Les Peintres de la nuit et les Salons de 1909

Les Peintres de la nuit et les Salons de 1909
Revue des Deux Mondes5e période, tome 51 (p. 399-418).
LES PEINTRES DE LA NUIT
ET
LES SALONS DE 1909

Pendant l’été de 1854, il y avait, à Londres, un cocher d’omnibus qui, du poste élevé où la Providence l’avait placé, observait les hommes et les choses de la grand’ville. Il s’en ouvrait ainsi à l’un de ses cliens : « M. Carlyle est un bon type, mais je vous en montrerai un bien plus original encore, si vous venez jusqu’au coin de la rue. On le voit très bien du bus. C’est un gaillard, au premier étage, qui a quelque chose qui se tient toute la nuit à une fenêtre et qui, lui, se tient assis ou debout à l’autre, et comme qui dirait en train de dessiner cette chose. Il ne va pas se coucher comme les autres chrétiens, mais reste là, longtemps après que le dernier bus a passé, et le policeman dit que, lorsque l’horloge sonne quatre heures du matin, le gaz s’éteint et le monsieur descend tout Cheyne-Walk à fond de train, puis quand il est au bout, fait demi-tour et revient, ouvre la porte, rentre et personne ne le voit plus… » Ce « gaillard au premier étage, » qui intriguait les cochers d’omnibus, était le préraphaélite Holman Hunt peignant, d’après le clair de lune londonien, le clair de lune de sa toile célèbre, la Lumière du Monde, et donnant, ainsi, le premier exemple d’un peintre de la nuit travaillant d’après nature, c’est-à-dire pendant la nuit.

Aujourd’hui, cette rencontre n’est plus si rare. Quand l’ombre enveloppe les plaines de l’Europe tout entière, les pêcheurs d’Equihen u ceux du Zuyderzée, les mariniers de nos canaux du Nord veillant à bord de leurs bélandres, les braconniers ou affûteurs de la Brie, longeant la futaie en portant leurs collets, les bergers ramenant leurs moutons au parc, les paysans bretons rentrant tard du cabaret et se signant devant le vieux calvaire blanchi par la lune, tous ces noctambules de plein champ peuvent avoir rencontré, sur leur route, quelque ombre immobile en forme d’homme, parfois éclairée par une lanterne de bicyclette, un jet livide d’acétylène, et absorbée dans une inexplicable besogne. Garde-chasse, garde-côte, chemineau, revenant, ami ou ennemi, qui ce pouvait-il être ? C’était peut-être, jadis, Cazin ou Jules Breton, ou plus récemment M. Henri Duhem, peut-être M. Meslé, peut-être M. Edward Steichen, peut-être M. Cachoud, peut-être M. Perrinet ou vingt autres qui se dévouent maintenant à reproduire minutieusement les aspects de la nuit et dont nous voyons les œuvres, depuis deux ou trois ans, tant aux Salons de printemps qu’au Salon d’automne et aux petites expositions particulières, notamment chez M. Georges Petit.

Les gens qui se divertissent à prendre en défaut les prophéties et à voir choir en des puits les astronomes, trouveront, de la sorte, quelque agrément à parcourir les Salons de 1909, s’ils se souviennent de tout ce que la Critique « réaliste, » ou « impressionniste, » ou « positiviste, » nous annonça, jadis, des destinées de l’art. Elle nous prédisait qu’on ne verrait plus, au XXe siècle, que des toiles papillotantes de lumière, et voici que les œuvres assurément les plus considérables exposées avenue d’Antin sont les paysages sombres de M. René Ménard et les sombres portraits de M. Jacques Blanche. Elle nous annonçait la disparition des dieux de l’Olympe et des allégories, devant le positivisme des ateliers, et voici que M. Besnard, comme M. Dubufe, et M. Auburtin comme M. René Ménard, ont peuplé leurs panneaux décoratifs de déesses casquées, de Paris offrant des pommes ou d’allégories venues tout droit des fables de l’antiquité. Cette même critique tenait pour certain le triomphe pittoresque de l’usine, de la locomotive et autres monstres mécaniques déchaînés parmi nous, et nous n’en voyons quasi plus une seule, image avenue d’Antin. Enfin, elle proscrivait, en faveur de la banlieue parisienne ou de la Beauce, les terres choisies du paysage historique ou romantique et, maintenant, il n’est guère de salle où l’on n’aperçoive quelque Venise, quelque Penmarch ou quelque île Borromée. Toutes les prédictions en faveur d’un « art démocratique et social » ont abouti à ceci : que des légions de peintres se sont dévoués à retracer les fastes surannés du Palais de Versailles et qu’après M. Lobre et M. Walter Gay, voici, cette année, M. Henry Tenré et M. Avy qui s’y appliquent encore et M. Guirand de Scevola qui y puise la matière d’un petit chef-d’œuvre : La Cour d’honneur, effet de neige (salle XI, n° 570). Mais ce qui ajoute au piquant de l’aventure et à la déconvenue des prophètes, c’est qu’après un si long temps passé à vaticiner le triomphe de la lumière et de l’incandescente couleur, si l’on cherche, aujourd’hui, dans les Salons et ailleurs, quelle est la tendance la plus originale et la plus neuve des jeunes artistes, on trouve que c’est l’étude des effets du crépuscule, du demi-jour et de la nuit.

