Les Pastels de Saint-Quentin au Louvre

Les Pastels de Saint-Quentin au Louvre
Revue des Deux Mondes6e période, tome 52 (p. 132-163).
LE RAPATRIEMENT DE LA TOUR

LES
PASTELS DE SAINT-QUENTIN
AU LOUVRE


I. — LES TRIBULATIONS D’UN MUSÉE DE PROVINCE

Le musée La Tour à Saint-Quentin était un des bijoux de la France. On errait un moment derrière la belle collégiale, dans d’étroites rues bourgeoises, discrètes et surannées, on sonnait à la porte d’un hôtel du second Empire. Un concierge dévot accompagnait le visiteur dans cette demeure silencieuse. Il ouvrait avec précaution les volets des chambres toujours closes...

C’étaient trois chambres peuplées d’apparitions charmantes, une réunion de visages comme sans doute il n’y en a pas une pareille au monde : on eût dit attachée aux murs, fixée par quelque sortilège, une fête de l’autre temps, une assemblée de personnages qui se fussent donné rendez-vous dans ce coin de province pour y continuer leur existence d’ombres. Tout le XVIIIe siècle, ses fantômes et ses grâces, la Cour et l’Opéra, la robe et la finance, les grandes dames et les favorites, les habits de cérémonie et le négligé du chez soi, comme dans le laisser-aller d’une réception d’artiste, société pressée où les derniers venus n’apparaissent qu’en buste ; ainsi dans une foule d’invités on n’aperçoit que des rangs de visages. Et tout cela fait d’un souffle, d’une espèce de poussière brillante, comme la poudre impalpable qui velouté l’aile du papillon, tout cela subtil et précis, formé de quelques traits, de frottis, d’estompages rapides sur quelques pouces carrés d’un papier bleu, dont le fond transparait sous la pâte à peine écrasée du pastel ; tout cela créé on ne sait comment, de cette légère cendre qui est tout ce qui subsiste des beautés d’autrefois et de ce qui fut la vie. Et cette évocation était bien l’œuvre de celui que son temps appelait le « magicien. »

Grande fut donc l’inquiétude en 1914, lorsque les Allemands occupèrent la ville. Que devenaient les pastels, les reliques de La Tour ? On savait que les gens du pays, très jaloux de leur bien, n’avaient pas consenti à s’en séparer un moment. Quand on songea enfin à faire le nécessaire, les Allemands étaient là. Il est clair qu’on pouvait tout craindre, depuis la confiscation jusqu’à la destruction pure et simple. Il suffisait que l’intérêt allemand le commandât. Par bonheur, cet intérêt en décida autrement. L’Allemagne, sans jamais désavouer ses crimes, sentait confusément qu’ils lui faisaient du tort. L’espèce humaine conserve beaucoup de préjugés : il fallait bien en tenir compte. Les pastels de La Tour servirent la propagande boche ; c’est ce qui les sauva.

On vit en 1917 paraître un in-quarto, édité avec un certain luxe, sous une élégante reliure en toile écrue. Ce volume comprenait, pour un prix de réclame, la suite complète des reproductions du musée, dont un certain nombre en couleurs, avec une introduction et des notices en allemand : le tout mis au jour par les soins du Corps d’armée de Bapaume et dédié au roi de Wurtemberg. Une bande placée sur le volume portait cette annonce édifiante : « La Tour, le peintre de Louis XV. Quatre-vingt-neuf gravures d’après les originaux de Saint-Quentin. Un corps de réserve allemand éditeur d’art français ! » Osez dire après cela que les Allemands sont des barbares ! Quoi ! Vous leur reprochez la cathédrale de Reims : y pensez-vous ? puisqu’ils publient les pastels de La Tour. Vous leur parlez de ruines : ils répondent par un catalogue. Quelle preuve plus éclatante qu’ils respectent la beauté et n’ont jamais tiré sur aucune cathédrale ?

On vit bien leur délicatesse dans cette même année où paraissait ce beau volume. L’armée allemande pliait bagage et venait se recevoir sur la ligne Hindenburg. Saint-Quentin se trouvait sur la ligne de feu. Ne fallait-il pas songer à ce que l’artillerie ennemie » (on comprend qu’il s’agit de l’artillerie anglaise) ferait de la ville et de ses trésors ? Il faut plutôt se rappeler ce que fut cette retraite, les arbres sciés, les villes minées, les usines sabotées, l’effroyable et minutieux ravage d’une province : on goûtera mieux l’exquise hypocrisie de ce scrupule. La Tour servit encore à couvrir cette retraite. On voulait pouvoir démentir tout ce mal fait sans nécessité, répondre aux questions par un sauvetage retentissant. Ce fut le rôle de l’Exposition du Pauvre diable.

Les magasins du Pauvre diable, à Maubeuge, sont une maison de confections, que l’armée allemande avait depuis longtemps réquisitionnée pour son usage. C’est là qu’elle transporta le dépôt des œuvres d’art sauvées des régions libérées. Le musée de Saint-Quentin était resté fermé pendant l’occupation. Peu de visiteurs avaient eu le privilège de l’admirer, et c’est ce qui avait fait craindre que les chefs-d’œuvre n’eussent disparu. L’Empereur pourtant les vit, et les lecteurs de cette Reçue n’ont pas oublié à ce propos la brillante fantaisie de M. Henri Lavedan [1]. A Maubeuge, on serait plus à l’aise. On pourrait admettre plus de monde, faire plus de publicité. On inviterait tous les neutres : on leur montrerait une attendrissante Allemagne, si douce, artiste, chérie des Muses...

Nous savons assez bien ce que fut cette exposition. Les Allemands eux-mêmes ont pris soin de nous en instruire [2]. Un officier de réserve, le lieutenant Keller, fut chargé de l’installation. Au lieu d’un grand hall de commerce, on vit une enfilade de petits salons Louis XVI, le salon blanc, le salon rose, le salon vert, où furent placés avec art les ouvrages exposés. Le lieutenant Keller est un excellent tapissier. Le livret de l’exposition ne se lasse pas d’admirer un si bel arrangement. Il fait remarquer que tout le travail fut l’ouvrage de la main-d’œuvre militaire. Nous savions que le soldat allemand est un emballeur de premier ordre.

Le « clou » de l’exposition, c’étaient les pastels de La Tour. Mais ce qu’il y eut de nouveau, ce fut le principe de les replacer dans un cadre de l’époque, parmi des meubles « empruntés » aux châteaux de la région. On ne saurait croire, parait-il, à quel point les célèbres pastels gagnaient à cette disposition si judicieuse : ce fut une révélation !... En somme, si l’on en croit le rédacteur du livret, il fallait, pour comprendre La Tour, quo l’Allemagne s’en mêlât. Qui n’a pas vu La Tour dans les salons du Pauvre diable ne pouvait se douter de son véritable talent. Il est fort heureux pour La Tour que les Allemands aient passé par là. Déjà le lieutenant Erhard avait expliqué son génie « avec plus de finesse et de clarté que n’avait su le faire nul érudit français. » Il restait à le présenter au grand public et c’est ce que fit avec tant de succès le lieutenant Keller.

Généreuse Allemagne ! Elle veut bien nous apprendre ce que c’est que l’art français ; à peine un timide reproche sur notre ingratitude... Ah ! si nous la laissions faire ! Quel pays que la France, organisée par l’Allemagne ! L’exposition du Pauvre diable en était un échantillon : c’était le modèle en miniature de ce qu’elle saurait faire, si nous avions un peu le sens de notre intérêt...

Enfin, tout ce maquignonnage n’est plus qu’un souvenir. Aujourd’hui, les pastels de La Tour sont au Louvre. Ils y sont provisoirement, mais enfin ils y sont chez eux, puisqu’on sait que c’est là que la plupart ont été faits. L’Ancien régime logeait ses artistes au Louvre. La vieille Académie y tenait ses Salons. Là, les modèles de La Tour doivent se sentir à l’aise ; ils retrouvent entre ces murs vénérables l’écho des exclamations, des enthousiasmes de Diderot. Ils sont presque à la même place où les croqua le crayon léger de Saint-Aubin, à deux pas de la salle admirable qui contient, auprès des Chardin, des Perronneau, des Rosalba, les portraits royaux de Marie Leczinska, de la Dauphine et de Mme de Pompadour.

Profitons donc de cette occasion unique, qui nous montre à la fois plus de cent pastels de La Tour ; peut-être se souviendra-t-on encore, à si peu d’années d’intervalle, de quelques autres chefs-d’œuvre de l’artiste, admirés à la vente Doucet, ou bien aux Cent Pastels. On se souviendra en même temps des excellents travaux de Maurice Tourneux, d’Elie Fleury, d’Henry Lapauze, sans oublier ceux de leurs devanciers, les Chiapfleury, les Charles Desmaze et surtout les Goncourt. C’en sera peut-être assez pour convaincre le lieutenant Erhard que la critique française ne l’avait pas attendu pour comprendre le maître du pastel, dont il s’obstine à faire le maître du Rokoko, s’imaginant sans doute que le « rokoko » est la quintessence de l’esprit français et La Tour un peintre frivole, parce qu’il a peint les portraits d’une société qu’on dit légère. C’est une de ces méprises auxquelles on reconnaît l’Allemand qui parle de la France.


