Hetzel et Cie, bibliothèque d’éducation et de récréation (p. 201-212).


XIII



les petits chariots des marchandes de lait sont traînés par des chiens.










CHAPITRE XIII


À TRAVERS LA HAYE – UN JOUR DE REPOS – LE RETOUR


GARÇONS ET FILLES


Les observations rapides de Ben portèrent tout en courant sur les nids de cigogne qui surmontent quelques édifices, et bouchent même sans façon quelques cheminées. Personne n’a la pensée de gêner la construction, fort gênante cependant, de ces nids. La cigogne est un oiseau quasi sacré en Hollande aussi bien qu’en Alsace. Il avait remarqué dans la campagne des roues de charrette placées sur les chaumières dans le but de désigner cet emplacement à la préférence de ces oiseaux constructeurs. Pour le moment tous les nids étaient vides, les propriétaires ayant soin d’émigrer en hiver dans les pays chauds.

Ben fut intrigué de la coutume qui plaçait à l’entrée de toutes les pharmacies des têtes de Turc, la bouche ouverte, dans l’attitude de la résignation d’un malade condamné à avaler quelque drogue ou quelque pilule.

Il s’amusa aussi à regarder la quantité de petits chariots traînés par des chiens qui sont à l’usage invariable des marchands de lait ou de harengs. Quand la marchandise est vendue, le marchand la remplace lui-même dans sa petite voiture pour retourner paresseusement au logis. Jacob Poot raconta à Ben qu’il y avait à la Haye des écoles de chiens qui ont leurs lauréats, et qui auraient mérité d’être visitées par un Anglais, ami des chiens. Mais tout voir est toujours et partout impossible.

Enfin nos jeunes gens ayant tout vu, leur visite à la Haye tira aussi à bonne fin. Ils avaient passé trois jours et trois nuits heureux avec les Van Gend et n’avaient pas songé un seul instant, pendant tout ce temps-là, à se servir de leurs patins. Le troisième jour avait été un jour de repos. Le bruit et le mouvement de la ville s’étaient tus. Les cloches du dimanche avaient fait appel aux pensées des jeunes gens. De même que l’horloge sonne l’heure, de façon à se faire comprendre parmi toutes les nations civilisées, ainsi les cloches des églises parlent une langue connue de tous les membres de la chrétienté.

Guidés par ces voix aimées, nos jeunes gens, accompagnés de Madame Van Gend et de son mari, s’acheminèrent à travers les rues pleines de monde, vers une très-vieille église située au centre de la ville, pour y remplir leurs devoirs religieux.

Le lundi matin, de bonne heure, nos jeunes gens firent leurs adieux à leurs hôtes. Pleins d’ardeur, ils reprirent le chemin du logis.

Peter s’attarda un instant à la porte. Sa sœur et lui avaient à se faire sans doute quelques recommandations de famille.

Comme Ben les regardait prendre congé l’un de l’autre, il remarqua que le bon baiser anglais que sa sœur Jenny lui avait donné au départ avait exactement le même son que le baiser hollandais de la sœur de Peter.

Karl, Poot et Lambert étaient déjà sur le canal, heureux de se retrouver encore une fois sur leurs patins. Ils étaient si impatients de s’élancer tout de suite vers leur cher Broek, qu’ils maugréaient contre la lenteur du capitaine.

Quand Peter arriva, ce ne fut qu’un cri contre lui.

« Nous pensions, lui dirent-ils, que grâce à vous, nous n’arriverions pas à Broek avant la fin de l’année. »

C’était sinon de l’insurrection, au moins de l’insubordination.

« Dites donc, leur répondit Peter, si vous croyez qu’il soit si agréable d’être le chef d’une bande aussi indisciplinée, détrompez-vous. Je suis prêt à déposer le commandement et à rentrer dans les rangs. – Allons, Karl, cela vous va-t-il ? Je vais vous remettre mes insignes. »

Karl qui était très-sensible à tout ce qui pouvait satisfaire sa vanité ne disait pas non.

Mais un hurrah s’éleva contre la proposition de Peter, que nous nous permettrons de traduire ainsi :

« Plus souvent que nous allons changer notre cheval borgne pour un aveugle. »

Voyant que la sédition était apaisée, Peter, qui cette fois n’avait pas perdu son temps et qui venait de finir de boucler ses patins, se releva vivement :

« La route est libre. Figurez-vous que c’est le jour de la grande course, en avant : le vrai capitaine sera celui qui arrivera le premier. »

On échangea très-peu de paroles pendant la première demi-heure. On eût dit six Mercures aux pieds ailés, effleurant à peine la glace. En bon français, ils allaient comme le vent, le corps ployé et les yeux si ardents, que les paisibles patineurs du canal et le gardien lui-même leur criaient de « s’arrêter. » Mais, une fois lancée, la flèche ne s’arrête que pour tomber.

