessible depuis l’ouverture du chemin de fer de Poti à Tiflis, elle n’est exempte, surtout en hiver, ni de difficultés ni de fatigues. Des trois voies, celle d’Astrakan est sans comparaison la plus simple, la plus rapide et la moins coûteuse. Qu’on en juge : six journées de chemin de fer suffisent au voyageur, parti de Paris par l’express de Berlin, pour gagner Tzaritzine. Un service régulier de bateaux à vapeur, établi sur le Volga, met Tzaritzine à vingt-quatre heures d’Astrakan. Comptons de six à sept jours, y compris les relâches, pour la traversée de la Caspienne, ajoutons-en quatre pour le trajet d’Enzeli a Téhéran (il est entendu que notre voyageur est bon cavalier et n’a pas peur de ses peines), c’est un total de dix-sept à dix-huit jours, et, pour qui sait ne pas s’embarrasser de bagages inutiles, une dépense de 1,000 francs à 1,500 francs. Il y a quarante ans, il en coûtait plus de temps et d’argent pour se rendre de Paris à Rome.

Le malheur est que les choses n’en vont pas ainsi en toute saison. En réalité, il y a peu de pays au monde aussi isolés que la Perse et d’un abord plus difficile. Enchaînée par les glaces dès le commencement de l’automne, la navigation du Volga cesse presque totalement pendant six mois de l’année. La mer Caspienne, il est vrai, reste libre à partir de Petrovsk et de Bakou ; mais la route de Téhéran n’en est guère plus accessible. Achouradé, le seul port où les navires puissent trouver un abri le long de la côte persane, est situé sur un îlot voisin du continent, presqu’à la limite orientale de la Caspienne[2]. Enzeli, où touchent tous les huit jours en été, tous les mois en hiver, les paquebots de la compagnie Mercure et Karkaze, est inabordable même aux bâtimens de faible tonnage. Une barre très dangereuse en défend l’approche à plus d’un mille en mer. Au moindre coup de vent, le débarquement devient impossible. La seule ressource du voyageur est alors de continuer sa route jusqu’à Achouradé, avec la perspective, si l’état de la mer n’a pas changé au retour, d’être obligé de rebrousser chemin jusqu’à Bakou. Les mêmes péripéties pouvant se reproduire quelques semaines plus tard, cette traversée de trente-six heures peut finir par prendre les proportions d’un voyage au Japon.

Dieu merci, je n’ai point eu à passer par ce genre d’épreuves. Le paquebot russe sur lequel je m’embarquais quittait Bakou dans la nuit du 31 mars ; le lendemain à midi, nous touchions à Lenchoran, village frontière de la Russie caucasienne ; le 2 avril, à neuf heures du matin, nous mouillions en vue d’Enzeli. Dix minutes après, une vingtaine de barques indigènes se disputaient l’honneur lucratif de transporter mes bagages et ma personne.

L’installation des bateaux de la Caspienne se ressent un peu trop du manque de concurrence. Les couchettes n’ont ni draps ni matelas. Les Russes et les Persans, habitués à tout porter avec eux, comme Bias, ne s’inquiètent pas de ce détail. Il est permis de trouver aussi que l’insuffisance de la cuisine est incomplètement compensée par la conversation du capitaine. La rapidité de la traversée devait me faire aisément passer condamnation sur ces misères ; le hasard s’était chargé d’ailleurs de me ménager d’aimables compagnons de voyage. Deux passagers autrichiens, le général G..., officier au service du shah, et le comte T..., attaché à la légation d’Autriche en Perse, se rendaient comme moi à Téhéran. Des étrangers qui se rencontrent sur un paquebot de la Caspienne n’ont pas besoin d’être présentés l’un à l’autre pour entrer en conversation ; nous n’avions pas encore perdu la terre de vue que déjà la connaissance était complète. Une sorte de détroit, large de 300 à 400 mètres, qu’obstruent de nombreux bancs de sable, donne accès dans la baie d’Enzeli. Sur la rive droite, un kiosque à demi ruiné, frêle construction élevée à la hâte pour servir de pied-à-terre au shah lors de son départ pour l’Europe, dresse au milieu d’un massif d’orangers sa tête emmaillottée de nattes. Le village est un peu plus loin, abrité dans une anse qu’ombragent des arbres d’assez belle venue. Une vingtaine de masures, rangées en arc de cercle le long du rivage, mirent dans l’eau leurs toits de tuiles rouges. Des huttes de pêcheurs, éparpillées dans le voisinage, montrent au second plan leur charpente éphémère, faite de boue et de roseaux. Des douaniers en guenilles dont la conscience est marquée en chiffres connus, un essaim frétillant de mendians scrofuleux étalant leurs plaies au soleil, tel est le coup d’œil qui s’offre tout d’abord au voyageur. Des légions de cormorans rangées en bataille sur le sable achèvent le tableau plus pittoresque que séduisant.

Fermée de tous côtés, sauf en un point où elle communique avec la mer par le détroit déjà mentionné, alimentée par le tribut d’une quarantaine de petites rivières qui descendent des montagnes, la baie d’Enzeli, comme son nom l’indique (Murd’ab, eau morte), n’est autre chose en somme qu’un grand lac d’eau douce. D’innombrables essaims de poissons viennent régulièrement frayer ici et permettent aux pêcheurs du pays de renouveler presque chaque jour le miracle du lac de Genezareth La plupart de ces poissons, fumés et salés à la diable, iront s’entasser par monceaux dans les bazars de Bakou et de Shoumaka, où ils se vendent à vil prix.

Poussés par une légère brise qui met à peine quelques rides à la surface du lac, nous pénétrons dans ce gigantesque vivier. D’épaisses touffes de joncs où s’agite tout un monde d’oiseaux fuient derrière nous comme autant d’îles flottantes. A quelques centaines de mètres, une demi-douzaine de pélicans portant à l’arrière un éventail de plumes blanches, où le vent s’engouffre comme dans une voile, nagent parallèlement à nous, et semblent vouloir se donner le plaisir de nous gagner de vitesse. A chaque instant, des bandes de canards, de courlis, de cormorans, passent et repassent au-dessus de nous, à peine effarouchés par notre présence. Alléchés par cette proie facile, nous tirons nos fusils de nos gaines, et nous semons notre poudre au hasard. Alors de tous les points du lac des myriades d’oiseaux s’élèvent en criant. Oies, cygnes, flamans, toutes les variétés du genre aquatique donnent leur note dans ce concert. Un nuage de pélicans tournoie dans l’air à des hauteurs infinies et par instans projette son ombre au-dessus de nos têtes. Si la scène est vraiment féerique, le cadre est plus riche encore. A notre droite, l’Elbourz dresse comme un rempart de granit sa cime de neige où le soleil allume des paillettes d’or; en bas, se continuant jusqu’à la mer, une ligne de forêts court le long du golfe et met un ruban sombre autour de ses flots jaunis. Pourquoi faut-il que le reste de la Perse ressemble si peu au littoral de la Caspienne?

Deux heures et demie nous ont suffi pour traverser la baie d’Enzeli, qui en cet endroit ne compte guère moins de 4 farsaks de largeur[3]. Une petite rivière, masquée par des roseaux, s’ouvre tout à coup devant nous. Deux barques de moyenne grandeur auraient peine à y passer de front. Notre voile, devenue inutile, est carguée et ficelée le long du mât. Trois de nos hommes sautent à terre et s’attellent au bateau, armés d’une sorte de pagaie qui coupe l’eau comme un rasoir, les autres se mettent en devoir de les seconder. Obligés de lutter contre le courant, nous avançons péniblement dans cet étroit canal. A droite et à gauche, une forêt de petits arbres entrelace à l’infini ses milliers de bras et nous enferme entre deux murs de broussailles. Sur les rives, les tortues fourmillent; partout la vie surabonde. Presqu’à chaque coup de rame, une poule d’eau ou une sarcelle s’enlève pesamment du milieu des joncs et rase la rivière d’un vol saccadé, tandis qu’à 1 mètre au-dessus de nos têtes les cormorans continuent à s’entre-croiser par douzaines. Fatigués d’un massacre inutile, nous renonçons bien vite à décharger nos armes sur ce gibier, qui de lui-même vient s’offrir à nos coups; d’ailleurs notre navigation touche à sa fin. Un barrage qui se dresse brusquement à quelques centaines de mètres en amont en marque le terme.

