Librairie Beauchemin, Limitée (Laurent-Olivier Davidp. 25-27).

LES PREMIERS COUPS DE FEU


Le 22 novembre 1837, le capitaine Vincent de Longueuil faisait savoir à Bonaventure Viger, qui demeurait à Boucherville, que des officiers de police accompagnés d’un détachement de cavalerie étaient passés sur le chemin de Chambly.

Viger se rendit en toute hâte chez le capitaine Vincent, où il trouva vingt à trente hommes armés.

Vincent lui raconta ce qui s’était passé. Voyez, dit-il, comme je suis couvert de boue ; si je ne m’étais pas caché dans un fossé, la troupe m’aurait arrêté.

S’adressant ensuite aux gens réunis dans sa maison, Vincent leur conseilla de se préparer à faire le coup de feu et à passer le reste de la nuit à fondre des balles.

À la pointe du jour, un homme arrive à toute bride, et annonce que Demaray et Davignon avaient été arrêtés.

— Qu’y a-t-il à faire ? dit Vincent.

— Délivrer les prisonniers, dit Viger, et aller du côté du village attendre la troupe.

— Qui a un bon cheval ? dit Vincent.

— Moi, répondit Viger.

— Eh bien ! en avant ! arrangez les choses comme vous l’entendrez.

On se mit en marche, Viger en tête, recrutant tous ceux qu’on pouvait rencontrer sur la route.

Au village, Viger apprend qu’un détachement de réguliers était arrivé pour prêter main forte à la cavalerie, et on lui dit que le village serait mis à feu et à sang si la lutte avait lieu là.

— Eh bien ! retournons sur nos pas, dit Viger.

Ils se remirent en marche et s’arrêtèrent à deux ou trois milles de là, vis-à-vis de la ferme d’un nommé Jos. Trudeau. Ils entrèrent dans le champ, et résolurent d’attendre la troupe en cet endroit.

Viger disposa sa petite troupe de manière à produire le plus d’effet possible ; mais les préparatifs ne furent pas longs, car un nuage de poussière et un bruit de voiture et de pas de chevaux apprirent que la cavalerie arrivait.

— Suivez-moi, dit Viger à ses hommes !

La cavalerie n’était qu’à quelques pas.

— Halte ! cria-t-il en même temps à la troupe ; livrez-nous les prisonniers au nom du peuple.

Attention ! dit Ermatinger en jurant, Go on ! make ready ! fire !

— Halte ! reprend Viger, livrez-nous les prisonniers.

Pour toute réponse, la troupe tire sept ou huit coups de fusil. Viger est atteint par deux balles ; l’une lui effleure la jambe, et l’autre lui coupe l’extrémité du petit doigt. Viger n’avait alors autour de lui qu’une dizaine d’hommes ; il ordonne de tirer, et lui-même, ajustant celui qui était à la tête de la cavalerie, lui envoie une balle qui le frappe au genou.

Les chevaux effrayés par les coups de fusil se cabrent et s’emportent ; les bureaucrates sont convaincus qu’ils ont affaire à une centaine d’hommes déterminés. Viger profite de la confusion de l’ennemi. Debout sur la clôture, il parle, crie, commande comme si partout des hommes cachés attendaient ses ordres.

En avant ! dit-il, mes braves ; à mort les Chouayens ! Feu !

Plusieurs chevaux, atteints par les balles, partent au grand galop, toute la troupe prend la fuite.

Viger saute de la clôture dans le chemin, se jette, l’épée à la main, sur les deux chevaux qui traînaient la voiture des prisonniers, et les frappe à coups redoublés ; l’un des chevaux tombe. Un vieil huissier canadien accourt avec quelques hommes de la cavalerie et tire sur les prisonniers.

— Tu n’en tueras jamais d’autres, lui crie Viger, en lui enfonçant dans la cuisse son épée qui passe à travers le corps du cheval ; le cheval s’abat et tombe sur son cavalier. Pendant que le vieil huissier se tire péniblement de la mauvaise position où il se trouve, et parvient à se traîner jusque dans un four où il se cache, Viger brise les fers qui attachaient les prisonniers, fait sortir ceux-ci de voiture, et les emmène chez Vincent, où l’on célébra avec enthousiasme le premier triomphe des patriotes sur les bureaucrates.