Librairie Beauchemin, Limitée (Laurent-Olivier Davidp. 111-130).

les pacaud.


Nous publions les notes qui suivent telles qu’elles nous ont été envoyées par un ancien patriote :


« Quelques notes sur les événements de 37-38 dans le district des Trois-Rivières.


« Les événements les plus remarquables qui ont eu lieu dans ce district en 1837, sont, je crois, la suspension de l’honorable juge Vallières de Saint-Réal de ses fonctions judiciaires, pour avoir accordé un writ d’habeas corpus en faveur de Célestin Houde, les arrestations de MM. Proulx, Hébert, du Dr Rousseau et de J.-G. Barthe. Ce dernier fut le seul des quatre qui eut à subir un assez long emprisonnement pour avoir, comme le disait un journal du temps, éternué quelques vers patriotiques. Deux autres arrestations causèrent beaucoup plus d’excitation, surtout celle d’un M. McDonald, avocat, de Montréal, qui se fixa plus tard à Saint-Anicet, je crois. McDonald était l’un des principaux chefs dans l’organisation de l’insurrection de 1838. Il passait pour avoir de la fortune, et on le disait parent du général McDonald qui commandait alors une partie des troupes anglaises.

« Un jour du mois de novembre 1838 avait été fixé pour la prise de Sorel. De fait, ce jour arrivé, il y eut un soulèvement presque général parmi les patriotes de Chambly, de Saint-Hyacinthe et des paroisses environnantes, et du côté nord du Saint-Laurent depuis Lavaltrie jusqu’à Berthier. McDonald s’était rendu à ce dernier endroit pour ce jour-là. Le bateau à vapeur le Swan, appartenant au capitaine J.-A. Pacaud, était à l’un des quais, vapeur haute, ce qui fit accuser le capitaine Pacaud de s’être rendu à Berthier pour y prendre les patriotes du nord, les traverser le Saint-Laurent afin qu’ils pussent coopérer avec ceux du sud à la prise de Sorel.

« L’attaque de ce fort devait se faire la nuit, et l’heure arriva sans qu’il se manifestât aucun indice de mouvement du côté sud du fleuve. Le capitaine Pacaud, avec quelques matelots, traversa à Sorel à la faveur des ténèbres afin de s’assurer de l’état des choses. Il vit que le coup était manqué. Les patriotes attendirent en vain. McDonald crut devoir alors chercher son salut dans la fuite ; il s’embarqua dans un canot avec le Dr  Lafontaine, de Berthier, et descendit le fleuve. Mais une brume des plus épaisses fit qu’il s’égara sur le lac Saint-Pierre. Le capitaine Pacaud avait pris la même direction avec son bateau à vapeur, mais la brume le força de jeter l’ancre, ce qui fit que le canot se rendit de jour, le lendemain, à Nicolet, et le bateau à vapeur au port de Saint-François.

« McDonald, exténué de fatigue, au lieu de se réfugier chez un patriote (il devait en connaître plusieurs), entra dans un hôtel tenu par un nommé Antoine Beauchemin ; c’était justement le nid des torys de Nicolet. Il y fut arrêté et le vapeur Swan fut saisi par les autorités militaires au port Saint-François. Cette arrestation et cette saisie causèrent une grande joie parmi les torys, qui, avec leurs femmes et leurs filles en grand nombre, accompagnèrent McDonald jusqu’aux Trois-Rivières, d’où il fut dirigé sur Montréal. Le vapeur Swan fut escorté par le vapeur Canada jusque dans le port de cette ville, où il y fut solidement enchaîné.

« Le capitaine Pacaud sut conserver sa liberté où McDonald avait perdu la sienne. Il se rendit secrètement à Nicolet avec trois de ses frères, MM. C.-A. Pacaud, G.-J. Pacaud et Hector Pacaud. Là, bien armés et bien barricadés dans l’ancienne maison du lieut.-colonel Carmel, ils attendirent les événements. Un jeune homme, M. Lucien Archambault, fils du lieut.-colonel Archambault, de Saint-Hyacinthe, qui était avec eux, commit l’imprudence de se montrer. Dès lors la maison fut surveillée, et les torys purent s’assurer qu’elle était habitée par des patriotes. Un warrant fut lancé contre le capt. Pacaud, et on assembla un peloton de miliciens pour l’exécuter. Mais soit sympathie ou autres raisons, les miliciens ne montrèrent pas grand zèle. Après quelques pourparlers, le capitaine Pacaud leur dit :

« — Nous sommes décidés à ne pas nous laisser prendre ; vous êtes en partie nos amis, allez dire à X… et à ses amis, les torys de ce village, de venir nous arrêter ; nous les attendons.