Pirébazar (tel est le nom du hameau où pour la première fois nous mettons le pied sur le territoire persan) est un point d’une certaine importance, quoique les géographies n’en fassent pas mention. C’est l’entrepôt, je n’ose pas dire le port de débarquement, de Recht, la capitale du Ghilan[4]. Quelques masures groupées autour d’un caravansérail composent tout le village. Une vingtaine de portefaix déguenillés, occupés à décharger deux ou trois barques, m’ont paru représenter la population. Le pêle-mêle dans lequel s’empilent les ballots de toute provenance ne fait pas supposer que l’ordre soit la faculté maîtresse du peuple persan.

On trouve à Pirébazar des chariots pour les bagages, les voyageurs doivent se contenter de mulets. Recht n’est pas à plus d’un farsak. Il y a cinq ans à peine, la route n’était guère qu’un marais où à la première pluie hommes et chevaux restaient fatalement embourbés. En hiver, il n’était pas rare de mettre de douze à quinze heures pour franchir une distance qui n’excède pas 6 kilomètres. Les choses ont changé depuis. Une chaussée passablement entretenue et bordée d’arbres de toute espèce, parmi lesquels le mûrier domine, court à travers une campagne d’une merveilleuse fertilité. De temps en temps, un champ désert où apparaissent quelques troncs noircis par le feu fait seul tache au milieu de cette végétation digne des tropiques. C’est la façon de défricher du pays.

Recht fait exception à l’usage qui veut en Perse que les villes et même les simples villages soient enfermés dans une enceinte de murailles. On y entre de plain-pied. Les chacals, qui pullulent aux alentours, en profitent pour venir chaque nuit rôder dans les rues et jusque dans les maisons. Leur voracité, qui s’attaque indistinctement à tout ce qui leur tombe sous la dent, en fait des visiteurs assez désagréables, sinon dangereux, surtout en hiver, où leur faim, aiguisée par de longs jeûnes, s’accommode au besoin, paraît-il, d’une paire de bottes à l’européenne.

Située dans la province la plus fertile du royaume, à une heure et demie seulement de Pirébazar, qui, nous l’avons vu, lui ouvre une communication par eau avec Enzeli et de là avec le Caucase, à six journées de caravane (en été) de Cazbin, un des principaux entrepôts des marchandises de la Perse, Recht a de bonne heure attiré l’attention par les avantages de sa position. Fondée, il y a trois siècles, par Abbas Ier, elle ne tarde pas à passer entre les mains de la Russie. Profitant des embarras intérieurs de la Perse, Pierre Ier s’y établit en 1722, et étend insensiblement sa domination sur tout le littoral de la Caspienne jusqu’à Àstérabad. Un traité conclu en 1723 ratifie même cette prise de possession. La Russie, en reportant momentanément vers l’Occident ses idées d’agrandissement, fidèle en cela au testament de Pierre Ier, devait laisser échapper bientôt cette conquête trop hâtive. Hecht retourna à la Perse. Sans atteindre jamais à la prospérité d’Ispahan, de Chiraz, de Cazbin et des diverses capitales du royaume, elle ne tarda pas à prendre rang à la tête des villes de second ordre. Au commencement du siècle, la population de Recht dépassait 60,000 âmes. La peste de 1831, qui lui enleva plus des deux tiers de ses habitans, lui porta un coup terrible dont elle se relève lentement. Actuellement elle compte de 5,000 à 6,000 maisons, réparties sur une étendue considérable; ses rues étroites et tortueuses paraissent relativement larges et presque propres à quiconque connaît les ruelles boueuses de l’Orient. Un pavé caillouteux, dont je n’ai apprécié qu’après coup l’utilité le jour où j’ai failli disparaître dans les rues marécageuses de Cazbin, les empêche de se changer en torrens pendant la saison des pluies. La plupart des maisons, — celles des riches au moins, — construites en briques, simplement liées par un peu de ciment, semblent attendre que la truelle du maçon vienne jeter sur leur nudité une chemise de plâtre. Quelques-unes ont deux étages, avec une suite de balcons en bois accrochés à chaque façade. Un petit capuchon de tuiles protège les cheminées contre les déluges de l’hiver. On verra que ce genre de constructions, inusité en Perse, est un luxe particulier à la capitale du Ghilan.

Recht est le centre d’un commerce important non-seulement avec le reste de la Perse, mais avec le Caucase. Chaque année, à l’époque de la récolte de la soie, son bazar est le rendez-vous d’une foule de négocians arméniens, russes et grecs, qui se disputent les produits des magnaneries. Une brochure que j’ai sous les yeux[5] évaluait en 1850 à 800,000 kilogrammes la quantité des soies écrues qui faisaient annuellement leur apparition sur le marché de Recht, et estimait que ce chiffre pouvait être doublé. Les statistiques étant chose inconnue chez les Persans, il est difficile de dire dans quelle mesure ces prévisions ont pu se réaliser. Une croyance populaire assez étrange fait remonter l’introduction du ver à soie en Perse aux temps bibliques. D’après cette légende, les vers seraient nés des plaies du patriarche Job, et par une faveur spéciale seraient depuis restés dans le Ghilan.

Une industrie pour laquelle Recht n’a pas de rivale, même dans les bazars de Turquie, et qui constitue une des branches les plus lucratives de son commerce, c’est la confection des tapis en mosaïque ou guldouzi. De petits morceaux de drap, de couleurs diverses, ingénieusement disposés et dont les coutures sont dissimulées sous des broderies, en forment le canevas. Une série de dessins en relief où le caprice de l’artiste se donne carrière, complète le travail. L’ensemble offre à l’œil un fouillis étincelant d’arabesques, de fleurs, d’oiseaux, d’animaux fantastiques. On fabrique de la sorte non-seulement des nappes, mais des portières, des housses pour les chevaux, etc. Quelques-unes de ces mosaïques atteignent une valeur de 1,000 francs et plus, prix relativement modique, si on songe à la somme de patience que réclame un pareil travail.

Ce n’est là qu’une faible partie des ressources du Ghilan. Nous avons signalé en passant les trésors inépuisables de la baie d’Enzeli. On aura une idée complète de ce que peut produire cet immense vivier, si j’ajoute qu’au bazar de Recht cinquante poissons de moyenne grandeur valent parfois à peine deux sous. Les ressources agricoles ne sont pas moindres. Le riz, qui est la base de l’alimentation des habitans, est assez abondant dans les bonnes années pour approvisionner les marchés d’une partie de la Perse. Toutes les variétés de fruits, pommes, poires, prunes, raisins, cerises, nèfles, amandes, pistaches, grenades même, poussent à profusion dans le Ghilan. La viande y est d’un bon marché invraisemblable. Le batman[6] de mouton vaut d’ordinaire à Recht de 25 à 30 sous, le batman de bœuf de 1 franc à 1 franc 25 centimes. Le prix d’un poulet varie entre 20 et 30 centimes. Le gibier est moins cher encore. Un canard sauvage se vend de 2 à 4 sous sans les plumes, une bécasse 10 sous, un faisan 15, un lièvre de 15 à 20. Quant au sanglier, sa chair étant délaissée par les indigènes comme impure, il ne coûte guère que le prix du transport, mais le préjugé qui s’attache à ce genre de souillure est tel que les porteurs sont souvent introuvables.

