Les Paysans/I
Œuvres complètes de H. de BalzacA. Houssiaux18 (p. 398-415).

XIII. L’Usurier des campagnes

Stratégiquement, Rigou se trouvait à Blangy ce qu’est à la guerre une sentinelle avancée. Il surveillait les Aigues, et bien. Jamais la police n’aura d’espions comparables à ceux qui se mettent au service de la Haine.

A l’arrivée du général aux Aigues, Rigou forma sans doute sur lui quelque projet que le mariage de Montcornet avec une Troisville fit s’évanouir, car il avait paru vouloir protéger ce grand propriétaire. Ses intentions furent alors si patentes que Gaubertin jugea nécessaire de lui faire une part en l’initiant à la conspiration ourdie contre les Aigues. Avant d’accepter cette part et un rôle, Rigou voulut mettre, selon son expression, le général au pied du mur. Quand la comtesse fut installée, un jour, une petite carriole en osier peinte en vert, entra dans la cour d’honneur des Aigues. Monsieur le maire flanqué de sa mairesse en descendit et vint par le perron du jardin. Rigou remarqua la comtesse à une croisée. Tout acquise à l’évêque, à la religion et à l’abbé Brossette, qui s’était hâté de prévenir son ennemi, la comtesse fit dire par François que madame était sortie. Cette impertinence, digne d’une femme née en Russie, fit jaunir le visage du Bénédictin. Si la comtesse avait eu la curiosité de voir l’homme de qui le curé disait : " C’est un damné qui, pour se rafraîchir, se plonge dans l’iniquité comme dans un bain, " peut-être eût-elle évité de mettre entre le maire et le château la haine froide et réfléchie que portaient les libéraux aux royalistes, augmentée des excitants du voisinage de la campagne, où le souvenir d’une blessure d’amour-propre est toujours ravivé.

Quelques détails sur cet homme et sur ses mœurs auront le mérite, tout en éclairant sa participation au complot nommé la grande affaire par ses deux associés, de peindre un type excessivement curieux, celui d’existences campagnardes particulières à la France, et qu’aucun pinceau n’est encore allé chercher. D’ailleurs, de cet homme, rien n’est indifférent, ni sa maison, ni sa manière de souffler le feu, ni sa façon de manger. Ses mœurs, ses opinions, tout servira puissamment à l’histoire de cette vallée. Ce renégat explique enfin l’utilité de la médiocratie, il en est à la fois la théorie et la pratique, l’alpha et l’oméga, le summum.

Vous vous rappelez peut-être certains maîtres en avarice déjà peints dans quelques Scènes antérieures ? D’abord l’avare de province, le père Grandet de Saumur, avare comme le tigre est cruel ; puis Gobseck l’escompteur, le jésuite de l’or, n’en savourant que la puissance et dégustant les larmes du malheur, à savoir quel est leur cru ; puis le baron de Nucingen élevant les fraudes de l’argent à la hauteur de la Politique. Enfin, vous avez sens doute souvenir de ce portrait de la Parcimonie domestique, le vieil Hochon d’Issoudun, et de cet autre avare par esprit de famille, le petit (La) Baudraye de Sancerre ! Eh ! bien, les sentiments humains, et surtout l’avarice, ont des nuances si diverses dans les divers milieux de notre société, qu’il restait encore un avare sur la planche de l’amphithéâtre des Etudes de mœurs ; il restait Rigou ! l’avare égoïste, c’est-à-dire plein de tendresse pour ses jouissances, sec et froid pour autrui, enfin l’avarice ecclésiastique ; le moine demeuré moine pour exprimer le jus du citron appelé le bien Vivre, et devenu séculier pour happer la monnaie publique. Expliquons d’abord le bonheur continu qu’il trouvait à dormir sous son toit ?

Blangy, c’est-à-dire les soixante maisons décrites par Blondet dans sa lettre à Nathan, est posé sur une bosse de terrain, à gauche de la Thune. Comme toutes les maisons y sont accompagnées de jardins, ce village est d’un aspect charmant. Quelques maisons sont assises le long du cours d’eau. Au sommet de cette vaste motte de terre, se trouve l’église jadis flanquée de son presbytère, et dont le cimetière enveloppe, comme dans beaucoup de villages le chevet de l’église. Le sacrilége Rigou n’avait pas manqué d’acheter ce presbytère jadis construit par la bonne catholique mademoiselle Choin sur un terrain acheté par elle exprès. Un jardin en terrasse, d’où la vue plongeait sur les terres de Blangy, de Soulanges et de Cerneux situées entre les deux parcs seigneuriaux, séparait cet ancien presbytère de l’Église. Du côté opposé, s’étendait une prairie, acquise par le dernier curé, peu de temps avant sa mort et entourée de murs par le défiant Rigou. Le maire ayant refusé de rendre le presbytère à sa primitive destination, la Commune fut obligée d’acheter une maison de paysan située auprès de l’Église ; il fallut dépenser cinq mille francs pour l’agrandir, la restaurer et y joindre un jardinet dont le mur était mitoyen avec la sacristie, en sorte que la communication fut établie comme autrefois entre la maison curiale et l’église. Ces deux maisons, bâties sur l’alignement de l’église à laquelle elles paraissaient tenir par leurs jardins, avaient vue sur un espace de terrain planté d’arbres qui formait d’autant mieux la place de Blangy, qu’en face de la nouvelle Cure, le comte fit construire une Maison Commune destinée à recevoir la mairie, le logement du garde-champêtre, et cette école de frères de la Doctrine Chrétienne si vainement sollicitée par l’abbé Brossette. Ainsi, non seulement les maisons de l’ancien Bénédictin et du jeune prêtre adhéraient à l’église, aussi bien divisés que réunis par elle ; mais encore ils se surveillaient l’un l’autre, et le village entier espionnait l’abbé Brossette. Le grande rue, qui commençait à la Thune, montait tortueusement jusqu’à l’église. Des vignobles et des jardins de paysans, un petit bois couronnaient la butte de Blangy.

