Les Paysans/I
Œuvres complètes de H. de BalzacA. Houssiaux18 (p. 220-234).

de France, par l’an 1830, qui ne s’est pas souvenu que Napoléon a préféré les chances de son malheur à l’armement des masses.

Si j’ai, pendant huit ans, cent fois quitté, cent fois repris ce livre, le plus considérable de ceux que j’ai résolu d’écrire, c’est que tous mes amis, comme vous-même, ont compris que le courage pouvait chanceler devant tant de difficultés, tant de détails mêlés à ce drame doublement terrible et si cruellement ensanglanté ; mais, au nombre des raisons qui me rendent aujourd’hui presque téméraire, comptez le désir d’achever une œuvre destinée à vous donner un témoignage de ma vive et durable reconnaissance pour un dévouement qui fut une de mes plus grandes consolations dans l’infortune.

DE BALZAC.





PREMIÈRE PARTIE

QUI TERRE A, GUERRE A


I. — LE CHÂTEAU.


À MONSIEUR NATHAN.


Aux Aigues, 6 août 1823.


» Toi qui procures de délicieux rêves au public avec tes fantaisies, mon cher Nathan, je vais te faire rêver avec du vrai. Tu me diras si jamais le siècle actuel pourra léguer de pareils songes aux Nathan et aux Blondet de l’an 1923 ! Tu mesureras la distance à laquelle nous sommes du temps où les Florine du dix-huitième siècle trouvaient, à leur réveil, un château comme les Aigues, dans un contrat.

» Mon très cher, si tu reçois ma lettre dans la matinée, vois-tu de ton lit, à cinquante lieues de Paris environ, au commencement de la Bourgogne, sur une grande route royale, deux petits pavillons en brique rouge, réunis ou séparés par une barrière peinte en vert ?… Ce fut là que la diligence déposa ton ami.

» De chaque côté des pavillons, serpente une haie vive d’où s’échappent des ronces semblables à des cheveux follets. Çà et là, une pousse d’arbre s’élève insolemment. Sur le talus du fossé, de belles fleurs baignent leurs pieds dans une eau dormante et verte. A droite et à gauche, cette haie rejoint deux lisières de bois, et la double prairie à laquelle elle sert d’enceinte, a sans doute été conquise par quelque défrichement.

À ces pavillons déserts et poudreux commence une magnifique avenue d’ormes centenaires, dont les têtes en parasol se penchent les unes sur les autres et forment un long, un majestueux berceau. L’herbe croît dans l’avenue ; à peine y remarque-t-on les sillons tracés par les doubles roues des voitures. L’âge des ormes, la largeur de deux contre-allées, la tournure vénérable des pavillons, la couleur brune des chaînes de pierre, tout indique les abords d’un château quasi royal.

Avant d’arriver à cette barrière, du haut d’une de ces éminences que, nous autres Français, nous nommons assez vaniteusement une montagne, et au bas de laquelle se trouve le village de Couches, le dernier relais, j’avais aperçu la longue vallée des Aigues, au bout de laquelle la grande route tourne pour aller droit à la petite sous-préfecture de la Ville-aux-Fayes, où trône le neveu de notre ami des Lupeaulx. D’immenses forêts posées à l’horizon, sur une vaste colline côtoyée par une rivière, dominent cette riche vallée, encadrée au loin par les monts d’une petite Suisse, appelée le Morvan. Ces épaisses forêts appartiennent aux Aigues, au marquis de Ronquerolles et au comte de Soulanges, dont les châteaux et les parcs, dont les villages vus de loin et de haut donnent de la vraisemblance aux fantastiques paysages de Breughel-de-Velours.

Si ces détails ne te remettent pas en mémoire tous les châteaux en Espagne que tu as désiré posséder en France, tu ne serais pas digne de cette narration d’un Parisien stupéfait. J’ai enfin joui d’une campagne où l’art se trouve mêlé à la nature, sans que l’un soit gâté par l’autre, où l’art semble naturel, où la nature est artiste. J’ai rencontré l’oasis que nous avons si souvent rêvée d’après quelques romans : une nature luxuriante et parée, des accidents sans confusion, quelque chose de sauvage et d’ébouriffé, de secret, de pas commun. Enjambe la barrière, et marchons.

Quand mon œil curieux a voulu embrasser l’avenue où le soleil ne pénètre qu’à son lever ou à son coucher, en la zébrant de ses rayons obliques ma vue a été barrée par le contour que produit une élévation du terrain ; mais, après ce détour, la longue avenue est coupée par un petit bois, et nous sommes dans un carrefour, au centre duquel se dresse un obélisque en pierre, absolument comme un éternel point d’admiration. Entre les assises de ce monument, terminé par une boule à piquants (quelle idée !), pendent quelques fleurs purpurines ou jaunes, selon la saison. Certes, les Aigues ont été bâtis par une femme, ou pour une femme ; un homme n’a pas d’idées si coquettes ; l’architecte a eu quelque mot d’ordre.