Les plus belles médailles ont leur revers. Cette merveilleuse abondance que lui assure l’action fertilisante de son climat, Recht l’expie cruellement. Des pluies torrentielles en hiver, des chaleurs tropicales en été, des fièvres paludéennes en toute saison, en rendent le séjour des plus malsains. Les puces et les moustiques de Recht sont célèbres à 20 lieues à la ronde. Le badi-gherm (vent chaud), sorte de sirocco qui ne le cède en rien à celui du Sahara, en fait à des époques périodiques un vestibule de l’enfer.


II.

Il n’y a pas d’hôtels proprement dits en Perse. Les indigènes logent dans des caravansérails, où ils paient de quelques chais[7] le droit de se mettre à couvert du soleil ou de la pluie et de coucher pêle-mêle sur un débris de natte. Les rares touristes européens, de passage à Recht, qu’effraierait cette simplicité par trop patriarcale n’ont qu’à aller frapper à la porte du consulat de Russie[8]; elle leur sera ouverte à deux battans, et le jour du départ leur hôte trouvera moyen de leur persuader qu’il est leur obligé. Je l’ai pris en flagrant délit.

Le désir de ne point abuser d’une hospitalité si généreusement offerte nous fit dès notre arrivée nous enquérir des moyens de poursuivre notre route. Il y a deux façons de voyager en Perse : en courrier ou, pour parler la langue du pays, en tchapar, — et en caravane. Des relais sont échelonnés de 8 en 10 lieues sur tout le parcours. Les chevaux qu’on y trouve ne paient pas de mine; mais, élevés dans la crainte des coups, ils ont pour le fouet un respect superstitieux. En été, un bon cavalier peut franchir en moins de trois jours la distance de Recht à Téhéran. Dans les conditions ordinaires, une caravane peu chargée doit faire le même trajet en neuf jours au plus. Il est indispensable toutefois que les muletiers ne soient pas abandonnés à leur inspiration. Autrement, comme il n’y a guère de villages où chacun d’eux n’ait trois ou quatre cousins, je ne répondrais pas qu’ils fussent à mi-route au bout d’une semaine. Time is money est un proverbe qui ne sera pas de sitôt traduisible en persan. Le mieux, quand on le peut, est de former soi-même sa caravane et d’en proscrire tout élément étranger. Se mettre à la remorque d’une caravane indigène, c’est se condamner à passer par tous les caprices des muletiers et se résigner d’avance à des lenteurs qui pour un Européen constituent un véritable martyre.

Nous nous arrêtâmes au premier parti. Ce plan une fois adopté, il nous restait à réunir les bêtes nécessaires à l’expédition, opération délicate s’il en fut et faite pour lasser la patience la plus robuste. Le pauvre général, à qui nous avions délégué nos pouvoirs pour la négociation, faillit y perdre son persan. « Prix fixe » est un non-sens en Orient ; on vous y taxe selon les ressources ou la naïveté qu’on vous suppose, quitte à revenir ensuite sur l’estimation. Quand il s’agit d’un étranger, les exigences n’ont plus de limites. Les muletiers persans se font une religion d’appliquer cette loi dans sa rigueur. Le prix courant pour le trajet de Recht à Téhéran est, je suppose, de 40 francs par bête de somme; on vous en demandera sans sourciller 80 ou 90. Vous n’avez besoin que de six mulets, on vous en impose dix. Les prétextes ne manquent jamais : l’orge a renchéri subitement, la route est devenue impraticable, vos malles sont carrées au lieu d’être longues, longues au lieu d’être carrées. Disons du moins, à la louange des muletiers indigènes, qu’une fois le marché conclu on peut compter sur leur honnêteté. Il ne se passe guère de semaine qu’on ne leur confie des groups d’argent pour des sommes parfois considérables; il n’y a presque pas d’exemple qu’ils aient abusé de ces dépôts. Il est peut-être bon d’ajouter qu’en cas de fraude le délinquant s’exposerait à avoir la main coupée; on conçoit que cette perspective soit faite pour raffermir les vertus chancelantes.

Après avoir inutilement bataillé pendant deux jours pour obtenir des conditions meilleures, le général s’était résigné à en passer par toutes les exigences des muletiers. Nous ratifiâmes de bon cœur cette négociation, non sans plaisanter un peu le négociateur sur l’insuccès de sa diplomatie. Rien ne s’opposait plus à notre départ. Malgré les instances qu’on voulut bien faire pour nous retenir, il fut décidé que nous quitterions Recht le lendemain. « À. quelle heure comptez-vous vous mettre en route ? nous dit notre hôte quand il vit que notre résolution était bien arrêtée. — Après le déjeuner ? — Eh bien ! alors commandez vos bêtes pour six heures du matin ; vous aurez de la chance, si elles sont ici à midi ! »

L’événement prouva que le consul connaissait son monde. À midi et demi, la caravane commençait à faire son apparition. Elle se composait de dix mulets pour nos bagages et de trois chevaux pour nos personnes. Autant de mulets, autant de muletiers ; l’un ne va pas sans l’autre. Les premiers d’ailleurs figurent seuls sur la note ; le conducteur passe par-dessus le marché.

On compte une trentaine de farsuks de Recht à Cazbin. Au sortir de la ville, une assez belle chaussée, large de 5 à mètres, serpente le long d’un torrent, où pullulent les tortues. La route se maintient en bon état pendant les dix premiers farsuks et, avec un peu d’entretien, serait très aisément carrossable jusqu’au pied de l’Elbourz. Praticable néanmoins jusque-là, le chemin cesse tout à coup à l’approche des montagnes pour faire place à un sentier pierreux qui n’est bien souvent que le lit des torrens.

L’article 2 de la concession signée en juillet 1872 avec le baron Reuter stipulait l’établissement d’un chemin de fer de Recht à Téhéran. Pendant quelques mois, on put croire que cette partie du programme allait recevoir son exécution. Les ingénieurs s’étaient mis à la besogne, le défrichement allait grand train, les terrassemens étaient commencés. Une sorte d’inauguration de la future ligne avait même lieu à Recht, en septembre 1873, en présence des consuls d’Angleterre et de Russie. Deux mois après, M. Reuter apprenait que son contrat était déchiré[9], et les ingénieurs suspendaient leurs opérations. Le voyageur qui sort de Recht par la route de Cazbin peut voir, à un quart de lieue environ de la ville, la trace des travaux. Une percée de 1 kilomètre s’étend au plus épais de la forêt. Des traverses de bois pesées de distance en distance semblent attendre encore les rails, qui ne viendront probablement, jamais. À qui sont les premiers torts ? Le procès est toujours pendant devant l’opinion ; nous ne nous chargerons pas de le trancher. Nous voulons croire que le gouvernement persan, en rompant son contrat, a su mettre le droit de son côté; mais, si la construction du chemin de fer de Recht à Téhéran lui semble prématurée, qui l’empêche de terminer une route dont l’achèvement est une nécessité de premier ordre pour son commerce? Les difficultés n’existent que dans la partie montagneuse, sur une distance d’une dizaine de farsaks peut-être. De l’autre côté de Cazbin, la nature s’est chargée de préparer la besogne : le terrain, plat et semé de cailloux, n’attend plus pour ainsi dire que le rouleau de l’ingénieur. Quelques mois de travail et quelques centaines de mille francs, et la route devient partout carrossable.

Ce miracle aura-t-il jamais lieu? L’esprit d’incurie, l’insouciance du lendemain, qui sont dans les traditions persanes, nous défendent en tout cas d’en prévoir la date. Ce n’est guère que lorsque le roi doit traverser une province, et en quelque sorte à la veille de son départ, que l’on songe à s’enquérir de l’état des chemins. C’est à un événement de ce genre que le Ghilan est redevable du tronçon de route qui existe actuellement entre Enzeli et Cazbin. L’histoire est curieuse : elle jette une étrange lumière sur les pratiques ordinaires de l’administration persane. Le lecteur me pardonnera de la lui conter en détail.