La maison de Rigou, la plus belle du village, était bâtie en gros cailloux particuliers à la Bourgogne, pris dans un mortier jaune lissé carrément dans toute la largeur de la truelle, ce qui produit des ondes percées çà et là, par les faces assez généralement noires de ce caillou. Une bande de mortier où pas un silex ne faisait tache, dessinait, à chaque fenêtre, un encadrement que le temps avait rayé par des fissures fines et capricieuses, comme on en voit dans les vieux plafonds. Les volets, grossièrement faits, se recommandaient par une solide peinture vert-dragon. Quelques mousses plates soudaient les ardoises sur le toit. C’est le type des maisons bourguignonnes, les voyageurs en aperçoivent par milliers de semblables en traversant cette portion de la France.

Une porte bâtarde ouvrait sur un corridor, partagé par la cage d’un escalier de bois. A l’entrée, on voyait la porte d’une vaste salle à trois croisées donnant sur la place. La cuisine adossée à l’escalier, tirait son jour de la cour, cailloutée avec soin, et où l’on entrait par une porte cochère. Tel était le rez-de-chaussée. Le premier étage contenait trois chambres, et au-dessus une petite chambre en mansarde. Un bûcher, une remise, une écurie attenaient à la cuisine et faisaient un retour d’équerre. Au-dessus de ces constructions légères, on avait ménagé des greniers, un fruitier et une chambre de domestique. Une basse-cour, une étable, des toits à porc faisaient face à la maison. Le jardin d’environ un arpent et clos de murs, était un jardin de curé, c’est-à-dire plein d’espaliers, d’arbres à fruit, de treilles, aux allées sablées et bordées de quenouilles, à carrés de légumes fumés avec le fumier provenant de l’écurie. Au-dessus de la maison, attenait un second clos, planté d’arbres, enclos de haies, et assez considérable pour que deux vaches y trouvassent leur pâture en tout temps.

A l’intérieur, la salle boisée à hauteur d’appui était tendue de vieilles tapisseries. Les meubles en noyer, bruns de vieillesse et garnis en tapisserie à la main, s’harmoniaient avec la boiserie, avec le plancher également en bois. Le plafond montrait trois poutres en saillie, mais peintes, et à entre-deux plafonnés. La cheminée en bois de noyer, surmontée d’une glace dans un trumeau grotesque, n’offrait d’autre ornement que deux oeufs en cuivre montés sur un pied de marbre, et qui se partageaient en deux, la partie supérieure retournée donnait une bobèche. Ces chandeliers à deux fins, embellis de chaînettes, une invention du règne de Louis XV, commencent à devenir rares. Sur la paroi opposée aux fenêtres, et posée sur un socle vert et or, s’élevait une horloge commune, mais excellente. Les rideaux criant sur leurs tringles en fer, dataient de cinquante ans, leur étoffe en coton à carreaux, semblables à ceux des matelas, alternés de rose et de blanc, venait des Indes. Un buffet et une table à manger complétaient cet ameublement, tenu, d’ailleurs, avec une excessive propreté. Au coin de la cheminée, on apercevait une immense bergère de curé, le siége spécial de Rigou. Dans l’angle, au-dessus du petit bonheur du jour qui lui servait de secrétaire, on voyait accroché à la plus vulgaire patère, un soufflet, origine de la fortune de Rigou.

Sur cette succincte description, dont le style rivalise celui des affiches de vente, il est facile de deviner que les deux chambres respectives de monsieur et madame Rigou, devaient être réduites au strict nécessaire ; mais on se tromperait en pensant que cette parcimonie pût exclure la bonté matérielle des choses. Ainsi la petite maîtresse la plus exigeante se serait trouvée admirablement couchée dans le lit de Rigou, composé d’excellents matelas, de draps en toile fine, grossi d’un lit de plumes acheté jadis pour quelqu’abbé par une dévote, garanti des bises par de bons rideaux. Ainsi de tout, comme on va le voir.

Ce bénédictin, esprit astucieux autant que profond, avait réduit sa femme, qui ne savait ni lire et écrire, ni compter, à une obéissance absolue. Après avoir gouverné le défunt, la pauvre créature finissait servante de son mari, faisant la cuisine, la lessive, à peine aidée par une très jolie fille appelée Annette, âgée de dix-neuf ans, aussi soumise à Rigou que sa maîtresse et qui gagnait trente francs par an.