II. — UN PEINTRE FRANÇAIS.

« Vous n’êtes donc pas Français ? — Non, Sire, répondait la Tour à Louis XV : je suis Picard, de Saint-Quentin. » Et ne s’avisait-il pas, débutant à Paris, au retour de Londres, dans sa jeunesse, — c’était la mode de l’anglomanie, le temps des Lettres anglaises de Voltaire, — de s’annoncer comme « peintre anglais ? »

Avec toutes ces prétentions, y compris la manie de se singulariser, il n’y a guère d’homme qui, tout compte fait, qualités et travers, par ses dons supérieurs comme par ses limites, soit plus exactement français. Il suffit de voir son portrait par lui-même, — le plus beau de tous est au Musée d’Amiens, — ou celui de Saint-Quentin, une des œuvres les plus brillantes de Perronneau, pour juger sur la mine cette figure maigre et perçante, le nez facétieux, sensuel, goguenard, cette bouche mince, ce menton sec, tout cet air victorieux et piaffant, auquel s’ajoute, dans le portrait de Perronneau, la recherche d’un habit bleu ouvert sur un gilet orange à broderies d’or. Il est bien évident que cette figure-là n’a jamais été qu’une tête de chez nous, mobile, vive, effrontée, narquoise, claire, étroite, avec un air de contentement et de défi qui sent un peu son parvenu. C’est l’artiste en son beau moment, dans l’éclat de ses succès en tout genre, à peu près vers la quarantaine, quand il est le génie à la mode, la coqueluche des femmes, l’habitué des lundis de Mme Geoffrin, et qu’il se donnerait des allures de dandy, si le mot était inventé. Ses portraits antérieurs, comme celui de l’Auteur qui rit, exagéraient le côté espiègle, rapin et même un peu Scapin. Plus tard, dans ses portraits du Louvre, surtout dans le dernier et le plus émouvant, qui le montre de pleine face, en sarrau bleu, le col dans un vieux foulard de soie déteinte, il est revenu de beaucoup de choses ; il a passé l’âge des turbulences, des vanités, des élégances ; il s’est dépouillé, assagi, un peu ratatiné : visage vieilli, grisonnant, fané, qui ne conserve de commun avec les portraits de la jeunesse que la vie du regard, mais combien anxieuse, et celle des lèvres, mais amères et déçues.

Ses biographes ne tarissent pas d’anecdotes sur son compte. De son vivant même, il avait sa légende. C’était une réputation bien établie d’original, ce qui veut souvent dire un homme mal élevé. L’enfant gâté du siècle en profite pour en être un peu l’enfant terrible. Il se plaît à étonner le monde par des impertinences, ce qui lui donne l’attitude d’un homme « franc et vrai. » Comme il faisait le portrait de Louis XV, le roi cherchait fort civilement à l’entretenir de son art : « Vous avez raison, Sire, mais nous n’avons point de marine. » Au Duc de Bourgogne : « Vous vous laissez toujours duper par des fripons, vous autres ! » A quelqu’un qui vient de la part de Mme de Pompadour : « Dites à Madame que je ne vais pas peindre en ville. » Il prétendait qu’il n’allait à la cour que pour dire leurs vérités « à ces gens-là ; » mais on le soupçonne, dans ses saillies, d’être surtout un malin qui songe à la galerie et qui soigne son personnage de bourru. Il est fort difficile de le prendre pour un Alceste. D’ailleurs, il se savait tout permis. Voltaire lui écrit : « Mon cher Apelle ; » Jean-Jacques, que son portrait « lui rend en quelque. façon l’original respectable. » Des évêques, un cardinal sollicitent l’honneur de le voir peindre. La poste lui apporte des billets de femme : « Mon héros !... Être à vous ou n’être à personne !... » Il a été en France le premier de ces portraitistes dont la vogue n’est égalée que par celle de certains médecins ou de certains confesseurs, et qui tient en effet à ce que chacun attend d’eux quelque chose d’intime, de personnel. Il y a toujours un secret entre le modèle et son peintre. Les femmes savent bien qu’elles n’en ont jamais qu’un. Une société peut avoir plusieurs artistes distingués, qui en essaient le portrait ; elle n’a qu’un portraitiste en qui elle se reconnaisse et qui soit né pour elle, comme elle est faite pour lui.

Le rusé Picard ne l’ignorait pas, et ne se faisait pas faute d’abuser de la situation. On ne finirait pas de conter ses caprices, ses fantaisies, ses. rebuffades. L’histoire est fameuse de la séance chez Mme de Pompadour : le peintre demande la permission de se mettre à l’aise, le voilà qui ôte sa veste, sa perruque, ses jarretières ; au bout d’une heure, survient le roi. La Tour se lève, ramasse ses hardes, salue : « Je reviendrai quand Madame sera seule, » et s’en va grommelant qu’il n’aime pas à être dérangé. Et ce sont ses exigences exorbitantes pour ses ouvrages et des querelles, des brouilles, des procès, des batailles qui d’ailleurs entretiennent le tapage et, loin de décourager les gens, ne font qu’exciter la presse. Il arrive aussi que le client se lasse d’être écorché et que les portraits restent pour compte dans l’atelier du peintre. Mais celui-ci demeure intraitable, préférant perdre sa peine plutôt que de s’avilir. « Mon talent est à moi, » dit(il assez fièrement. Mélange complexe de l’âpreté picarde et de l’honneur artistique. Car ce paysan n’a rien d’un ladre. Il est libéral à ses heures, magnifique, avec des côtés de philanthrope : ce roi de Paris a la marotte d’être, par avance, le Montyon de Saint-Quentin ; il se préoccupe de la vieillesse infirme, des pauvres femmes en couches et il amasse, il thésaurise…,

Il serait facile d’ajouter beaucoup de traits à cette physionomie déjà si particulière. On verrait l’homme de plaisir, aux narines frémissantes, au menton de maître, tel que nous le montre le portrait d’Amiens, assénant sur la société un regard de possession, respirant toutes les délices que prodigue le monde à ses élus ; on le verrait par degrés se perdre en bizarreries qui cette fois ne sont plus feintes : on verrait cet homme singulier qui complète son éducation et apprend le latin à cinquante-cinq ans, la cervelle barbouillée de politique et de métaphysique, nourri de Bayle, ayant des systèmes en médecine et en musique, vivant dans son laboratoire entre ses chevalets demi-abandonnés, au milieu de livres de Newton, de clavecins, de télescopes, s’égarer peu à peu dans les nuées « d’une cosmogonie insensée et sublime » et achever de se dissoudre dans la nature dont ses portraits ont embrassé tant de fragments… Il y a donc peu d’hommes en apparence mieux connus. C’est une de ces figures qui s’enlèvent en pleine lumière. Et l’on composerait de lui, d’après les témoignages, la plus curieuse silhouette d’arriviste et de batailleur, d’excentrique et d’homme à réclame, si l’on ne s’apercevait que cette quantité de notions que nous avons sur son humeur ne nous apprend rien sur le peintre.

En effet, que savons-nous de ses idées premières, de ses années d’apprentissage ? Il commence à nous apparaître aux environs de trente-cinq ans, au salon de 1737, et, dès lors, on le suit de triomphe en triomphe à travers les livrets, jusqu’à celui de 1773, le dernier où il exposa. A cette date où il sort de l’ombre, nous savons qu’il a déjà fait quelques portraits, dont celui de Voltaire. Il faut donc qu’à trente ans, dans cette école illustre dont les maîtres sont encore Rigaud et Largillière, le nouveau venu ait eu le temps de se mettre en vedette.

Songez encore qu’il n’est que portraitiste, et qu’en dehors de quelques copies d’après Rubens ou Murillo, datant apparemment de son séjour en Angleterre, on ne connaît de lui ni paysage, ni scène d’histoire, ni tableau de « genre, » pas un seul ouvrage qui n’ait la signification positive d’un portrait. A-t-il fait d’autres essais qui ne nous sont pas parvenus, et sur lesquels il aura gardé le silence ? A-t-il au contraire de bonne heure reconnu ses limites, discerné le don supérieur, la faculté unique qui, à défaut de toute imagination, devait le faire si grand, et résolu de renoncer à tout le reste pour se concentrer dans la culture du talent prodigieux qu’il avait pour la ressemblance ? Fut-il moins décidé par le raisonnement, qu’emporté par le démon de l’observation et par l’impérieux instinct de son génie ? Fut-ce clairvoyance précoce ou fut-ce vocation tyrannique ? En tout cas il n’y a guère d’exemple, même parmi les portraitistes purs, d’un homme plus enfermé dans une définition, plus délibérément esclave d’un don étroit et merveilleux, et plus nettement cantonné dans un tempérament spécial.

Ajoutez enfin que La Tour s’exprime par le pastel et ne s’est jamais exprimé que par là. Je n’ai pas l’intention de faire l’histoire du pastel : depuis les « crayons » des Clouet, jusqu’aux beaux dessins en couleurs de Dumonstier et de Robert Nanteuil, en passant par les merveilles célèbres d’Holbein et de Cranach, ce n’était pas une nouveauté que l’idée de peindre sans pinceaux, sans huiles, sans vernis, sans tout ce matériel de brosses et d’essences, sans cette cuisine compliquée et souvent décevante de la peinture à l’huile. Ce qui était nouveau, c’était d’appliquer ce système, comme l’a fait La Tour, non plus seulement à des études, comme procédé expéditif pour fixer des nuances en vue de l’œuvre définitive ; c’était d’en faire la substitut ou le rival du langage consacré, et de demander au pastel tous les effets de consistance, de relief et d’illusion que l’art, depuis trois siècles, demande à la peinture.