Au commencement de l’hiver de 1870, le shah manifesta tout à coup l’intention de visiter ses provinces de la Caspienne. Il fit part de ses résolutions au gouverneur du Ghilan, Mady-ed-Doolè[10], son oncle maternel, et lui envoya une somme de 40,000 tomans[11] avec ordre de faire réparer le chemin au plus vite. Mady-ed-Doolè se dit que l’hiver était une saison bien rude pour un pareil voyage, et que le roi changerait certainement d’avis. Le roi ne venant plus, la route n’avait plus de raison d’être : fort de cette logique, il s’empressa d’encaisser à son profit les 40,000 tomans. Le shah n’en continuait pas moins ses préparatifs de départ. Le gouverneur, inquiet des nouvelles qui lui arrivaient de Téhéran, se hâta d’écrire à son royal neveu pour le détourner de son projet. Il lui faisait un tableau lamentable des souffrances du Ghilan. « La récolte avait été mauvaise; les habitans, réduits à la misère, craignaient de ne pouvoir recevoir leur souverain d’une manière digne de lui, et le suppliaient de renoncer à son voyage. » La lettre était accompagnée d’un cadeau de plusieurs milliers de tomans, offert au nom de la province. Le procédé est dans les mœurs persanes. Il est admis que la présence du roi et les réquisitions qu’elle entraîne sont un lourd fardeau pour les pays qu’il traverse, et nombre de villes se sont rachetées de cet honneur ruineux par un don volontaire. Cette fois la lettre du gouverneur arrivait trop tard. Le shah avait promis de se rendre à Enzeli, où la flotte russe de la Caspienne lui préparait une réception triomphale. Il accepta le cadeau, mais persista dans sa résolution. Mady-ed-Doolè, effrayé des conséquences de sa conduite, dépêcha sur la route une armée de travailleurs. Il eut beau faire, le shah, qui venait de partir, trouva le chemin dans un état déplorable : en plusieurs endroits, son cheval enfonçait jusqu’au poitrail.

La destitution du gouverneur suivit de près. Une révocation de ce genre entraîne d’ordinaire la confiscation. Mady-ed-Doolè dut restituer les 40,000 tomans et fut dépouillé, pour l’exemple, d’une partie de sa fortune. On pourrait croire que l’argent du prévaricateur fit retour à la province et fut appliqué aux besoins de la route. Nullement; le roi une fois réinstallé dans sa bonne ville de Téhéran, il est clair que la route redevenait inutile. Le Ghilan eût été pillé de fond en comble par son gouverneur que le principe n’eût pas subi d’autre application : l’argent volé aurait été confisqué au profit du roi. Le shah étant, en droit comme en fait, maître absolu de la vie et des biens de tous les Persans, en cas d’exaction lui seul est lésé, puisque c’est lui qu’on vole dans la personne de ses sujets; en rentrant dans la poche du souverain, l’argent de la province retourne donc à son possesseur naturel. Tous les Persans vous diront que cette démonstration a la limpidité d’un théorème de géométrie.

Des ordres ultérieurs furent pourtant donnés pour l’arrangement de la route. Au quinzième farsak, l’argent manqua, et il ne fut plus question des travaux. Il en résulte que pendant une partie de l’année les communications sont à peu près interrompues entre le Ghilan et la capitale. L’hiver dernier, une caravane partie de Redit en février n’a pas mis moins de trente-cinq jours pour se rendre à Cazbin. La distance n’excède pas 160 kilomètres, — le trajet de Paris à Châlons. D’autres muletiers moins heureux ont dû abandonner leurs charges au milieu des neiges pour sauver au moins leurs mulets. A leur retour, ils trouvaient place nette : les loups avaient mangé jusqu’au savon. Pour les colis volumineux, le transport est littéralement impossible avant le printemps. Les caisses s’entassent à Recht souvent dès la fin de l’automne; quelques-unes n’arrivent à Téhéran qu’en juin et même en juillet. Quand je songe aux difficultés que j’ai trouvées moi-même, au mois d’avril, dans la partie montagneuse, j’en suis à me demander comment des mulets porteurs de lourds bagages peuvent franchir sans accidens certains points de l’Elbourz. Les notes suivantes, que je détache de mon carnet de voyage, donneront du reste au lecteur une idée du trajet.

III.

2 avril. — Départ de Recht. Même paysage qu’en venant d’Enzeli, même exubérance de sève et de vie. La route se déroule à travers un verger sans limites. Partout des fleurs, aux arbres, aux buissons, dans les herbes. D’innombrables bataillons de mûriers-nains, présentant à hauteur d’homme leurs têtes uniformément émondées, défilent sur nos flancs en colonnes serrées. Dans l’intervalle, des rizières, découpées en une infinité de petits carrés à demi noyés par l’irrigation, étalent leur nudité au soleil et semblent se sécher à ses rayons. L’air misérable des habitans forme un triste contraste avec la richesse de cette nature prodigue de ses dons. Les souffrances sont écrites sur leurs joues amaigries, sur leur teint bilieux, ravagé par les fièvres périodiques. Une chemisette de toile de couleur, mal attachée autour du cou et laissant voir dans l’entrebâillement une partie de la poitrine, un pantalon de cotonnade bleue d’une largeur démesurée, un long bonnet de peau d’agneau, plus souvent une calotte de feutre grossier, composent leur accoutrement. Pour quelques-uns, le costume se complète d’une sorte de robe longue, fendue sur les côtés et serrée à la taille par un lambeau d’étoffe ou une simple corde. Un morceau de cuir brut, retenu au-dessous du pied par un système de ficelles des plus primitifs, leur tient lieu de chaussure : encore est-ce là un objet de luxe interdit à la plupart des piétons. Quelques-uns de ceux que nous rencontrons portent sur l’épaule une rangée de poulets alignés aux deux extrémités d’un énorme bâton. Ce sont des paysans qui vont vendre leurs denrées au bazar de Recht; ils ne semblent guère plus fortunés que les autres.

La forêt s’épaissit peu à peu. Aux mûriers nains succèdent des arbres géans; un fouillis de ronces envahit le sol; en l’air, les lianes, s’accrochant aux branches, tissent en tout sens d’impénétrables rideaux de verdure. Les vignes sauvages s’enroulent, en se tordant comme des serpens, autour des ormes, grimpent, retombent en festons, s’élancent d’un arbre à l’autre et semblent autant de ponts suspendus jetés sur ces fourrés infranchissables. Pourtant cette forêt a ses habitans. De temps en temps, un village, fait de branchages et de boue, montre dans une éclaircie une agglomération de huttes fantastiques, dont les toits, démesurément allongés, paraissent faits pour abriter une race de cyclopes.

Je mourais d’envie de visiter quelques-unes de ces étranges demeures. J’en fis la proposition à mes compagnons. « Soit, me dit le général; mais, si vous ne voulez pas être dévoré par les chiens, faites votre provision de pierres. » Le conseil était bon. Sept ou huit mâtins armés de crocs formidables étaient rangés en bataille de l’autre côté du fossé, prêts à nous disputer le passage. Un feu nourri de cailloux de gros calibre eut raison de leur humeur belliqueuse; ils s’enfuirent en déroute, non sans protester par leurs aboiemens contre cette violation de domicile.