Grande, sèche et maigre, madame Rigou, femme à figure jaune, colorée aux pommettes, la tête toujours enveloppée d’un foulard et portant le même jupon pendant toute l’année, ne quittait pas sa maison deux heures par mois et nourrissait son activité par tous les soins qu’une servante dévouée donne à une maison. Le plus habile observateur n’aurait pas trouvé trace de la magnifique taille, de la fraîcheur à la Rubens, de l’embonpoint splendide, des dents superbes, des yeux de vierge qui jadis recommandèrent la jeune fille à l’attention du curé Niseron. La seule et unique couche de sa fille, madame Soudry la jeune, avait décimé les dents, fait tomber les cils, terni les yeux, gauchi la taille, flétri le teint. Il semblait que le doigt de Dieu se fût appesanti sur l’épouse du prêtre. Comme toutes les riches ménagères de la campagne, elle jouissait de voir ses armoires pleines de robes de soie, ou en pièces ou faites et neuves, de dentelles, de bijoux qui ne lui servaient jamais qu’à faire commettre le péché d’envie ; à faire souhaiter sa mort aux jeunes servantes de Rigou. C’était un de ces êtres moitié femmes, moitié bestiaux, nés pour vivre instinctivement. Cette ex-belle Arsène étant désintéressée, le legs du feu curé Niseron serait inexplicable sans le curieux événement qui l’inspira, et qu’il faut rapporter pour l’instruction de l’immense tribu des Héritiers.

Madame Niseron, la femme du vieux sacristain, comblait d’attentions l’oncle de son mari, car l’imminente succession d’un vieillard de soixante-douze ans, estimée à quarante et quelques mille livres, devait mettre la famille de l’unique héritier dans une aisance assez impatiemment attendue par feu madame Niseron, laquelle, outre son fils, jouissait d’une charmante petite fille, espiègle, innocente, une de ces créatures qui ne sont peut-être accomplies que parce qu’elles doivent disparaître, car elle mourut à quatorze ans des pâles couleurs, le nom populaire de la chlorose. Feu follet du presbytère, cette enfant allait chez son grand-oncle le curé comme chez elle, elle y faisait la pluie et le beau temps, elle aimait mademoiselle Arsène, la jolie servante que son oncle put prendre en 1788, à la faveur de la licence introduite dans la discipline par les premiers orages révolutionnaires. Arsène, nièce de la vieille gouvernante du curé, fut appelée pour la suppléer, car en se sentant mourir, la vieille mademoiselle Pichard voulait sans doute faire transporter ses droits à la belle Arsène.

En 1791, au moment où le curé Niseron offrit un asile à Dom Rigou et au frère Jean, la petite Niseron se permit une espiéglerie fort innocente. En jouant avec Arsène et d’autres enfants à ce jeu qui consiste à cacher chacun à son tour un objet que les autres cherchent et qui fait crier : " Tu brûles ou tu gèles, " selon que les chercheurs s’en éloignent ou s’en approchent, la petite Geneviève eut l’idée de fourrer le soufflet de la salle dans le lit d’Arsène. Le soufflet fut introuvable, le jeu cessa, Geneviève, emmenée par sa mère, oublia de remettre le soufflet à son clou. Arsène et sa tante cherchèrent le soufflet pendant une semaine, puis on ne le chercha plus, on pouvait s’en passer, le vieux curé soufflait son feu avec une sarbacane faite au temps où les sarbacanes furent à la mode, et qui sans doute provenait de quelque courtisan d’Henri III. Enfin, un soir, un mois avant sa mort, la gouvernante, après un dîner auquel avaient assisté l’abbé Mouchon, la famille Niseron et le curé de Soulanges, fit des lamentations de Jérémie sur le soufflet, sans pouvoir en expliquer la disparition.

— Eh ! mais il est depuis quinze jours dans le lit d’Arsène, dit la petite Niseron en éclatant de rire, si cette grande paresseuse faisait son lit, elle l’aurait trouvé…

En 1791, tout le monde put éclater de rire ; mais à ce rire succéda le plus profond silence.

— Il n’y a rien de risible à cela, dit la gouvernante, depuis que je suis malade, Arsène me veille.

Malgré cette explication, le curé Niseron jeta sur madame Niseron et sur son mari le regard foudroyant d’un prêtre qui croit à un complot. La gouvernante mourut. Dom Rigou sut si bien exploiter la haine du curé, que l’abbé Niseron déshérita Jean-Francois Niseron au profit d’Arsène Pichard.

En 1823, Rigou se servait toujours par reconnaissance de la sarbacane pour attiser le feu.

Madame Niseron, folle de sa fille, ne lui survécut pas. La mère et l’enfant moururent en 1794. Le curé mort, le citoyen Rigou s’occupa lui-même des affaires d’Arsène, en la prenant pour sa femme.

L’ancien frère convers de l’Abbaye, attaché à Rigou comme un chien à son maître, devint à la fois le palefrenier, le jardinier, le vacher, le valet de chambre et le régisseur de ce sensuel Harpagon.

Arsène Rigou, mariée en 1821 au Procureur du Roi, sans dot, rappelle un peu la beauté commune de sa mère et possède l’esprit sournois de son père.