On a dit que ce délicat, voluptueux La Tour se trouvait incommodé par l’odeur de la peinture. Qui le croira ? Mais le pastel venait d’être remis en honneur et de faire fureur, au temps de la jeunesse de La Tour, dans le monde de la Régence. On n’a pas oublié l’étude délicieuse qu’a tracée ici même notre cher Wyzewa [3], de cette Vénitienne qui traversa le Paris de l’agio et de Law, et doucement éclaira les derniers rêves de Watteau. Cette voyageuse était fée. Je n’ai pas à reproduit » : les louanges hyperboliques qu’elle recueillit sur son passage, le concert des admirations qui portèrent aux nues en son temps la Rosalba Carriera. Aujourd’hui, ces admirations nous paraissent excessives. Et cependant, il y a au Louvre une Jeune fille au singe, et quelque part en France une Comtesse Miari avec des modelés noyés dans la lumière, et qui sont des ouvrages de la fille du Corrège. J’ignore s’il est vrai que La Tour, d’ailleurs de trente ans moins âgé qu’elle, se soit écrié que jamais il n’épouserait une autre femme. Mais le fait est qu’il avait chez lui deux tableaux d’elle, et que c’est à son exemple qu’il se fît peintre de pastels.

Pourquoi ? Parce qu’il convenait à cet original d’avoir un procédé qui ne fût pas celui de tout le monde, et qu’il savait que, pour le public, il est bon de mettre sur sa boutique une enseigne attrayante ; peut-être parce que cet autodidacte, qui n’a jamais traîné dans les académies et dont le seul maître fut un graveur, se rend compte qu’il y a, dans le difficile métier de peintre, des mystères qui lui échapperont toujours, faute d’éducation première, et qu’il est trop tard pour apprendre ; enfin, qui sait ? peut-être par un obscur instinct de son génie qui est celui d’un dessinateur et qui, dans le pastel, lui met en main un instrument avec lequel la peinture même ne cesse jamais d’être encore et toujours un dessin.

On connaît par lui l’anecdote, — la seule qui nous renseigne sur ses origines artistiques, et si honorable pour le vieux maître qui lui donna cette leçon ! La Tour, jeune vaurien, arrivant à Paris, bâcle le jour quelques portraits dont le soir il dissipe l’argent ; il fait un jour celui de Mme de Boullogne, la femme du peintre de Louis XIV. Boullogne voit le portrait, fait venir l’auteur et le traînant par le collet devant son ouvrage : « Regarde, malheureux, si tu es digne du don que t’a fait la naturel Va-t-en dessiner, si tu veux devenir un homme ! »

Mot admirable, qui atteste une si forte tradition de dessin dans cette vieille école française, — le dessin, qui n’est pas seulement, comme l’a dit un autre maître, la « probité de l’art, » mais qui est l’art lui-même, le seul moyen connu pour exprimer la forme, c’est-à-dire pour formuler quoi que ce soit d’existant dans le domaine plastique. Dessiner, dessiner toujours, c’est-à-dire non pas se contenter d’un trait et ne signaler des choses que le contour ou les bords ; mais poursuivre la forme au travers de l’ » effet, » modeler aussi bien dans l’ombre que dans la lumière, exprimer la surface, le volume, la substance, définir la matière, faire connaître l’objet, s’en emparer, le rendre présent, le retirer enfin du monde des phénomènes et le transporter tout entier dans le langage de l’art.

Ce n’est pas diminuer La Tour que de dire ce qu’il n’est pas. Il n’a jamais été, par exemple, un coloriste raffiné ; il ne sait pas suivre, à travers ses différentes métamorphoses, ce qu’on appelle en jargon de peintre les variations du ton local ; il a un principe d’ombre qui est le même dans ses tableaux pour les figures et pour les fonds, pour les chairs et pour les étoffes, ce qui est loin de se passer ainsi dans la nature ; ses tons, quand il les juxtapose, manquent de cette souplesse intime, de cette échelle de nuances et de valeurs grisâtres qui devraient les relier entre eux et dont les vrais peintres se délectent ; il se tient rarement dans la demi-teinte ; ses couleurs semblent presque toujours empruntées à des gammes différentes, n’ont pas de principe commun qui les fond et les unifie. Tout ce qui est du dessin, la nature des objets, la copie du réel, le laineux d’un tapis, le pelucheux d’un velours, l’or d’une reliure, le chatoiement d’un satin, les moirures d’un taffetas, tout jusqu’au tulle d’une guipure, est rendu avec une virtuosité qui tient du trompe-l’œil, avec une fidélité qui éblouissait les badauds et faisait écrire à Diderot que le peintre « avait le secret de toutes les manufactures. » Il se plaisait ainsi à émerveiller le public et à inquiéter les peintres, en luttant avec eux de relief et de réalité. Ce sont des prodiges d’exécution, des triomphes pour le praticien. Y a-t-il dans tous ces tableaux, excepté deux ou trois, comme la Dauphine Marie-Josèphe ou le Xavier de Saxe, autant de « peinture » que dans la plus humble nature morte de Chardin ?

Il va sans dire d’ailleurs que le dessin n’est pas la ligne, et qu’on demanderait en vain à La Tour, comme à tout le XVIIIe siècle, une de ces arabesques, une seule de ces trouvailles jaillies de l’âme comme la plus pure mélodie, et qui font de certains portraits d’Ingres ou de l’Impératrice Joséphine de Prud’hon, quelque chose de comparable aux jeux les plus divins de la miniature persane. La Tour est étranger à cette recherche du parafe, qui apparente le dessin à ce qu’il y a de plus surnaturel dans les œuvres du génie, et qui d’un art d’imitation fait une création d’immortelle poésie.

A le prendre pour ce qu’il est et pour ce qu’il a voulu faire, c’est-à-dire dans les œuvres qui le représentent le mieux, nous voyons un artiste qui, armé de ses pastels, s’efforce d’égaler le langage des peintres et de se rendre maître du réel. Son ambition est de se poser en rival de l’Ecole et de s’annexer, si je puis dire, toutes les parties de l’art : c’est de produire des ouvrages qui n’aient rien à envier à nul autre en fuit de solidité et soutiennent la comparaison avec ceux d’un Rigaud. Il ne néglige rien pour étendre, assouplir, accroître son vocabulaire. On le voit, par exemple, dans le fameux portrait de l’Abbé Huber, allumer dans l’ombre une bougie sur un in-folio, et tenter de dérober ses éclairages et son clair-obscur à Rembrandt. Tentative puissante, mais plus curieuse que réussie : le pastel n’a pas la ressource de dessiner à travers un milieu coloré, de faire circuler l’air autour des objets, de peindre, comme on dit, l’enveloppe, ce qui revient, en peinture, à peindre par-dessus la forme. Le pastel manque ainsi nécessairement de profondeur : il ne peut guère représenter que l’objet tel qu’il est, vu de près, dépouillé d’atmosphère, dénué de ces fluides subtils, de ces impalpables grisailles qui sont le milieu par excellence des relations entre les choses et le domaine du sentiment. La Tour s’en aperçut et ne renouvela plus cet effort. Mais dans les grandes œuvres suivantes son programme s’élargit encore.

Le portrait de la Pompadour, le portrait inachevé de la Dauphine et du duc de Bourgogne, quelques autres portraits qui ont paru à la vente Doucet ou aux Cent Pastels, comme ceux du Chevalier de Jars ou de Duval de l’Epinoy enfin un chef-d’œuvre capital, longtemps conservé au château de Glisolles et dont la place serait au Louvre, le magnifique portrait du Président de Rieux, représentent La Tour dans sa manière superbe et dans le plus vaste effort que l’artiste ait fourni pour égaler le pastel aux productions de la peinture et pour élever le portrait à la dignité du « tableau. »

A ceux qui ne voient dans La Tour qu’un pastelliste, un fantaisiste, un peintre aimable des grâces légères du XVIIIe siècle et un spirituel génie du « rococo, » je conseillerais d’aller revoir ces fortes pages. Peut-être sommes-nous dupes ici, et La Tour même un peu victime, de son « musée » de Saint-Quentin, c’est-à-dire des études et des esquisses qui le composent. Il y a beaucoup de choses diverses dans cet ensemble : œuvres inachevées, œuvres refusées par les clients, œuvres rendues à l’auteur per l’héritage d’un ami, et enfin, les fameuses « préparations » auxquelles nous viendrons tout à l’heure. Bref, c’était, on le voit, le fonds d’atelier du peintre, donné par celui-ci, comme on sait, pour être vendu au profit de l’École de dessin dont il dotait sa vie natale ; et c’est seulement le fiasco de l’essai de vente de 1815 qui fit renoncer à cette opération et convertir, trente ans plus tard, la collection en « musée. »

Mais n’est-ce pas un travers des amateurs contemporains, que le parti pris de préférer l’esquisse à l’œuvre réalisée ? C’est un goût qui ne règne pas seulement en peinture. ; il ne s’étend que trop jusqu’aux œuvres écrites, poussant à publier les notes, les brouillons, les ratures des grands écrivains, non pas comme des curiosités instructives ou des renseignements sur les secrets de leur métier, mais comme des choses précieuses en elles-mêmes et plus sincères, c’est le mot à la mode, que celles qui ont été signées et avouées par l’auteur. Combien les Pensées de Pascal ne doivent-elles pas de leur popularité, au milieu des ouvrages de l’époque classique, au fait qu’elles nous sont parvenues à l’état de fragments ? En art, ce fétichisme de ce qui est instinctif, c’est-à-dire des traits qu’un auteur donne quand il se néglige, quand il ne s’observe pas et ne se croit pas surveillé, est devenu le fondement de toute une critique, celle de la fameuse école de Morelli.

