Librairie Beauchemin, Limitée (Laurent-Olivier Davidp. 75-79).

édouard rodier


Rodier avait trente-deux ans en 1837 ; il était avocat, plein de talent et d’esprit, joli garçon, aimable, galant, gentilhomme et brave. Il était l’un des chefs et l’orateur chéri des Fils de la liberté.

C’est lui qui parlait, à la grande assemblée de la rue Saint-Jacques, le 6 novembre, lorsque les membres du Doric Club attaquèrent les Fils de la liberté.

— On nous attaque s’écria-t-il, eh bien ! c’est bon, bientôt on ne nous appellera pas seulement les « Fils de la liberté », mais encore les « Fils de la victoire. »

Il avait prouvé, quelques jours auparavant, qu’il était aussi brave en actions qu’en paroles.

Se trouvant, le 29 octobre, dans un hôtel avec quelques amis, quelqu’un lui dit que les sentinelles postées aux corps de garde de la vieille prison et du coin des rues Notre-Dame et Gosford, avaient reçu ordre de ne laisser passer personne sur le trottoir.

— Il n’en sera pas ainsi, dit Rodier, je vais voir immédiatement si on osera exécuter une pareille ordonnance.

Il sortit — habillé comme tout bon patriote l’était, en étoffe du pays — et prenant le trottoir du côté nord-ouest de la rue Notre-Dame, se mit à se promener comme si de rien n’eût été. Rendu au corps de garde principal, il fut arrêté par une sentinelle. Il persista à vouloir passer et pendant la discussion qui s’engagea, la patrouille arriva. Le sergent saisit Rodier au collet et voulut le jeter dans la rue. Rodier s’adressant à l’officier commandant, lui cria :

— Ordonnez à cet homme de me lâcher.

— Qui êtes-vous ? demanda l’officier.

— Je suis Édouard Rodier membre du barreau de Montréal et du parlement ; voici ma carte, et vous qui êtes-vous ?

— Je suis, répondit l’officier, le lieutenant Ormsby, des Royaux.

— Très bien, dit Rodier, vous aurez de mes nouvelles.

Le jour suivant, M. T.-S. Brown et un autre ami allaient, de la part de Rodier, offrir un cartel au lieutenant Ormsby. Celui-ci les renvoya au capitaine Mayne du même régiment. Mayne trouva que la demande de M. Rodier était peu raisonnable, que son ami Ormsby avait cru remplir son devoir et que ce qui était arrivé était un pur accident. M. Brown répondit que si les militaires avaient des devoirs, les citoyens eux avaient des droits et qu’il fallait une satisfaction à son ami.

Le duel finit par être accepté, et on décida que la rencontre aurait lieu sur le terrain des courses de la rivière Saint-Pierre.

Rodier apprit avec plaisir le résultat de son défi. Il venait de se battre à Québec et n’avait fait qu’effleurer son adversaire ; il assura que cette fois il ne manquerait pas son coup. « Je ne demande qu’une chose, dit-il à M. Brown, c’est que vous placiez mon adversaire de manière à ce qu’il soit un peu plus élevé que moi. »

Le lendemain matin, de bonne heure, les duellistes et leurs témoins étaient rendus à l’endroit fixé. Après avoir mesuré le terrain, on convint de s’en rapporter au sort pour décider lequel des deux aurait le choix des places.

Le capitaine Mayne jetant un sou en l’air, M. Brown cria : « tête » et le sou tourna tête.

— Maintenant, dit le capt. Mayne, voyons pour le choix des pistolets — et il jeta de nouveau le sou en l’air.

— « Tête » cria M. Brown, et le sou tourna encore tête.

— Ça va bien, dit Rodier, le sort est pour moi, je suis sûr qu’il me sera fidèle jusqu’au bout.

Il était d’une humeur charmante et montrait un sang-froid admirable.

Quand les deux combattants furent prêts, les témoins donnèrent le signal et deux coups de pistolet retentirent. Ni l’un ni l’autre ne fut atteint. Pendant qu’on rechargeait les armes, le capt. Mayne fit changer de place à son ami. M. Brown protesta aussitôt contre la conduite de Mayne qui persista à dire qu’il avait raison. M. Brown dit que, suivant les règles du duel, la question était maintenant entre le capt. Mayne et lui-même.

Rodier voulait continuer le combat, mais on lui fit comprendre qu’il fallait en passer par là.

Le lendemain matin, M. Brown chargeait M. Duvernay de porter un cartel au capt. Mayne. M. Duvernay revint avec la réponse suivante :


« Monsieur,

« En réponse à votre défi, je vous informe que ma conduite a été approuvée par les officiers de mon régiment et que je ne veux plus encourir aucune responsabilité dans cette affaire.

« T.-S. Brown, Ecr,

« Je suis, monsieur,
« Votre obt. sert.
« John Mayne,
« Capt. Régiment des Royaux. »


Ainsi se termina l’affaire qui fit sensation dans le temps et augmenta la réputation de bravoure qu’avait Rodier. Les patriotes furent enchantés de voir avec quel succès il avait tenu tête aux militaires, et ceux-ci furent les premiers à louer son courage et son sang-froid. Les citoyens purent, après cette affaire, circuler sur les trottoirs autant qu’ils voulurent.

Rodier n’avait ni le caractère sérieux, ni l’esprit élevé et cultivé de M. Papineau, ni sa parole solennelle et imposante, mais il parlait avec beaucoup plus de verve et d’enthousiasme. Au feu sacré qui fait les orateurs, il joignait une belle imagination, une voix agréable, un geste gracieux.

Élu membre de la Chambre d’assemblée par les électeurs du comté de l’Assomption, en 1834, il vota en faveur des 92 résolutions, prit part aux débats qu’elles soulevèrent et se montra l’un des partisans les plus avancés de la résistance. Ayant appris, dans le mois de novembre 1837, qu’il devait être arrêté et sa tête mise à prix, il quitta la ville et s’enfuit aux États-Unis.

Il vécut la plus grande partie du temps à Swanton, Burlington et Rouse’s Point, et prit part aux préparatifs qui furent faits par les réfugiés canadiens, pendant l’hiver de 1838, pour organiser un autre soulèvement.

Il était un de ceux que lord Durham avait exclus des bénéfices de l’amnistie, mais lorsque la proclamation du célèbre gouverneur fut annulée par le gouvernement anglais, Rodier se hâta de retourner au Canada.

Il publia alors dans les journaux une lettre qui fut considérée comme un acte de soumission et de faiblesse et lui fit perdre en grande partie la popularité dont il jouissait parmi les patriotes.

Il se remit à l’exercice de sa profession et resta tranquille pendant les tristes événements de l’automne de 1838. L’année suivante, il mourait emporté par une maladie de vingt heures.

Sa mort fut considérée comme une perte sérieuse pour le barreau et la société dont il était l’un des ornements. Avec du travail et une vie un peu plus réglée, il serait devenu l’un des hommes les plus distingués du pays.