Hetzel et Cie, bibliothèque d’éducation et de récréation (p. 259-270).


XVII



madame van holp










CHAPITRE XVII


COUPS D’ŒIL – HANS CHERCHE DE L’OUVRAGE


Annie Bowman éprouvait un éloignement, qu’elle ne parvenait pas à dissimuler, pour Janzoon Kolp. Ce rustre adorait à sa manière Annie Bowman. Annie déclarait qu’elle n’aurait pu, quand même il se serait agi de la vie, dire un mot civil à cet odieux garçon. Janzoon pensait d’elle que c’était la créature la plus aimable et la plus impertinente du monde. Annie se moquait avec ses compagnes de la façon ridicule dont la jaquette toujours sale et déguenillée de Janzoon lui battait les jambes. Lui, soupirait tout seul au souvenir de la grâce flottante de la gaie jupe bleue de la jeune fille. Elle remerciait Dieu de ce que ses frères ne fussent pas comme les Kolp ; et lui grommelait après sa sœur parce qu’elle ne ressemblait pas aux Bowman. Ils semblaient changer de nature lorsqu’ils se rencontraient. La présence de Janzoon rendait Annie dure et impitoyable ; et la vue seule d’Annie rendait Janzoon doux comme un mouton. Ils se rencontraient fort souvent. Annie détestait Janzoon de plus en plus à chaque rencontre, et Janzoon l’aimait au contraire de plus en plus.

« Comme elle me regarde ! pensait Janzoon. Bien, bien, je suis quand même un beau garçon, bronzé par le soleil.

— Janzoon Kolp, impudent garçon, éloignez-vous de moi tout de suite ! lui criait souvent Annie.

— Ha ! ha ! se disait en riant Janzoon, les jeunes filles ne disent jamais ce qu’elles pensent. »

Si bien que, revenant en patinant, ce jour-là, d’Amsterdam, Annie Bowman vit qu’un grand et lourd garçon descendait le canal en même temps qu’elle. Elle se promit de faire semblant de ne pas même l’avoir aperçu.

« Bonjour Annie Bowman, dit une voix agréable.

— Une voix agréable, se dit Annie, ce ne peut pas être la voix de cet insupportable Janzoon. »

Un sourire a vite fait de transformer la figure boudeuse d’une jeune fille. C’est ce qui arriva pour celle d’Annie.

« Bonjour, Hans, je suis vraiment contente de vous rencontrer », répondit-elle.

Un sourire n’illumine pas mal non plus la figure d’un garçon ! Hans, après cette réponse, n’était plus le Hans de tout à l’heure.

« Bonjour, Annie, dit-il. Il est survenu de grands changements à la maison, depuis que vous n’êtes venue.

— Comment cela ? s’écria-t-elle en ouvrant de grands yeux pleins de joie. »

Hans, qui avant de rencontrer Annie était très-pressé et un peu songeur, devint tout de suite communicatif ; bien plus, il se trouva tout à fait à son aise au soleil d’Annie. Tournant, virant autour d’elle, il l’accompagna doucement sur le chemin de Broek, et lui raconta tout ce qui était arrivé à son père. Annie était une amie si sincère qu’il lui fit même part de leur grande détresse, lui disant, comme il l’eût fait à une sœur tout à fait raisonnable, de combien d’argent ils avaient besoin et comme quoi, tout dépendant de l’ouvrage qu’il trouverait, il n’avait jusque-là pu rien trouver dans le voisinage.

Tout cela ne fut pas raconté parce qu’il avait envie de se plaindre, mais simplement parce que le regard sympathique d’Annie lui disait clairement qu’elle désirait tout savoir. Il n’eut qu’un secret pour elle : il ne lui parla pas de son amer désappointement de la nuit dernière relativement au trésor, car ce secret n’était pas à lui tout seul. Quand il eut tout dit, moins cela : « Au revoir, Annie, dit Hans, le temps passe vite avec vous. Il faut que je me hâte d’arriver à Amsterdam pour vendre ces patins. La mère a besoin d’argent tout de suite pour le père. Cela me portera bonheur de vous avoir rencontrée. Je trouverai bien sûr du travail avant la nuit.

— Vendre vos patins neufs, Hans ? s’écria Annie. Vous qui êtes le meilleur patineur des environs de Broek ! Mais la course aura lieu dans cinq jours ?