Telle est notre méfiance présente du raisonnable, tel est notre dédain pour le travail de l’intelligence et notre superstition du spontané, de l’émotif, que nous en viendrions à donner le Sacre de Napoléon pour le moindre portrait de David, ou la Galerie de Versailles pour le croquis de Charles le Brun qui représente la Brinvilliers sur sa charrette en place de Grève. L’esquisse, en tout état de cause, a plus d’amateurs que le tableau, et une « préparation » de La Tour, puisque c’est le terme consacré, nous semble a priori l’emporter sur le portrait. C’est à ce signe que l’on connaît le connaisseur. Et certes nous le savons, et Chardin le disait, qu’ » il faut trente ans de métier pour savoir conserver son esquisse. » J’accorde que La Tour n’est jamais plus lui-même que dans ce qu’on appelle ses « préparations ». Mais le fait est qu’il n’attachait de prix à ses études que pour lui servir de documents, qu’il ne les destinait pas à la publicité, qu’elles n’avaient de sens à ses yeux que pour être dispersées aux enchères et recueillies çà et là, accrochées à un clou dans un studio d’artiste, et que c’est hasard s’il en a été autrement et si le XIXe siècle en a fait un musée.

Il ne faut donc les regarder qu’avec précaution, si on ne veut pas retomber dans les malentendus. Il faut oublier un moment nos idées et nos préférences. Il faut se défaire de ce préjugé qu’une œuvre qui n’est pas « faite » vaut toujours mieux qu’une œuvre achevée, et que toute ingérence de l’esprit, tout effort de composition ne fait qu’altérer le naturel et gâter les choses. Il faut oublier ce principe étrange que tout ce qui est » voulu » est artificiel. C’est la négation même du style si, comme disait Péguy, « on ne sait pas ce que c’est qu’un style qui n’est pas volontaire. » J’entends bien que ces idées, que peut-être nous croyons nouvelles, le sont moins qu’on ne pense. C’étaient déjà, en son temps, celles de Diderot (qui d’ailleurs a tout dit et ne regarde pas à une contradiction). Diderot, qui a vu peindre La Tour, s’étonne, se scandalise un peu de sa froideur. Cet homme si remuant, si vif, devant le modèle devient attentif, sérieux. Nulle agitation, nulle fièvre. L’artiste calcule, mesure, pèse : pas un geste inutile, pas une touche hasardée. Il concentre toutes ses forces dans un travail de réflexion. Diderot traduit : « Il ne sent pas. Ce n’est qu’un merveilleux mécanicien. »

Un mécanisme ! Voilà les contresens dont est capable le romantisme. Pour nous, qui ne cherchons qu’à comprendre La Tour, il ne s’agit pas de nos goûts, ni de savoir ce qui dans son œuvre flatte le mieux notre « impressionnisme. « Il est clair qu’il faut le prendre dans sa formule magnifique et ses ambitions les plus hautes. Il s’est mis tout entier dans ces œuvres sévères, dans ces grandes pages méditées qui passent en importance tout ce qu’on aurait pu attendre du pastel, ouvrages qui d’ailleurs sont demeurés sans rivaux et ont découragé tous les imitateurs. La plus célèbre de ces images, la plus populaire à la fois et la plus séduisante, est sans contredit le portrait de Madame de Pompadour. Celui du Président de Rieux est loin d’avoir le même charme, ni le prestige de séduction que ce radieux chef-d’œuvre tient de la grâce du modèle : je ne doute pas pourtant que ce ne soit là le dernier mot de l’artiste et son œuvre la plus magistrale. C’est la seule qu’il ait exposée sous le nom de « tableau. » Lorsque cet ouvrage incomparable, demeuré jusqu’à ce jour inaccessible, aura pris la place qu’il mérite, beaucoup de nos idées sur l’auteur changeront. La Pompadour cessera de paraître une tentative unique ; elle n’aura plus d’exceptionnel que la grâce qui l’anime. C’est dans cette série de peinturés imposantes qu’on prendra l’habitude de considérer La Tour. On comprendra de quelle somme d’éléments est composé ce qu’il appelait un portrait : cette restitution du cadre, du décor, de toute une existence évoquée par la peinture du « milieu, » bibliothèque d’Oppenord ou de Riesener dans la pénombre, paravent de la Savonnerie, partout des ors qui luisent faiblement dans les fonds, mille objets qui conspirent autour de la figure pour reproduire les conditions de sa vie, agissent en sourdine, orchestrent le motif humain ; le majestueux personnage en pied, assis, en robe noire, grande tache de jais moirée et luxueusement austère au milieu du tableau, vraiment grave, parlementaire et judiciaire, la simarre écarlate jetée sur les épaules ; l’effet prodigieux de ce rouge pur dans cet ensemble de tonalités assourdies et, dans la plus vive lumière, la tête souriante et fine sous la neige de la perruque. Tout le tableau est admirable. Mais ce qu’il faut admirer le plus, ce n’est pas l’étonnant mérite du praticien, le rendu inouï du détail, les fers d’une reliure, la dentelle d’une manchette, la virtuosité des opérations de la main, le travail incroyable, divers et cependant uni, d’un outil qui jamais ne s’arrête, exprime chaque objet dans sa forme et dans sa substance et ne se tient pas pour satisfait avant d’avoir tout dit. C’est seulement quand on songe à l’ensemble, à ce qu’un pareil résultat suppose d’effort de construction, quand on pense à ce qu’il peut entrer, dans un pareil tableau, d’intentions supérieures et d’ordres du cerveau, qu’on commence à comprendre le prix d’un tel ouvrage et la signification d’un portrait ainsi conçu. Rien ici ne se rapporte à la « légèreté » et à l’ « impressionnisme, » souvent délicieux, de certains maîtres du XVIIIe siècle : c’est ici qu’on mesure l’intervalle qui sépare Perronneau d’un La Tour. Expression du détail, composition, ordre souverain, conduite égale du travail, tout dérive de ces qualités intellectuelles qui sont proprement celles du dessin. En vérité, il se trouve que ce fou de La Tour, avec ses brusqueries, ses écarts, ses marottes, son manque de culture, son éducation de hasard, sa totale ignorance et peut-être son mépris de Rome et de la Grèce, il se trouve que ce pastelliste et ce peintre de jolies femmes, que ce moderne qui n’a jamais fait une « académie » ni un morceau d’histoire ou un tableau de la fable, a été en son temps le seul maître « classique. » Il l’a été, comme on pouvait l’être en ce siècle et avec de telles lacunes dans son éducation : il l’a été à force d’être un Français et un dessinateur. Mais ce qui lui appartient et n’est qu’à lui, c’est le don, — un don que personne peut-être n’a possédé à ce degré, le don de la vie : — c’est ce pouvoir unique et extraordinaire d’avoir, avec de si médiocres vertus de peintre, en dessinant toujours, avec un instrument qui, après tout, n’est qu’un crayon, produit de ces ouvrages qui font concurrence à la réalité, et arrivent à un effet d’intensité magique, qui touche à l’hallucination.

Entre ces qualités d’ordres divers, de la pensée et de l’instinct, de la volonté et du sentiment, le portrait du Président de Rieux marque le plus haut point d’équilibre. C’est le sommet d’un art. Mais La Tour n’avait pas la force qu’il fallait pour maintenir longtemps une si belle harmonie. Bientôt le divorce se prononce entre les vertus de la raison et le génie du « vivant. » La Tour, emporté par son démon, ne sait plus s’arrêter dans les bornes de ce qu’il est permis de formuler aux arts plastiques : il veut fixer la vie elle-même, il tente l’impossible. Dans cette dernière époque, il n’arrive plus à exprimer que des fragments. Et cette rupture d’un équilibre qu’il ne devait plus jamais retrouver, rupture qui finit par s’achever dans une véritable démence, fut le drame de sa vie.


III. — LE « CAS » LA TOUR.

J’ai parlé du rapport singulier qui existe entre toute société et son portraitiste. J’ai montré en même temps que La Tour était un peintre d’esprit classique, dans un monde qui ne l’était plus guère. D’où vient, dans ces conditions, le succès de La Tour au milieu d’un public peu fait pour le comprendre et qui, le plus souvent, n’appréciait en lui que les côtés secondaires ? Peut-être l’accord se fit-il sur une idée nouvelle que le XVIIIe siècle avait de la « nature. »

« L’auteur qui rit... Mme de..., habillée dans un mantelet polonais, réfléchissant un livre à la main... Portrait de Mlle Salé, habillée comme elle est chez elle. » Ces titres (le dernier surtout) des tableaux de l’artiste aux livrets des Salons en disent assez sur ce que La Tour apportait de nouveau dans son art. C’était une nuance inédite de familiarité, un air plus naturel, disons d’un seul mot : plus intime. Mlle Salé, la rivale de la Camargo, « habillée comme elle est chez elle... » Rappelez-vous, à Chantilly, pour parler d’œuvres du même ordre, et au reste d’œuvres françaises, le célèbre portrait de la Duclos par Largillière : rappelez-vous cette grosse dame en grand décolleté, en robe bleu de roi, dans le vague costume que le siècle de Louis XIV appelait » à l’antique, » et qui fut celui du théâtre jusqu’au temps de la Clairon, — grasse, épanouie, les yeux au ciel dans sa face dodue, étendant avec grâce des bras désespérés, dans un geste professionnel dont la vérité n’a été surpassée ni par Daumier ni par Degas. La cantatrice est représentée, je crois, dans le rôle d’Ariane. Et ne sont-ce pas encore des « rôles » que nous montre Nattier, toute une société déguisée en personnages du Grand Cyrus, en Hébés, en Circés, en Flores, en Pomones, Mlle de Clermont en Nymphe des eaux de Chantilly ? Faisons ici la part du jeu de société, la part de l’amusement d’esprit et du rébus, chose piquante dans un monde fermé où chacun sait le mot. C’est une sorte de plaisir mondain que nous connaissons encore, et certain bal persan en donnait un exemple, peu de temps avant la guerre. Il faut pourtant avouer que ce genre de charades suppose une grande part de convention, qu’on admet que le modèle ne sera représenté qu’a demi, sous certaines réserves, et ne se trahira qu’autant qu’il le veut bien. On ne laisse voir que la façade. Quel charme nouveau a ce déshabillé de Mlle Salé, « comme elle est chez elle ! »

C’est bien cette intimité qui nous ravit encore dans le Président de Rieux, où tout est calculé pour nous montrer dans le magistrat les mœurs, les habitudes d’esprit de l’ « honnête homme, » et dans le portrait immortel de Mme de Pompadour, environnée de ces accessoires, de ce fouillis d’objets dont chacun est parlant et raconte les goûts, la personne morale du modèle : les livres favoris, le recueil des eaux-fortes et des pierres gravées (Pompadour sculpsit), l’alto jeté sur un divan et dont on croit entendre vibrer le dernier soupir. Je n’aurai garde de refaire la description de cette œuvre illustre, après Sainte-Beuve et les Goncourt. Il suffira de dire que cette « manière » de La Tour fit événement dans l’école : comparez les portraits de la Montespan par Mignard avec ceux de la Pompadour par Boucher, soit le portrait d’Edimbourg, soit celui qui vient d’entrer au Louvre avec la collection Schlichting, — vous comprendrez que dans l’intervalle est venu l’art de La Tour.