Ouvrez le catalogue du Salon de l’avenue d’Antin de 1909. Que lisez-vous ? Lever de lune, La lune rousse, Brume lunaire, Clair de lune, Lune de mai, Coucher de lune sur la neige, Symphonie lunaire, toutes les litanies de la lune. Il n’y a pas moins d’une trentaine d’effets de nuit, dans ces salles, et ceux qui sont signés Meslé, Le Sidaner, Henri Duhem ou Harrison, parmi les peintures, et J.-J. Rousseau, ou Chabanian, parmi les gravures en couleurs, sont très dignes d’attention. Au Salon des Champs-Elysées, il n’est guère de salle où ne paraisse la tache noire d’un ou de plusieurs effets de nuit. Ceux de MM. Quittner (salle 3), Gourdault (salle 6), Herremans (rotonde 10), Aston Knight (rotonde l5), Cachoud (salle 18), Adrien Demont (salle 23), Midy, Morlotet Loir Luigi (rotonde 24), Albert Laurens (salle 26), Maroniez (salle 32), et Julius Olsson (salle 31) aussi bien que ceux de Mme Vicary (salle 12) et Valentine Gross (salle 30) sont de sérieuses études. Et si l’on se rappelle les admirables sérénades nocturnes apportées de Venise, en 1907, par M. Le Sidaner et par M. Abel Truchet, les Lunes d’été de M. Henri Duhem exposées à la galerie Georges Petit en avril 1908, et la série des Nuits montrées par M. Cachoud à la même galerie en mai 1908 ; puis, au dernier Salon d’automne, les effets de nuit de M. Perrinet ; enfin, au cercle de l’Union Artistique, le subtil Crépuscule aux Batignolles de M. René Billotte, qui s’appliqua, maintes fois, aux mêmes recherches et expose, avenue d’Antin (salle XII), un Lever de lune le jour ; si l’on prend garde que cette curiosité n’est pas propre à la France, mais qu’à la New Gallery de Londres comme à la galerie Glaenzer de New-York, on a récemment vu toute une série de Nocturnes peints par M. Edward J. Steichen au Lake George, on connaîtra que jamais les peintres de la nuit ou les chevaliers de la lune ne furent aussi nombreux, aussi attentifs, ni aussi fervens.

Cette recherche est nouvelle, et son objet lui-même est nouveau. Non que la nuit ait été, jusqu’ici, dénuée de toute beauté pittoresque, ni que les peintres aient attendu ce XXe siècle pour s’en apercevoir. Il a suffi que le fondateur de leur religion fût né pendant la nuit, pour que les Primitifs se soient inquiétés de rendre les diverses manières d’illuminer l’ombre. Les érudits qui feuillettent le bréviaire Grimani, à la bibliothèque Marciana, en rencontrent, sous leurs doigts, de curieux exemples. Plus tard, mais dès la première moitié du XVIe siècle, Barthélémy de Bruyn s’éclaire à la fois aux chandelles des donateurs, et au foyer divin émané de l’Enfant-Jésus. Enfin, les Clairs de lune de Rubens et de Van der Neer sont célèbres. Si, donc, l’on s’en tenait au vocabulaire de l’histoire de l’Art, on pourrait dire : « Rien de nouveau sous la Lune. » Mais on se tromperait tout à fait. Depuis quelques années, la lune éclaire des nuits toutes nouvelles, parées de parures que nos pères n’avaient pas connues ni soupçonnées, et aussi bien, les apparences éternelles de la nuit, celles qu’ont chantées les poètes antiques, ne furent jamais tendrement aimées ni subtilement rendues avant notre temps. La nuit est donc bien, — au même titre que le cheval et que l’eau en mouvement, — une découverte de l’art moderne.


I

En effet, ce que les anciens cherchèrent d’abord à rendre, sous ce nom, ce n’était pas la nuit, mais l’obscurité. Ce n’était pas l’ambiance des pâles clartés lunaires ou stellaires, ni la palpitation de leurs reflets, mais celles de la chandelle. Ils se mettaient dans une cave, fût-ce en plein jour, tiraient un coup de pistolet ou flambaient une torche et peignaient ce qu’ils avaient vu. Ou bien, s’ils se mettaient en plein air, ils ne manquaient pas d’allumer « un grand feu, » comme le leur recommande Léonard de Vinci dans son chapitre : « Comment on doit peindre la nuit, » afin que les figures fussent « d’une teinte demi-rouge, demi-noire. » Tout cela produisait des effets surprenans de clair-obscur qui les divertissaient beaucoup. La main placée devant la chandelle, qui laisse à peine, entre les doigts, filtrer un liséré de feu, la lanterne posée à terre qui répand un éventail de lumière, ayant pour branches les ombres portées et agrandies des barreaux qui encadrent le verre, les faces vermillonnées qui clignotent à la mèche ardente, le mystère des pénombres qui s’épaississent dans les coins : en un mot, l’illusion de la flamme produite avec quelques ocres mélangées sur un morceau de toile, tels sont les tours d’adresse où se complurent Gérard Honthorst, dit Gherardo della Notte et tous les petits maîtres hollandais surnommés l’Ecole de Van Chandelle. Mais ce sont, là, des effets si peu spéciaux à la nuit qu’on peut en obtenir de semblables avec un rayon de soleil coulé par le goulot étroit d’une lucarne dans un réduit obscur. Il n’y a guère de différence entre l’éclairage d’une vieille femme de Nicolas Maës pelant ses pommes sous sa fenêtre et celui d’une figure lisant à la lueur d’une lampe. Et la confusion entre les effets, pourtant si divers, du soleil et de la lune, était telle chez ces « princes des ténèbres » que, pendant deux siècles, un certain tableau peint par Rembrandt pour Banning Cocq et rempli de portraits de gardes civiques vus pendant le jour fut considéré par tout le monde comme une Ronde de nuit

Il est vrai que, dès le XVIIe siècle, certains peintres, après avoir épuisé toutes les surprises da la nuit d’intérieur, cherchèrent celles des nuits de plein air. Les « Van Chandelle » devinrent les « Chevaliers de la Lune. » Van der Neer eut l’instinct de ce que l’artiste pouvait gagner à s’en aller voir la lune glisser sur les dômes des arbres, le velours des nuages, le miroir des étangs. Les Van Borsum et les Joseph Vernet qui le suivirent s’y appliquèrent aussi. Mais avec quelle sécheresse et quelle fausse minutie ! Regardez la Rue de Village pendant la nuit de Van der Neer, qui est au Louvre, dans un des petits cabinets attenant à la salle de Rubens et comparez-la avec la rue du village de M. Meslé, Chapelle bretonne au clair de lune, qui est avenue d’Antin (salle XIV), ou avec l’Isola Madre de M. Le Sidaner (salle VI) et vous sentirez toute l’étendue des découvertes modernes. Chez les maîtres d’autrefois, on ne trouve jamais la nature étudiée, après le coucher du soleil, dans sa vie secrète et subtile, en dehors de toute préoccupation humaine. Il semble qu’ils aient peint leurs paysages pendant le jour, avec tout le détail que la lumière la plus photogénique permet de discerner : toutes les feuilles d’un arbre, toutes les briques d’une maison, toutes les pierres du chemin, et qu’ils aient passé là-dessus une mixture bleuâtre couleur de nuit.