Alors âgé de soixante-sept ans, Rigou n’avait pas fait une seule maladie en trente ans, et rien ne paraissait devoir atteindre cette santé vraiment insolente. Grand, sec, les yeux bordés d’un cercle brun, les paupières presque noires, quand le matin il laissait voir son cou ridé, rouge et grenu, vous l’eussiez d’autant mieux comparé à un condor que son nez très-long, pincé du bout, aidait encore à cette ressemblance par une coloration sanguinolente. Sa tête quasi chauve eût effrayé les connaisseurs par un occiput en dos d’âne, indice d’une volonté despotique. Ses yeux grisâtres, presque voilés par ses paupières à membranes filandreuses, étaient prédestinés à jouer l’hypocrisie. Deux mèches de couleur indécise, à cheveux si clairsemés qu’ils ne cachaient pas la peau, flottaient au-dessus des oreilles larges, hautes et sans ourlet, trait qui révèle la cruauté dans l’ordre moral quand il n’annonce pas la folie. La bouche, très-fendue et à lèvres minces, annonçait un mangeur intrépide, un buveur déterminé par la tombée des coins qui dessinait deux espèces de virgules où coulaient les jus, où pétillait sa salive quand il mangeait ou parlait. Héliogabale devait être ainsi.

Son costume invariable consistait en une longue redingote bleue à collet militaire, en une cravate noire, un pantalon et un vaste gilet de drap noir. Ses souliers à fortes semelles étaient garnis de clous à l’extérieur, et à l’intérieur d’un chausson tricoté par sa femme durant les soirées d’hiver. Annette et sa maîtresse tricotaient aussi les bas de Monsieur.

Rigou s’appelait Grégoire. Aussi ses amis ne renonçaient-ils point aux divers calembourgs que le G du prénom autorisait, malgré l’usage immodéré qu’on en faisait depuis trente ans. On le saluait toujours de ces phrases : J’ai Rigou ! — Je Ris, goutte ! — Ris, goûte ! Rigoulard, etc., mais surtout de Grigou (G. Rigou.)

Quoique cette esquisse peigne le caractère, personne n’imaginerait jamais jusqu’où, sans opposition et dans la solitude, l’ancien Bénédictin avait poussé la science de l’égoïsme, celle du bien vivre et la volupté sous toutes les formes. D’abord, il mangeait seul, servi par sa femme et par Annette qui se mettaient à table avec Jean, après lui, dans la cuisine, pendant qu’il digérait son dîner, qu’il cuvait son vin en lisant les nouvelles.

A la campagne, on ne connaît pas les noms propres des journaux, ils s’appellent tous les nouvelles.

Le dîner, de même que le déjeûner et le souper, toujours composés de choses exquises, étaient cuisinés avec cette science qui distingue les gouvernantes de curé entre toutes les cuisinières. Ainsi, madame Rigou battait elle-même le beurre deux fois par semaine. La crème entrait comme élément dans toutes les sauces. Les légumes étaient cueillis de manière à sauter de leurs planches dans la casserole. Les Parisiens, habitués à manger de la verdure des légumes qui accomplissent une seconde végétation exposés au soleil, à l’infection des rues, à la fermentation des boutiques, arrosés par les fruitières qui leur donnent ainsi la plus trompeuse fraîcheur, ignorent les saveurs exquises que contiennent ces produits auxquels la nature a confié des vertus fugitives, mais puissantes, quand ils sont mangés en quelque sorte tout vifs Le boucher de Soulanges apportait sa meilleure viande, sous peine de perdre la pratique du redoutable Rigou. Les volailles, élevées à la maison, devaient être d’une excessive finesse. Ce soin de papelardise embrassait toute chose, mais relativement à Rigou seulement. Si les pantoufles de ce savant Thélémiste étaient de cuir grossier, une bonne peau d’agneau en formait la doublure. S’il portait une redingote de gros drap, c’est qu’elle ne touchait pas sa peau, car sa chemise, blanchie et repassée au logis, avait été filée par les plus habiles doigts de la Frise. Sa femme, Annette et Jean buvaient le vin du pays, le vin que Rigou se réservait sur sa récolte ; mais, dans sa cave particulière, pleine comme une cave de Belgique, les vins de Bourgogne les plus fins côtoyaient ceux de Bordeaux, de Champagne, de Roussillon, du Rhône, d’Espagne, tous achetés dix ans à l’avance, et toujours mis en bouteille par frère Jean. Les liqueurs provenues des îles procédaient de madame Amphoux, l’usurier en avait acquis une provision pour le reste de ses jours, au dépeçage d’un château de Bourgogne. Rigou mangeait et buvait comme Louis XIV, un des plus grands consommateurs connus, ce qui trahit les dépenses d’une vie plus que voluptueuse. Discret et habile dans sa prodigalité secrète, il disputait ses moindres marchés comme savent disputer les gens d’Église. Au lieu de prendre des précautions infinies pour ne pas être trompé dans ses acquisitions, le rusé moine gardait un échantillon et se faisait écrire les conventions ; mais quand son vin ou ses provisions voyageaient, il prévenait qu’au plus léger vice des choses, il refuserait d’en prendre livraison. Jean, directeur du fruitier, était dressé à savoir conserver les produits du plus beau fruitage connu dans le département. Rigou mangeait des poires, des pommes et quelquefois du raisin à Pâques. Jamais prophète susceptible de passer Dieu ne fut plus aveuglément obéi que ne l’était Rigou chez lui dans ses moindres caprices. Le mouvement de ses gros sourcils noirs plongeait sa femme, Annette et Jean dans des inquiétudes mortelles. Il retenait ses trois esclaves par la multiplicité minutieuse de leurs devoirs qui leur faisait comme une chaîne. A tout moment, ces pauvres gens se voyaient sous le coup d’un travail obligé, d’une surveillance, et ils avaient fini par trouver une sorte de plaisir dans l’accomplissement de ces travaux constants, ils ne s’ennuyaient point. Tous trois, ils avaient le bien-être de cet homme pour seul et unique texte de leurs préoccupations.