« Les torys demandèrent de Montréal la force nécessaire, ce qui fut communiqué aux MM. Pacaud par l’entremise d’un parent qui était dans les bonnes grâces des torys. Alors, le capt. Pacaud et ses frères crurent qu’ils feraient mieux de laisser la place. Le capt. Pacaud se rendit chez un nommé Hilaire Richard, dans le township de Stanfold, où il n’y avait alors que quelques maisons.

« Un jour, Richard étant allé chez un voisin, à sa grande surprise, il y trouva le célèbre Comeau, qui avait opéré tant d’arrestations, pendant ces deux années, dans le district de Montréal. Il en informa immédiatement le capt. Pacaud, qui lui dit : — Je tiens à ce que vous alliez dire à Comeau que je suis chez vous, qu’il vienne exécuter son warrant. Comeau s’en retourna sans tenter de faire cette arrestation. C’est probablement la seule fois où Commeau montra de la timidité. Plus tard, ces deux hommes se rencontraient à l’hôtel du Canada, à Montréal, et dans quelques pourparlers qu’ils eurent ensemble, le capt. Pacaud ayant refusé de lui donner la main, Comeau lui dit que s’il n’avait pas exécuté le mandat émis contre lui, c’était par considération pour la famille Pacaud. Le capt. Pacaud lui dit que c’était faux, que la vraie raison était qu’il avait eu la certitude de laisser ses os dans les bois de Stanfold.

« La seconde arrestation fut celle de A.-A. Papineau, notaire, autrefois de Saint-Hyacinthe (mort à la Petite-Nation, chez son frère, l’hon. L.-J. Papineau), qui s’était réfugié, après la bataille de Saint-Charles, chez Joseph Prince, de Saint-Grégoire.

« M. E.-L. Pacaud, jeune avocat, alors pratiquant aux Trois-Rivières, obtint la mise en liberté de l’honorable juge Vallières de Saint-Réal. Lorsque la nouvelle de cette arrestation se répandit, les torys crurent tenir l’hon. L.-J. Papineau ; de là grande exaltation chez eux.

« Plusieurs autres warrants furent émis dans ce district mais ne purent être exécutés. Le patriotisme d’alors offrait presque toujours les moyens de dépister les cerbères du temps. »



« Extraits d’une biographie de M. P.-N. Pacaud, par M. Fréchette.


I


« M. Philippe-Napoléon Pacaud est notaire de profession.

« Il naquit à Québec, le 22 janvier 1812, d’une famille distinguée par sa position et ses alliances ; fit ses études au séminaire de Nicolet, étudia le droit sous l’honorable Louis Panet, et reçut sa commission, le 23 janvier 1833. L’année suivante, il allait s’établir à Saint-Hyacinthe, où, après avoir ouvert une maison de commerce florissante, il épousait Aurélie, fille du lieutenant-colonel Boucher de la Bruère, seigneur de Montarville.

« Après la fameuse assemblée des cinq comtés, où il fit connaissance avec Chénier et les principaux chefs du mouvement insurrectionnel, il organisa à Saint-Hyacinthe une succursale des Fils de la liberté de Montréal, dont il fut nommé capitaine ; et un bon dimanche, à la tête de sa compagnie, il planta, sur la place de l’église, aux acclamations de la foule, le mai de l’indépendance, surmonté du bonnet phrygien.

« Ce mai fut abattu, quelques jours après, par les bureaucrates, qui, pour prix de cet acte de loyauté, furent bien et dûment goudronnés et emplumés, la nuit suivante. Ce fut peut-être là, de tous ses exploits, celui qu’on pardonna le plus difficilement au jeune capitaine.

« Nous avons dit que peu d’hommes plus que lui eussent contribué au succès, si le succès eût été dans l’ordre des choses possibles : voici comment.

« L’année précédente, de concert avec son frère Charles — un autre brave, celui-là — et M. Pierre Boucher de la Bruère, il avait fondé à Saint-Hyacinthe une banque fort prospère, sous le nom de Banque Canadienne.

« Il était pour ainsi dire l’âme de cette institution, lorsque la révolte éclata.