Après avoir franchi ce bois, posé comme en sentinelle, je suis arrivé dans un délicieux pli de terrain, au fond duquel bouillonne un ruisseau que j’ai passé sur une arche en pierres moussues, d’une superbe couleur, la plus jolie des mosaïques entreprises par le temps. L’avenue remonte le cours d’eau par une pente douce. Au loin, se voit le premier tableau ; un moulin et son barrage, sa chaussée et ses arbres, ses canards, son linge étendu, sa maison couverte en chaume, ses filets et sa boutique à poisson, sans compter un garçon meunier qui déjà m’examinait. En quelque endroit que vous soyez à la campagne, et quand vous vous y croyez seul, vous êtes le point de mire de deux yeux couverts d’un bonnet de coton ; un ouvrier quitte sa houe, un vigneron relève son dos voûté, une petite gardeuse de chèvres, de vaches ou de moutons, grimpe dans un saule pour vous espionner.

Bientôt l’avenue se transforme en une allée d’acacias qui mène à une grille du temps où la serrurerie faisait de ces filigranes aériens qui ne ressemblent pas mal aux traits enroulés dans l’exemple d’un maître d’écriture. De chaque côté de la grille s’étend un saut de loup, dont la double crête est garnie des lances et des dards les plus menaçants, de véritables hérissons en fer. Cette grille est d’ailleurs encadrée par deux pavillons de concierge semblables à ceux du palais de Versailles, et couronnés par des vases de proportions colossales. L’or des arabesques a rougi, la rouille y a mêlé ses teintes ; mais cette porte, dite de l’Avenue, et qui révèle la main du grand Dauphin, à qui les Aigues la doivent, ne m’en a paru que plus belle. Au bout de chaque saut de loup commencent des murailles non crépies, où les pierres, enchâssées dans un mortier de terre rougeâtre, montrent leurs teintes multipliées : le jaune ardent du silex, le blanc de la craie, le brun-rouge de la meulière, et les formes les plus capricieuses. Au premier abord, le parc est sombre, ses murs sont cachés par des plantes grimpantes, par des arbres qui, depuis cinquante ans, n’ont pas entendu la hache. On dirait d’une forêt redevenue vierge par un phénomène exclusivement réservé aux forêts. Les troncs sont enveloppés de lianes qui vont de l’un à l’autre. Des guis d’un vert luisant pendent à toutes les bifurcations des branches où il a pu séjourner de l’humidité. J’ai retrouvé les lierres gigantesques, les arabesques sauvages qui ne fleurissent qu’à cinquante lieues de Paris, là, où le terrain ne coûte pas assez cher pour qu’on l’épargne. Le paysage, ainsi compris, veut beaucoup de terrain. Là, donc, rien de peigné, le râteau ne se sent pas, l’ornière est pleine d’eau, la grenouille y fait tranquillement ses têtards, les fines fleurs de forêt y poussent, et la bruyère y est aussi belle que celle que j'ai vu en janvier sur ta cheminée, dans le riche cachepot apporté par Florine. Ce mystère enivre, il inspire de vagues désirs. Les odeurs forestières, senteurs adorées par les âmes friandes de poésie, à qui plaisent les mousses les plus innocentes, les cryptogames les plus vénéneux, les terres mouillées, les saules, les baumes, le serpolet, les eaux vertes d’une mare, l’étoile arrondie des nénuphars jaunes ; toutes ces vigoureuses fécondations se livraient au flair de mes narines, en me livrant toutes une pensée, leur âme peut-être. Je pensais alors à une robe rose, ondoyant à travers cette allée tournante.

L’allée finit brusquement par un dernier bouquet où tremblent les bouleaux, les peupliers et tous les arbres frémissants, famille intelligente, à tiges gracieuses, d’un port élégant, les arbres de l’amour libre ! De là j’ai vu, mon cher, un étang couvert de nymphéas, de plantes aux larges feuilles étalées ou aux petites feuilles menues, et sur lequel pourrit un bateau peint en blanc et noir, coquet comme la chaloupe d’un canotier de la Seine, léger comme une coquille de noix. Au delà s’élève un château signé 1560, en briques d’un beau rouge, avec des chaînes en pierre et des encadrements aux encoignures et aux croisées qui sont encore à petits carreaux (ô Versailles !). La pierre est taillée en pointes de diamant, mais en creux comme au palais ducal de Venise dans la façade du pont des Soupirs. Ce château n’a de régulier que le corps du milieu, d’où descend un perron orgueilleux à double escalier tournant, à balustres arrondis, fins à leur naissance et à mollets épatés. Ce corps de logis principal est accompagné de tourelles à clochetons où le plomb dessine ses fleurs, de pavillons modernes à galeries et à vases plus ou moins grecs. Là, mon cher, point de symétrie. Ces nids assemblés au hasard sont comme empaillés par quelques arbres verts dont le feuillage secoue sur les toits ses mille dards bruns, entretient les mousses et vivifie de bonnes lézardes où le regard s’amuse. Il y a le pin d’Italie à écorce rouge avec son majestueux parasol ; il y a un cèdre âgé de deux cents ans, des saules pleureurs, un sapin du Nord, un hêtre qui le dépasse ; puis, en avant de la tourelle principale, les arbustes les plus singuliers, un if taillé qui rappelle quelque ancien jardin français détruit, des magnolias et des hortensias ; enfin, c’est les Invalides des héros de l’horticulture, tour à tour à la mode et oubliés, comme tous les héros.