Annette était, depuis 1795, la dixième jolie bonne prise par Rigou qui se flattait d’arriver à la tombe avec ces relais de jeunes filles. Venue à seize ans, à dix-neuf ans Annette devait être renvoyée. Chacune de ces bonnes, choisie à Auxerre, à Clamecy, dans le Morvan, avec des soins méticuleux, était attirée par la promesse d’un beau sort, mais madame Rigou s’entêtait à vivre ! Et toujours au bout de trois ans, une querelle amenée par l’insolence de la servante envers sa pauvre maîtresse, en nécessitait le renvoi. Annette, vrai chef-d’œuvre de beauté fine, ingénieuse, piquante, méritait une couronne de duchesse. Elle ne manquait pas d’esprit, Rigou ne savait rien de l’intelligence d’Annette et de Jean-Louis Tonsard, ce qui prouvait qu’il se laissait prendre par cette jolie fille, la seule à qui l’ambition eût suggéré la flatterie, comme moyen d’aveugler ce lynx.

Ce Louis XV, sans trône, ne s’en tenait pas uniquement à la jolie Annette. Oppresseur hypothécaire des terres achetées par les paysans au delà de leurs moyens, il faisait son sérail de la vallée, depuis Soulanges jusqu’à cinq lieues au delà de Couches vers la Brie, sans y dépenser autre chose que des retardements de poursuites pour obtenir ces fugitifs trésors qui dévorent la fortune de tant de vieillards. Cette vie exquise, cette vie comparable à celle de Bouret ne coûtait donc presque rien. Grâce à ses nègres blancs, Rigou faisait abattre, façonner, rentrer ses fagots, ses bois, ses foins, ses blés. Pour le paysan, la main-d’œuvre est peu de chose, surtout en considération d’un ajournement d’intérêts à payer. Ainsi Rigou, tout en demandant de petites primes pour des retards de quelques mois, pressurait ses débiteurs en exigeant d’eux des services manuels, véritables corvées auxquelles ils se prêtaient, croyant ne rien donner, parce qu’ils ne sortaient rien de leurs poches. On payait ainsi parfois à Rigou plus que le capital de la dette.

Profond comme un moine, silencieux comme un Bénédictin en travail d’histoire, rusé comme un prêtre, dissimulé comme tout avare, se tenant dans les limites du droit, toujours en règle, cet homme eût été Tibère à Rome, Richelieu sous Louis XIII, Fouché, s’il avait eu l’intention d’aller à la Convention ; mais il eut la sagesse d’être un Lucullus sans faste, un voluptueux avare. Pour occuper son esprit, il jouissait d’une haine taillée en plein drap. Il tracassait le général comte de Montcornet, il faisait mouvoir les paysans par le jeu de fils cachés dont le maniement l’amusait comme une partie d’échecs où les pions vivaient, où les cavaliers couraient à cheval, où les fous comme Fourchon babillaient, où les tours féodales brillaient au soleil, où la Reine faisait malicieusement échec au Roi. Tous les jours en se levant de sa fenêtre, il voyait les faîtes orgueilleux des Aigues, les cheminées des pavillons, les superbes Portes, et il se disait : — " Tout cela tombera ! je sècherai ces ruisseaux, j’abattrai ces ombrages. " Enfin, il avait sa grande et sa petite victime. S’il méditait la ruine du château, le renégat se flattait de tuer l’abbé Brossette à coups d’épingles.

Pour achever de peindre cet ex-religieux, il suffira de dire qu’il allait à la messe en regrettant que sa femme vécût, et manifestant le désir de se réconcilier avec l’Église aussitôt son veuvage venu. Il saluait avec déférence l’abbé Brossette en le rencontrant, et lui parlait doucement sans jamais s’emporter. En général, tous les gens qui tiennent à l’Église, ou qui en sont sortis, ont une patience d’insecte, ils la doivent à l’obligation de garder un décorum, éducation qui manque depuis vingt ans à l’immense majorité des Français, même à ceux qui se croient bien élevés. Tous les Conventuels que la Révolution a fait sortir de leurs monastères et qui sont entrés dans les affaires ont montré par leur froideur et par leur réserve la supériorité que donne la discipline ecclésiastique à tous les enfants de l’Église, même à ceux qui la désertent.