« En homme pratique et clairvoyant, M. Pacaud vit tout de suite le défaut de la cuirasse, comprit le rôle important qu’il pouvait jouer, calcula les immenses services qu’il pouvait rendre, et, en homme de cœur et de dévouement, il résolut de fournir à l’insurrection ce qui lui manquait le plus — le nerf de la guerre ! C’était mettre en enjeu et faire de gaieté de cœur le sacrifice de ses plus belles espérances de fortune et d’avenir… Il n’hésita pas.

« Les chefs étaient rassemblés à Saint-Denis. Il y court, et en deux mots leur soumet son hardi projet ; celui d’émettre, pour les besoins de la cause, une énorme quantité de billets de banque rachetables par la nation, après la conquête de son indépendance.

« Cette proposition fut acceptée avec un empressement facile à concevoir. De suite, on songe à organiser un commissariat, et il est unanimement décidé que l’on émettra d’abord, et sous le plus court délai, un montant de $300,000.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

« Nommé commissaire général des armées canadiennes, M. Pacaud retourna à Saint-Hyacinthe et se mit à l’œuvre.

« Mais il était bien tard pour songer à ce côté si important de toute entreprise sérieuse ; et l’on n’avait pas encore fini de préparer ces assignats d’une nouvelle espèce, lorsque la défaite de Saint-Charles vint anéantir et rendre inutile ce commencement d’organisation qui eût pu devenir formidable, s’il eût seulement daté de quelques semaines plus tôt.

« Cependant, tout commissaire général qu’il était devenu, M. Pacaud n’abandonna pas le commandement de sa compagnie. Il avait sous ses ordres des jeunes gens pleins de courage et de bonne volonté, mais peu expérimentés dans le maniement des armes, et complètement étrangers à toute éducation militaire. Heureusement que, pendant son séjour à Québec, il avait vu souvent parader la garnison ; et — ses dispositions naturelles aidant — il parvint tant bien que mal à initier ses soldats au secret des principaux commandements, et à leur faire exécuter les évolutions les plus nécessaires pour entrer en campagne. De sorte que, le moment de l’action arrivé, pas un chef ne pouvait se montrer à la tête d’un corps de braves aussi bien exercés, aussi bien disciplinés que notre jeune ami.

« Voilà où l’on en était le 23 novembre 1837.

« Notre héros se battit comme un lion à Saint-Denis. Il était bon tireur ; et, tout en dirigeant les manœuvres de sa compagnie, il faisait lui-même un feu d’enfer.

« — Je ne sais pas combien j’en ai tué, dit quelquefois M. Pacaud ; mais si je ne tirais pas sans quelque inquiétude, je tirais certainement sans remords. Ce n’était pas tant le sentiment des affronts et des injustices subies, que le vieil instinct des haines traditionnelles de races qui se réveillait en nous ; nous combattions bien le despote, mais c’était surtout l’Anglais que nous aimions à coucher en joue ! Aveugle sentiment bien disparu depuis.

« Tout le monde connaît les péripéties et le résultat de cette rencontre sanglante. Le soir arrivé, les Anglais étaient en déroute, et notre ami reprenait à cheval le chemin de Saint-Hyacinthe, après avoir serré la main une dernière fois, à son compagnon d’armes, l’infortuné Ovide Perrault, mortellement frappé. Il lui fallait faire dix-huit milles, par des routes affreuses, par une nuit noire et un temps glacial. Après un pareil combat, et sans avoir rien mangé depuis quatre heures du matin, la tâche était assez rude, mais les émotions de la journée l’empêchaient de ressentir ni la fatigue ni la faim.

« Il arriva à Saint-Hyacinthe au milieu de la nuit. Bon nombre de patriotes étaient rassemblés chez le Dr  Bouthiller. Quand on le vit descendre de cheval, crotté, gelé, affamé, harassé, ce fut une acclamation générale : le bruit s’était répandu qu’il avait été tué.

« Pendant la nuit du 24 au 25, un des hommes de sa compagnie vint avertir le capitaine Pacaud que la sentinelle qu’il avait mise en faction près du couvent venait d’arrêter deux hommes, dont elle n’avait pu distinguer la figure, et qui refusaient de répondre aux questions qu’on leur posait. Il se rendit en hâte sur les lieux, et sa surprise fut grande lorsqu’il reconnut, à la lueur d’une lanterne, Papineau et le Dr  O’Callaghan.