La nuit est autre chose. Le même paysage, traversé avant et après le coucher du soleil, n’a pas seulement un autre éclairage : il a une autre architecture, une autre perspective aérienne, une autre atmosphère. Les choses qui tiennent au sol se resserrent, se tassent, se blottissent contre leur mère la Terre : les choses du ciel reculent dans l’espace illimité. Le ciel n’est plus un plafond : c’est une coupole. La forêt n’est plus une foule : c’est un bloc. Toutes les proportions changent. Un petit arbuste, qui émet un grand parfum, remplit tout ; une maison immense, mais qui n’est pas éclairée, ne tient plus aucune place. Chaque parfum s’avance et dit : C’est moi ! C’est moi, le tilleul ; c’est moi, le datura ; c’est moi, le paulownia ; c’est moi, la verveine !… Leurs effluves dans l’air dessinent leur présence avant même que la lune les ait festonnés d’argent ou poudrés à frimas. Plongées dans le bain lunaire, les parures du sol se décolorent. Toute chose rougeoyante, jaunissante ou pourprée tombe pesamment dans le noir et s’éteint ; toute chose verte ou bleuâtre s’allège, s’affine et, aspirée par l’éther, s’immatérialise. Toute chose blanche, comme un amandier en fleurs, luit mieux qu’au soleil. Un feu de phare, de lampe ou d’étoile change de couleur à mesure que l’ombre ambiante se fait plus ou moins dense, et chaque heure qui passe enchâsse, dans la lucarne éclairée par la même lampe, une diverse pierre précieuse. Avec cela, la nuit est une grande faiseuse de synthèses. Comme le souvenir, elle répartit tout par grandes masses, efface les accidens, dégage les grands traits des pays entrevus. Réduites à leurs silhouettes, les plantes prennent des apparences animées. Les branches deviennent des bras ; les troncs tors, des torses ; des racines serpentantes, des serpens. Les buissons rampent comme des fauves et c’est sur cette harde illusoire que s’émoussent les traits illusoires de Diane chasseresse. « On ne voit rien, tout y est ! » disait Corot. Les pupilles se dilatent. Le passant prend des yeux de chouette et il finit par découvrir que, sauf l’homme endormi, rien n’est immobile. Les Esprits de la Nuit tournent autour des choses. Les ombres ne sont plus solides, mais mouvantes, instables. Les ondes laiteuses de la lune glissent sur les pentes des toits, trouent les dômes de feuillage et, goutte à goutte, filtrent à travers les taillis. Seuls, quelques animaux reposent : les autres se lèvent et courent et s’aventurent dans les découverts des plaines ou sur la berge des rivières. Ces mouvemens au ras du sol, ces ondulations mystérieuses que savent bien le chasseur à l’affût, le trappeur et la sentinelle en campagne, prêtent à la nuit une vie intense et secrète que l’art doit exprimer.

Qu’y a-t-il de semblable dans les clairs de lune de Rubens ou de Van der Neer, de Joseph Vernet ou de Van Borsum ? Que peut-on même en démêler dans les clairs de lune de Turner, soit l’étude faite à Millbank en 1799, soit sa Nouvelle lune peinte en 1840 ? Vainement on chercherait, alors, la fusion des plans, la concentration des détails en grands blocs d’ombre, le frisson lumineux des cimes et des arêtes, ou encore les paillettes d’argent charriées par les eaux, les nappes de neige écrasées dans de l’azur, le luisant des toits, l’enfoncement des divers points lumineux dans l’espace, les charpies des nuées glissant sur le disque lunaire, la palpitation des étoiles, qui nous jettent, puis retirent à elles leurs antennes de feu, la poésie de ces astres vagabonds d’où sont peut-être tombés sur notre terre les premiers germes de la vie ; et au-dessous de tout cela, les angles émoussés, les trous calfeutrés de la mystérieuse ouate de l’ombre et les vapeurs circulant autour des choses comme le signe visible de l’interchange qui se fait de l’air à la feuille et de l’humus à l’air, toute cette vie propre de la nature pendant la nuit : — tout ce que, de nos jours, Cazin, Whistler, Chaigneau, M. Le Sidaner, M. Meslé, M. Henri Duhem, M. Cachoud ont si bien rendu, — était fort indifférent aux artistes classiques. Ils se représentaient lu nuit comme Michel-Ange : une statue qui dort. Pour eux, la création n’étant qu’un cadre aux gestes de l’homme, quand le roi de la création sommeille, rien n’est plus digne d’être observé.

Il fallait, pour s’y appliquer, le sentiment vaguement panthéiste de nos modernes artistes et, pour y réussir, leur attentive curiosité. Il est à peine utile de dire que les premiers essais furent tentés par les Anglais : on citerait malaisément, dans la peinture, un seul mouvement d’art nouveau, au XIXe siècle, dont ils ne furent pas les initiateurs. C’est Holman Hunt, se dévouant, de 1850 à 1870, avec sa ferveur et sa conscience préraphaélites, à surprendre, en quelque pays qu’il fût, à Londres, à Florence, à Berne, en Syrie, les effets ignorés de la lune. C’est George Heming Mason qui, dès 1872, peint son tableau fameux, la Lune de la Moisson : un retour de moissonneurs par un soir d’été. C’est Lawson qui, en 1880, s’avise qu’aucun grand peintre n’a encore pleinement rendu justice aux couleurs de la nuit revêtues par un paysage d’été lorsque la lune est haute dans le ciel. Il vient s’installer à Blackdown, près de Haslemere dans le Surrey, pour peindre :


a glimmering land
Lit with a low large moon,


et produit sa célèbre Lune d’Août. C’est Whistler, qui découvre dans ses Nocturnes, « arrangemens en gris et argent, » « en bleu et or, » « en bleu et argent, » « en opale et argent, » « en gris et or, » toute une série d’harmonies nouvelles formées par la nuit. C’est, enfin, chez nous, Cazin qui, se promenant en 1885, dans les plaines de Flandre, s’attendrit aux Nuits de lune. Il a donc fallu attendre jusqu’à la fin du XIXe siècle pour que deux grands chercheurs, sur les deux rives opposées de la Manche, parviennent, grâce à une observation continue, un labeur infini, à annexer aux domaines anciens du Paysage un royaume nouveau : le royaume de la lune.