Eclairé dès 1792 par l’affaire du testament, Gaubertin avait su sonder la ruse que contenait la figure enfiellée de cet habile hypocrite ; aussi s’en était-il fait un compère en communiant avec lui devant le Veau d’or. Dès la fondation de la maison Leclercq, il dit à Rigou d’y mettre cinquante mille francs en les lui garantissant. Rigou devint un commanditaire d’autant plus important qu’il laissa ce fonds se grossir des intérêts accumulés. En ce moment l’intérêt de Rigou dans cette maison était encore de cent mille francs, quoiqu’en 1816 il eût repris une somme de quatre-vingt mille francs environ, pour la placer sur le Grand-Livre, en y trouvant sept mille francs de rentes. Lupin connaissait à Rigou pour cent cinquante mille francs d’hypothèques en petites sommes sur de grands biens. Ostensiblement, Rigou possédait en terres environ quatorze mille francs de revenus bien nets. On apercevait donc environ quarante mille francs de rentes à Rigou. Mais quant à son trésor, c’était un X qu’aucune règle de proportion ne pouvait dégager, de même que le diable seul connaissait les affaires qu’il tripotait avec Langlumé.

Ce terrible usurier, qui comptait vivre encore vingt ans, avait inventé des règles fixes pour opérer. Il ne prêtait rien à un paysan qui n’achetait pas au moins trois hectares et qui ne payait pas la moitié du prix comptant. On voit que Rigou connaissait bien le vice de la loi sur les expropriations appliquée aux parcelles et le danger que fait courir au Trésor et à la Propriété l’excessive division des biens. Poursuivez donc un paysan qui vous prend un sillon, quand il n’en possède que cinq !

Le coup-d’œil de l’intérêt privé distancera toujours de vingt-cinq ans celui d’une assemblée de législateurs. Quelle leçon pour un pays ! La loi émanera toujours d’un vaste cerveau, d’un homme de génie et non de neuf cents intelligences qui se rapetissent en se faisant foule. La loi de Rigou ne contient-elle pas en effet le principe de celle à chercher pour arrêter le non-sens que présente la propriété réduite à des moitiés, des tiers, des quarts, des dixièmes de centiare, comme dans la commune d’Argenteuil où l’on compte trente mille parcelles ?

De telles opérations voulaient un compérage étendu comme celui qui pesait sur cet arrondissement. D’ailleurs, comme Rigou faisait faire à Lupin environ le tiers des actes qui se passaient annuellement dans l’Etude, il trouvait dans le notaire de Soulanges un compère dévoué. Ce forban pouvait ainsi comprendre dans le contrat de prêt, auquel assistait toujours la femme de l’emprunteur quand il était marié, la somme à laquelle se montaient les intérêts illégaux. Le paysan, ravi de n’avoir que les cinq pour cent à payer annuellement pendant la durée du prêt, espérait toujours s’en tirer par un travail enragé, par des engrais qui bonifiaient le gage de Rigou.

De là les trompeuses merveilles enfantées par ce que d’imbéciles économistes nomment la petite culture, le résultat d’une faute politique à laquelle nous devons de porter l’argent français en Allemagne pour y acheter des chevaux que le pays ne fournit plus, une faute qui diminuera tellement la production des bêtes à cornes que la viande sera bientôt inabordable, non pas seulement au peuple, mais encore à la petite bourgeoisie. (Voyez le Curé de Village.)

Donc, bien des sueurs, entre Couches et La-Ville-aux-Fayes, coulaient pour Rigou, que chacun respectait, tandis que le travail chèrement payé par le général, le seul qui jetât de l’argent dans le pays, lui valait des malédictions et la haine vouée aux riches. De tels faits ne seraient-ils pas inexplicables sans le coup-d’œil jeté sur la Médiocratie ? Fourchon avait raison, les bourgeois remplaçaient les seigneurs. Ces petits propriétaires, dont le type est représenté par Courtecuisse étaient les mains-mortables du Tibère de la vallée d’Avonne, de même qu’à Paris les industriels sans argent sont les paysans de la haute Banque. Soudry suivait l’exemple de Rigou depuis Soulanges jusqu’à cinq lieues de La-Ville-aux-Fayes. Ces deux usuriers s’étaient partagé l’arrondissement. Gaubertin, dont la rapacité s’exerçait dans une sphère supérieure, non seulement ne faisait pas concurrence à ses associés, mais il empêchait les capitaux de La-Ville-aux-Fayes de prendre cette fructueuse route. On peut deviner maintenant quelle influence ce triumvirat de Rigou, de Soudry, de Gaubertin, obtenait aux élections par des électeurs dont la fortune dépendait de leur mansuétude.

Haine, intelligence et fortune, tel était le triangle terrible par lequel s’expliquait l’ennemi le plus proche des Aigues, le surveillant du général, en relations constantes avec soixante ou quatre-vingts petits propriétaires, parents ou alliés des paysans, et qui le redoutaient comme on redoute un créancier.

Rigou se superposait à Tonsard. L’un vivait de vols en nature, l’autre s’engraissait de rapines légales. Tous deux aimaient à bien vivre, c’était la même nature sous deux espèces, l’une naturelle, l’autre aiguisée par l’éducation du cloître.

Lorsque Vaudoyer quitta le cabaret du Grand-I-Vert pour consulter l’ancien maire, il était environ quatre heures. A cette heure, Rigou dînait.