Une cheminée à sculptures originales et qui fumait à gros bouillons dans un angle, m’a certifié que ce délicieux spectacle n’était pas une décoration d’opéra. La cuisine y révélait des êtres vivants. Me vois-tu, moi Blondet, qui crois être en des régions polaires quand je suis à St-Cloud, au milieu de cet ardent paysage bourguignon ? Le soleil verse sa plus piquante chaleur, le martin-pêcheur est au bord de l’étang, les cigales chantent, le grillon crie, les capsules de quelques graines craquent, les pavots laissent aller leur morphine en larmes liquoreuses, tout se découpe nettement sur le bleu foncé de l’éther. Au-dessus des terres rougeâtres de la terrasse s’échappent les joyeuses flamberies de ce punch naturel qui grise les insectes et les fleurs, qui nous brûle les yeux et qui brunit nos visages. Le raisin se perle, son pampre montre un voile de fils blancs dont la délicatesse fait honte aux fabriques de dentelles. Enfin le long de la maison brillent des pieds d’alouettes bleus, des capucines aurore, des pois de senteur. Quelques tubéreuses éloignées, des orangers parfument l’air. Après la poétique exhalation des bois, qui m’y avait préparé, venaient les irritantes pastilles de ce sérail botanique. Au sommet du perron, comme la reine des fleurs, vois enfin une femme en blanc et en cheveux, sous une ombrelle doublée de soie blanche mais plus blanche que la soie, plus blanche que les lys qui sont à ses pieds, plus blanche que les jasmins étoilés qui se fourrent effrontément dans les balustrades, une Française née en Russie qui m’a dit : — " Je ne vous espérais plus ! " Elle m’avait vu dès le tournant. Avec quelle perfection toutes les femmes, même les plus naïves, entendent la mise en scène ? Le bruit des gens occupés à servir m’annonçait qu’on avait retardé le déjeûner jusqu’à l’arrivée de la diligence. Elle n’avait pas osé venir au-devant de moi.

N’est-ce pas là notre rêve, n’est-ce pas là celui de tous les amants du beau sous toutes ses formes, du beau séraphique que Luini a mis dans le mariage de la Vierge, sa belle fresque de Sarono, du beau que Rubens a trouvé pour sa mêlée de la bataille du Thermodon, du beau que cinq siècles élaborent aux cathédrales de Séville et de Milan, du beau des Sarrasins à Grenade, du beau de Louis XIV à Versailles, du beau des Alpes et du beau de la Limagne ?

De cette propriété qui n’a rien de trop princier ni rien de trop financier, mais où le prince et le fermier-général ont demeuré, ce qui sert à l’expliquer, dépendent deux mille hectares de bois, un parc de neuf cents arpents, le moulin, trois métairies, une immense ferme à Couches et des vignes, ce qui devrait engendrer un revenu de soixante-douze mille francs. Voilà les Aigues, mon cher, où l’on m’attendait depuis deux ans, et où je suis en ce moment dans la chambre perse, destinée aux amis du cœur.