C’est ce qui faillit arriver à Poot d’abord, puis à Ludwig et bientôt à Karl lui-même, et enfin à Lambert, d’ordinaire si résistant. Après avoir soufflé un instant et tâché de reprendre haleine :

« Il est évident, dit Lambert, montrant Ben et Peter toujours courant et très en avant, il est clair que ces deux-là ne s’arrêteront jamais. Quels jarrets et quels poumons !

— C’est de la folie, grommela Karl, de se fatiguer ainsi à un départ. Mais ils luttent pour tout de bon, c’est sûr. Hé, hé, voilà Peter qui cède le pas !

— Allons donc ! s’écria Ludwig qui tenait toujours pour son frère Peter, attrapez-le à se laisser battre, celui-là !

— Je vous dis, moi, que Ben est en avant.

— Je vous réponds, moi, que c’est Peter, répliqua Ludwig avec emportement. Voyons, Lambert, vous qui n’êtes jaloux de personne, oui ou non, Peter n’est-il pas le premier ?

— Je crois que oui, fit Lambert en s’interrogeant. Cependant, à cette distance, on ne peut vraiment jurer de rien. »

Jacob n’était pas rassuré. Il avait horreur des discussions. Aussi dit-il d’un ton câlin :

« Qu’importe, après tout, il n’y a pas là de quoi se fâcher.

— Eh, qui se fâche ? gros Pot que vous êtes », dit Karl avec aigreur.

— Pot ou Poot, cela m’est bien égal, dit le bon Jacob, on ne meurt pas d’un mauvais calembour. Est-ce Lambert, qui sait toutes les langues, qui vous a appris ce français-là ? »

Avant que Karl eût trouvé la riposte, Ludwig, très-excité, se mit à battre des mains.

« Les voilà au tournant, on les voit très-bien. Dites vous-même, Karl, qui est le premier ?

— Vive le capitaine », firent Lambert et Jacob Poot.

Karl eut assez de condescendance pour murmurer :

« C’est Peter, après tout. Mais Ben avait été en tête tout le temps. »

L’endroit où le canal faisait un coude était évidemment le but que s’étaient proposé les deux jeunes gens, car ils s’arrêtèrent subitement après l’avoir atteint.

Devant le fait accompli, le groupe des retardataires ne disait plus rien. Chacun s’était remis à patiner pour rejoindre les deux lutteurs.

Ils trouvèrent, en se rapprochant, Ben qui regardait Peter avec un mélange de vexation, de surprise et d’admiration.

Ils l’entendirent dire en anglais :

« Vous êtes un véritable oiseau des glaces, Peter Van Holp, et le premier qui m’ait jamais battu à la course, je vous assure ! »

Peter qui comprenait l’anglais, mais qui ne le parlait pas, fit un salut de remerciement à Ben en entendant ce compliment, mais il ne put y répondre autrement. Il est possible aussi qu’il fût au bout de sa respiration.

« Cousin Ben, dit Poot, vous vous ferez du mal, vous êtes rouge comme une brique sortant du four.

— Ne craignez rien, répondit Ben, cet air glacé me rafraîchira bientôt. Je ne suis pas fatigué.

— Vous êtes battu, néanmoins, mon cher Ben, dit Lambert en anglais, et bien battu encore. Je me demande comment cela se passera au jour de la grande course. »

Ben rougit et dit d’un air d’orgueilleux défi :

« Ceci n’était qu’un passe-temps. Au jour de la course nous verrons. Je vous préviens que je suis décidé à vaincre, n’importe à quel prix !

— C’est le but de toute course, dit Peter. Vous aurez raison de faire de votre mieux. Nous en ferons tout autant. N’est-ce pas, Karl ?

— Je le crois bien ! dit Karl. »

Quand les jeunes gens atteignirent le village de Voorburg, situé sur le grand canal, à mi-chemin de La Haye et de Haarlem, ils furent forcés de s’arrêter pour tenir conseil. Le vent qui soufflait d’abord modérément était devenu si fort qu’il leur était impossible d’avancer. Les girouettes du pays conspiraient évidemment contre eux.

« On ne lutte pas avec une tempête semblable, dit Ludwig. Le vent vous entre dans la gorge comme des lames de rasoir.