« — Où allez-vous ? leur demanda-t-il tout bas.

« — Chez Poulin, répondit Papineau.

« Ce monsieur Poulin était un ancien membre du Parlement dont la résidence se trouvait à quelque distance du village.

« — Une escorte pour ces deux voyageurs ! commanda M. Pacaud.

« Et, après un serrement de main furtif donné à son jeune ami, le grand patriote, entouré d’une escouade de gens dévoués, s’enfonça dans les ténèbres de la route.

« Quelques jours plus tard, Poulin conduisit Papineau chez le capitaine Ducharme, à Saint-Césaire, et ce dernier l’accompagna jusqu’aux États-Unis, en passant sous les baïonnettes anglaises stationnées à Saint-Athanase.

« Notons ici que le gouvernement avait alors promis une récompense de quatre mille dollars à qui livrerait Papineau mort ou vif ; et, non seulement cet homme ne rencontra pas un traître, mais ces deux braves citoyens réclamèrent avec instance l’honneur de risquer leur vie pour sauver le courageux et éloquent défenseur de leurs droits. La race de ces hommes se fait rare aujourd’hui ; mais en 1837, des actes de désintéressement et de dévouement comme ceux-là étaient si nombreux et paraissaient si naturels, qu’ils passaient pour ainsi dire inaperçus.

« Enfin le désastre de Saint-Charles arriva ; désastre complet, irrémédiable. Battus, désorganisés, dispersés, découragés, les Patriotes durent songer à mettre leur vie en sûreté par la fuite. Alors commença pour notre ami une véritable odyssée, odyssée de fugitif poursuivi, dépisté, traqué, relancé sans cesse ; alternatives sans fin de fuite et d’alerte, de crainte et d’espérance, de terreurs soudaines et de secours inattendus.

« Le début en est pittoresque.

« Le soir même de la bataille, M. Pacaud, accompagné de son frère Charles — lequel, entre parenthèse, avait eu ses habits percés de deux balles — de son beau-frère, le Dr  de la Bruère, et de l’honorable Louis Lacoste, après avoir dit un adieu attendrissant à sa jeune femme et à ses chers petits enfants, partait à la hâte pour la frontière américaine. Ils avaient joué leur vatout et perdu la partie : il ne leur restait plus qu’à sauver leur existence en péril.

« Ils cheminèrent longtemps, à la rouge lueur de l’incendie du village de Saint-Charles, à travers lequel les volontaires loyaux promenaient la torche dévastatrice, en signe de réjouissance, et pour prouver leur patriotisme.

« À Saint-Césaire, la foule, exaspérée par le résultat de la journée, faillit faire un mauvais parti à deux de nos voyageurs.

« — En voilà encore de ces chefs, disait-on, qui, après nous avoir embarqués dans cette galère, s’en vont mettre leur peau en sûreté aux États-Unis ! Ce sont ces beaux messieurs, avec leurs grands discours, qui sont la cause de tout ; et, maintenant que nous sommes compromis, à eux la liberté, à nous l’incendie, la prison et la potence !

« — Ne les laissons pas partir !

« — Arrêtons-les !

« — Ils désertent : fusillons-les !

« Et la populace s’ameutait toujours, de plus en plus furieuse et menaçante.

« Les deux voyageurs, qui n’étaient autres que nos amis, M. Pacaud et son frère, entendaient tout du second étage de la résidence de M. Chaffers — père de l’honorable sénateur de ce nom — où ils s’étaient réfugiés, et ne pouvaient se faire illusion sur la gravité de la circonstance. Quel parti prendre ?

« — Il faut payer d’audace, se dirent-ils, et, s’il est nécessaire, vendre chèrement notre vie. Descendons !

« Et nos deux braves, un pistolet à chaque main, vont droit au devant de cette bande d’enragés qui, armés de tout ce qu’ils ont pu saisir, profèrent les plus terribles menaces en hurlant comme des furies. Le silence se fit à leur approche.

« — Dites donc, les amis ! leur cria M. Pacaud, qu’avez-vous à nous reprocher ? Quel est celui d’entre vous qui se soit mieux battu que nous deux à Saint-Charles ou à Saint-Denis ? Voulez-vous faire l’office d’espions anglais ? Voulez-vous devenir les valets des volontaires ? Vous êtes la honte des patriotes !