En haut du parc, vers Couches, sortent une douzaine de sources claires, limpides, venues du Morvan, qui se versent toutes dans l’étang, après avoir orné de leurs rubans liquides et les vallées du parc et ses magnifiques jardins. Le nom des Aigues vient de ces charmants cours d’eau. On a supprimé le mot vives, car dans les vieux titres, la terre s’appelle Aigues-Vives, contrepartie d’Aigues-Mortes. L’étang se décharge dans le cours d’eau de l’avenue, par un large canal droit bordé de saules pleureurs dans toute sa longueur. Ce canal, ainsi décoré, produit un effet délicieux. En y voguant assis sur un banc de la chaloupe, on se croit sous la nef d’une immense cathédrale, dont le chœur est figuré par les corps de logis qui se trouvent au bout. Si le soleil couchant jette sur le château ses tons orangés entrecoupés d’ombres, et allume le verre des croisées, il vous semble alors voir des vitraux flamboyants. Au bout du canal, on aperçoit un village, Blangy, soixante maisons environ, une église de France, c’est-à-dire une maison mal entretenue, ornée d’un clocher de bois soutenant un toit de tuiles cassées. On y distingue une maison bourgeoise et un presbytère. La commune est d’ailleurs assez vaste, elle se compose de deux cents autres feux épars auxquels cette bourgade sert de chef-lieu. Cette commune est, çà et là, coupée en petits jardins, les chemins sont marqués par des arbres à fruits. Les jardins, en vrais jardins de paysan, ont de tout : des fleurs, des ognons, des choux et des treilles, des groseilliers et beaucoup de fumier. Le village paraît naïf, il est rustique, il a cette simplicité parée que cherchent tant les peintres. Enfin, dans le lointain, on aperçoit la petite ville de Soulanges posée au bord d’un vaste étang comme une fabrique du lac de Thoune.

Quand vous vous promenez dans ce parc, qui a quatre portes, chacune d’un superbe style, l’Arcadie mythologique devient pour vous plate comme la Beauce. L’Arcadie est en Bourgogne et non en Grèce, l’Arcadie est aux Aigues et non ailleurs. Une rivière, faite à coups de ruisseaux, traverse le parc dans sa partie basse par un mouvement serpentin, et y imprime une tranquillité fraîche, un air de solitude qui rappelle d’autant mieux les Chartreuses que, dans une île factice il se trouve une Chartreuse sérieusement ruinée et d’une élégance intérieure digne du voluptueux financier qui l’ordonna. Les Aigues ont appartenu, mon cher, à ce Bouret qui dépensa deux millions pour recevoir une fois Louis XV. Combien de passions fougueuses, d’esprits distingués, d’heureuses circonstances n’a-t-il pas fallu pour créer ce beau lieu ? Une maîtresse d’Henri IV a rebâti le château là où il est, et y a joint la forêt. La favorite du Grand-Dauphin, mademoiselle Choin, à qui les Aigues furent donnés, les a augmentés de quelques fermes. Bouret a mis dans le château toutes les recherches des petites maisons de Paris pour une des célébrités de l’Opéra. Les Aigues doivent à Bouret la restauration du rez-de-chaussée dans le style Louis XV.

Je suis resté stupéfait en admirant la salle à manger. Les yeux sont d’abord attirés par un plafond peint à fresque dans le goût italien, et où volent les plus folles arabesques. Des femmes en stuc finissant en feuillages soutiennent, de distance en distance, des paniers de fruits sur lesquels portent les rinceaux du plafond. Dans les panneaux qui séparent chaque femme, d’admirables peintures, dues à quelque artiste inconnu, représentent les gloires de la table : les saumons, les têtes de sanglier, les coquillages, enfin tout le monde mangeable qui, par de fantastiques ressemblances, rappelle l’homme, les femmes, les enfants et qui lutte avec les plus bizarres imaginations de la Chine, le pays où, selon moi, l’on comprend le mieux le décor. Sous son pied, la maîtresse de la maison trouve un ressort de sonnette pour appeler les gens, afin qu’ils n’entrent qu’au moment voulu, sans jamais rompre un entretien ou déranger une attitude. Les dessus de portes représentent des scènes voluptueuses. Toutes les embrasures sont en mosaïques de marbres. La salle est chauffée en dessous. Par chaque fenêtre, on aperçoit des vues délicieuses.

Cette salle communique à une salle de bain d’un côté, de l’autre à un boudoir qui donne dans le salon. La salle de bain est revêtue en briques de Sèvres peintes en camaïeu, le sol est en mosaïque, la baignoire est en marbre. Une alcôve, cachée par un tableau peint sur cuivre, et qui s’enlève au moyen d’un contrepoids, contient un lit de repos en bois doré du style le plus Pompadour. Le plafond est en lapis-lazuli, étoilé d’or. Les camaïeux sont faits d’après les dessins de Boucher. Ainsi, le bain, la table et l’amour sont réunis.

Après le salon qui, mon cher, offre toutes les magnificences du style Louis XIV, vient une magnifique salle de billard, à laquelle je ne connais pas de rivale à Paris. L’entrée de ce rez-de-chaussée est une antichambre demi-circulaire, au fond de laquelle on a disposé le plus coquet des escaliers, éclairé par en haut, et qui mène à des logements bâtis tous à différentes époques. Et l’on a coupé le cou, mon cher, à des fermiers-généraux en 1793 ! Mon Dieu ! comment ne comprend-on pas que les merveilles de l’Art sont impossibles dans un pays sans grandes fortunes, sans grandes existences assurées ? Si la Gauche veut absolument tuer les rois, qu’elle nous laisse quelques petits princes, grands comme rien du tout !