Mais la lune n’est pas le seul imprésario des nuits modernes. Un élément tout nouveau est survenu qui relègue au second plan la Diane antique : c’est l’éclairage artificiel de plein air. Un jour qu’un amateur, entreprenant de le complimenter, disait au peintre des Nocturnes : « J’ai vu, hier soir, sur la Tamise un effet qui était un vrai Whistler. — Oui, renchérit le peintre, la Nature commence à observer… » Et il est vrai que depuis que Whistler les a peintes, ces petites fleurs de feu qui étoilent les nuits modernes n’ont cessé de croître le long des fleuves, autour des lacs, au bord des falaises. Il y a vingt ans, le 6 mai 1889, tous les yeux qui s’ouvraient à Paris, vers neuf heures du soir, virent descendre sur la terre une Nuit inconnue. Au moment où du Champ-de-Mars jaillirent les fontaines lumineuses, où les feux de Bengale allumés aux trois étages de la tour Eiffel et poussés par le vent d’Ouest, se déroulèrent comme des écharpes Liberty et, du haut de ses trois cents mètres, l’arc voltaïque, réfracté par le tambour mobile et les anneaux de cristal, jeta sa clarté sur dix provinces, on put prédire la naissance d’une nouvelle Esthétique. Dans l’encadrement de milliers de fenêtres, à toutes les mansardes, elle suspendait un joyau d’or. Pour des yeux sans nombre, elle réalisait une fête que nul tyran ancien, brûlant une forêt entière, ne se fût procurée. Depuis, il n’est pas de nuit qui n’ait apporté aux rêveurs quelque lueur nouvelle. Les becs de gaz à incandescence intensive, les lampes à incandescence électrique, l’acétylène, les tubes à vapeur de mercure ont renouvelé la joaillerie des nuits plus entièrement que Lalique celle des femmes. Les enseignes lumineuses à éclipses et les réflecteurs aplanétiques à brusques coups d’éventail ont animé le ciel. Les phares tournans ont animé les grèves. Combien de fantômes se sont éveillés dans les forêts aux feux de l’automobile ! « Bientôt, dit M. Emile Magne, qui a fort bien aperçu et fort clairement défini le pittoresque des rues aux lumières nouvelles, se rapprochant, la nappe lumineuse se dissocie, montre ses élémens constitutifs. Les fiacres cahotans évoluent, scrutant l’ombre de leurs prunelles tristes ; les tramways monstrueux labourent le sol de leurs éclatans fanaux ; les automobiles, précédés de leur réflecteur qui balaie la nuit, glissent comme des météores ; les bicyclettes jettent l’éclair brutal de leurs lampes à acétylène ; les charrettes promènent le sourire de leurs lanternes vénitiennes, et, avec un bruit de ferraille, les omnibus placent de ci-de-là, comme des signaux, leurs avertisseurs rouges et verts[1]… »

Dans cette débauche de soleils d’artifice, que devient la lune, — la lune de Cazin, de Lawson et de Mason ? Une chandelle oubliée dans un coin de la salle quand l’électricité flamboie. Par les soirs de novembre, sous ces ouragans de clartés que déchaîne sur Paris le Salon de l’Automobile, le flâneur qui longe les rives de la Seine ressent très vivement cette déchéance. Pendant plusieurs heures, il a vu évoluer dans l’air sombre des fantômes lumineux qui transfigurent la ville, les fontaines de la place de la Concorde, à la fois éclairées d’un feu interne, et colorées à l’extérieur par le pinceau des phares tournans, la Seine charriant des pierres précieuses, les gazons inondés d’une tendre clarté qui eût ravi Prud’hon et fait rêver Léonard. Puis, réveillés soudainement par le rayon errant, le spectre du dôme napoléonien suspendu dans la nuit comme un lourd aérostat d’or, le fronton sinistre d’un temple qu’on ne reconnaît pas du premier coup et qui n’est autre que la Chambre des Députés, tout persuade le Parisien qu’il erre dans une ville inconnue. Mais le ciel, dans ce hourvari pyrotechnique, est encore plus méconnaissable que la terre. Dirigés de bas en haut, des jets d’émeraude liquide semblent nettoyer de ses ombres la voûte noire du firmament. Par-dessus le fleuve, les projecteurs croisent leurs feux, comme les navires de deux flottes ennemies. C’est une bataille de rayons. Le visage calme qui éclairait les nuits de jadis, disparaît entièrement dans la bagarre. Et quand toute cette fantasmagorie s’éteint, quand un tour de clef arrête la marche de ces constellations dociles, quand tout ce qu’on a vu : les dômes, les églises, les tours, est rentré dans l’ombre, si, au coin du ciel la lune exilée, bleuissante, se montre dans sa mantille couleur de fausse et médiocre améthyste, elle ne semble plus qu’une projection oubliée, par quelque réflecteur retardataire, sur l’écran ouaté des nues.

Il y a donc là, pour le peintre de la nuit, une troisième étape à franchir. Après la nuit à la chandelle, après la nuit à la lune, c’est la féerie des nuits de plein air éclairées à la lumière artificielle, qui l’attire. Elle l’attire d’autant plus qu’elle est dans nos grandes villes, dans nos cités industrielles et même dans nos plages surpeuplées, une revanche esthétique sur le jour. Tout ce qui, pendant le jour, est monotone, triste, prétentieux, excessif ou vulgaire, devient, sous les mille lumières que nous donne la science, pittoresque. Tout vibre, s’aère, s’épure. L’enveloppe matérielle des usines s’efface dans l’ombre, et leurs âmes de feu paraissent dans le ciel. Les colonnes de fumée qui obscurcissaient l’air deviennent des colonnes de flamme qui l’éclairent. Les milliers de vitres qui étaient des trous noirs pendant le jour gris luisent comme autant de rubis ou de diamans. Les édifices de fer et de verre, plus pesans au soleil que du bronze, paraissent dans l’ombre des bulles gonflées d’un air lumineux, irisées, prêtes à s’élever jusqu’aux étoiles. Moins il y a de pierres, dans une bâtisse, plus il y a de vides, plus elle rayonne de vie intérieure. Ainsi l’architecture moderne, celle des grands halls, des gares de chemin de fer, des casinos, des usines, tout en glaces ou en baies vitrées, dégage, la nuit, une poésie qu’on ne lui soupçonnait pas. Il n’est peut-être pas une seule des innovations scientifiques dans nos demeures, sur nos routes, sur nos paquebots, sur nos vaisseaux de guerre, qui ne soit, en même temps qu’un désastre pour la beauté des lignes et des couleurs, le jour, une source de beautés nouvelles, la nuit.