Nous étions au milieu d’une vaste clairière. Autour de nous, à demi cachées par des bouquets d’arbres, une douzaine d’habitations, groupées sans ordre et réunies comme par hasard, laissaient entrevoir leurs formes monstrueuses. Le général voulut bien me servir de cicerone et m’en expliquer les destinations diverses. « Cet immense pain de sucre, que vous voyez posé en équilibre sur quatre pieux et qui poignarde le ciel comme un paratonnerre, c’est la grange où s’empileront, après la moisson, les gerbes de riz. Ce toit de paille en dos d’âne, qui s’élève à la hauteur d’un deuxième étage pour retomber presqu’à terre et dont les bords s’appuient sur des solives à peine équarries, recouvre la maison du paysan, qui est bâtie sur pilotis à cause des pluies diluviennes de l’hiver. Point de fenêtres et de cheminée, bien entendu, la porte en tient lieu. Un peu plus loin, voici le kétam, sorte de cage à jour perchée sur quatre longues poutres à 15 pieds de terre et surmonté, comme tout le reste, d’un vaste chapeau de paille. Une toile placée du côté du soleil remplace le mur. C’est là que les paysans viennent chercher pendant l’été un refuge contre les moustiques. Des fumigations entretenues sous le kétam éloignent au besoin ces visiteurs trop tenaces. »

Singulière existence que celle de ces hommes qui vivent pour la plupart dispersés au milieu des bois, côte à côte avec les tigres! Les accidens sont rares d’ailleurs, le gibier, qui pullule aux alentours, fournissant à ces terribles voisins une proie toujours facile. Seuls les troupeaux paient de temps en temps aux carnassiers de la forêt leur tribut de viande fraîche. Il n’y a guère d’autres villages dans le Ghilan. Quelques cabanes à demi ruinées, servant d’écuries en hiver aux caravanes surprises par l’ouragan, sont les seules constructions que nous rencontrâmes sur notre route. Après six heures de marche, nous atteignons le premier tchapurd-khund (station). Échelonnées assez régulièrement sur le parcours, ces stations se ressemblent comme les poteaux d’un télégraphe. Faites, sauf une ou deux, d’une sorte de terre argileuse séchée au soleil, elles résistent rarement deux hivers de suite, et s’écroulent presque invariablement à la saison des pluies; on les rebâtit au printemps, et tout est dit. En voici d’ailleurs une description sommaire.

Côté des mulets : une cour carrée autour de laquelle sont disposées les écuries; des trous pratiqués dans le mur figurent les mangeoires. Côté des voyageurs : une ou deux pièces percées d’une infinité de portes, pour la plus grande commodité du vent. Point de fenêtre; l’obscurité d’une cave que troueraient çà et là quelques filets de lumière venus des soupiraux. Une cheminée pour le plaisir des yeux, qui cracherait immédiatement la fumée au nez du voyageur assez téméraire pour tenter d’y allumer du feu. Un plafond fait de solives entrelacées de branches ou de roseaux; pour plancher, le sol battu, recouvert, en un coin de la chambre, d’une natte ou d’un reste de tapis. Rien qui de près ou de loin ressemble à un meuble quelconque; ni table, ni assiette par conséquent. A quoi bon d’ailleurs? Tous les indigènes vous prouveront que le pain persan remplace avec avantage un service complet. Ils n’ont pas tort. Mince comme une feuille de papier, souple comme une peau de gant, on peut le plier en quatre, le mettre dans sa poche comme un mouchoir, s’en servir à la façon d’un journal pour envelopper ses provisions, l’étendre sur ses genoux en guise de serviette, en faire à son gré une assiette ou une table. Grâce à cette dernière propriété, il n’y a pas de Persan qui ne réalise trois fois par jour la prophétie faite jadis à Énée par les Harpies et qui ne finisse, comme les Troyens, par manger sa table au dessert.

3 avril. — Le paysage n’a pas changé, la forêt est plus belle encore que la veille. Il est difficile de rêver une nature plus généreuse, plus désordonnée dans ses productions. Quoique coupée par de nombreux torrens, qui souvent font mine de se changer en rivières, la route continue à être très passable et n’offrirait pas d’obstacles sérieux à une voiture légère. Parallèlement à nous court le fil télégraphique qui relie d’une façon plus qu’intermittente, paraît-il, Recht à Téhéran. Fixé ici au tronc d’un arbre, là à une simple branche, il va s’accrocher un peu plus loin à un poteau qui cherche vainement son centre de gravité dans une sorte de panier rempli de terre et de cailloux. Comment s’étonner que dans des conditions pareilles l’électricité indigène rivalise de lenteur avec les piétons?

Nous croisons en chemin plusieurs caravanes. Quelques-unes comptent jusqu’à 60 ou 80 mulets, défilant un à un sur une longue ligne et offrant à l’œil une suite interminable de caisses et de ballots de toute grandeur. Chacun d’eux porte au cou deux ou trois grosses cloches et une quinzaine de clochettes. Qu’on juge du vacarme. A deux cents pas de distance, on croirait entendre un carillon de village sonnant à toute volée pour un mariage ou un baptême. En tête, le chef de la bande marche d’un pas relevé : plus vaillant, plus fort que ses compagnons, moins chargé souvent, il porte allègrement son fardeau et semble avoir conscience de sa supériorité. Les autres suivent tristement, courbés sous le faix, posant méthodiquement leurs pieds dans la trace de leurs devanciers, comme résignés à leur sort. Triste sort en effet que celui de ces malheureux mulets, agens infatigables de tout le commerce de l’extrême Orient, qu’on paie de leurs peines en monnaie de bois vert, et dont la destinée invariable est de mourir de faim entre deux étapes ou d’être dévorés vivans par les loups le jour où leur force usée trahit leur bonne volonté ! Le hasard nous fait assister malgré nous à l’agonie d’un de ces pauvres martyrs contre lequel vient se heurter notre caravane. Couché comme une masse inerte en travers du chemin, le malheureux animal soulève péniblement la tête à notre approche, hennit faiblement, et tourne vers nous des yeux que la souffrance rend éloquens. Aidé par un de nos muletiers, il parvient à se remettre sur ses jambes, essaie de se traîner à la suite de la caravane; mais ses jarrets fléchissent, il tombe sur les genoux et s’affaisse pour ne plus se relever. A 200 mètres à peine, d’énormes vautours à tête blanche planent en poussant des cris perçans comme pour réclamer leur proie. La nuit venue, les chacals achèveront l’œuvre des vautours. Les débris d’ossemens qui jalonnent la route prouvent suffisamment que la besogne ne leur manque pas.

4 avril. — Nous quittons la plaine pour entrer dans la région des montagnes. Un sentier étroit et rocailleux serpente à mi-côte. La nature seule s’est chargée de faire office de cantonnier : la vérité m’oblige à dire qu’elle est restée tout à fait au-dessous de son rôle. D’énormes blocs de pierre, parfois des arbres entiers, gisent en travers du passage. Une infinité de petits torrens qui tombent en cascades du haut de la colline ajoutent au pittoresque, mais compliquent singulièrement la difficulté du voyage. Le site est vraiment beau. Au-dessous de nous, la plaine, noyée par les débordemens du Sefid-Roud[12], disparaît sous une immense nappe d’eau où nagent des débris de toute espèce arrachés par l’hiver au flanc de la montagne. Peu à peu la vallée se resserre et le fleuve reprend son lit ; dans le lointain, les plus s’étagent sur les collines; le long du fleuve apparaissent des massifs d’oliviers à l’ombre desquels s’abritent plusieurs villages. A l’entrée de l’un d’eux, nous mettons pied à terre pour déjeuner. Assis sous un arbre, à deux pas d’un ruisseau boueux où à défaut d’écuelle nous puisons à pleines mains comme Diogène, nous rongeons consciencieusement un reste de poulet. Quelques mendians déguenillés font cercle autour de nous, et dévorent des yeux ce maigre festin. Je crois leur être agréable en leur offrant la moitié de mon pain : ils repoussent mes avances avec un dédain superbe; à leurs yeux, mon pain est impur comme ma personne. Je continue l’expérience en leur tendant quelques pièces de monnaie : l’empressement avec lequel ils s’en saisissent me prouve que leur répugnance a des limites. Tous les Persans sont loin, paraît-il, d’avoir cette largeur d’idées : dans certaines provinces, l’argent des chrétiens est passé à l’eau avant d’être touché par un indigène.