Aujourd’hui, ces richesses accumulées appartiennent à une petite femme artiste, qui non contente de les avoir magnifiquement restaurées, les entretient avec amour. De prétendus philosophes, qui s’occupent d’eux en ayant l’air de s’occuper de l’Humanité, nomment ces belles choses des extravagances. Ils se pâment devant les fabriques de calicot et les plates inventions de l’industrie moderne, comme si nous étions plus grands et plus heureux aujourd’hui que du temps de Henri IV, de Louis XIV et de Louis XV, qui tous ont imprimé le cachet de leur règne aux Aigues. Quel palais, quel château royal, quelles habitations, quels beaux ouvrages d’art, quelles étoffes brochées d’or laisserons-nous ? Les jupes de nos grand’mères sont aujourd’hui recherchées pour couvrir nos fauteuils. Usufruitiers égoïstes et ladres, nous rasons tout, et nous plantons des choux là où s’élevaient des merveilles. Hier, la charrue a passé sur Persan qui mit à sec la bourse du chancelier Maupeou, le marteau a démoli Montmorency qui coûta des sommes folles à l’un des Italiens groupés autour de Napoléon ; enfin, le Val, création de Regnault-Saint-Jean-d’Angely, Cassan, bâti pour une maîtresse du prince de Conti, en tout quatre habitations royales, viennent de disparaître dans la seule vallée de l’Oise. Nous préparons autour de Paris la campagne de Rome pour le lendemain d’un saccage dont la tempête soufflera du Nord sur nos châteaux de plâtre et nos ornements en carton-pierre.

Vois, mon très-cher, où vous conduit l’habitude de tartiner dans un journal, voilà que je fais une espèce d’article. L’esprit aurait-il donc, comme les chemins, ses ornières ? Je m’arrête, car je vole mon gouvernement, je me vole moi-même, et vous pourriez bâiller. La suite à demain. J’entends le second coup de cloche qui m’annonce un de ces plantureux déjeûners dont l’habitude est depuis longtemps perdue, à l’ordinaire s’entend, par les salles à manger de Paris.

Voici l’histoire de mon Arcadie. En 1815, est morte aux Aigues l’une des impures les plus célèbres du dernier siècle, une cantatrice oubliée par la guillotine et par l’aristocratie, par la littérature et par la finance, après avoir tenu à la finance, à la littérature, à l’aristocratie, et avoir frôlé la guillotine ; oubliée comme beaucoup de charmantes vieilles femmes qui s’en vont expier à la campagne leur jeunesse adorée, et qui remplacent leur amour perdu par un autre, l’homme par la nature. Ces femmes vivent avec les fleurs, avec la senteur des bois, avec le ciel, avec les effets du soleil, avec tout ce qui chante, frétille, brille et pousse, les oiseaux, les lézards, les fleurs et les herbes ; elles n’en savent rien, elles ne se l’expliquent pas, mais elles aiment encore ; elles aiment si bien, qu’elles oublient les ducs, les maréchaux, les rivalités, les fermiers-généraux, leurs Folies et leur luxe effréné, leurs strass et leurs diamants, leurs mules à talons et leur rouge pour les suavités de la campagne.

J’ai recueilli, mon cher, de précieux renseignements sur la vieillesse de mademoiselle Laguerre, car la vieillesse des filles qui ressemblent à Florine, à Mariette, à Suzanne du Val-Noble, à Tullia, m’inquiétait de temps en temps, absolument comme je ne sais quel enfant s’inquiétait de ce que devenaient les vieilles lunes.

En 1790, épouvantée par la marche des affaires publiques, mademoiselle Laguerre vint s’établir aux Aigues, acquises pour elle par Bouret et où il avait passé plusieurs saisons avec elle ; le sort de la Dubarry la fit tellement trembler, qu’elle enterra ses diamants. Elle n’avait alors que cinquante-trois ans ; et, selon sa femme de chambre, devenue la femme d’un gendarme, une madame Soudry à qui l’on dit madame la mairesse gros comme le bras, " Madame était plus belle que jamais. " Mon cher, la nature a sans doute ses raisons pour traiter ces sortes de créatures en enfants gâtés ; les excès, au lieu de les tuer, les engraissent, les conservent, les rajeunissent ; elles ont, sous une apparence lymphatique, des nerfs qui soutiennent leur merveilleuse charpente ; elles sont toujours belles par la raison qui enlaidirait une femme vertueuse. Décidément, le hasard n’est pas moral.