— Je le sais, répondit-il d’un air résolu. Mais il le faut, c’est un petit sacrifice à faire. Au revoir, Annie ! Je reviendrai à la maison, monté sur les vieux patins de bois. Bah ! »

Quel regard brillant ! Et si différent de la grimace habituelle de ce désagréable Janzoon !

Hans partit comme un trait.

« Hans ! Hans ! revenez, cria-t-elle. »

Comme on dit, sa voix changea la flèche en toupie. Hans, tournant sur lui-même avec prestesse, revint vers elle en décrivant une petite courbe.

« Alors vous allez vraiment vendre vos patins neufs ? Vous trouverez donc un amateur ?

— Certainement, répliqua-t-il souriant d’un air surpris, ils sont très-beaux et si bons !

— Eh bien, Hans, si décidément vous voulez vous défaire de vos patins, dit Annie un peu confuse, je… je… Eh bien je connais quelqu’un qui voudrait bien les acheter. Voilà.

— Pas Janzoon Kolp ? demanda Hans qui devint tout rouge.

— Oh ! non ! dit-elle en faisant la moue, il n’est pas de mes amis.

— Pourtant vous le connaissez ? fit Hans en insistant. »

Annie se mit à rire :

« Oui, je le connais et c’est tant pis pour lui. Je vous en prie, Hans, ne me parlez plus jamais de Janzoon. Je le déteste.

— Vous le détestez, Annie ? Est-il possible que vous détestiez quelqu’un ? »

Elle secoua la tête d’un petit air volontaire.

« Oui, et je vous détesterai aussi, si vous persistez à le mettre au nombre de mes amis. Vous autres garçons, vous pouvez le supporter parce qu’il a gagné l’oie grasse à la Kermesse, l’été dernier, et grimpé au mât de cocagne avec son grand vilain corps enfermé dans un sac ; mais ces choses-là ne me plaisent pas. Je l’ai détesté depuis le jour où je l’ai vu repousser si brutalement sa petite sœur pour l’empêcher de se joindre à une ronde joyeuse à Amsterdam. Et d’ailleurs, on sait très-bien, du côté de chez nous, que c’est lui qui a tué la cigogne sur le toit de votre mère. Mais je ne sais pas pourquoi nous parlons tant d’un si méchant garçon. Vraiment, Hans, je connais quelqu’un qui serait très-content d’avoir vos patins. Je vous en prie, cédez-les moi, je vous porterai l’argent cette après-midi. »

Si Annie était charmante, même lorsqu’elle disait « Je déteste », il n’y avait pas moyen de lui résister lorsqu’elle disait : « je vous en prie ». Du moins c’était l’avis de Hans.

« Annie, dit-il en ôtant ses patins et les essuyant soigneusement avant de les lui présenter, je suis fâché de me montrer si pressé, mais si, par hasard, votre ami ne s’en arrangeait pas aujourd’hui même, je vous demanderais de ne pas manquer de me les rapporter aussitôt.

— Oh, mon ami en aura besoin, répliqua Annie en riant, je sais qu’il en cherchait une belle paire. »

Et lui faisant un joyeux signe de tête, elle s’éloigna de toute sa vitesse, emportant les patins de Hans.

Comme Hans tirait les patins de bois de sa grande poche et les attachait du mieux qu’il pouvait, il n’entendit pas Annie qui murmurait :

« Je voudrais bien n’avoir pas été si brusque. Pauvre et brave Hans ! Quel noble et digne garçon cela fait ? »

Et comme Annie patinait vivement vers sa maison, elle ne put entendre Hans dire de son côté :

« J’ai parlé à Annie comme un ours. Mais Dieu la bénisse ! Il y a des jeunes filles qui ressemblent à des anges ! »

Rien de tout cela n’empêche que les choses s’étaient passées pour le mieux.

Le luxe a ce mauvais côté qu’il nous déshabitue d’endurer les privations dont nous nous apercevions à peine avant d’en avoir goûté. Il semblait à Hans que ses patins criaient comme ils ne l’avaient jamais fait. C’est tout au plus s’il pouvait avancer avec ces vieilles machines informes ; cependant ce qu’il regrettait, ce n’était pas de s’être séparé de ceux qu’avait emportés Annie, c’était seulement de n’avoir pu les garder quelques jours de plus, jusqu’après la course, du moins. Mais ce regret fut vite étouffé.