Poursuivons la comparaison, la chose en vaut la peine, et sur des exemples précis. C’est sans doute un mince personnage dans l’histoire que le comte Philippe Orry de Vignory, ancien capitaine de dragons qui devint sous Fleury intendant de Soissons, de Lille, du Languedoc et enfin contrôleur général des Finances. Son administration a laissé peu de traces, mais nous avons la bonne fortune que ce ministre ait été peint deux fois dans sa vie et par deux grands artistes, par Hyacinthe Rigaud vers 1735 et dix ans plus tard par La Tour. Le portrait de La Tour est au Louvre. Celui de Rigaud a disparu, mais il en reste une excellente gravure de Lepicié ainsi que deux copies à Versailles. Vous y verrez que le grand siècle avait créé pour son usage un langage magnifique et d’un tour oratoire, un luxe de métaphores, de draperies, de colonnades, tout un vocabulaire de périphrases qui, sans altérer la vérité, la parent, la relèvent et l’ennoblissent. Le ministre est représenté debout, en grand manteau de cérémonie, dont les plis s’écroulent en cascade somptueuse sur son fauteuil, le visage tourné vers le spectateur, une main appuyée sur la tranche de son portefeuille, tandis que l’autre tend à un invisible comparse une lettre portant la suscription : Au Roy. La figure, quel que soit le prix de la physionomie, flotte un peu au milieu de toute cette pompe décorative. La personne se perd dans le faste du personnage. La Tour supprime d’abord toutes ces expressions théâtrales. Il écarte ces fictions d’un héroïsme passe-partout, comme des épithètes qui ne conviennent pas au modèle, ne font que l’embarrasser et l’écraser un peu sous la majesté de l’Etat. Il remplace l’idée du « rôle » par celle de la « fonction. » Ce n’est plus le portrait d’apparat dans le style du panégyrique, c’est l’image de l’homme réel, tel qu’il est tous les jours et qu’on le voit dans son cabinet. Le ministre est assis, en habit noir et culotte noire, dans le costume simple qu’il met pour le travail avant de passer chez le roi ; l’habit, négligemment ouvert, bâille, laisse déborder la chemise de batiste. Les jambes chaussées de soie noire sont croisées l’une sur l’autre dans une attitude familière. La physionomie affable est celle de l’homme d’Etat qui donne audience et dont la tête est occupée ailleurs. Le portefeuille de maroquin bleu, que le ministre tient verticalement sur son genou, le doigt glissé dans la tranche supérieure, afin de pouvoir ouvrir le livre à un endroit précis, indique le personnage dont les minutes sont comptées ; l’audience va bientôt finir. Pas un mot, pas un geste de trop : rien que l’essentiel, une figure intelligente qui écoute aimablement distraite, une plaque du Saint-Esprit visible sur l’habit noir, des armes sur le plat du maroquin, un doigt qui marque une page d’un livre, et vous voilà fixés sur la nature de l’individu, sur son rang, son histoire sociale et sa place dans le monde.

Voilà le genre de vérités, de délicates observations qui firent le succès de La Tour. On était las des abstractions, de l’héroïsme, des généralités parfois creuses du Grand Siècle. Les contemporains de Chardin se reconnaissaient dans ces portraits tout proches de la vie. De là tant de belles images que nous a laissées La Tour, de plus ou moins grand format et de l’ordonnance la plus diverse, ayant toutes pour principe cet ingénieux système de commenter la figure par quelque trait qui l’explique : portraits de peintres dans leur atelier, comme le Restout du Louvre ou l’admirable Louis de Silvestre, un de ces chefs-d’œuvre que fait un artiste quand il peint un artiste, l’inventeur Loriot, type de chercheur râpé et de maniaque famélique à côté du spectre bizarre de sa nouvelle machine, — et des femmes, la musicienne Mme de Mondonviile, en maîtresse de maison qui reçoit, le bonnet à ruches noué sous le menton, se retournant vers ses auditeurs, le coude appuyé sur son clavecin, après le morceau qu’elle vient déchanter : ou cette autre chanteuse du. musée de Saint Quentin, dans son délicieux corsage rose, la main gauche errant sur les touches, l’autre main soutenant la tête, le regard coulé hors du cadre et comme indifférente la partition ouverte, rêvant à quoi, — est-ce qu’on sait ? avec cet œil de chatte, ce joli œil de velours qui sent les planches et qui, dans la nouvelle Mme de la Pouplinière, révèle la Deshayes, la fille de Mimi Dancourt, l’héroïne de ce bon tour de la plaque de cheminée dans l’hôtel de la rue de Richelieu.

Cet art des indications infaillibles, cet art de lire dans la nature et d’y faire lire le spectateur par dessus son épaule, ce sens immédiat de la vie et ce don de la rendre directement, dans les termes les plus nets et dans la plus lucide prose, font toujours l’intérêt de l’œuvre de La Tour. Arrêtons-nous ici un moment pour en prendre une idée d’ensemble.

En général, et quelle que soit l’importance de l’ouvrage, la peinture de La Tour est une peinture « assise ». Je veux dire que rien n’y est plus rare que le modèle debout, et alors il n’est presque toujours représenté qu’en buste. Les jambes, dans cet art, sont visiblement considérées comme un organe insignifiant. Je ne vois, dans l’œuvre entière de l’artiste, qu’un exemple d’un personnage dont il ait peint les pieds, et ce sont ceux de la Pompadour : rappelez-vous ces pieds charmants, croisés légèrement l’un sur l’autre et sortant à demi de mules du lilas le plus pâle ; rappelez-vous une phrase de Taine sur l’Ariane du Vatican, ou simplement le vers de Musset :


Que, quand on voit le pied, la jambe se devine,


et enfin ces paniers énormes où l’on cadenassait les infantes, et ce mot gravement burlesque de je ne sais quel chambellan, « qu’une reine d’Espagne n’a pas de jambes. « Il suffit d’un trait comme celui-là, d’un bout de mule aperçu au bas d’une jupe de gala, pour faire deviner sous le respect, les atours, la condition de la personne, les charmes de la jolie femme qui ne règne que par ses grâces, et parmi des dehors souverains, elle qui n’est que la favorite...

Cet exemple est le seul. Il en résulte que le corps, dans l’œuvre du portraitiste, ne joue presque aucun rôle. Il arrive cent fois à La Tour de supprimer les mains. C’est bien l’image d’une société de causeurs, celle qui a créé le mobilier le plus orné et le plus accueillant, et porté p’us loin qu’aucune autre l’esprit et le talent de la conversation. Il est clair que la vie physique n’a pour les gens de cette école aucune espèce d’importance. Renan n’avouait-il pas encore que la marche lui semblait un reste de barbarie ? Différence capitale avec ces admirables portraits de l’école anglaise, avec ces longues jeunes filles de Gainsborough ou de Lawrence, ces belles promeneuses, ces rêveuses sentimentales, errantes, à qui il faut le décor des parcs et des nuages, les verdures agitées des brises et l’idylle des campagnes profondes autour de leur activité ou de leur mélancolie. Un David même, dans le charmant portrait de Mme Sériziat, si peu paysagiste qu’il soit, met de l’air et du souffle : un bouquet de (leurs, une robe de linon, un chapeau de jardin évoquent une course dans les champs ; le haut d’une gorge aperçue sous le fichu de mousseline rend sensible la forme touchante d’un être bien portant et cette jeune volupté toujours absente, il faut le dire, des œuvres de La Tour.

D’élimination en élimination, il devait arriver que l’artiste, en suivant la pente de son génie, fût amené à ne plus compter, dans la personne, que le visage. C’est par un progrès naturel que, parti des ambitions les plus grandes et du dessein de reproduire le portrait de la figure humaine dans son acception la plus vaste, avec tout l’entourage qui orne et conditionne la vie, il en vient par degrés à réduire ses formats, à en écarter le décor et à se contenter de cette formule abrégée qui de toute la figure ne montre que la tête. Encore ces tôles de la Tour appellent-elles quelques remarques : elles se reconnaissent entre toutes. A quels traits ? D’abord, elles sont toujours représentées de face, quelquefois de trois quarts, les yeux presque toujours fixés droit sur le spectateur ; aucune n’est de profil. C’est que le profil, — qui a fourni l’occasion de tant de chefs-d’œuvre aux maîtres ombriens ou toscans du XVe siècle, — marque dans la figure le trait qui la différencie, le caractère invariable par où elle s’isole ; la face, où ce caractère s’atténue, est le siège des relations humaines ou des organes qui y servent, regard, parole, sourire ; l’un est absolu, l’autre sociable ; le premier est le signe d’une construction permanente qu’aucune passion n’altère, la seconde est mobile et revêt toutes les nuances de l’expression...