« — Et puis, ce n’est ni ci ni ça, reprit son frère Charles ; ouvrez les rangs, sacrebleu ! ou, je vous le jure sur mon âme, nous avons chacun deux pistolets, il nous reste encore des balles, et il y en a quatre d’entre vous qui n’ont plus qu’à faire leur acte de contrition !

« Domptés par un pareil sang-froid, les émeutiers s’écartent ; et nos amis, grâce à leur intrépidité, s’échappent sans une égratignure.

« Le lendemain ils suivaient, avec leurs compagnons qu’ils avaient rejoints, la route qui longe la rivière Yamaska, chevauchant lentement pour laisser reposer leur montures, lorsqu’ils aperçoivent, à quelques pas devant eux, un individu armé qui marchait dans la même direction.

« — Qui va là ? lui cria-t-on.

« — Raquette ! fut la réponse.

« Il y avait, parmi les insurgés, des compagnies de Raquettes et de Castors. Celui-ci appartenait aux Raquettes. Il avait pris part à la bataille, et se sauvait, comme les autres, du côté des États-Unis. Par un caprice bizarre, le brave homme, tout épuisé qu’il paraissait être, emportait avec lui, comme trophée du champ de bataille, la main et l’avant-bras d’un soldat anglais. C’est toujours ça ! disait-il, en s’essuyant le front de sa large main noire de poudre.

« Il avait, paraît-il, arraché ce débris humain des décombres fumants où les Anglais jetaient leurs morts pour dissimuler leurs pertes. Il tenait à prouver qu’il y était !

« Ils continuèrent leur route ensemble, nos amis trompant la monotonie du voyage en alimentant la loquacité de mon gaillard, qui avait autant de verve que de bravoure, et celui-ci enchanté de voyager en si aimable compagnie.

« Mais le plus difficile était à faire.

« À quelques lieues de la frontière américaine, le guide que nos fugitifs avaient loué les prévint — un peu tard — que la route était barrée par un corps de garde anglais chargé d’arrêter tous ceux qui se dirigeaient vers les États-Unis.

« La situation était critique.

« D’un côté, c’était la rivière à traverser sans embarcation — et, à cette saison de l’année, il ne fallait pas songer à se mettre à la nage. De l’autre — difficulté aussi grave ! — plus de douze milles à faire en pleine forêt, sans chemin, sans guide, sans provisions, sans même une boussole pour s’orienter. Que faire ?

« On s’arrêta pour délibérer.

« — C’est le moment de montrer du courage, dit M. Pacaud. Si nous retournons sur nos pas, nous sommes pris, jugés et condamnés, c’est clair ! De sorte qu’à tout prix, il nous faut aller en avant. Or, tenter de franchir la rivière à la nage, ou nous jeter dans la forêt, c’est la mort certaine. Il ne nous reste donc qu’un parti à prendre, mes amis, c’est de passer tout droit !

« — Comment, tout droit ? Mais le corps de garde ?

« — Nous le forcerons !

« — Diable ! Savez-vous qu’ils sont au moins quarante hommes armés jusqu’aux dents ?

« — N’importe ! nous sommes cinq braves ; nous avons nos pistolets ; nous fondons sur eux à l’improviste ; nous en assommons quelques uns, nous culbutons les autres, et, à la faveur du désordre et des ténèbres, nous piquons des deux vers la frontière… et, enfoncés les habits rouges ! En êtes-vous ?

« — J’en suis ! répondit son frère.

« — Et mois aussi ! s’écria l’homme au trophée sanglant. Qui veut me prendre en croupe ?

« — Monte la jument du guide, dit M. Pacaud ; je te l’achète.

« — Le marché allait se conclure, lorsque les deux autres fugitifs intervinrent et refusèrent leur concours à un projet aussi périlleux. Il fallut donc y renoncer et retourner en arrière à tous hasards.

« Ils atteignirent Saint-Hyacinthe sans encombre.

« M. Pacaud se rendit tout droit chez lui. La maison qu’il habitait avait une aile dont le comble venait appuyer son extrémité en amont du toit principal, ce qui laissait, sous la couverture de l’aile en question, un vide sans issue. Couper une planche et s’introduire à l’intérieur, furent pour notre fugitif l’affaire d’un instant. La planche, replacée sur les chevrons, dissimulait si bien la cachette, que les plus fins limiers ne l’auraient pas éventée.

« Il était temps, car les troupes anglaise entraient dans le village.