En trouvant la porte bâtarde fermée, Vaudoyer regarda pardessus les rideaux en criant : — Monsieur Rigou, c’est moi, Vaudoyer….

Jean sortit par la porte cochère et fit entrer Vaudoyer un instant après, en lui disant : — Viens au jardin, monsieur a du monde.

Ce monde était Sibilet, qui, sous prétexte de s’entendre relativement à la signification du jugement que venait de faire Brunet, s’entretenait avec Rigou de tout autre chose. Il avait trouvé l’usurier achevant son dessert.

Sur une table carrée, éblouissante de linge, car, peu soucieux de la peine de sa femme et d’Annette, Rigou voulait du linge blanc tous les jours, le régisseur vit apporter une jatte de fraises, des abricots, des pêches, des cerises, des amandes, tous les fruits de la saison à profusion, servis dans des assiettes de porcelaine blanche, et sur des feuilles de vigne, presqu’aussi coquettement qu’aux Aigues.

En voyant Sibilet, Rigou lui dit de pousser les verroux aux portes battantes intérieures qui se trouvaient adaptées à chaque porte, autant pour garantir du froid que pour étouffer les sons, et il lui demanda quelle affaire si pressante l’obligeait à venir le voir en plein jour, tandis qu’il pouvait conférer si sûrement la nuit.

— C’est que le Tapissier a parlé d’aller à Paris y voir le garde-des-sceaux, il est capable de vous faire bien du mal, de demander le déplacement de votre gendre, des juges de La-Ville-aux-Fayes, et du président surtout, quand il lira le jugement qu’on vient de rendre en votre faveur. Il se cabre, il est fin, il a dans l’abbé Brossette un conseil capable de jouter avec vous et avec Gaubertin. Les prêtres sont puissants. Monseigneur l’évêque aime bien l’abbé Brossette. Madame la comtesse a parlé d’aller voir son cousin le préfet, le comte de Castéran, à propos de Nicolas. Michaud commence à lire couramment dans notre jeu…

— Tu as peur, dit l’usurier tout doucement en jetant sur Sibilet un regard que le soupçon rendit moins terne qu’à l’ordinaire et qui fut terrible. Tu calcules s’il ne vaut pas mieux te mettre du côté de monsieur le comte de Montcornet ?

— Je ne vois pas trop où je prendrai, quand vous aurez dépecé les Aigues, quatre mille francs à placer tous les ans, honnêtement, comme je le fais depuis cinq ans, répondit crûment Sibilet. Monsieur Gaubertin m’a, dans les temps, débité les plus belles promesses ; mais la crise approche, on va se battre certainement, promettre et tenir sont deux après la victoire.

— Je lui parlerai, répondit Rigou tranquillement. En attendant voici, moi, ce que je répondrais, si cela me regardait :

" Depuis cinq ans, tu portes à monsieur Rigou quatre mille francs par an, et ce brave homme t’en donne sept et demi pour cent, ce qui te fait en ce moment un compte de vingt-sept mille francs, à cause de l’accumulation des intérêts ; mais comme il existe un acte sous signature privée, double entre toi et Rigou, le régisseur des Aigues serait renvoyé le jour où l’abbé Brossette apporterait cet acte sous les yeux du Tapissier, surtout après une lettre anonyme qui l’instruirait de ton double rôle. Tu ferais donc mieux de chasser avec nous, sans demander tes os par avance, d’autant plus que monsieur Rigou n’étant pas tenu de te donner légalement sept et demi pour cent et les intérêts des intérêts, te ferait des offres réelles de tes vingt mille francs ; et, en attendant que tu puisses les palper, ton procès allongé par la chicane serait jugé par le tribunal de La-Ville-aux-Fayes. En te conduisant sagement quand monsieur Rigou sera propriétaire de ton pavillon aux Aigues, tu pourras continuer avec trente mille francs environ et trente mille autres francs que pourrait te confier Rigou, le commerce d’argent que fait Rigou, lequel sera d’autant plus avantageux que les paysans se jetteront sur les terres des Aigues divisées en petits lots, comme la pauvreté sur le monde. " Voilà ce que pourrait te dire monsieur Gaubertin ; mais moi, je n’ai rien à te répondre, cela ne me regarde pas… Gaubertin et moi, nous avons à nous plaindre de cet enfant du peuple qui bat son père, et nous poursuivons notre idée. Si l’ami Gaubertin a besoin de toi, moi, je n’ai besoin de personne, car tout le monde est à ma dévotion. Quant au garde-des-sceaux, on en change assez souvent ; tandis que, nous autres, nous sommes toujours là.

— Enfin, vous êtes prévenu, reprit Sibilet qui se sentit bâté comme un âne.

— Prévenu de quoi ? demanda finement Rigou.

— De ce que fera le Tapissier, répondit humblement le régisseur, il est allé furieux à la Préfecture.

— Qu’il aille ! si les Montcornet n’usaient pas de roues, que deviendraient les carrossiers ?