Les villages persans se ressemblent comme autant de tas de boue. Si les uns sont moins sales que les autres, c’est qu’il y pleut plus rarement et que la boue a plus de temps pour y sécher. Que la pluie y fasse ou non office de dissolvant, c’est toujours le même dédale de ruelles semées de puits à ras du sol, le même entassement de huttes en terre offrant à l’œil une succession de toits bas et plats, dont la monotonie n’est guère interrompue que par des décombres. Une rue principale, qui dépasse rarement 2 mètres en largeur, sert de bazar : quelques trous carrés ouverts des deux côtés de la route figurent les boutiques ; des traverses de bois recouvertes de lambeaux de natte forment une sorte d’auvent destiné à protéger contre le soleil d’été les chalands et les oisifs. Çà et là un cep de vigne courbé en arc suspend ses festons de verdure au-dessus du chemin, et prête complaisamment son ombre aux passans.

Nous traversons sans nous arrêter deux ou trois de ces villages, et nous recommençons à grimper le long de la montagne. A force de se resserrer, la vallée est devenue une gorge étroite, où la rivière s’encaisse entre deux murailles naturelles. Le chemin surplombe d’un côté, collé à la paroi du rocher. Nous avançons péniblement dans ce couloir de granit, aux prises avec un vent furieux qui, s’engouffrant dans nos manteaux, nous fait par momens vaciller sur nos selles. Deux heures de marche nous conduisent au pont de Mendjil, curieux spécimen de ces ponts persans, dont les arches, taillées en ogive, présentent à leur sommet une série d’angles aigus, formant une suite de zigzags d’une escalade aussi laborieuse qu’originale. Le village est sur l’autre rive, battu sans relâche par la tempête aérienne. Nos muletiers nous font remarquer l’effet singulier produit sur les arbres du voisinage par la violence et la continuité de ces rafales. Les oliviers, qui abondent autour du Mendjil, ont fini par perdre la position verticale et s’inclinent uniformément vers la terre avec l’humilité de simples roseaux courbés par l’orage. Toute la nuit, ce maudit vent fait rage aux portes de la station ; sa plainte stridente, alternant avec l’aboiement des chiens et le glapissement des chacals, nous tient éveillés jusqu’au matin.

5 avril. — Dès six heures, nous sommes en selle. L’étape est rude pour arriver avant le coucher du soleil de l’autre côté du Karzan. Il s’agit d’escalader les hauts sommets derrière lesquels se cachent Cazbin et Téhéran. Rien de triste et de désolé comme l’aspect de ces montagnes, composées presqu’en entier d’argile et de sable rouge, où le sol s’effrite à chaque pas sous le sabot des chevaux, où pas une touffe d’herbe ne vient dissimuler la nudité du paysage. Quelques buissons rabougris, poussant comme à regret dans le lit desséché des torrens, quelques tiges de berberis et d’églantier, sont les seules traces de végétation que le voyageur découvre autour de lui. Un poète ghilanais peint d’une façon saisissante le contraste qui existe entre cette désolation et les splendeurs du littoral. « Si vous vous trouvez, dit-il, sur le mamelon d’une de nos montagnes, cette moitié de votre barbe qui est tournée vers nous sera moite et sentira le parfum de nos fleurs, l’autre moitié sera sèche et poudreuse comme les chardons des déserts. » Est-ce cette absence totale de végétation qui fait du moindre arbuste qu’on rencontre dans le voisinage l’objet d’un culte superstitieux? Une scène assez étrange, dont nous sommes témoins, semblerait le prouver. A mi-côte, une sorte de broussaille solitaire croît en travers du chemin, élevant à hauteur d’homme ses milliers de bras épineux. Des monceaux de pierres, religieusement entassées à l’entour, de petits lambeaux d’étoffes accrochés par centaines à toutes les branches, témoignent de la vénération des indigènes. Nos muletiers ne manquent pas de s’acquitter en passant de ce devoir de piété. Chacun d’eux ramasse son caillou pour en grossir le tas commun, puis, déchirant consciencieusement un petit coin de son manteau, suspend cet ex-voto aux ronces du buisson. Une cérémonie pareille a lieu dans des circonstances analogues quelques kilomètres plus loin. Nous tentons vainement d’arracher à nos gens le mot de cette énigme religieuse. « C’est la coutume, » nous répondent-ils en chœur. Ils n’en savent pas davantage. La consigne s’est transmise scrupuleusement d’âge en âge; chacun s’y conforme machinalement sans s’inquiéter d’en connaître l’origine.

Jusqu’ici nous n’avions guère trouvé de difficultés que celles qui provenaient du manque de route. À ces obstacles, — de toute saison en Perse, — l’hiver, qui pendant huit mois de l’année règne au sommet du Karzan, va bientôt ajouter son contingent de neige et de glace. Le sentier se transforme peu à peu en une sorte de glissoire où nos malheureuses bêtes ont toutes les peines du monde à garder l’équilibre. Quelques débris de paille semés de distance en distance nous préservent seuls d’une culbute qui en certains endroits, vu l’escarpement du chemin, serait infailliblement la culbute finale. La nuit menaçant de nous surprendre au milieu de cette périlleuse ascension, nous nous décidons à remettre au lendemain le passage du Karzan et à demander un refuge au village voisin[13]; mais c’est en vain que nous cherchons la station; elle a payé à l’hiver son tribut de décombres et jonche le sol de ses débris. Un notable du pays nous tire d’embarras en nous ouvrant sa maison et nous offre au plus juste prix, dans une chambre dénuée de cheminée, une hospitalité que tout l’empressement du propriétaire ne nous empêche pas de trouver glaciale. La moindre flambée de fagots ferait bien mieux notre affaire.

6 avril. — Le lendemain matin, nous attendons vainement le lever du soleil. Un brouillard opaque emplit le ciel et ne laisse arriver jusqu’à nous qu’un jour blafard. La brume se dissipe peu à peu, mais la neige commence à tomber drue et fine, comme si elle sortait d’un crible. Toute trace de sentier a disparu. La montagne se dresse devant nous, drapée dans son linceul mouvant, que le vent dérange et chiffonne à son gré. La position ne laisse pas d’être critique. Nos muletiers, peu soucieux de risquer la vie de leurs mulets sur ces pentes glissantes, bordées de ravins et de précipices, essaient de nous effrayer en exagérant les périls qui nous attendent, et proposent de différer notre départ jusqu’au retour du beau temps. L’idée de rester bloqués plusieurs jours entre quatre murs de terre dans un désœuvrement qui finit à la longue par être une souffrance suffirait pour donner du cœur au plus poltron : nous poussons en avant; toutefois, pour diminuer autant que possible les chances d’accidens, nous réglons minutieusement l’ordre de notre caravane. En tête de la colonne marche le postillon, chargé de sonder les neiges, interrogeant les moindres plis de terrain, et d’après ces simples indices marquant son chemin à travers les sinuosités de la montagne. La lenteur avec laquelle il procède nous prouve que, malgré sa parfaite connaissance des localités, il n’a qu’une demi-confiance dans la sûreté de son diagnostic. Puis viennent les mulets, immédiatement suivis par leurs maîtres respectifs. A voir la circonspection avec laquelle bêtes et gens posent leurs pieds dans les empreintes déjà tracées, il est clair que cette route enfarinée ne leur dit rien qui vaille. Instruits par l’expérience d’autrui, nous formons l’arrière-garde, serrant de près le reste de la caravane pour ne pas laisser aux rafales qui nous aveuglent le temps d’effacer devant nous ce sentier improvisé.