Mademoiselle Laguerre a vécu là d’une manière irréprochable, et ne peut-on pas dire comme une sainte, après sa fameuse aventure. Un soir, par un désespoir d’amour, elle se sauve de l’Opéra dans son costume de théâtre, va dans les champs, et passe la nuit à pleurer au bord d’un chemin. (A-t-on calomnié l’amour au temps de Louis XV ?) Elle était si déshabituée de voir l’aurore, qu’elle la salue en chantant un de ses plus beaux airs. Par sa pose, autant que par ses oripeaux, elle attire des paysans qui, tout étonnés de ses gestes, de sa voix, de sa beauté, la prennent pour un ange et se mettent à genoux autour d’elle. Sans Voltaire, on aurait eu, sous Bagnolet, un miracle de plus. Je ne sais si le bon Dieu tiendra compte à cette fille de sa vertu tardive, car l’amour est bien nauséabond à une femme aussi lassée d’amour que devait l’être une impure de l’ancien Opéra. Mademoiselle Laguerre était née en 1740, son beau temps fut en 1760, quand on nommait M. de….. (le nom m’échappe), le premier commis de la guerre, à cause de sa liaison avec elle. Elle quitta ce nom tout à fait inconnu dans le pays et s’y nomma madame des Aigues, pour mieux se blottir dans sa terre qu’elle se plut à entretenir dans un goût profondément artiste. Quand Bonaparte devint premier consul, elle acheva d’arrondir sa propriété par des biens d’église, en y consacrant le produit de ses diamants. Comme une fille d’opéra s’entend guère à gérer ses biens, elle avait abandonné la gestion de sa terre à un intendant, en ne s’occupant que du parc, de ses fleurs et de ses fruits.

Mademoiselle, morte et enterrée à Blangy, le notaire de Soulanges, cette petite ville située entre La-Ville-aux-Fayes et Blangy, le chef-lieu du canton, fit un copieux inventaire, et finit par découvrir les héritiers de la chanteuse qui ne se connaissait pas d’héritiers. Onze familles de pauvres cultivateurs aux environs d’Amiens, couchés dans des torchons, se réveillèrent un beau matin dans des draps d’or. Il fallut liciter. Les Aigues furent alors achetés par Montcornet, qui, dans ses commandements en Espagne et en Poméranie, se trouvait avoir économisé la somme nécessaire à cette acquisition, quelque chose comme onze cent mille francs, y compris le mobilier. Ce beau lieu devait toujours appartenir au ministère de la guerre. Le général a sans doute ressenti les influences de ce voluptueux rez-de-chaussée, et je soutenais hier à la comtesse que son mariage avait été déterminé par les Aigues.

Mon cher, pour apprécier la comtesse, il faut savoir que le général est un homme violent, haut en couleur, de cinq pieds neuf pouces, rond comme une tour, un gros cou, des épaules de serrurier qui devaient mouler fièrement sa cuirasse. Montcornet a commandé les cuirassiers au combat d’Essling, que les Autrichiens appellent Gross-Aspern, et n’y a pas péri quand cette belle cavalerie a été refoulée vers le Danube. II a pu traverser le fleuve à cheval sur une énorme pièce de bois. Les cuirassiers en trouvant le pont rompu, prirent à la voix de Montcornet, la résolution sublime de faire volte-face et de résister à toute l’armée autrichienne qui, le lendemain, emmena trente et quelques voitures pleines de cuirasses. Les Allemands ont créé pour ces cuirassiers un seul mot qui signifie hommes de fer [En principe, je n’aime pas les notes, voici la première que je me permets ; son intérêt historique me servira d’excuse ; elle prouvera d’ailleurs que la description des batailles est à faire autrement que par les sèches définitions des écrivains techniques qui, depuis trois mille ans, ne nous parlent que de l’aile droite ou gauche, du centre, plus ou moins enfoncés ; mais qui du soldat, de ses héroïsmes, de ses souffrances ne disent pas un mot. La conscience avec laquelle je prépare les Scènes de la Vie Militaire me conduit sur tous les champs de bataille arrosés par le sang de la France et par celui de l’étranger ; j’ai donc voulu visiter la plaine de Wagram. En arrivant sur les bords du Danube, en face de la Lobau, je remarquai sur la rive, où croît une herbe fine, des ondulations semblables aux grands sillons des champs à luzerne. Je demandai d’où provenait cette disposition du terrain, pensant à quelque méthode d’agriculture : " Là, me dit le paysan qui nous servait de guide, dorment les cuirassiers de la garde impériale ; ce que vous voyez, c’est leurs tombes ! " Ces paroles textuelles me causèrent un frisson ; le prince Frédéric S…., qui le traduisit, ajouta que ce paysan avait conduit le convoi des charrettes chargées de cuirasses. Par une de ces bizarreries fréquentes à la guerre, notre guide avait fourni le déjeûner de Napoléon le matin de la bataille de Wagram. Quoique pauvre, il gardait le double napoléon que l’Empereur lui avait donné de son lait et de ses oeufs. Le curé de Gross-Aspern nous introduisit dans ce fameux cimetière où Français et Autrichiens se battirent ayant du sang jusqu’à mi-jambe, avec un courage et une persistance également glorieuses de part et d’autre. C’est là que, nous expliquant qu’une tablette de marbre sur laquelle se porta toute mon attention, et où se lisaient les noms du propriétaire de Gross-Aspern, tué dans la troisième journée, était la seule récompense accordée à la famille, il nous dit avec une profonde mélancolie : " Ce fut le temps des grandes misères, et ce fut le temps des grandes promesses ; mais, aujourd’hui, c’est le temps de l’oubli… " Je trouvai ces paroles d’une magnifique simplicité ; mais, en y réfléchissant, je donnai raison à l’apparente ingratitude de la Maison d’Autriche. Ni les peuples, ni les rois ne sont assez riches pour récompenser tous les dévoûments auxquels donnent lieu les luttes suprêmes. Que ceux qui servent une cause avec l’arrière-pensée de la récompense, estiment leur sang et se fassent condottieri !… Ceux qui manient ou l’épée ou la plume pour leur pays ne doivent penser qu’à bien faire, comme disaient nos pères, et ne rien accepter, pas même la gloire, que comme un heureux accident.