« On fit les perquisitions les plus minutieuses ; les deux corps de logis furent fouillés — en apparence — dans tous les recoins, mais sans aucun résultat. M. Pacaud entendait tout du fond de son réduit, et, plus d’une fois, malgré son anxiété bien naturelle, il ne put retenir certains accès d’hilarité qui faillirent le compromettre. Deux nouvelles perquisitions furent faites, tout aussi inutilement que la première. Un mois s’écoula de cette façon.

« Mais on savait, disait-on, que M. Pacaud se cachait chez lui ; et, les autorités persistant à en avoir le cœur net, la position devenait dangereuse. M. Pacaud résolut de chercher refuge ailleurs.

« M. l’abbé Prince, depuis évêque de saint-Hyacinthe, lui avait offert un asile au collège. Il y court une bonne nuit, passe une journée à grelotter dans le clocher, et finit par s’installer dans la chambre réservée pour les visites pastorales de l’évêque, où il n’y avait ni feu ni lit. Le Dr  Duvert, qui était l’écolier réglementaire, lui portait à manger quand il pouvait ; et, du moment que tout le monde dormait, il lui prêtait son lit pour quelques heures. Enfin un jeune séminariste lui fournit une soutane, un rabat, lui rase la barbe, lui ébauche une tonsure, et le voilà installé dans la communauté à titre de prêtre étranger. Les élèves s’écartaient respectueusement sur son passage, la main à leur casquette. Personne ne le reconnut ; pas même son jeune frère, qui faisait alors sa rhétorique dans l’établissement.

« Cependant, le fameux Comeau, ce délateur de profession, dont le gouvernement s’était assuré les honteux services, ne se reposait pas. Un soir, il arrive au collège avec ses argousins. M. Pacaud qui était aux aguets, saute par une fenêtre et rentre chez lui.

« Jugez de la stupéfaction de Mme Pacaud en reconnaissant son mari dans son nouveau costume !

« Mais il fallait fuir, fuir encore, fuir toujours. M. Pacaud se réfugia alors chez un pauvre homme de Saint-Hugues, dont la chaumière, ou plutôt la cabane, était à deux pas de la forêt, mais qui n’avait pas autre chose à donner que son dévouement. Épuisé par toutes sortes de privations, M. Pacaud lui dit un jour :

« — Mon ami, il est temps que je te débarrasse de ma personne ; va dire à monsieur le curé que je suis ici. C’est un prêtre et un gentilhomme : il ne me trahira pas.

« Le brave homme partit et s’acquitta de sa commission.

« Cela ne me regarde pas, répondit le curé ; seulement, tu diras à M. Pacaud que je pars ce soir pour un assez long voyage ; qu’il prie le bon Dieu pour moi !

« M. Pacaud comprit de suite l’ingénieux moyen que prenait le bon abbé pour lui être utile sans se compromettre. Le soir même, la ménagère le recevait au presbytère avec toutes les déférences imaginables ; et, pendant huit jours, cette maison hospitalière fut pour le pauvre proscrit un véritable paradis terrestre.

« Un soir, cependant — les huit jours étaient écoulés — il aperçoit sa propre voiture arrêtée en face du presbytère, sans conducteur. Qui l’avait amenée là ? La ménagère n’en savait rien. Alors M. Pacaud comprit qu’il était temps de déloger. Il se jette dans sa voiture et s’élance à fond de train sur la route de Saint-Hyacinthe. Lâcher les guides et se précipiter dans la porte de sa demeure, qu’il trouva heureusement ouverte, fut l’affaire d’un clin d’œil.

« Il se mit à la fenêtre ; un homme venait de s’emparer du cheval, presque à l’instant même où Comeau et ses recors, flairant quelque bonne aubaine, débouchaient sur la place.

« — À qui cette voiture ? cria celui-ci.

« — La jument appartient au collège, répondit l’homme, et la cariole à M. Pacaud. Mais comme il est absent, nous nous en servons quelquefois : je viens justement la lui remettre.

« Là-dessus il se met à dételer tranquillement, pendant que l’odieux Comeau s’éloigne en mâchant les jurons les plus énergiques de son répertoire.

« M. Pacaud dut errer ainsi, pendant plusieurs mois, d’un endroit à un autre, toujours sur le qui-vive et toujours poursuivi à outrance par les sbires du gouvernement. Ce n’est jamais sans émotion qu’il se rappelle surtout la généreuse et cordiale hospitalité qu’il reçut chez M. H.-L. de Martigny, seigneur de Saint-Hugues, et M. Aimé Massue, seigneur de Saint-Aimé.