Les incidens ne manquent pas. Tantôt c’est un mulet qui s’abat et que les efforts réunis de nos gens ont mille peines à remettre sur ses jambes, tantôt c’est le postillon qui roule avec sa monture dans un trou où il reste presque enseveli. Alors il faut rebrousser chemin et faire d’interminables circuits pour chercher sur quelque autre point un passage moins périlleux. La journée se consume tout entière dans ces marches et contre-marches, qui nous épuisent sans résultat. Nous sommes en selle depuis près de huit heures, et à peine avons-nous franchi deux farsaks; le jour baisse rapidement, nous n’avons que le temps d’atteindre un gîte avant la nuit. La vue de quelques masures perchées comme des nids de vautours à la cime de la montagne ranime à propos nos courages, et c’est avec un soupir de réelle satisfaction que nous franchissons le seuil de l’étable, qui doit pour la circonstance nous servir de chambre à coucher. L’endroit n’a pourtant rien de séduisant. Un feu de bouse de vache[14], dont le parfum caractéristique se fait sentir du dehors, nous donne dès le début un avant-goût du supplice réservé à notre odorat. Cinq ou six naturels, accroupis autour de ce foyer empesté, nous cèdent la place en rechignant et vont continuer dans quelque réduit plus misérable encore leur existence de marmotte. La fatigue qui nous terrasse ne nous permet heureusement pas de faire de longues réflexions sur l’insuffisance de notre installation, et nous prouve qu’à l’occasion une botte de paille et deux couvertures peuvent tenir lieu du lit le plus moelleux.

7 avril. — La neige continue à tomber. Nos muletiers refusent absolument de se mettre en route, et nous n’osons pas les y contraindre. La susceptibilité de notre nerf olfactif ne pouvant décidément s’accommoder du seul combustible qui soit à notre portée, nous prenons le parti de rester jusqu’au lendemain blottis dans nos couvertures. L’ennui ne se raconte point; passons.

8 avril. — Notre premier soin au réveil est de mettre le nez à la porte qui nous sert de fenêtre. La situation s’est sensiblement améliorée : un pâle rayon de soleil se joue sur la neige durcie et permet d’espérer que notre captivité touche à sa fin. Le postillon envoyé en éclaireur déclare que la route est praticable : vite en selle ! Le dégel peut gâter nos affaires; il s’agit d’arriver avant lui au bas de la montagne. La descente est assez douce d’ailleurs, le versant qui regarde Cazbin aboutissant à un plateau élevé de plus de 3,000 pieds au-dessus du niveau de la Caspienne. Quelques chutes sans gravité égaient la monotonie de la journée sans ralentir notre ardeur. Dès midi, nous sommes arrivés au village d’Aghababa, situé à la base même de l’Elbourz; d’Aghababa, une pente insensible nous amène en deux heures aux portes de Cazbin. Une fois à Cazbin, nous serons au bout de nos misères. Le général assure que jusqu’à Téhéran la route est unie comme une table.

IV.

Le voyageur qui met pour la première fois le pied dans une des grandes capitales de la Perse est soumis à une singulière épreuve. Élevé dans le respect et l’admiration d’un passé entrevu le plus souvent à travers les fictions de la poésie, accoutumé dès le collège à se représenter l’Orient comme une terre privilégiée, parée de toutes les magnificences, il s’attend plus ou moins, — qu’il s’en défende ou non, — à retrouver un coin des Mille et une Nuits. Il s’approche avec le recueillement d’un néophyte admis par faveur spéciale à franchir le vestibule du temple. Le voile se soulève : adieu les splendeurs rêvées, adieu colonnades fantastiques, coupoles étincelantes, minarets escaladant le ciel ! Des ruelles étroites et ravinées comme le lit d’un torrent, une boue gluante où les chevaux enfoncent parfois jusqu’au genou, des puits à fleur de terre alternant avec des tas d’immondices, des murs éventrés laissant voir par leurs plaies béantes une accumulation de décombres sans nom où des chiens galeux sommeillent, à demi enterrés dans l’ordure, tel est, à quelques variantes près, le spectacle qui l’attend dès son entrée. Vainement son enthousiasme aux abois cherche-t-il à se frayer une issue à travers les débris qui l’environnent. Saleté et misère, tout ce qui l’entoure semble se résumer dans ces deux mots[15]. Les demeures des grands, s’il s’en trouve par hasard sur sa route, sont aussi invisibles pour lui que si elles n’existaient pas. A peine aperçoit-il quelque chose qui ressemble à une maison. C’est qu’en Perse le mur de la vie privée cesse d’être une simple métaphore. De chaque côté de la rue, deux murailles de terre, hautes de 15 pieds et plus, dérobent à tout venant la vue des habitations. Les maisons, à un seul étage, invariablement surmontées d’un toit plat, disparaissent complètement derrière ces remparts de boue.

On se figure aisément l’impression de tristesse et d’ennui qui doit envahir un Européen cheminant pour la première fois dans ces ruelles solitaires. Ce qu’on aura peine à se représenter, à moins d’avoir assisté aux horreurs d’un bombardement, c’est la masse prodigieuse de ruines qu’il trouve amoncelées sur son passage. Si on évalue en moyenne à un cinquième de la superficie totale la place occupée dans une ville persane par les débris de toute nature, on sera certes au-dessous de la vérité. La raison en est simple d’ailleurs. De toute antiquité, les Persans ont construit leurs maisons avec des briques de terre séchées au soleil ; le seul mortier usité dans le pays se compose d’un mélange de boue et de paille hachée. S’il était possible de faire à perpétuité un pacte avec le beau temps, ce genre de constructions en vaudrait un autre. A Ispahan, à Chiraz, la pluie est rare et la neige une exception : les maisons arrivent à une vieillesse relative. A Cazbin, à Téhéran, dans tout le nord de la Perse, où le ciel est moins clément, l’hiver est une saison justement redoutée des propriétaires. La majorité des habitans se reposant généralement sur la Providence de la solidité des plafonds, il n’y a guère de Persan qui ne puisse s’attendre un jour ou l’autre à être enseveli sous sa toiture. Cette épée de Damoclès n’empêche pas les gens de dormir. Chaque année, quelques centaines de vrais croyans paient de la vie leur confiance exagérée dans l’intervention divine. A Téhéran seulement, pendant l’hiver de 1874, le nombre des victimes écrasées par la chute des maisons s’est élevé à près de 150. Les survivans remercient Mahomet ou Ali de les avoir miraculeusement sauvés et s’en vont rebâtir un peu plus loin leur demeure écroulée. Que les tremblemens de terre s’en mêlent, que la famine vienne à exercer ses ravages, et des quartiers entiers disparaissent en quelques années sans laisser d’autres traces que des décombres. Cette désolation, plus apparente encore que réelle, le voyageur en retrouve l’image dans toutes les villes de Perse. Cazbin allait nous en donner une preuve trop visible.

Fondée, selon les traditions les plus vraisemblables, au VIIIe siècle de notre ère par Haroun-al-Raschid, Cazbin a eu son tour de faveur dans l’histoire, et partage, avec Tauris, Ispahan et Chiraz, l’honneur d’avoir été la capitale de la Perse. Dépossédée de cette suprématie au profit d’Ispahan par Abbas le Grand à la fin du XVIe siècle, elle a eu depuis lors des fortunes diverses. Les guerres, les tremblemens de terre, la famine, l’ont souvent maltraitée. Aujourd’hui la population est évaluée à 30,000 ou 40,000 âmes; peut-être ce chiffre est-il exagéré. La situation de cette ville, qui en fait en quelque sorte l’entrepôt obligé des marchandises venues de Recht et de Tauris, l’a sauvée jusqu’ici d’une décadence totale, et peut lui rendre dans l’avenir une importance réelle. Cazbin ne mérite guère d’ailleurs qu’on s’y arrête. Les édifices, quoique aux trois quarts ruinés, sont presque tous de date récente. Le palais du gouverneur vaut pourtant la peine d’être regardé; le portail, qui s’écroulera avant peu sur la tête des passans, est un beau spécimen d’architecture persane.