Ce fut, en allant reprendre ce fameux cimetière pour la troisième fois que Masséna, blessé, porté dans une caisse de cabriolet, fit à ses soldats cette sublime allocution : . " Comment, s…. mâtins, vous n’avez que cinq sous par jour, j’ai quarante millions, et vous me laissez en avant !… " On sait l’ordre de l’Empereur à son lieutenant et apporté par M. de Sainte-Croix, qui passa trois fois le Danube à la nage : " Mourir, ou reprendre le village ; il s’agit de sauver l’armée ! les ponts sont rompus. " ( L’auteur.)]. Montcornet a les dehors d’un héros de l’antiquité. Ses bras sont gros et nerveux, sa poitrine est large et sonore, sa tête se recommande par un caractère léonin, sa voix est de celles qui peuvent commander la charge au fort des batailles ; mais il n’a que le courage de l’homme sanguin, il manque d’esprit et de portée. Comme beaucoup de généraux à qui le bon sens militaire, la défiance naturelle à l’homme sans cesse en péril, les habitudes du commandement donnent les apparences de la supériorité, Montcornet impose au premier abord ; on le croit un Titan, mais il recèle un nain comme le géant de carton qui salue Elisabeth à l’entrée du château de Kenilworth. Colère et bon, plein d’orgueil impérial, il a la causticité du soldat, la repartie prompte et la main plus prompte encore. S’il a été superbe sur un champ de bataille, il est insupportable dans un ménage, il ne connaît que l’amour de garnison, l’amour des militaires à qui les Anciens, ces ingénieux faiseurs de mythes, avaient donné pour patron le fils de Mars et de Vénus, Eros. Ces délicieux chroniqueurs de religions s’étaient approvisionnés d’une dixaine d’amours différents. En étudiant les pères et les attributs de ces amours, vous découvrez la nomenclature sociale la plus complète, et nous croyons inventer quelque chose ! Quand le globe se retournera comme un malade qui rêve, et que les mers deviendront des continents, les Français de ce temps là trouveront au fond de notre Océan actuel une machine à vapeur, un canon, un journal et une charte, enveloppés dans un bloc de Corail.

Or, mon cher, la comtesse de Montcornet est une petite femme frêle, délicate et timide. Que dis-tu de ce mariage ? Pour qui connaît le monde, ces hasards sont si communs, que les mariages bien assortis sont l’exception. Je suis venu voir comment cette petite femme fluette arrange ses ficelles pour mener ce gros, grand, carré général, comme il menait, lui, ses cuirassiers.

Si Montcornet parle haut devant sa Virginie, madame lève un doigt sur ses lèvres, et il se tait. Le soldat va fumer sa pipe et ses cigares dans un kiosque, à cinquante pas du château, et il en revient parfumé. Fier de sa sujétion, il se tourne vers elle comme un ours enivré de raisins, pour dire, quand on lui propose quelque chose : — " Si madame le veut… " Quand il arrive chez sa femme de ce pas lourd qui fait craquer les dalles comme des planches, si elle lui crie de sa voix effarouchée : — " N’entrez pas ! " il accomplit militairement demi-tour par flanc droit en jetant ces humbles paroles : " Vous me ferez dire quand je pourrai vous parler… ", de la voix qu’il eut sur les bords du Danube quand il cria à ses cuirassiers : " Mes enfants, il faut mourir, et trèsbien, quand on ne peut pas faire autrement ! " J’ai entendu ce mot touchant dit par lui en parlant de sa femme : — " Non seulement je l’aime, mais je la vénère et l’estime. " Quand il lui prend une de ces colères qui brisent toutes les bondes et s’échappent en cascades indomptables, la petite femme va chez elle et le laisse crier. Seulement, quatre ou cinq jours après : — " Ne vous mettez pas en colère, lui dit-elle, vous pouvez vous briser un vaisseau dans la poitrine, sans compter le mal que vous me faites. " Et alors le lion d’Essling se sauve pour aller essuyer une larme. Quand il se présente au salon, et que nous y sommes occupés à causer : — " Laissez-nous, il me lit quelque chose ", dit-elle, et il nous laisse.

