Librairie Beauchemin, Limitée (Laurent-Olivier Davidp. 281-286).

LA SOUSCRIPTION De LORIMIER


Dans le mois de février 1883, le Dr Fortier, de Sainte-Scholastique, publiait dans la Tribune de Montréal, une lettre qui émut profondément le cœur de notre population. Il levait, dans cette lettre, un coin du voile qui cachait, depuis près de quarante-cinq ans, l’existence humble de la famille d’une des victimes les plus nobles, les plus admirables de 1837-1838. Il disait que dans le joli village de l’Assomption vivaient, dans le deuil et l’abnégation, la femme et les deux filles de de Lorimier. Il demandait s’il n’était pas temps de payer en partie la dette sacrée que nous avons contractée le jour où de Lorimier, à la veille de monter sur l’échafaud, recommandait en termes si éloquents sa femme et ses enfants à la sympathie de ses compatriotes. « Ô mes compatriotes, s’écriait-il, je vous confie mes enfants. Je meurs pour la cause de mon pays, de votre pays ; ne souffrez donc pas que ceux que je suis obligé de quitter, souffrent de la pauvreté après ma mort ! »

Dans le testament politique qu’il écrivit, la veille de sa mort, à 11 heures du soir, il disait :

« Pauvres enfants, vous n’aurez plus qu’une mère tendre et désolée pour soutien ! Si ma mort et mes sacrifices vous réduisent à l’indigence, demandez quelquefois en mon nom, je ne fus jamais insensible à l’infortune. »

Comment résister à des appels aussi déchirants ? Comment rester sourd aux accents pathétiques de cette voix d’outre tombe ?

Mais la situation était délicate. La femme de cœur qui, pendant quarante-quatre ans, avait souffert en silence, vécu dans la gêne, sans se plaindre, et refusé l’aisance plutôt que de renoncer au nom glorieux de celui dont elle était la digne épouse, cette femme avait des sentiments qui méritaient d’être respectés.

Ce n’était pas un acte de charité mais une œuvre de réparation nationale qu’il fallait accomplir.

L’auteur de ce livre ayant obtenu certains renseignements nécessaires, entreprit d’organiser une souscription publique au profit de la veuve et des deux filles du patriote de Lorimier. Aidé de M. Beaugrand, propriétaire de la Patrie, de M. Fréchette et de quelques uns des principaux citoyens de Montréal, il réussit à recueillir en peu de temps le montant requis. Il s’agissait d’avoir un millier de piastres ; on en trouva trois cents de plus, qui furent divisées entre les veuves du capitaine Jalbert et d’Ambroise Sanguinet.

Cette souscription donna lieu à plusieurs soirées et démonstrations qui eurent pour effet de réveiller le souvenir un peu endormi d’une des époques les plus intéressantes de notre histoire. On s’émut au récit des souffrances des infortunées victimes de 1837-1838, et la lecture des lettres d’adieu de de Lorimier et de Cardinal firent verser bien des larmes.

C’est le 15 juillet 1883 qu’eut lieu la présentation à Mme de Lorimier et à ses deux filles de la somme souscrite en leur faveur. Voici comment M. Chapman, un écrivain de talent, rendit compte de cette belle démonstration dans la Patrie du 17 juillet :

« Dimanche matin, le vapeur Terrebonne, tout pavoisé, laissait le quai de la compagnie Richelieu aux accords d’une fanfare guerrière.

« Une foule de touristes couvrait le pont, le salon et la dunette du bateau, les toilettes jetaient des rayonnements, et les femmes, éblouissantes de grâce, gazouillaient, et leur rire sonore, argentin, éclatait en tout sens comme des trilles d’oiseau.

« Le ciel était radieux, la brise pleine de parfums, de chants et de murmures, et le Saint-Laurent, enivré de l’effluve matinal, allongeait sa vague brodée d’écume.

« Il y avait de la joie sur tous les visages.

« Pourquoi cette joie ?

« Parce que les promeneurs allaient accomplir une noble action, réparer l’ingratitude de tout un peuple, donner à la veuve d’un martyr de la liberté un peu d’or et de gloire pour essayer de la consoler de quarante-quatre années de deuil, de souffrance et d’humiliation.

« Parmi tant de voyageurs, il y en avait un surtout qui jouissait beaucoup. C’était M. L.-O. David, de La Tribune, celui dont le nom est désormais uni à ceux des héros de 1837, dont la parole et le zèle ont réchauffé les cœurs, ont fait que les Canadiens se sont souvenus qu’à quelque distance de Montréal la femme et les filles d’un héros vivaient dans l’oubli. M. David était heureux, car il avait rencontré des hommes dévoués qui lui avaient aidé dans son œuvre philanthropique, car, à son côté, M. Beaugrand tenait en portefeuille la somme de mille dollars, le produit de diverses contributions, qu’il allait, dans un instant, remettre à la veuve de Thomas Chevalier de Lorimier.