Cazbin n’est qu’à quatre journées de caravane de Téhéran. Une route presque passable, dont la nature fait d’ailleurs tous les frais, rend les communications faciles entre les deux villes. Dans la belle saison, les courriers persans, qui sont pour la plupart des cavaliers infatigables, atteignent généralement la capitale en dix ou douze heures. Pour être dépourvu d’obstacles, le chemin n’en est pas plus attrayant. On peut trouver de par le monde un paysage aussi nu, aussi sec, aussi pelé; je défie qu’on imagine quelque chose de plus monotone que cette espèce de Sahara persan, auquel les géographes ont oublié de donner son véritable nom. Un plateau désert, bosselé çà et là de petits monticules qui, s’il faut en croire la tradition, auraient autrefois servi d’autels aux adorateurs du feu, un sol constamment grisâtre, dont l’aspect odieux est rendu plus fatigant encore par la réverbération du soleil, un horizon éternellement borné par une ligne de collines brûlées, tel est le panorama qui poursuit le voyageur jusqu’aux portes de Téhéran. De loin en loin un maigre village, fait d’un amas de huttes poussiéreuses, offre à l’œil son enceinte de murailles, dont les créneaux enfantins semblent l’œuvre d’un écolier en vacances. Parfois alors un semblant de verdure vient dissimuler pour un moment la nudité des plaines; mais, quelques pas plus loin, le désert recommence. A mesure qu’on approche de la capitale, le pays prend un aspect plus triste encore; la campagne finit par n’être plus qu’un immense champ de cailloux et par ressembler au lit desséché d’un gigantesque torrent.

Cette désolante stérilité, qui fait de la plus grande partie de la Perse comme une terre maudite, ne s’arrête malheureusement pas aux murs de Téhéran. Le voyageur peut continuer sa route vers le sud jusqu’à Ispahan, jusqu’à Chiraz même, il peut pousser dans l’est jusqu’à Meched et redescendre ensuite vers l’Afghanistan, il ne verra guère d’autre horizon. Il faut bien le dire, la végétation du Ghilan et du Mazenderan est une exception propre au littoral; elle ne dépasse pas les crêtes de l’Elbourz. Jamais barrière naturelle n’a séparé deux contrées plus dissemblables : fertilité merveilleuse en-deçà, sécheresse et aridité au-delà. Les brouillards maritimes qui fécondent de leur éternelle rosée les terres basses voisines de la côte, arrêtés tout net par cette muraille d’argile et de granit, n’étendent pas à plus d’une quinzaine de lieues leur action bienfaisante. Passé cette limite, la physionomie de la Perse ne change guère : plaines ou montagnes, c’est partout la même nudité repoussante, la même blancheur poussiéreuse ou saline, que tachent seuls de loin en loin quelques brins d’herbe roussis par le soleil. Ce n’est pas que le sol soit précisément stérile, mais le manque d’humidité étouffe en lui les germes de production. Aux abords des villes et des villages, partout où le travail de l’homme peut assurer à la terre cette goutte d’eau que le ciel lui refuse presque toujours, elle donne des preuves de fécondité; mais l’eau se dérobe à mesure qu’on la poursuit : ce n’est pas assez d’aller chaque année la chercher sous terre, il faut encore l’amener par des conduits invisibles jusqu’aux champs qu’elle doit arroser. La plaine de Cazbin, pour ne citer qu’un exemple, est minée en tout sens par ces tunnels creusés à une profondeur moyenne de huit à dix pieds et dont la longueur totale atteint souvent plusieurs kilomètres. Grâce à cette irrigation souterraine, qui entretient aux alentours une humidité constante, la terre se couvre d’arbres et de fruits; mais cette fertilité factice cesse avec les canaux qui l’alimentent. Si on en excepte les provinces voisines de la Caspienne et quelques parties de l’Aderbeidjan, on peut dire que la Perse est un désert cultivable, où le travail de l’homme, venant en aide à l’insuffisance des pluies, crée d’année en année un nombre plus ou moins grand d’oasis.

Ajoutons qu’il a dû en être de même de tout temps. Les restes d’anciens canaux, qu’on trouve un peu partout dans l’Iran, témoignent des efforts constans tentés par les propriétaires d’autrefois pour vaincre l’aridité du sol. Quelle qu’ait pu être alors la victoire de l’homme sur la nature, il est permis de croire que l’aspect général du pays ne différait pas essentiellement de ce qu’il est aujourd’hui. A aucune époque, l’Orient ne s’est piqué de beaucoup d’exactitude dans ses peintures; l’hyperbole y est comme un fruit du terroir. En fait de descriptions, l’antiquité classique n’a guère mis plus de mesure dans son style que les conteurs arabes. Sous le pinceau de la poésie grecque, le moindre ruisseau bourbeux devient un fleuve plus limpide que le cristal, quelques oliviers poudreux se transforment en un temple de verdure où l’odieuse crécelle des cigales emprunte au rossignol ses notes les plus suaves. Ce qu’est en réalité l’Attique dépouillée de ce charmant travesti, l’Ilissus et la plaine d’Athènes le disent chaque année aux touristes qui ont des yeux pour voir. A une époque où les maîtres en l’art d’écrire tenaient à honneur de traiter l’histoire comme une matière de rhétorique, les historiens n’ont pas dû se faire faute d’imiter les poètes. Dût-on prendre au pied de la lettre la pompe des anciens souverains persans, rien n’autoriserait d’ailleurs à y voir un signe irrécusable de la fortune publique. Quiconque connaît l’Orient sait quelles misères peut recouvrir la pourpre d’un despote asiatique et sur quelles ruines s’échafaude le plus souvent l’édifice de la grandeur royale.


JULES PATENÔTRE.

  1. Voyez, dans la Revue du 1er décembre 1871, un Voyage d’hiver au Caucase.
  2. Les Russes y entretiennent une station navale. Aux termes du traité de Turkomantskaï, conclu en 1828 avec le tsar, la Perse n’a pas le droit d’avoir un seul bâtiment de guerre sur la Caspienne. Ce droit lui fût-il rendu, il est douteux qu’elle fût en mesure d’en profiter.
  3. Le farsak équivaut à peu près à 6 kilomètres.
  4. Recht, dont on fait volontiers un port de mer, est, comme on voit, assez loin de la Caspienne.
  5. Le Ghilan et les Marais caspiens, par M. A. Chodzko.
  6. On compte environ 3 kilogrammes pour un batman.
  7. Le chai équivaut à peu près à 1 sou de notre monnaie.
  8. Il n’y a plus de consul de France à Recht, le titulaire remplissant actuellement les fonctions de secrétaire-interprète à la légation de Téhéran.
  9. La Russie vient d’en ramasser les morceaux. Un contrat passe entre le gouvernement persan et une compagnie russe pour la construction d’une voie ferrée, de Tauris à Djulfa (sur l’Arave), a été signé récemment à Téhéran. La future ligne se souderait au tronçon du Caucase, prolonge de Titlis à la frontière persane. Ce nouveau projet aura-t-il le sort du premier ? C’est ce que l’avenir nous apprendra.
  10. Traduction littorale : la puissance du gouvernement. Les grands fonctionnaires persans sont toujours désignes par le titre inhérent à leur dignité.
  11. Le toman vaut un peu plus de 10 francs.
  12. Le Sefid-Roud ou rivière blanche, forme de la réunion du Kizil-Ouzen et du Chah-Roud, se jette dans la mer Caspienne, à quelques lieues d’Enzeli.
  13. Le village porte le même nom que la montagne.
  14. L’emploi de ce singulier combustible est général en Orient. Pétries en galettes par les femmes indigènes et séchées au soleil sur les terrasses, les fientes de vache sont précieusement conservées pour l’hiver.
  15. Ispahan est peut-être la seule ville de Perse où, au milieu de ruines sans nombre, on trouve les traces d’une véritable grandeur. Les palais du Tchéhar-Bâgh et surtout le Collège de la Mère du Roi témoignent d’une magnificence que nos plus belles capitales d’Europe n’ont pas dépassée. Pourquoi faut-il que l’incurie des gouvernans laisse périr peu à peu ces merveilles d’un autre âge?