Ces têtes se présentent en pleine clarté. L’essai de clair-obscur qui séduisit les débuts de l’artiste, dans le portrait de l’Abbé Huber, il n’y est jamais revenu. On ne voit pas dans son œuvre ces figures captivantes et devinées à demi qui émergent d’un bain d’ombre. La proportion de l’obscur, qui dans les portraits de Reynolds l’emporte de beaucoup sur le clair, et ne laisse souvent en saillie qu’une partie du visage au milieu d’un flot de ténèbres, est réduite par La Tour aux quelques accents inévitables qui résultent de la forme elle-même et sans lesquels il n’y a plus de dessin. Après avoir tant fait pour rendre l’atmosphère, il en vient, en termes de peintre, à supprimer l’ « effet. » Cet « effet, » qui est presque tout dans la peinture anglaise, finit par disparaître du programme de ce définisseur si fin de l’expression humaine. Dans les œuvres de sa maturité, je ne vois guère que cet étonnant portrait de Louis de Sylvestre où l’éclairage vienne partager à peu près également les parties lumineuses et les parties ombrées : encore s’agit-il là d’un prodigieux exercice de modelé dans l’ombre, de poursuite de la forme par le reflet dans la demi-teinte, gageure d’artiste à laquelle convenait le plus admirablement du monde la laideur corpulente et joviale du modèle. Mais le fait est rare. Dans un vrai La Tour, vous ne trouverez même jamais une coiffure, le chapeau à grands bords dont Rubens et van Dyck parent leurs cavaliers, le heaume surprenant dont Rembrandt surmonte l’Homme au casque, ni même la fameuse visière de carton vert dont Chardin, dans le pastel du Louvre, abrite ses yeux aigus sous leurs larges besicles, c’est-à-dire aucun de ces petits artifices dont un peintre se sert pour créer des accidents piquants, amuser l’œil par de l’imprévu et prêter à la forme l’intérêt pittoresque. Impossible, on le voit, d’écarter plus résolument les questions secondaires, de circonscrire plus nettement le sujet d’un portrait et de le réduire avec plus de rigueur au problème de la forme et de l’expression du visage.

Ce qu’a fait La Tour dans les termes étroits de ce problème, ce sont quelques-unes de ses œuvres les plus mémorables et les plus précieuses, quelques-unes de celles qui méritent le plus haut rang dans l’école française et la soutiennent le mieux au milieu de ses rivales. Ce ne sont plus que quelques bustes, sans accessoires, sur un fond neutre, où rien ne vient distraire l’attention du visage, où le modèle parle lui-même et se confie à nous : portraits d’artistes, d’hommes de théâtre, comme ce pitre étincelant de Monet, ou comme l’Arlequin Manelli ; portraits d’amis, comme ce rugueux bonhomme de Dachery, portraits d’écrivains, comme Duclos, comme cet aimable d’Alembert, avec sa gaieté, son nez rond, son œil à fleur de tête, son expression dévouée de bon chien, — enfin ce pathétique Jean-Jacques, le Jean-Jacques encore inédit, le Jean-Jacques musicien du Devin de village, le seul portrait de lui que le modèle put souffrir, avec sa jolie mine inquiète de laquais romanesque épris de la dame du château, sensuel et timide, débile et passionné, dévoré de désirs et de fièvre intérieure, et ce je ne sais quoi de trouble dans son doux regard, trahissant l’angoisse et l’effroi de cette neurasthénie qui devait faire le tourment et l’orgueil de son mélodieux génie... A ce degré, le portrait devient divination, sorcellerie. On entrevoit tout l’homme à travers quelques coups de pastel. La Tour ne se vantait pas quand il disait son mot superbe : « Ils croient que je ne peins que leurs visages, mais je descends à leur insu au fond d’eux-mêmes et je les rapporte au dehors tout entiers. »

Mais à force de vouloir tout mettre dans un portrait, à force de réduire ses ressources et de chercher à faire tenir dans une demi-figure, puis dans le seul visage, ce qu’il avait commencé par décrire dans de grands tableaux chargés de sens et d’accessoires ; à force de tout concentrer et d’exprimer dans une formule la complexité du vivant, un caractère, un tempérament, les vingt personnages successifs qu’est le même individu dans une seule journée, l’artiste finit par jeter un défi à la peinture. Il n’y a pas de forme qui révèle avec certitude tous les secrets de l’être intime. Il n’y a pas de dessin qui puisse se rendre maître de la part d’inconnu qui subsiste au fond de nous, de ce monde latent où dorment les passions, et qui parfois étonne si quelque hasard le révèle. Mais La Tour était entraîné par une logique impitoyable, par ses exigences de dessinateur et son génie de psychologue Cette manie de la perfection nous a coûté de beaux ouvrages. L’artiste n’arriva pas à ruiner son talent, parce qu’on ne détruit pas le don, qui survit à tous les naufrages et à la désorganisation elle-même de l’esprit ; mais il l’égara dans des recherches impraticables, et finit par y perdre la raison.

C’est vers la soixantaine que commencent d’apparaître les signes de ce désordre funeste. A ce moment La Tour, peut-être déjà malade et afin de changer d’air, ou simplement pour voir chez eux ses maîtres préférés, parcourait la Hollande. C’est le seul voyage qu’il ait fait depuis celui de Londres, près de quarante ans auparavant. En 1766, il se trouvait près d’Utrecht, reçu chez des amis qu’il avait connus à Paris quelques années plus tôt, la famille de Zuylen. Un érudit Genevois, M. Philippe Godet, a publié dans cette Revue [4], voici quelque trente ans, des circonstances fort curieuses du séjour de l’artiste aux Pays-Bas. La maison de Zuylen était en effet celle à laquelle appartenait l’aimable jeune fille qui devint Mme de Charrière. La Tour entreprend le portrait de ce gracieux modèle, — portrait retrouvée naguère par le même érudit dans une collection de Genève, — et c’est le futur auteur de Caliste qui nous donne les précieux détails qu’on va lire.

N’eut été le charme du vieillard, il paraît que les séances auraient été cruelles. Ne commençait-il pas par s’aviser d’une ressemblance qui tantôt lui rappelait la duchesse de Rohan, tantôt je ne sais quelle autre beauté célèbre ? Cette double expression n’était pas aisée à fondre sur une figure. Laissons parler Belle de Zuylen : « Je ne m’ennuie point, écrit-elle, parce qu’il sait causer ; il a de l’esprit, a vu bien des choses, connu bien des gens curieux... Mais je lui donne une peine incroyable ; quelquefois il lui prend une inquiétude de ne pas réussir qui lui donne la fièvre, car absolument il veut que le portrait soit moi-même... »

Tout se termine par un drame : l’éternel mécontent détruit le portrait. Voici l’histoire : « Mon portrait par La Tour a été admirable. Nous pensions toucher à une ressemblance parfaite. Tous les jours nous pensions que ce serait la dernière séance, il n’y avait qu’un rien à ajouter aux yeux. Mais ce rien ne voulait pas venir, on cherchait, on retouchait, ma physionomie changeait sans cesse. Je ne m’impatientais pas, mais le peintre se désolait, et à la fin il a fallu effacer la plus belle peinture du monde, car il n’y avait plus ni ressemblance, ni espoir d’en donner. Cependant il recommence tous les matins et ne me quitte de tout le jour non plus que mon ombre... »

En effet, il ne perd pas courage. Il commence un nouveau portrait : « Depuis deux mois, il en est au second et me peint tous les matins, toute la matinée... J’espère qu’il laissera vivre celui-ci, car en vérité il vit : l’effacer serait un meurtre. Sa manie, c’est d’y vouloir mettre tout ce que je dis, tout ce que je pense et tout ce que je sens, et il se tue... »

On surprend ici les indices de ce mal étrange, de cette passion de l’inaccessible dont Balzac a fait le sujet du Chef-d’œuvre inconnu. Pour cet artiste implacable et jamais satisfait, un portrait devenait la pierre philosophale. Il gémissait de son impuissance et reconnaissait son erreur dans ses moments de lucidité. Ses lettres nous mettent dans le secret de ces tourments, et mieux encore le spectacle de ces pastels du Louvre, ses morceaux de réception à l’Académie, les portraits de Restout et de Dumont le Romain, deux merveilles de sa jeunesse qu’il a irrémédiablement gâtées. Le maître presque septuagénaire avait entrepris de les remanier, à trente ans d’intervalle. « Après avoir fait cent changements, on me dit : Quel dommage ! » Il ajoute : « Les regrets de l’Académie m’obligent de tâcher de remettre ce portrait à peu près comme il était. Voilà bien du temps perdu et des efforts in vanum. » Et ce mot accablé : « Mieux que bien est terrible ! »

Ses amis assistaient avec pitié à ce délire. Ils plaignaient ce grand praticien, ce puissant tempérament détruit. Diderot, qui voyait s’éteindre cette gloire de sa jeunesse, écrit ces lignes funèbres : « Un peintre célèbre de nos jours emploie les dernières années de sa vie à gâter les chefs-d’œuvre qu’il a produits dans la vigueur de son âge. Je ne sais si les défauts qu’il y remarque sont réels, mais le talent qui les rectifierait, on il ne l’eut jamais s’il porta les imitations de la nature jusqu’aux dernières limites de l’art, ou s’il le posséda, il le perdit, parce que tout ce qui est de l’homme périt avec l’homme. Il vient un temps où le goût donne des conseils dont on reconnaît la justesse, mais qu’on n’a plus la force de suivre. » C’est de ce moment sans doute que date le portrait du Louvre dont j’ai parlé, ce portrait d’un La Tour vieilli, vêtu en ouvrier, l’œil fixe sous le front agrandi et les tempes dégradées, ombre de celui qui s’était annoncé par des œuvres si retentissantes, avait connu tant de succès, cueilli tant de sourires. Mais dans la ruine de ses ambitions déçues subsistait cependant le meilleur de son œuvre et, comme on retire des décombres un instrument intact, le peintre sauvait du désastre tout ce qui, dans le pastel, est encore le crayon.