— Fermez la bouche, alors, grommela l’aimable Karl, dont la poitrine était solide comme celle d’un jeune bœuf. Je suis d’avis que l’on continue.

— Il faut consulter les plus faibles et non les plus forts, fit Peter. »

Les principes du capitaine étaient d’une justice parfaite, mais nullement du goût de maître Ludwig, qui, levant les épaules, répliqua :

« Faible ? Personne n’est faible ici. Mais ce n’est pas être faible que de constater qu’un tel vent est plus fort que nous tous.

— Ludwig a raison », dit Lambert.

Il avait à peine fini de parler que le grain se précipita, faisant reculer l’invincible poitrine de Karl, étranglant à peu de chose près Jacob Poot et renversant positivement Ludwig.

« Ceci décide la question, cria Peter. Ôtez les patins, et en route pour Voorburg. »

Nos écoliers trouvèrent dans l’auberge de ce village une grande cour abritée contre le vent, bien pavée de briques, et, ce qui valait mieux encore, pourvue d’un assortiment complet de quilles, si bien qu’ils firent de leur détention momentanée une véritable partie de plaisir. En attendant le repas que l’hôtelier leur préparait, ils firent une partie formidable, dans laquelle Poot se couvrit de gloire. Armé de boules grosses comme la tête, qu’il maniait comme des balles élastiques, il mit constamment en déroute le régiment de quilles grosses comme le bras, lesquelles, dans ce champ clos de soixante mètres, les autres ne parvenaient pas toujours à atteindre. Le bon Poot était un vainqueur modeste ; montrant ses gros bras musculeux :

« Avec des bras comme ceux-là, disait-il quand on faisait fête à quelque beau coup, ça n’est pas difficile. »

Cette nuit-là le capitaine Peter et ses hommes dormirent profondément. Aucun voleur n’interrompit leur sommeil. Comme on les avait casés chacun dans des chambres séparées, ils n’eurent même pas la ressource de la bataille à coups de traversin.

Mais au réveil, quel déjeuner ils firent ! L’hôte en était stupéfait ! Quand il apprit qu’ils étaient de Broek, il en conçut une estime singulière pour le pays.

Heureusement que le vent, lassé par sa propre violence, s’était couché et endormi dans son grand berceau, la mer, de l’autre côté des dunes. Le temps semblait être à la neige ; cependant il faisait beau.

Ce fut un jeu pour nos jeunes gens bien reposés de patiner jusqu’à Leyde. Ils s’y arrêtèrent un peu. Peter quitta la ville, le cœur plus léger, et au regret d’avoir mal préjugé du docteur Boekman. Le maître d’hôtel du Grand-Aigle lui apprit que le célèbre praticien était venu, qu’il avait lu sa lettre et celle qui contenait la prière de Hans, qu’il s’était frappé le front et avait dit : « Je pars pour Broek. Ah ! les pauvres gens ! »

Il n’y avait pas beaucoup de monde sur le canal, ce jour-là, entre Leyde et Haarlem. Cependant, en approchant d’Amsterdam, nos écoliers se retrouvèrent encore une fois au milieu d’une foule affairée. Le grand « ysbreker » (casseur de glace), lourde machine attelée de six chevaux et armée de piques de fer pour casser la glace, avait fonctionné pour la première fois de la saison, mais il y avait encore néanmoins de la place pour patiner.

« Trois hurrahs pour la maison (le home), cria Lambert, comme ils arrivaient en vue du grand dock de l’Ouest.

— Hurrah ! hurrah ! crièrent-ils tous. Hurrah ! hurrah ! »

Cette façon d’acclamer était d’importation nouvelle parmi nos jeunes gens. Lambert Van Mounen l’avait rapportée d’Angleterre, à la grande joie de Ben, qui ne s’épargnait pas, je vous prie de le croire, et criait des hurrahs qu’on aurait dû entendre de Londres.

L’entrée des écoliers à Amsterdam fit donc sensation, surtout parmi les petits garçons des chantiers.

Lambert arriva chez lui le premier.

« Au revoir, camarades ! Ma foi, nous avons fait la plus jolie partie…

— C’est vrai ! Au revoir, à bientôt, Lambert, répondirent les autres. »

Peter rappela Lambert.

« Vous savez, Lambert, que les classes ouvrent demain.