— Je vous apporterai mille écus ce soir à onze heures, dit Sibilet ; mais vous devriez avancer ces affaires en me cédant quelques-unes de vos hypothèques arrivées à terme, une de celles qui pourraient me valoir quelques bons lots de terres…

— J’ai celle de Courtecuisse, et je veux le ménager, car c’est le meilleur tireur du département ; en te la transportant tu aurais l’air de tracasser ce drôle-là pour le compte du Tapissier, et ça ferait d’une pierre deux coups, il serait capable de tout en se voyant plus bas que Fourchon. Courtecuisse s’est exterminé sur la Bâchelerie, il a bien amendé le terrain, il a mis des espaliers aux murs du jardin. Ce petit domaine vaut quatre mille francs, le comte te les donnerait pour les trois arpents qui jouxtent ses remises. Si Courtecuisse n’était pas un licheur, il aurait pu payer ses intérêts avec ce qu’on y tue de gibier.

— Eh bien ! transportez-moi cette créance, j’y ferai mon beurre, j’aurai la maison et le jardin pour rien, le comte achètera les trois arpents.

— Quelle part me donneras-tu ?

— Mon Dieu, vous sauriez traire du lait à un bœuf ! s’écria Sibilet. Et moi, qui viens d’arracher au Tapissier l’ordre de réglementer le glanage d’après la loi…

— Tu as obtenu cela, mon gars ? dit Rigou qui plusieurs jours auparavant avait suggéré l’idée de ces vexations à Sibilet en lui disant de les conseiller au général. Nous le tenons, il est perdu ; mais ce n’est pas assez de le tenir par un bout, il faut le ficeler comme une carotte de tabac ! Tire les verroux, mon gars, dis à ma femme de m’apporter le café, les liqueurs, et dis à Jean d’atteler, je vais à Soulanges. A ce soir ! — Bonjour, Vaudoyer, dit l’ancien maire en voyant entrer son ancien garde-champêtre, Eh ! bien, qu’y a-t-il ?…

Vaudoyer raconta tout ce qui venait de se passer au cabaret et demanda l’avis de Rigou sur la légalité des réglements médités par le général.

— Il en a le droit, répliqua nettement Rigou. Nous avons un rude seigneur ; l’abbé Brossette est un malin, votre curé suggère toutes ces mesures-là, parce que vous n’allez pas à la messe, tas de parpaillots !… J’y vais bien, moi ! Il y a un Dieu, voyez-vous !… Vous endurez tout, le Tapissier ira toujours de l’avant !…

— Eh ! bien, nous glanerons !… dit Vaudoyer avec cet accent résolu qui distingue les Bourguignons.

— Sans certificat d’indigence ? reprit l’usurier. On dit qu’il est allé demander des troupes à la Préfecture, afin de vous faire rentrer dans le devoir.

— Nous glanerons comme par le passé, répéta Vaudoyer.

— Glanez !… monsieur Sarcus jugera si vous avez eu raison, dit l’usurier en ayant l’air de promettre aux glaneurs la protection de la Justice-de-paix.

— Nous glanerons et nous serons en force !… Ou la Bourgogne ne serait plus la Bourgogne ! dit Vaudoyer. Si les gendarmes ont des sabres, nous avons des faulx, et nous verrons !

A quatre heures et demie, la grande porte verte de l’ancien presbytère tourna sur ses gonds, et le cheval bai-brun, mené à la bride par Jean, tourna vers la place. Madame Rigou et Annette venues sur le pas de la porte bâtarde, regardaient la petite carriole d’osier, peinte en vert, à capote de cuir, où se trouvait leur maître établi sur de bons coussins.

— Ne vous attardez pas, monsieur, dit Annette en faisant une petite moue.

Tous les gens du village, instruits déjà des menaçants arrêtés que le maire voulait prendre, se mirent tous sur leurs portes ou s’arrêtèrent dans la grande rue en voyant passer Rigou, pensant tous qu’il allait à Soulanges pour les défendre.

— Eh ! bien madame Courtecuisse, notre ancien maire va sans doute aller nous défendre, dit une vieille fileuse que la question des délits forestiers intéressait beaucoup, car son mari vendait des fagots volés à Soulanges.

— Mon Dieu, le cœur lui saigne de voir ce qui se passe, il en est malheureux autant que vous autres, répondit-elle.

— Ah ! c’est pas pour dire, mais on l’a bien maltraité, lui !

— Bonjour, monsieur Rigou, dit la fileuse que Rigou salua.

Quand l’usurier traversa la Thune, guéable en tout temps, Tonsard, sorti de son cabaret, dit à Rigou sur la route cantonale : — Eh ! bien, père Rigou, le Tapissier veut donc que nous soyons ses chiens ?…

— Nous verrons ça ! répondit l’usurier en fouettant son cheval.

— Il saura bien nous défendre, dit Tonsard à un groupe de femmes et d’enfants attroupés autour de lui.

— Il pense à vous, comme un aubergiste pense aux goujons en nettoyant sa poêle à frire, répliqua Fourchon.

— Ote donc le battant à ta grelote quand tu es saoul !… dit Mouche en tirant son grand-père par sa blouse et le faisant tomber sur le talus au rez d’un peuplier. Si ce mâtin de moine entendait ça, tu ne lui vendrais plus tes paroles si cher…

En effet, si Rigou courait à Soulanges, il était emporté par l’importante nouvelle donnée par Sibilet qui lui parut menaçante pour la coalition secrète de la bourgeoisie avonnaise.