En même temps, il se trouve que la nuit joue dans le monde moderne un rôle infiniment plus auguste que dans le monde ancien. Elle n’était guère autrefois que l’heure du sommeil, du crime ou du bal, à peine parfois celle du voyage, et les seuls yeux ouverts sur elle étaient les yeux des gens de plaisir et des oisifs. Elle est devenue, dans une infinité d’industries, l’heure aussi du travail ; pour tous les voyageurs, l’heure de la route. On a essayé de tout faire travailler, la nuit, même les plantes. Enfin, dans la guerre moderne, on escompte, afin d’atténuer l’effet des armes à trop longue portée, la complicité de l’ombre. Quand nous voyons, dans les expositions, ces énormes réflecteurs braqués comme des mortiers sur le ciel, il ne faut point nous fier à leur apparence débonnaire. Ces rayons blêmes, qui tournent nonchalamment, seront les regards de l’armée pour l’assaut de nuit ; ces fines voies lactées seront des chemins ouverts aux obus. Il y a une correspondance singulière, quoique tout à fait fortuite, entre ces nécessités de la vie moderne et sa moderne beauté. En s’y attachant, l’art éveillera donc tout un monde nouveau, non seulement de sensations, mais d’idées.

On en a bien vu, déjà, quelques exemples. Dès 1842, sur le récit qu’on lui en fit, Turner peignit un saisissant effet de lumière artificielle dans ses Funérailles en mer du peintre David Wilkie. Plus tard, Holman Hunt, frappé par les illuminations de la fête du prince de Galles, à Londres, le 10 mars 1863, peignit les têtes de la foule sur le pont de Londres, éclaboussées par les feux de Bengale. Enfin dans l’ombre de ses Nocturnes on voit, plus d’une fois Whistler, dilapider l’or des fusées. Mais ce qui n’était jadis, dans le paysage nocturne, qu’une exception, à l’occasion d’une fête, devient aujourd’hui un trait normal et caractéristique. Il est peu de rivage, sur nos côtes, qui ne soit ponctué du diamant ou du saphir d’un phare. Il est peu de lacs, dans l’Europe centrale, dont le contour ne soit dessiné, après le coucher du soleil, par une mince ligne de feux. Et, dans les montagnes habitées, comme celles de la Suisse, ou bien dans les villes bâties en amphithéâtre, comme sur les côtes de la Riviera ou de l’Italie les lumières suspendues en grappes, tandis qu’elles en révèlent les présences innombrables d’êtres inconnus, ajoutent à la poésie des nuits une note qu’aucune voix antique n’a fait entendre. Ainsi, pour trois raisons : d’abord, parce que pendant la nuit les formes disgracieuses des monumens modernes disparaissent ; ensuite, parce qu’apparaissent des lumières plus nombreuses et plus variées qu’autrefois ; enfin, parce que la couleur et la valeur sont tout dans le tableau de la nuit et que la ligne n’est plus grand’chose, — nul spectacle au monde ne peut tenter davantage l’artiste contemporain.

La tentation n’est point sans danger. Pour que le portrait de la nuit soit fidèle, il faut le peindre d’après nature et, d’après nature, on ne peut pas peindre. C’est un modèle qui, en vous regardant, vous ôte le moyen de le copier. Tant qu’il est là, vous n’y voyez pas assez pour le travailler ; quand vous y voyez assez, il n’est plus là. Vous pouvez, il est vrai, fixer des couleurs sur la toile, au clair de la lune ou de la lanterne ; mais, le lendemain, au clair du soleil, vous ne reconnaîtrez plus les couleurs que vous avez fixées. Les seuls rapports de tons qui demeurent sensiblement les mêmes sont les rapports du noir au blanc : les valeurs. Aussi, les effets de pleine lune inondant des terrains quasi monochromes, des murs, des architectures, ou des arbres d’un noir bouché, — tels les cyprès, — sont relativement faciles à saisir. Mais les subtiles nuances des choses verdissantes ou jaunissantes dans la plaine, des arbres légers et aérés dans le ciel, les ombres portées plus claires quand la lune est à demi voilée par les nuages, les couleurs violacées des fines vapeurs qui enveloppent Diane, et surtout le ton exact, indescriptible parce qu’il dépend tout entier de son ambiance, que prend toute lumière lointaine : étoile au bord du nuage noir, ou phare au bord du rivage, — voilà qui ne peut être rendu par des valeurs seulement et qui demande une vibration due au spectre solaire. Bien moins encore peut-on espérer dire, par de simples taches claires, toutes les diversités des nouvelles lumières artificielles : les rayons plutôt verts des becs de gaz à incandescence, ceux plutôt jaunâtres des engins à incandescence électrique, les lividités bleues, violettes et vertes des lampes à vapeurs de mercure, l’éclatante blancheur de l’acétylène, cette bataille de fleurs ardentes et mouvantes qui anime les nuits de nos grandes villes modernes. A mesure qu’elles deviennent plus colorées et de façons plus diverses, elles exigent, pour être rendues, un procédé qui tienne moins de l’eau-forte et davantage de la joaillerie.

Pour y parvenir, on a employé, tour à tour, trois méthodes. Il y a la méthode de Whistler ; il y a celle de Cazin et il y a celle de Holman Hunt, reprise par les ténébreux modernes, notamment par l’Américain Edward J. Steichen. Whistler, qui s’appliqua toute sa vie à paraître le plus original des hommes, peut-être pour qu’on ne s’avisât pas qu’il était le moins original des peintres, prit l’idée de ses Nocturnes dans les estampes d’Hiroshighé, comme il avait pris l’idée de ses premières figures dans les tableaux de Rossetti. Il avait vu les tentatives de Turner, de Holman Hunt et de Lawson, et rien de ce qu’avaient rêvé les Anglais ne lui était étranger. Mais à ces recherches déjà banales, il appliqua, tout myope qu’il fût, des facultés sensorielles incomparables ; une finesse d’œil telle qu’entre deux valeurs ou deux couleurs données, il discernait toute une série de tons intermédiaires, de demi-tons, et, si l’on peut dire, de commas jusqu’à lui indiscernés. C’est ainsi qu’au bas du clavier de la peinture, il a presque ajouté une octave. Mais sa méthode était toute mnémotechnique. La nuit tombée, il flânait sur les quais de la Tamise, du côté de Battersea ou de Westminster, ou bien le long des canaux de Venise, ou encore sur le port de Valparaiso : il regardait s’éclairer une à une les lucarnes, poindre les étoiles, s’égrener dans l’eau sombre le chapelet d’or des reflets, prenait des notes, dessinait la silhouette des choses et allait se coucher. Le lendemain matin, il se mettait à peindre. C’était toujours travailler d’après nature, disent ingénieusement ses biographes : seulement, il y avait un intervalle d’une nuit entre son coup d’œil et son coup de pinceau.