« Mère ne sera sûrement pas fâchée, pensa-t-il, que je les aie vendus sans sa permission. Elle a eu tant d’ennuis, faute d’argent. Je ne le lui dirai qu’en lui remettant ce qu’Annie m’en donnera. »

Hans parcourut ce jour-là les rues d’Amsterdam en tous sens pour chercher de l’ouvrage. Il réussit à gagner quelques cents en aidant un homme qui conduisait des mules chargées de marchandises ; mais il ne put se procurer d’ouvrage nulle part. Quelques marchands venaient tout justement de donner à un autre le travail qui lui aurait convenu ; d’autres lui avaient dit de revenir dans un mois ou deux, lorsque les canaux seraient libres ; la plupart secouaient la tête sans lui répondre.

Il n’eut pas plus de chance avec les factoreries. Il lui semblait que ces grands établissements, d’où sortaient de si énormes quantités de laines, de cotons, de toiles ; des teintures, des étoffes imprimées renommées dans le monde entier, des diamants précieux y entrant à l’état brut et en sortant merveilleusement taillés ; des provisions monstres de farines, de briques, de verre ou de porcelaine, il lui semblait, dis-je, qu’un jeune homme aux bras solides, capable et désireux de travailler, ne pouvait pas manquer de trouver, au moins dans l’une d’elles, quelque chose à faire. Mais non ! partout la même réponse : « Nous n’avons besoin de personne en ce moment. » S’il était venu avant la Saint-Nicolas, on aurait pu l’occuper, car on était pressé alors ; mais aujourd’hui on avait plus de monde qu’il n’en fallait. Hans aurait voulu qu’ils vissent pour un moment seulement sa mère et Gretel. Il ignorait que l’anxiété des deux femmes se reflétait sur son propre visage, et que les refus les plus brusques qu’il avait essuyés avaient été prononcés avec un sentiment de malaise causé précisément par la pensée que ce pauvre garçon, qu’on était obligé de refuser, aurait eu, plus qu’un autre, besoin de n’être pas renvoyé ainsi. Certains pères, en retournant chez eux le soir, parlèrent plus doucement à leurs enfants, car ils se rappelaient un jeune visage plein de franchise que leur langage avait attristé, et l’un d’eux même avait, en rentrant dans son bureau, ordonné à son premier commis de trouver de l’ouvrage le lendemain à ce garçon de Broek, s’il se représentait.

Mais Hans ignorait tout cela. Vers le coucher du soleil, il reprit le chemin de son village, ne pouvant dire au juste si cette étrange sensation d’étranglement qu’il éprouvait à la gorge provenait du découragement ou de la ferme résolution, dans laquelle il persistait, de ne cesser ses recherches que quand il aurait trouvé un emploi.

Il lui restait certainement encore une chance à tenter. Mynheer Van Holp, le père de Peter, était peut-être de retour. Sans doute, Hans avait entendu dire que Peter était parti la veille même pour Haarlem, afin d’assister à une réunion qui devait mettre la dernière main à l’organisation de la grande course à patins ; c’était fâcheux, mieux eût valu que Peter ne fût pas absent, mais puisqu’il lui avait promis de le recommander à son père, Hans lui devait de faire honneur à sa recommandation et de se présenter à mynheer Van Holp. Ce que Hans ignorait, c’est que Peter était heureusement revenu de bonne heure le matin. Il se trouvait chez lui lorsque le frère de Gretel y arriva, et se disposait à aller chez les Brinker.

« Ah ! Hans, c’est vous ! s’écria-t-il, comme le jeune homme, bien las, s’approchait de la porte. Mais vous êtes précisément celui que je désirais le plus voir en ce moment. Entrez et venez vous chauffer. »

Hans devait quitter la maison des Van Holp avec un cœur enfin allégé. Peter rapportait de Haarlem la bonne nouvelle que le jeune Brinker pouvait commencer tout de suite à travailler aux portes du pavillon d’été. Il devait trouver sur les lieux un atelier confortable dont il pourrait disposer jusqu’à ce que son travail de sculpture fût terminé.

Le bon et délicat Peter ne lui dit pas qu’il avait franchi sur ses patins toute la distance qui les séparait de Haarlem, exprès pour venir arranger cette affaire avec son père. Il fut amplement récompensé en voyant le regard vif et joyeux qui éclaira le visage du jeune Brinker à cette bonne nouvelle.

« Je crois que je viendrai à bout du travail, dit Hans ; quoique je n’aie jamais appris l’état.

— Ça, j’en suis sûr, répondit Pierre chaudement. L’atelier est garni de tous les outils dont vous aurez besoin. Il est presque caché, tout là-bas, derrière ce mur de branches. En été, lorsque la haie est verte, on ne l’aperçoit pas d’ici. Comment va votre père, aujourd’hui ?