« Enfin, au printemps de 1838, la proclamation de lord Gosford lui permit de l’entrer dans ses foyers.

« Mais il n’était pas au bout de ses tribulations. L’échauffourée de 1838 devait avoir pour lui des conséquences bien autrement désagréables.


II


« Ces longs mois de réclusion, autant que les leçons de l’expérience, avaient calmé considérablement, chez M. Pacaud, l’enthousiasme du jeune homme. Il n’avait pas moins d’amour pour son pays, sans doute ; mais il avait réfléchi à la folie de leur entreprise ; et quand, dans l’automne suivant, le Dr  Robert Nelson se mit à la tête d’une nouvelle insurrection, il était bien déterminé à n’y prendre aucune part.

« Malheureusement pour lui, M. Élisée Malhiot, l’un des chefs du mouvement, vint à Saint-Hyacinthe pour communiquer avec les patriotes de l’endroit. Une assemblée secrète eut lieu, M. Pacaud eut la faiblesse de s’y rendre. Ils étaient espionnés : il n’en fallait pas plus pour lui faire perdre tous les bénéfices de l’amnistie. Il eut beau ne plus bouger de chez lui ; il était compromis, et son nom marqué d’une croix rouge.

« Comme on le sait, M. Pacaud n’était pas sorti de chez lui. Mais on ne lui tint aucun compte de cette abstention. Ses ennemis étaient déterminés à le faire payer pour ses faits et gestes de l’année précédente.

« On vit arriver successivement à Saint-Hyacinthe un fort détachement des King’s Dragoons, tout un bataillon des Gardes, et enfin six pièces d’artillerie ; comme s’il se fût agi d’une véritable campagne. Des enquêtes s’instituèrent sous la présidence du colonel Cathcart — depuis tué en Crimée — assisté de deux misérables Canadiens-français dont l’histoire ne doit pas même prononcer le nom ; et le pillage commença, ainsi que les arrestations.

« Un soir le notaire Henri Lappare arrive chez M. Pacaud, dans un état de surexcitation extraordinaire :

« — Sauvez-moi, dit-il ; Comeau me cherche ; et s’il me trouve, je suis perdu !

« — Calmez-vous, lui répond M. Pacaud ; personne ne soupçonnera qu’un rebelle ait l’audace d’en cacher un autre. Prenons notre temps, et délibérons.

« Il fallait faire disparaître le fugitif ; mais comment ?

“ La cachette de l’année précédente n’était plus un secret pour personne ; les rues étaient remplies de troupes ; et il y avait, malheureusement, un trop grand nombre de nos compatriotes en quête d’une occasion favorable pour donner des preuves de leur loyauté. Ce fut madame Pacaud qui vint résoudre la difficulté ; et, cinq minutes après, le notaire, rasé de frais, et affublé d’un costume féminin complet à la mode du temps, quittait la maison au bras de son hôte, galant cavalier comme toujours. M. Pacaud raconte lui-même cette aventure en termes plaisants :

« La transformation fut radicale, dit-il. Non-seulement mon compagnon eut l’extrême pudeur de rabattre son voile en mettant le pied sur la rue, mais encore — avec l’inconstance naturelle au sexe dont il avait revêtu les insignes — il me planta là au sortir du village, et, léger comme une véritable fille d’Ève, s’envola pour ne s’arrêter qu’en bas de Québec, où messieurs les Anglais ne tentèrent pas d’aller lui faire la cour.

« Mal en prit à M. Pacaud de ne pas en avoir fait autant. À son retour chez lui, un lieutenant des Gardes, avec qui il avait lié connaissance quelques jours auparavant, lui annonça — avec tous les ménagements possibles, il est vrai — qu’il était chargé de la pénible mission de l’arrêter.

« — Eh bien, soit ! s’écria M. Pacaud ; j’aime autant en avoir le cœur net une fois pour toutes. Mais vous êtes gentilhomme, et j’ai une faveur à vous demander : c’est de m’accompagner vous-même jusqu’à la prison, pour me protéger autant que possible contre la canaille de Montréal, qui se fait un jeu de maltraiter les prisonniers.

« Je ferai tout en mon pouvoir pour vous être agréable, répondit le lieutenant ; et la preuve c’est que, d’ici à quelques jours, vous pouvez vous installer dans la partie de votre maison qui vous conviendra le mieux : vous serez mon prisonnier sur parole.