Plus précise était la méthode de Cazin. Il ne manquait pas, dans quelque pays qu’il se trouvât, — que ce fût Equihen ou Pise, ou l’Angleterre ou la Hollande, — de courir les champs pendant la nuit et d’interroger la nature sous la lune. Quand un effet l’avait frappé, il le notait soigneusement et en attendait patiemment le retour. — « Dépêche reçue au moment de partir. Retour urgent. Occupation impossible à remettre : rendez-vous pris avec la lune qui n’attend pas ! » écrivait-il, en 1886, en réponse à une invitation, et peu après : « Vous ai-je dit que la capricieuse lune ne revient qu’une fois l’an aux points où vainement on la guette aux jours qui suivent ou qui précèdent ? « Ne jure point sur cet astre mensonger qui change tous les mois… » dit Juliette à Roméo. Tous les mois est trop peu, « à tout instant » serait seul juste… Celait remettre à 1887notre rencontre d’aujourd’hui ! » — Or Cazin ne remettait jamais ce qui était de son art. Il avait fait sienne cette devise d’un vieux cadran solaire : Ut capias paliens esto, sed esto vigil. Une fois sur le terrain, il dessinait son effet et poussait son dessin ou même peignait, en monochrome, ses valeurs aussi loin que possible. Il s’attardait à prendre des notes parfois jusqu’à deux heures du matin et, le lendemain, avec sa mémoire formée à l’école de Lecoq de Boisbaudran, il posait les couleurs.

La troisième méthode consiste à peindre l’effet nocturne d’après nature du commencement à la fin, en plein air, au milieu de la nuit même. Ce fut celle de Holman Hunt. Un dessin à la plume adressé à ses enfans, de la route de Gaza, où il était, le 18 février 1870, le montre debout devant son chevalet, près de ses compagnons endormis, et peignant à la lueur d’une lanterne de papier, avec ces mots au-dessous : Father turning the night into day. Ainsi, tant sur les terrasses de Berne que sur le Lung’ Arno, en face du Ponte Vecchio, sinistre dans sa clarté lunaire, il reproduisait chaque ombre avec une vérité telle qu’aujourd’hui encore, après quarante ans écoulés, devant les vieilles maisons du Borgo San Jacopo, plongeant dans l’eau trouble et noirâtre, on peut appeler chacun de ces fantômes par son nom. Mais cette méthode qui consiste à poser les tons à la lumière exige une lumière qui ne fausse pas les rapports de tons. Du temps de Holman Hunt, il n’en existait pas, et c’est pourquoi, sans doute, son exemple ne fut pas suivi. Aujourd’hui, l’acétylène résout le problème. Son spectre, très voisin de celui de la lumière solaire, permet à un œil exercé de préjuger l’effet que produira, au jour, la couleur. Une transposition est encore nécessaire, mais elle est plus facile. C’est ainsi que travaille M. Edward J. Steichen, dont les Nocturnes du Lake George à New-York et ceux de la Brie dépassent, en subtilité d’expression, tout ce qui fut tenté jusqu’à ce jour. Eu s’éclairant artificiellement pendant son travail, M. Steichen peut étudier non seulement des effets de nuit claire, comme ses devanciers, mais même des nuits sans lune, les choses éclairées par une lune voilée ou seulement cette pâle clarté qui tombe des étoiles, dans les halliers, qui erre à la pointe des herbes et flotte sous les dômes obscurs. Une vapeur sombre semble s’être seule fixée sur ses toiles. A mesure qu’on les regarde, on y voit passer des frissons, sourdre des points lumineux, s’ordonner des masses, se séparer des plans, s’étirer des branches, tout un monde s’y démêler et s’y mouvoir. Cette troisième méthode, qui est plus audacieuse et qui demande une adaptation de l’œil plus parfaite que les deux autres, paraît être celle de l’avenir.


II

Qu’ont produit ces diverses méthodes aux Salons de 1909 ? Des chefs-d’œuvre, non ; mais assurément des œuvres nouvelles et que les chefs-d’œuvre anciens ne nous dispensent pas de voir. Ce sont, d’abord, dans la travée médiane de la salle VI, celles de M. Le Sidaner : deux clairs de lune au lac Majeur, éclairant l’Isola Madre telle qu’on la voit de Stresa ou d’une des îles Borromées, quand on regarde vers Pallanza. Le premier plan est de terre ferme : un coin de terrasse blanchie par la lune où les balcons et des arbres invisibles jettent, comme les mailles d’un filet sombre, leurs fines ombres entre-croisées. Au loin, suspendue dans un brouillard bleuissant et verdâtre, l’île, toute remplie par son immense maison carrée qui rosit au clair de lune, éparpille dans les eaux les lilas de ses reflets. Au fond, les lumières de Pallanza ponctuent de leurs feux d’or vert l’autre rive du lac. Jamais l’enveloppe de la nuit, ses reflets mouvans et ses molles clartés qui flottent dans l’air, ouatant chaque chose, n’ont été rendus comme par M. Le Sidaner. Mais cette année, M. Meslé nous en donne aussi (salle XIV) deux excellens exemples, qu’il intitule Moutons allant au parc et Chapelle bretonne au clair de lune. Observez le halo de la lune, dont les cercles en s’élargissant vont du jaunâtre et du blanchâtre au vert tendre et enfin jaunissent dans le ciel bleuissant et sombre. Voyez comme elle pâlit à peine le bord extrême du grand nuage qui s’enfonce en s’incurvant vers l’horizon selon une parfaite perspective aérienne. Considérez, aussi, la douceur des rayons qui baignent les meules de foin et le des laineux des bêtes, la souplesse de ces ombres d’ombres, molles comme le vol d’une chauve-souris et de ces reflets dosés comme des poisons, au creux des sillons, à l’angle des pierres, — et vous aurez bien l’impression d’une trouvaille de plus dans le trésor infini de la nature.