IV. — LE SOURIRE DE LA TOUR

Ce que sont ces fameuses « préparations » de La Tour, gloire du musée de Saint-Quentin, ce sont au juste ses études, les notes dont il se servait pour la peinture de ses tableaux. Il semble avoir rarement fait le tableau définitif en présence du modèle ; il se bornait à enlever en une séance la ressemblance, et peignait ensuite à loisir dans son atelier en ajoutant les accessoires et les habits prêtés par le modèle. C’est de cette manière que procédaient la plupart du temps les peintres d’autrefois ; tel est le cas en particulier pour les célèbres « crayons » attribués aux Clouet. Ils portent dans les marges des indications de couleurs qui n’auraient pas de sens pour un simple dessin. Il en résulte que le dessin, pris sur le vif, est plus direct, a un accent qui s’efface dans le tableau. D’autre part, nous avons vu que le buste de Belle de Zuylen exigea plus de deux mois de séances du modèle ; ce qui n’empêche pas qu’en dehors du portrait de Genève, nous ayons une « étude » qui est à Saint-Quentin.

Ces préparations ne sont donc pas ce qu’on entend par ce mot en langage d’atelier, c’est-à-dire le dessous, l’esquisse d’une œuvre inachevée, et qui serait destinée à être recouverte de peinture. Ce sont des documents, la somme de vérités que l’artiste recueille sur son modèle et reporte sur le tableau. Il y en a donc à peu près de toutes les époques de la vie de La Tour. Quelques-unes représentent des personnages dont le portrait s’est perdu et peuvent parfois servir à le faire reconnaître ; d’autres sont des études de portraits qui n’ont pas été exécutés. Il arrive que le même modèle soit représenté plusieurs fois. Nous avons deux études de Mme de Pompadour. Plusieurs-ne sont guère que des esquisses balafrées en quelques coups de crayon, d’autres sont des figures très poussées. On a, à des degrés divers d’avancement, tous les « états » d’une œuvre de La Tour. On suit toutes les étapes du travail de l’artiste.

Ce ne sont plus même des têtes : ce sont de simples masques, souvent sans le support même d’un soupçon de col, presque toujours sans cheveux. L’intérêt se réduit encore d’un degré sur les portraits les plus concis, et se concentre exclusivement sur la physionomie. Mais dans ce domaine La Tour est roi. Il lui suffit de cette scène exiguë pour faire éclater son génie. On a pu dire que le décor de la tragédie de Racine, c’était le visage des acteurs. Et en effet, tout le drame et toute la comédie tiennent sur ce théâtre vivant qu’est le visage humain.

C’est ici que La Tour se montre vraiment unique. D’abord, il n’est que dessinateur, il est débarrassé de ce souci de peindre, qui a toujours été son point faible ; débarrassé aussi de ce soin ennuyeux du détail matériel, des chiffons, des rubans, des échelles, parfaits contentements, et autres fanfreluches qui mettaient David hors de lui et ne sont que des caprices de la marchande de modes ; débarrassé enfin de toute préoccupation étrangère à son art. Il est à son affaire, qui est d’observer et de définir.

Notez du reste qu’ayant ainsi déblayé son sujet, il ne s’est nullement affranchi du soin de composer. C’est dans ces petits dessins, plus encore que dans les grands tableaux, qu’apparaît le constructeur. Rien ne ressemble moins à des « impressions, » que ces choses légères et qui semblent faites d’une haleine, d’un givre, d’une buée de pastel à peine colorée. Il n’y a peut-être pas dans l’art un ensemble de leçons d’une pareille rigueur sur la « forme », sur ce que c’est qu’un plan, un volume, une arête, un relief : rien de plus solide, de plus ferme et de plus résistant. L’artiste arrive, on ne sait comment, à modeler sans ombres, à dessiner sans bords, à tout écrire dans la lumière, sans aucun artifice visible, sans autres accents que ceux qui résultent du relief particulier de chaque visage, comme si chacun d’eux était une chose et se suffisant par elle-même, portant en elle ce qu’il lui faut de jour, d’atmosphère et de contrastes. Il procède tantôt mystérieusement par les touches les plus moelleuses et les plus suavement fondues, tantôt par ce modelé à facettes, un peu brusque, martelé et semblable à une ébauche de sculpteur, mais d’une telle nature qu’il semble venir de l’intérieur et comme repoussé du dedans au dehors. Toute l’architecture spéciale de la tête, le front, l’arcade de l’orbite, les magnifiques substructions de la face humaine demeurent puissamment établies et sensibles sous le muscle et sous l’épiderme, avec une certitude à faire le désespoir des peintres et qui arrachait à Gérard, devant un de ces dessins, ce cri d’enthousiasme : « On nous pilerait tous dans un mortier, qu’on ne tirerait pas de nous un seul morceau pareil ! »

De ces têtes, aucune ne ressemble à sa voisine. Toutes diffèrent entre elles, sont des créations distinctes. Rien de plus propre à La Tour que cette variété. Tout le monde sait que la plupart des peintres, même parmi les plus grands, n’ont qu’un petit nombre de types et que toutes leurs créations se ramènent à quatre ou cinq figures. Rubens, dans toute sa vie, n’a guère eu que deux modèles de femme, l’une brune et mince, qui est Isabelle, l’autre blonde et grasse, qui fut Hélène. Chacun de ces grands poètes, de Botticcelli à Raphaël, de Titien à van Dyck, de Poussin à Watteau, porte en lui l’image d’une jeune fille dont il fait le thème de ses songes. Il l’habille tour à tour en princesse, en servante, en Vierge, en Diane chasseresse ; elle est toujours diverse suivant le tour de ses rêveries, et cependant toujours la même. Sa forme est dans une œuvre d’artiste l’Eternel Féminin qui passe de strophe en strophe et fait l’unité du poème. Chose curieuse ! Les portraitistes n’ont pas échappé à cette loi. Toutes les figures de Mignard, de Nattier, ont un air de famille. Toutes les filles de Lawrence se ressemblent comme des sœurs : même ovale mince, même taille allongée, mêmes lèvres carminées et toujours entr’ouvertes. Seul leur costume change. Ces déesses sont des mannequins.

La Tour, et c’est le signe évident de son génie, seul peut-être parmi tous les amoureux de la femme, n’a eu aucun de ces modèles intimes qui vous distraient des modèles vrais, aucune de ces visions qu’on porte au fond des yeux et qu’on puisse appeler son « type. « Il avait une maîtresse, qu’il semble avoir tendrement chérie, celle qu’il appelait « la Céleste, » et dont il a fait une des rares imagos de son œuvre qui soient empreintes de ce sentiment qui fait la poésie, — la féerique Mlle Fel. On ne voit pas que ce sentiment se soit jamais interposé entre un autre modèle et lui, pour divertir son regard ou troubler son attention. Ce voluptueux amateur de la beauté féminine n’a jamais été dérangé par l’imagination, n’a jamais su ce qu’était la beauté indépendante d’une certaine personne. Il n’a jamais mêlé aucun idéal au portrait. Il était trop ami de son plaisir pour se plaindre de trouver à toutes une grâce diverse, et à chacune quelque chose d’exquis. Il ne va pas se mettre en peine de corriger la nature. Voyez toutes ses figures de femmes, bourgeoises, danseuses, comédiennes, célèbres ou anonymes, grandes dames ou grisettes : chacune est une figure à part, un petit être totalement différent de tous les autres, avec sa forme de crâne particulière, son ovale particulier, son arc des sourcils original, une attache du nez, une mâchoire personnelles, dont il n’existe pas au monde un second exemplaire, — tout cela régulier ? irrégulier ? qu’importe ? mais toujours vrai, vivant, charmant.

Cette histoire naturelle du visage, ces facultés d’anatomiste et de phrénologiste, ces mérites de dissection et de mensuration, tout cet ordre de curiosités abstraites, intellectuelles, est, en peinture, tout aussi rare, appliqué aux choses de l’amour, que les dissertations psychologiques de Stendhal. C’est un exemple de sécheresse qu’on est bien éloigné d’attendre d’un peintre de jolies femmes. Mais La Tour ne s’arrête pas encore en si beau chemin. Lawrence, à qui j’en reviens toujours parce que ce grand portraitiste est à pou près en tout aux antipodes de notre artiste et le fait comprendre par contraste, Lawrence avait coutume de dire qu’il suffit d’attraper un trait dans un visage pour que la ressemblance y soit. J’ai entendu Rodin (autre portraitiste merveilleux, à la mode de La Tour, de Houdon) commenter cette maxime d’une manière bien fine : en effet, disait-il, tous les traits d’une figure dépendent tellement l’un de l’autre que si vous en saisissez un seul, tout le reste viendra, comme le filet suit quand on tient une maille. Je crois que Rodin parlait ici en Français, avec cet instinct que nous avons du logique et de l’organique et qu’il faisait dire à Lawrence le contraire de sa pensée.