« Quand le vapeur toucha le quai de l’Assomption, une foule immense, accourue sur le rivage, salua chaleureusement les visiteurs, et des salves de mousqueterie éclatèrent dans l’espace.

« À ce moment, l’immortel Thomas Chevalier de Lorimier dut tressaillir dans sa tombe, quand l’écho répéta de ravins en ravins les applaudissements de ceux qui manifestaient leur reconnaissance aux excursionnistes venus lui prouver que son testament politique était enfin exécuté.

« Les Montréalais purent assister à la messe, et, lorsque les sons si graves et si touchants de l’orgue firent tressaillir la pieuse enceinte, tous les fidèles étaient visiblement émus, et sans doute plus d’une femme demanda alors au divin crucifié le repos de l’âme de ce fou sublime qui expia sur le gibet le crime d’avoir trop aimé son pays.

« Dans l’après-midi, les membres du comité de la souscription de Lorimier, dont M. David était le président, allèrent offrir à Mme de Lorimier le don qu’on lui destinait.

« La scène qui eut lieu, lors de la présentation de cette adresse, est indescriptible.

« M. L.-O. David, chargé de lire l’adresse qu’il avait écrite, n’a pu le faire, empêché qu’il était par l’émotion, et quand M. Beaugrand remplaça M. David, et se fit l’interprète de la foule venue pour témoigner sa gratitude à la veuve du grand patriote mort pour la liberté, tout le monde pleurait.

« Voici l’adresse :


« À Mme Thomas Chevalier de Lorimier et à ses enfants.


« Thomas Chevalier de Lorimier, mourant pour la liberté de son pays, avait confié sa mémoire et ses enfants à son épouse et à ses compatriotes.

« Quarante-quatre années de deuil et de dévouement démontrent que sa confiance en vous était bien placée. Vous avez dignement porté son nom et fidèlement exécuté ses dernières volontés.

« À la nation incombait le devoir sacré de faire sa part, d’acquitter la dette immense qu’elle a contractée envers ceux qui sont morts pour lui donner la liberté dont elle jouit maintenant. « Ô mes compatriotes, avait dit de Lorimier, je meurs pour vous, pour mon pays ; j’espère que ma mort vous sera utile. »

« Oui, sa mort nous a été utile, elle a appris à respecter une nation capable de produire de pareils dévouements. Elle a montré que sur les échafauds comme sur les champs de bataille, nous savions mourir pour nos droits et nos libertés.

« La mort de votre époux, madame, a été celle d’un héros. Ses dernières paroles mériteraient d’être inscrites sur nos monuments et nos édifices publics ; car jamais leçons plus éloquentes de patriotisme ne furent données à un peuple.

« Oh ! madame, il faut lire les pages qui contiennent ses dernières pensées pour apprécier la grandeur de la perte que vous avez faite, et les souffrances que vous avez si généreusement supportées.

« Ce que nous vous offrons est peu de chose pour tant de sacrifices, mais au moins ce sera pour vous, madame et mesdemoiselles, la preuve que la nation s’est souvenue enfin de celui que vous avez tant pleuré.

« Puisse notre modeste offrande être une consolation pour vous et un encouragement pour tous ceux qui se dévouent à la patrie.

« Recevez, madame et mesdemoiselles, les vœux sincères que nous formons pour votre honneur.

« L. O. David,
Président du comité,
Louis Fréchette,
Vice-président,
H. Beaugrand,
Secrétaire. »

« Durant la lecture de l’adresse, Mme de Lorimier était au comble de l’émotion. Cependant elle put dompter cette émotion, et prononça d’une voix grave ces paroles :

« — Je vous remercie, messieurs, en mon nom et au nom de mes enfants. Les paroles me manquent pour vous dire ce que mon cœur éprouve, mais vous devez le comprendre.

« Jamais je n’oublierai ce que vous faites pour moi et pour la mémoire de mon mari. »

« Quelques instants après, Mme de Lorimier, brisée par cet effort, tomba évanouie.

« La lecture de l’adresse terminée, il y eut une séance musicale et littéraire à laquelle prirent part MM. David, Beaugrand, Archambeault, Fréchette, Saint-Pierre, Desève, Mme Saint-Pierre et Melle Peltier. Après qu’on a mis de pareil noms sous les yeux du public, il est parfaitement oiseux de parler du résultat de cette séance.

« La journée de dimanche a été splendide, la démonstration si importante, qu’elle aura un retentissement extraordinaire par tout le Canada. Elle a eu un triple but : de donner du soulagement à une famille pauvre, d’honorer la mémoire d’un patriote, de faire voir à la génération la récompense réservée à ceux qui se dévouent pour les saintes causes ; et, comme le temps ne fait parfois que donner de l’éclat aux choses véritablement grandes, ceux qui vivront dans un quart de siècle, en parlant de cette démonstration, diront avec orgueil :

« — J’étais là ! »