« — Mais en somme, demanda M. Pacaud, de quoi suis-je donc accusé ?

« — Vous le demandez, cher monsieur ! Votre cas est très-grave :

« Vous avez été capitaine d’une compagnie d’insurgés :

« Haute trahison !

« Vous avez arboré des insignes républicains sur le territoire de Sa Majesté ;

« Haute trahison !

« Vous avez émis des assignats payable sur le trésor de la future fédération canadienne :

« Haute trahison !

« Vous avez personnellement et publiquement porté les armes contre la couronne britannique :

« Haute trahison !

« Tout dernièrement encore, vous avez pris part à une assemblée de conspirateurs réunis pour organiser une insurrection nouvelle :

« Haute trahison !

« Vous avez importé d’un état voisin des armes et des munitions pour le service des rebelles :

« Haute trahison !

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« Quelques jours plus tard, les prisonniers, au nombre de vingt-sept, quittaient Saint-Hyacinthe sous bonne escorte, en route pour Montréal. À Saint-Charles, le convoi se grossit encore. Et l’on allait à petites journées, emportant avec soi beaucoup de pitié pour les uns, beaucoup de malédictions pour les autres. Les habitants étaient exaspérés ; ils en avaient le droit. Un trait démontrera le sans-gêne avec lequel les troupes anglaises traitaient la population inoffensive.

« Dans une des concessions de Varennes, le détachement s’arrêta devant une auberge ; et l’un des officiers invita M. Pacaud à entrer se désaltérer avec lui. M Pacaud accepta. La maîtresse de la maison était seule ; son mari avait pris la clef des champs. Elle leur servit deux verres d’eau-de-vie ; et M. Pacaud, voyant que l’officier se disposait à partir sans payer, tira de sa poche quelque monnaie pour solder l’écot.

« — Laissez donc, dit l’officier, c’est des bêtises, ça ; ne sommes-nous pas en pays conquis ?

« — Comment ! s’écria notre ami, me croyez-vous assez coquin pour piller ainsi une pauvre femme sans protection !

« L’officier eut honte, et paya.

« ils atteignirent Longueuil sur le soir.

« On allait parquer les prisonniers pour la nuit dans une misérable salle dont le plancher, couvert d’immondices, exhalait une puanteur insupportable ; mais Pacaud obtint, par l’entremise du brave lieutenant qui l’avait arrêté, que le convoi fût dirigé, le soir même, sur la prison de Montréal.

« On traversa le fleuve en horse-boat.

« En embarquant, M. Pacaud faillit être la victime d’un accident fâcheux. Un soldat ivre trébucha de telle façon que sa baïonnette aurait infailliblement transpercé notre ami, sans l’agilité de celui-ci qui, par un bond rapide, réussit à éviter un coup qui pouvait être fatal.

« À l’approche du bateau, la rive se couvrit, comme par enchantement, d’une multitude de ces misérables dont l’occupation favorite était de lapider les patriotes prisonniers. La fatalité voulut qu’en mettant pied à terre, M. Pacaud, qui est de taille moyenne, marchât à côté du major Jean-François Têtu, homme de très haute taille. Or, le bruit courait que les deux Nelson, Robert et Wolfred, étaient au nombre des prisonniers ; et, comme la canaille qui les attendait savait que l’un était petit, tandis que l’autre mesurait près de six pieds, et que, du reste, il faisait déjà un peu sombre, M. Pacaud et son compagnon furent pris pour les deux patriotes anglais. Toute la rage des assaillants se dirigea alors contre eux. Ils devinrent le point de mire des projectiles. Les trognons de pommes, les œufs pourris, les pierres mêmes pleuvaient ; et si les troupes n’eussent chassé cette nuée de bandits à coups de crosse et de plat de sabre, Dieu sait ce qui en serait résulté.

« M. Pacaud qu’un acte de lâcheté révolte souverainement, ne peut faire allusion à cette scène dégoûtante, sans frémir encore d’indignation et de colère.

« Enfin, la porte de la prison se referma sur eux.

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« Au printemps, M. Pacaud, qui comptait de hautes protections auprès des autorités anglaises, fut relâché sur un cautionnement de dix milles piastres, probablement le plus haut montant qui ait été exigé d’aucun des prisonniers. Le lieut.-colonel de la Bruère et M. L.-A. Dessaulles furent ses garants. »