Tout au contraire de ces deux maîtres, M. Henri Duhem s’efforce de retrouver, sous la lune, des colorations sans doute différentes, mais presque aussi vives que sous le soleil. C’est ce qui est très visible dans son Canal en Hollande à la nuit (salle XVI) et ce qui étonne au premier abord. Mais une observation plus attentive démontre que, par certains temps et dans de certaines conditions d’atmosphère, il en peut être ainsi. La nuit a plus d’un visage et elle sait sourire quand on la guette longtemps.

Si nous passons au Salon des Champs-Elysées, nous la voyons presque aussi claire dans le grand tableau qu’expose M. Quittner (salle 3) sous ce titre : l’Écluse. La fraîcheur de la rivière qui s’épand et bouillonne, quand tout repose et se resserre sur la terre, le protéisme des eaux qui tantôt étalent la lumière comme un miroir, tantôt la brisent comme un prisme, le visage de la lune, enfin, dont le reflet d’or commence en lingot et finit en paillettes, — tout cela est rendu avec un extrême bonheur.

Un effet semblable, mais beaucoup plus pénible à saisir, a été visé par M. Julius Olsson (salle 39) en regardant la mer roulée par le vent, la nuit, en épaisses volutes sur les côtes de Cornouailles. La lune, à demi obturée par des déchirures de nuages aux franges orangées, darde sur les vagues une éblouissante lumière. Les verts s’exaltent, chaque goutte d’eau scintille, les vagues hautes jettent des ombres portées violacées sur l’eau mouvante, et au bout d’un cap mince et sombre, brille à peine, très juste en son effacement, le feu orangé d’un phare. Chargée à l’excès, trop encombrée de notules, cette page n’en est pas moins une sérieuse contribution à l’étude de la nuit.

La nuit sans décors, sans miroirs, sans falbalas, la triste nuit des toits et des puits d’air parisiens a été notée très exactement par Mme Gross sur une toile intitulée Autour de l’Institut (salle 30) avec les reflets sournois, livides ou orangés, carminés ou verdâtres, projetés par les éclairages internes des maisons sur les murs d’en face et les bow-windows luisant, dans l’ombre, d’une équivoque lueur d’aquarium. Le regard qui plonge dans cette nuit y démêle, peu à peu, chaque chose, et Sherlock Holmes pourrait y faire tout un plan de campagne, tandis qu’au loin, derrière la coupole, se devine la fausse aurore produite par les lumières de la grande ville au bord du ciel. On imagine ainsi ce qu’apercevait Littré quand il détachait son regard des manuscrits de son dictionnaire, pour le plonger dans la nuit…

Et l’on imagine la Fête chez Thérèse, d’Hugo, toute semblable à celle que nous montre M. Albert Laurens (salle 26), sous ce titre : Échos du temps passé. Sous de hauts arbres de Fragonard, passent des amoureuses de Watteau. Un guitariste ou un mandoliniste, assis, jambes pendantes, sur un piédestal de marbre, pourrait être une statue et n’est qu’un Pierrot pleurant à la lune ; devant lui l’eau des vasques pleure aussi, l’ombre enveloppe Arlequin avec Colombine, et, dans une éclaircie de lueur lunaire, surgit, comme celui d’un gendarme, le bicorne de Polichinelle.

Et voici, en antithèse, la nuit ouvrière, l’heure où l’on rentre du travail, peinte par M. Luigi Loir (rotonde 24) ; l’éclosion, dans le crépuscule verdâtre, des lueurs livides des réverbères, et dans l’ombre des maisons, les clignotemens rougeâtres des cabarets. Les voici encore, mais plus variées, chez M. Marcel Lebrun, dans la Porte de Saint-Cloud, effet de neige au crépuscule (salle 1), étude fort exacte des différens tons de l’éclairage moderne à la fin d’une belle journée d’hiver. On trouvera encore (salle 11), dans le Soir de fête de M. Tessier, un curieux effet de reflets orangés produits la nuit, dans une barque, par une grosse lanterne vénitienne, sur une figure de femme renversée, et, au loin, les émeraudes et les rubis que jettent, dans l’eau violette de la Seine, les illuminations de quelque guinguette.

Une recherche semblable distingue encore le Soir d’Été de M. Hirschfeld (salle 25) : de jeunes femmes, en robes blanches verdissant sous la lune et, çà et là, orangées par le feu d’une lanterne, s’embarquent dans une chaloupe pour aller s’amuser à bord de quelque yacht. Ce que devient le blanc des robes et des yachts, le bleu des costumes des marins, au clair de lune, a été, là aussi, l’objet d’une étude attentive. On verra enfin (salle 18) que M. Cachoud a consciencieusement observé ce que devient le vert des gazons et les arbres au clair de lune en même temps que la lumière rougeâtre d’une lanterne léchant les murs.

Assurément, ce ne sont point, là, les seules œuvres dignes d’attention dans les deux Salons, et ceci n’est pas un palmarès. Il n’est peut-être pas une seule salle, avenue d’Antin, qui ne contienne une excellente toile, mais il en est fort peu qui soient nouvelles. Quelques-unes, seulement, nous arrêteront un instant.

D’abord et avant tout (salle I), les grands panneaux de M. René Ménard, l’Age d’or, le Rêve antique et la Vie pastorale, décorations destinées à la Faculté de Droit de Paris. Ce sont des paysages accidentés et sombres de forêts et de mer meublés de figures antiques. Depuis Puvis de Chavannes, nulle œuvre décorative, à part les Faucheurs de M. Henri Martin, ne nous avait environnés d’une paix si magnifique. Les critiques de détail seraient faciles. Elles étaient si faciles devant les panneaux de Puvis de Chavannes ! C’est un effet du soir sur la Méditerranée, et pour tous ceux qui ont vécu, en France, devant la Méditerranée, il y a une subtile impression de gêne à sentir le soleil se coucher à gauche. Les figures sont des statues descendues des frises du Parthénon, déposées, là, parmi les lentisques et qui ne bougeront plus. Les lourds nimbus, qui traînent sur l’horizon leurs poches gonflées de grêle et ajoutent ainsi à la gravité de cette nature, sont des choses tellement lourdes qu’on n’imagine pas qu’elles puissent demeurer suspendues en l’air. Mais pourquoi s’y arrêter, quand l’ampleur des lignes, la vérité des plans, la justesse des valeurs, le mystère sacré des forêts impénétrables et des dieux disparus, font des œuvres de M. Ménard les pages les plus décoratives d’abord, et ensuite les plus évocatrices de l’antiquité que nous ayons vues jusqu’ici. Le vœu fameux, le vœu virgilien :


o qui me gelidis convallibus Haemi

Sistat, et ingenti ramorum protegat umbra !