— Mieux, mynheer. Il se refait de jour en jour.

— C’est la cure la plus étonnante dont j’aie jamais entendu parler. Ce vieux docteur bourru est un grand homme, après tout.

— Ah ! monsieur, fit Hans avec chaleur, il est plus que grand, il est bon. Sans l’habileté et le bon cœur du docteur, mon père serait encore dans la nuit. À mon avis, mynheer, ajouta-t-il en s’animant, la chirurgie est la plus noble de toutes les sciences.

— La chirurgie peut être très-noble, mais elle n’est pas du tout de mon goût. Il est évident que ce docteur Boekman est habile. Quant à son cœur, Dieu me garde des cœurs comme le sien !

— Pourquoi dites-vous cela, mynheer ? » demanda Hans tout ému.

En ce moment, une dame, venant de la chambre à côté, entra sans bruit.

C’était Mme Van Holp, la mère de Peter ; elle était coiffée du plus splendide des bonnets, et portait le plus long des tabliers de satin garni de dentelle. Elle fit un signe de tête sympathique à Hans qui s’éloignait du feu en saluant du mieux qu’il pouvait.

Peter offrit à sa mère une chaise de chêne à haut dossier, et la dame s’assit.

Hans fit un pas vers la porte pour se retirer.

« Attendez un peu, jeune homme, s’il vous plaît, dit la dame. Je vous ai entendus, vous et mon fils, parler, je crois, de mon ami le docteur Boekman. Vous avez raison de soutenir que le docteur a un bon cœur. Bien que des manières aimables ne soient pas à mépriser, on peut se tromper grandement, Peter, en jugeant les autres sur l’apparence.

— Je n’avais pas l’intention de manquer de respect au docteur, mère, répondit Pierre ; mais on n’a cependant pas le droit de traverser le monde en grondant sans cesse comme un chien hargneux, ainsi que le fait, dit-on, le savant praticien.

— Dit-on ? Ah ! Peter, on veut dire tout le monde et personne. Le chirurgien Boekman a éprouvé autrefois une douleur dont il ne s’est jamais consolé : il a perdu, il y a déjà longtemps, son fils unique dans des circonstances particulièrement pénibles ; un beau garçon, un peu trop vif et la tête un peu chaude peut-être. Avant cette perte, Gérard Boekman était l’homme le plus affable et le plus agréable que j’aie jamais connu. »

Après avoir parlé ainsi, Mme Van Holp jeta sur les deux jeunes gens un regard où se lisait, sous les manières de la grande dame, une évidente bonté, se leva et quitta la chambre avec autant de dignité qu’elle en avait montré en y entrant.

Peter n’était encore convaincu qu’à moitié. Il murmura quelque chose sur le tort qu’avait eu le docteur de permettre au chagrin de transformer son miel en amertume. Puis, reconduisant Hans jusqu’à la porte, qui était située à gauche de l’entrée principale, il lui conseilla, avant de le laisser partir, de bien s’exercer à patiner, car, ajouta-t-il, maintenant que votre père est bien portant, vous serez en parfaites dispositions pour la course. Ce sera la plus jolie chose de ce genre qu’on aura jamais vue de ce côté-ci du pays. Tout le monde en parle. N’oubliez pas qu’il faut que vous concouriez.

— Je ne serai pas de la course, mynheer, dit Hans en baissant les yeux.

— Vous ne serez pas de la course ! Pourquoi donc pas ? »

Et les pensées de Peter se portèrent pleines de soupçons sur Karl Schummel.

« Parce que je ne le puis plus, mynheer », répondit Hans en se baissant pour serrer les cordons de ses gros souliers.

L’embarras du jeune homme avertit Peter qu’il n’y aurait aucune bonté à pousser plus loin l’investigation. Il dit au revoir à Hans, et resta tout pensif à le regarder pendant qu’il s’éloignait.

Au bout d’un instant, il le rappela :

« Hans Brinker !

Oui, mynheer.

— Je retire tout ce que j’ai dit sur le docteur Boekman.

— J’en suis bien heureux. »

Ils se mirent à rire tous les deux. Mais le sourire de Peter se changea en embarras quand il vit Hans s’agenouiller près du canal et remettre ses patins de bois.

« C’est bien singulier, se dit-il en secouant la tête et se retournant pour rentrer, pourquoi ce brave garçon ne porte-t-il pas ses patins neufs ? »