Il n’y a que les hommes forts, grands et colères, de ces foudres de guerre, de ces diplomates à tête olympienne, de ces hommes de génie, pour avoir ces partis pris de confiance, cette générosité pour la faiblesse, cette constante protection, cet amour sans jalousie, cette bonhomie avec la femme. Ma foi ! je mets la science de la comtesse autant au-dessus des vertus sèches et hargneuses que le satin d’une causeuse est préférable au velours d’Utrecht d’un sot canapé bourgeois.

Mon cher, je suis dans cette admirable campagne depuis six jours, et je ne me lasse pas d’admirer les merveilles de ce parc, dominé par de sombres forêts, et où se trouvent de jolis sentiers le long des eaux. La Nature et son silence, les tranquilles jouissances, la vie facile à laquelle elle invite, tout m’a séduit. Oh ! voilà la vraie littérature, il n’y a jamais de faute de style dans une prairie. Le bonheur serait de tout oublier ici, même les Débats. Tu dois deviner qu’il a plu pendant deux matinées. Pendant que la comtesse dormait, pendant que Montcornet courait dans ses propriétés, j’ai tenu par force la promesse si imprudemment donnée, de vous écrire.

Jusqu’alors, quoique né dans Alençon, d’un vieux juge et d’un préfet, à ce qu’on dit, quoique connaissant les herbages, je regardais comme une fable l’existence de ces terres au moyen desquelles on touche par mois quatre à cinq mille francs. L’argent, pour moi, se traduisait par deux horribles mots : le travail et le libraire, le journal et la politique… Quand aurons-nous une terre où l’argent poussera dans quelque joli paysage ? C’est ce que je nous souhaite au nom du Théâtre, de la Presse et du Livre. Ainsi soit-il.

Florine va-t-elle être jalouse de feu mademoiselle Laguerre ? Nos Bouret modernes n’ont plus de Noblesse française qui leur apprenne à vivre, ils se mettent trois pour payer une loge à l’Opéra, se cotisent pour un plaisir, et ne coupent plus d’in-quarto magnifiquement reliés pour les rendre pareils aux in-octavo de leur bibliothèque. A peine achète-t-on les livres brochés ! Où allons-nous ? Adieu, mes enfants ! Aimez toujours

« Votre doux Blondet »

Si, par un hasard miraculeux, cette lettre, échappée à la plus paresseuse plume de notre époque, n’avait pas été conservée, il eût été presque impossible de peindre les Aigues. Sans cette description, l’histoire, doublement horrible qui s’y est passée, serait peut-être moins intéressante.

Beaucoup de gens s’attendent sans doute à voir la cuirasse de l’ancien colonel de la garde impériale éclairée par un jet de lumière, à voir sa colère allumée tombant comme une trombe sur cette petite femme, de manière à rencontrer vers la fin de cette histoire ce qui se trouve à la fin de tant de livres modernes, un drame de chambre à coucher. Le drame moderne pourrait-il éclore dans ce joli salon à dessus de porte en camaïeu bleuâtre où babillaient les amoureuses scènes de la Mythologie, où de beaux oiseaux fantastiques étaient peints au plafond et sur les volets, où sur la cheminée riaient à gorge déployée les monstres de porcelaine chinoise, où sur les plus riches vases, des dragons bleu et or tournaient leur queue en volute autour du bord que la fantaisie japonaise avait émaillé de ses dentelles de couleurs, où les duchesses, les chaises longues, les sofas, les consoles, les étagères, inspiraient cette paresse contemplative qui détend toute énergie ? Non, le drame ici n’est pas restreint à la vie privée, il s’agite ou plus haut ou plus bas. Ne vous attendez pas à de la passion, le vrai ne sera que trop dramatique. D’ailleurs, l’historien ne doit jamais oublier que sa mission est de faire à chacun sa part ; le malheureux et le riche sont égaux devant sa plume ; pour lui, le paysan a la grandeur de ses misères, comme le riche a la petitesse de ses ridicules ; enfin, le riche a des passions, le paysan n’a que des besoins, le paysan est donc doublement pauvre ; et si, politiquement, ses agressions doivent être impitoyablement réprimées, humainement et religieusement, il est sacré.