est rempli. Nous sommes au pays de la beauté, de l’équilibre et du repos. Après cela, les questions de savoir si ce sont là, ou non, des « diptyques, » et s’il est permis d’appeler « antiques » des sites tirés de la forêt de Fontainebleau, nous paraissent les infiniment petits de la critique. D’ailleurs, un maître incontesté, tant en la philosophie de son art qu’en son art même, Théodore Rousseau, dès 1863, a répondu : « Mon cher Sensier, écrivait-il en revenant d’une promenade aux Monts Girard, voici une silhouette d’un endroit de la forêt de Fontainebleau que vous reconnaîtrez. Puisque vous êtes convaincu qu’il n’y a pas besoin d’aller en Grèce ou en Italie pour contempler l’image de la nature antique, je pense que le dessin vous fera plaisir ; je ne vous l’envoie du reste que pour appuyer d’un souvenir matériel notre conversation de l’autre jour. Il me semble à moi qu’Homère et Virgile n’auraient pas dédaigné de s’y asseoir, pour y rêver de leurs poésies, à la place où j’ai indiqué une figure… » M. René Ménard est bien cautionné.

On s’arrêtera, encore avenue d’Antin, devant l’admirable Enfant à la mouche de M. Muenier (salle XIV) et surtout les portraits d’homme de M. Jacques Blanche (salle IV bis). On ne peut rien voir de plus habile, de plus audacieux, ni de plus expéditif. Cet étrange artiste, qui cherche sans cesse comme s’il n’avait encore rien trouvé, et, en plein succès, besogne comme s’il lui fallait réparer des défaites, simplifie chaque année sa facture, se rend maître de son métier chaque année davantage et signifie de plus en plus de choses avec de moins en moins de touches ou de traits. Ce qu’il appelle, ici, Esquisse (no 108), est une sorte de chef-d’œuvre accompli.

Non loin de là, sont les toiles de M. Lepére dont deux surtout : l’Orage qui monte (no 744) et A la fontaine (no 747), paraissent les plus vigoureuses études d’automne qu’il nous ait été donné de voir depuis longtemps. On s’arrêtera aussi (salle IV) devant les figures du merveilleux coloriste qu’est M. Garrido, Retour de la pêche et Hareng frais, puis (salle III) devant les enfans à table au bord de l’Océan, intitulés la Collation par M. Lucien Simon, et, salle II, aux paysages de M. Braquaval.

M. Braquaval est bien de son pays, de ces Flandres où les mornes étendues de terres plates et grises n’attirent le regard par aucun spectacle, mais où, en compensation, les troupeaux de nuages, animent mieux le ciel. Rarement on est parvenu, comme lui, à les dénombrer, à les mettre en perspective, à les échelonner jusqu’au fond de l’horizon. C’est, là, de cette peinture « concave » que Fromentin note comme caractéristique des Hollandais. On peut regarder indéfiniment les nuages nombreux et profus de M. Braquaval : on y trouve toujours quelque chose à découvrir. Ces toiles rares et précieuses resteront comme le témoignage qu’au XXe siècle, il y a eu quelqu’un qui regardait le ciel.

Celles de M. Bail, aux Champs-Elysées (salle 17) et de M. Maxence (salle 28) témoignent que l’un a étudié la lumière comme Terburg et que l’autre réalise dans le dessin des mains (l’Angélus no 1257) les minutieux prodiges de Mabuse en son Carondelet ; tandis que la facture large est représentée par M. Bonnat en son Portrait du général Florentin.

Enfin, à notre époque où la « composition » est proscrite par les dogmes modernistes, c’est une manière de scandale que la présence, aux Champs-Elysées, de deux tableaux admirablement ordonnés, où les figures paraissent associées et mues par un sentiment collectif : les Noces d’or de M. Déchenaud (salle 26) et la Sœur Rosalie de M. de Richemont (salle 3). Dans une rue étroite, passe la Sœur Rosalie qui fut héroïque durant le choléra de 1832. La foule l’a reconnue, la salue et l’acclame, — foule du temps de Louis-Philippe, surannée pour nous et partant pittoresque, foule populaire aussi : commissionnaires à crochet, vendeuses de légumes accroupies au soleil parmi la gloire des choux et des carottes, brave foule parisienne apte aux attendrissemens subits et aux lynchages prématurés, capable de tout, hors de se tenir tranquille. Et la Sœur avec son cabas, le regard de côté, absent, voudrait bien s’en aller… Plus on pénètre cette œuvre, plus elle vous pénètre. M. de Richemont a ce don du conteur qu’avaient Alexandre Dumas père et Dickens : la « crédibilité. » On dirait qu’il a vu ce qu’il peint et il le peint largement, franchement, sans que la conception très réfléchie de l’ensemble ait, en rien, gêné la verve du « morceau. »

A part ces quelques toiles, que nous apportent les Salons de 1909 ? Rien autre chose que le regret de voir, immobilisées et comme hypnotisées par l’art, des activités qui s’emploieraient sans doute plus utilement en quelque négoce. Ils nous offrent, enfin, le spectacle lamentable de génies vieillissans qui ne savent ni se renouveler, ni finir. Dans les deux Salons on trouve des restes de cette peinture, dont ses admirateurs chuchotent entre eux : « Comme elle était belle sous Grévy ! » Ces maîtres ont peint pour Albert Wolff : ils n’ont pas peint pour nous. En s’obstinant à tirer du même cliché des épreuves de plus en plus affaiblies et décrépites, ils découvrent, de mieux en mieux, ce qui était chez eux procédé pour atteindre, de moins en moins, ce qui était résultat. Et, ainsi, nuisent-ils même à leurs œuvres anciennes. On a vu des hommes politiques quitter volontairement le pouvoir. On a vu des acteurs quitter les planches. On a vu des médecins cesser de pratiquer leur art : jamais des peintres. On ne leur connaît pas de Friedrichsruhe. Ce serait, cependant, pour eux l’occasion déjouer un bon tour à la Critique. Quelques-uns ont des lettres, du monde, de l’esprit. Ayant beaucoup été vus, ils ont peut-être beaucoup retenu. On souhaiterait qu’ils se missent à écrire leurs Mémoires.


ROBERT DE LA SIZERANNE.

  1. Emile Magne, L’Esthétique des villes. L’Esthétique du feu.