— Je le sais. Nos vacances ont bien fini. Eh bien ! nos classes commenceront de même. Quand on s’est bien reposé, on travaille mieux. »

Broek était en vue. Quelles rencontres ! Katrinka était sur le canal ! Karl était aux anges. Peter, en apercevant Hilda, se sentit tout à coup délassé. Rychie était là ! Ludwig et Poot furent bien près de se jeter par terre dans leur empressement à s’avancer pour donner une poignée de main à leur gracieuse amie.

Les jeunes Hollandaises sont réservées, mais leurs yeux sont bavards. Pendant quelques instants, il fut difficile de distinguer laquelle de Katrinka, de Rychie ou de Hilda était la plus contente du retour de leurs amis.

La douce Annie Bowman était aussi sur le canal, plus jolie peut-être, mais plus timide que les autres jeunes filles ; elle se tenait à l’écart, elle était loin d’avoir l’air heureux.

Les amis qu’elle avait espéré voir n’étaient pas là. C’était la première fois qu’elle venait à Broek depuis la veille de Saint-Nicolas, car elle était restée auprès de sa grand’mère, à Amsterdam, et on lui avait accordé un moment de repos, parce qu’elle s’était montrée nuit et jour garde-malade attentive et dévouée.

Annie avait consacré son « moment de repos » à patiner de toutes ses forces dans la direction de Broek, espérant rencontrer sur le canal quelqu’un des Brinker. Mais il lui fallait maintenant s’en retourner en toute hâte, sans avoir même pu apercevoir de loin la chaumière de Gretel et de ses parents. Oui, oui, elle devait repartir, car elle croyait entendre sa pauvre grand’mère à elle, l’appelant de tous ses vœux du fond de sa couchette.

« Où Gretel peut-elle être ? » pensait Annie, tout en volant sur la glace. Il est rare qu’elle ne puisse pas s’échapper un instant à cette heure. Pauvre Gretel ! Quelle horrible chose ce doit être que de voir un père, qui a été si bon, dans l’état misérable où est le sien. C’est affreux, la folie ! »

Annie n’avait pu rien apprendre. Dame Brinker et ses affaires faisaient très-peu de bruit dans le voisinage.

Si Gretel n’avait pas été une pauvre gardeuse d’oies, gentille comme elle l’était, elle aurait eu plus d’amis. Parmi les paysans et les fermiers, Annie Bowman était la seule qui montrât sans honte, par ses paroles et par ses actions, son amitié pour les habitants de la malheureuse maison.

Lorsque les enfants du voisinage la plaisantaient de faire sa société de ces pauvres enfants, elle se contentait de rougir si c’était Hans qu’on tournait en ridicule ; mais elle ne pouvait entendre sans colère parler mal de la petite Gretel.

« Gardeuse d’oies ! En vérité ! disait-elle, il n’en est pas une d’entre vous qui ne fût plus faite qu’elle pour ce genre de besogne. Mon père disait souvent l’été dernier que cela lui faisait de la peine de voir une fillette si patiente et avec des yeux si intelligents, employée seulement à garder des oies. Elle s’en acquitte à merveille, ses bêtes sont les plus propres du pays. Elle ne leur ferait pas de mal comme vous, Janzoon Kolp, et elle ne marcherait pas dessus comme vous, Rate Wouters. »

Ces représailles d’Annie ne manquaient jamais de soulever le rire contre la gauche et mal intentionnée Kate, Annie se contentait alors de s’éloigner dédaigneusement du groupe des médisants. Je crois bien que l’image de quelques-uns des assaillants de Gretel traversait son esprit pendant qu’elle patinait vers Amsterdam, car plus d’une fois, pendant ce temps, ses yeux étincelèrent d’une lumière menaçante et elle secoua plus d’une fois sa jolie tête avec un air de défi ; mais ce moment d’humeur passé, son doux et bon regard reparut et illumina son visage. Plus d’un fermier se retournait pour la suivre des yeux, désirant en son cœur avoir une fille aussi aimable que celle-là.

Il y eut ce soir-là dans Broek cinq foyers animés par la joie. Les jeunes gens avaient retrouvé tout leur monde aussi bien portant qu’eux-mêmes. Cependant, quand le lendemain, de grand matin, les cloches firent : « ding-dong ! ding-dong ! » Ludwig déclara qu’il n’avait de sa vie rien entendu de si abominable. Peter lui-même se sentit devenir pathétique en les écoutant. Karl déclara que c’était une abomination d’obliger quelqu’un à se lever plus tôt que le soleil. Quant à Poot, il dit adieu à Ben d’un air résigné, mais le sac d’écolier qu’il portait sur son dos lui paraissait peser plus de cent livres.