Quoi qu’il en soit, La Tour procède tout autrement que Lawrence. Ce n’est pas un trait, c’en est vingt, ce sont toutes les formes et tous les linéaments d’un visage qu’il parvient à surprendre, à saisir et à rassembler : les sinuosités d’une lèvre, la petite virgule ou la fossette qu’elle forme avec la joue à l’endroit de la commissure, l’ourlet d’une paupière, la volute d’une narine, ces choses imperceptibles dont se compose l’expression, toutes les pièces de cette machine si complexe qu’est la face humaine sont étudiées une à une, décrites avec une passion de curiosité infatigable. Rarement l’art, depuis la Renaissance, a-t-il été employé ainsi comme instrument de connaissance : mais pour La Tour, il ne s’agit que de connaître l’individuel. Pas une bouche ne s’ouvre, ne se ferme, ne respire comme une autre ; pas une autre ne convient à la joue qui l’avoisine, à l’œil qui la surmonte. Tous ces traits uniques, singuliers, cette accumulation de notes dont chacune est une trouvaille finissent par donner à ces études une animation extraordinaire. Pas une expression de pratique, pas un accent donné de routine. Tout est neuf, inédit, physionomique : si bien que tous ces visages, même les moins gracieux, charment et causent une surprise. On s’étonne de voir tous ces traits prendre du prix, s’agencer et se coordonner entre eux ; l’ensemble, après ce travail minutieux de décomposition, se recompose d’éléments tous rares, qui donnent une rareté au visage le plus ingrat et prêtent à la grâce elle-même quelque chose de plus vivant.

Mais ces observations savantes risqueraient fort de déplaire et ne formeraient qu’un recueil assez aride de planches d’anatomie, si à tous ces visages La Tour n’avait prêté le sourire. Le sourire est la chose du monde la plus rare dans l’art. L’art italien, même dans la grâce, est toujours sérieux. Titien ne sourit jamais, non plus que Raphaël ou Rubens. Léonard, dans sa maturité, inventa pour peindre une amie une lueur ambiguë de la paupière et des lèvres, un tressaillement énigmatique qui s’est transmis ensuite à ses autres créatures, et fait qu’on se demande encore ce que peut vouloir dire le sourire de la Joconde. Avant lui, l’artiste inconnu qui sculpta les portails de la plus divine des cathédrales, avait fait flotter sur ses anges ce reflet du ciel de la France qui s’éternise dans le nom du Sourire de Reims : c’était, à Reims comme à Florence, l’expression de la béatitude provenant d’une harmonie, d’un accord retrouvé, de la paix faite avec la nature : c’était le salut de la vie à la beauté de l’univers, le bonheur de ces âges privilégiés des Renaissances, ici plus virginal et plus adolescent, là plus mûr, plus majestueux, plus attendri, plus incertain.

A côté de ces œuvres d’une poésie éternelle, on tremble de placer les souriants ouvrages de La Tour : auprès de ces monuments qui marquent des moments immortels de la pensée humaine, ces petits fragments de La Tour paraissent frêles. Les premiers sont des œuvres de signification universelle, les autres ne valent que pour un instant. Tous les sourires de La Tour sont-ils la monnaie de l’unique sourire de Léonard ou du sourire, — hélas ! à jamais évanoui, — qui était la parure angélique de Reims ?

Sans doute, on pourrait dire que le sourire du XVIIIe siècle est une philosophie, qu’il a été la forme qu’une société raffinée a prêtée à l’échange et à la critique des idées. On peut y voir l’expression de l’urbanité suprême qui fit le charme du siècle de la c(douceur de vivre. » On peut y voir le détachement désabusé de ces voluptueux qui eurent le sourire sous le couteau de la guillotine... Je crois pourtant qu’il s’agit ici d’une chose toute différente. Il ne s’agit même pas de l’esprit de La Tour : personne n’a moins cherché à se mettre en frais d’esprit, du moins dans ses tableaux, et à ajouter de son fonds ce qui n’était pas dans les choses. S’il en était ainsi, toutes ses figures souriraient de même : nous ne verrions partout que la même grimace stéréotypée, au lieu d’un musée de sourires.

Il y en a d’heureux, il y en a de languissants, il y en a d’espiègles, il y en a de sots. Celui de la Camargo n’est pas celui de la Favart, ni celui de la Puvigné n’est celui.de Mlle Fel. Celui-ci retrousse la bouche, celui-là ne fait que l’entr’ouvrir ; un autre n’est qu’une caresse, une idée de sourire, on ne sait quelle grâce plus tendre qui émeut la beauté. Il y a l’éclat de rire niais de la divette professionnelle, et l’épanouissement sain de l’honnête femme. La Tour, qui était homme à systèmes, avait fait cette remarque que l’organisme porte la trace de l’usure produite par le métier et que cette altération d’un membre se répercute dans tous les autres. On ne voit pas que les personnes presque toutes oisives qui étaient ses modèles prêtent à l’expression d’une vérité de ce genre. Leurs têtes, on l’a dit, se passent fort bien de corps. Tout ce qu’elles ont de vie et de tempérament borde les lèvres, éclaire ou assombrit les yeux. C’est autour de ces points prodigieusement mobiles que le peintre concentre toute sa puissance d’observation. Le sourire lui paraît l’émotion habituelle qui fait jouer le mieux les multiples ressorts que lui montre l’analyse. C’est lui qui coordonne tous ces rouages si menus, cette délicate horlogerie que son scalpel démonte : c’est lui qui de tous ces éléments tire une expression émouvante, ce je ne sais quoi de particulier, d’individuel et d’inouï qui représente la personne d’une façon aussi spéciale que fait le timbre de la voix. Le sourire devient un procédé d’artiste pour ramener parmi tant de faits psychologiques l’unité, la souplesse, l’émotion de la vie. Ainsi La Tour, dans cent dessins, a disséqué l’indescriptible, décomposé, recomposé ce qui avait paru le plus inexprimable. Et, dans ce sujet étroit, avec son labeur assidu et cette fièvre qui devait le conduire à la démence, ne rappelle-t-il pas ce vieil enfant octogénaire, ce marchand d’estampes japonaises qui s’appelait lui-même « le vieux fou de dessin » et qui, s’il eût vécu cent ans, serait arrivé à ce résultat que soit un point, soit une ligne, tout ce qu’il ferait serait vivant ?


V. — LE RETOUR

Telle est l’œuvre de ce grand classique incomplet, qui cependant fut un maître, aussi singulier en son temps de faible psychologie, que fut l’auteur de Marianne et des Fausses confidences. Par le genre de ses curiosités, par son génie de dessinateur, par son infatigable enquête sur la nature, par ses investigations sans fin dans le domaine inexploré de l’expression humaine, il a fortement contribué à étendre la valeur du portrait. La peinture des passions se tenait avant lui dans un petit nombre de formules générales, codifiées dans les écoles et qui allaient chaque jour se vidant de leur contenu. La Tour a repris pour son compte d’en récrire un chapitre. Sans doute, chose fort étrange dans ce cerveau systématique, il lui a manqué de savoir généraliser ses observations. Tout ce qu’il a dit n’a qu’une portée strictement individuelle. : De tant de merveilleux fragments il n’a pas su, comme le remarquait Barrès dans une des plus belles méditations de sa jeunesse, se composer une vision de l’univers. Il n’a été que le génie de la curiosité. Il laissa pourtant, dans sa province déterminée de l’art, un incomparable répertoire d’études et une collection sans prix de documents humains.

Son œuvre nous est encore imparfaitement connue. Je ne puis entrer dans le détail des mille questions qu’elle soulève. Il n’en existe nulle part un catalogue complet. La belle publication de M. Henry Lapauze ne comporte que la reproduction des œuvres du musée de Saint-Quentin. On n’a jamais songé à réunir et à classer tout ce qui subsiste d’épars chez les particuliers, tout ce qui demeure d’inédit dans vingt demeures de province. L’œuvre capitale de la Tour, le Président de Rieux, n’avait encore, il y a deux mois, été vue par aucun des biographes du maître, ni gravée, ni photographiée.

Songez qu’il en va ainsi pour l’œuvre d’un portraitiste devant lequel a posé tout ce qui compte en France au XVIIIe siècle, pour l’œuvre du premier de nos physionomistes, pour une œuvre ; d’un intérêt (historique sans égal. Songez à quelles menaces de destruction est exposé chaque jour, parmi les tremblements qui agitent le monde, tout ce qui nous conserve la mémoire du passé.

Saint-Quentin sur sa noble colline n’est plus qu’un amas de décombres qui se mirent dans la Somme et que domine la carcasse brûlée de sa cathédrale. Les pastels de La Tour, pour cette fois, sont sauvés. Bientôt ils rentreront chez eux, dans la ville reconstruite, et ce jour-là il y aura fête dans la cité renaissante, comme le jour où le peuple reçut son plus fameux enfant, son bienfaiteur revenant au foyer pour mourir, au son du canon et des cloches. La Tour aura encore bien mérité de sa patrie, en l’aidant aujourd’hui à sortir de ses ruines. Mais faudra-t-il attendre une nouvelle catastrophe pour entreprendre ce qui devrait être achevé depuis longtemps, cet inventaire des richesses artistiques de la France, ces Monumenta Galliac qui représenteraient ce que notre pays a fait depuis dix siècles pour la beauté du monde ? On pourrait commencer par un catalogue de La Tour, qui cette fois ne serait plus l’ouvrage d’un Allemande

LOUIS GILLET.

  1. Voir les Portraits-enchantés dans la Revue du 15 mai 1918.
  2. Das Museum Au Pauvre Diable zu Maubeuge, Austellung der aus St-Quentin und Umgebung gerelleten Kunstwerken, itn Auftrage eines Armee-Oberkomando, herausgegeben von Dr Ehr. von Hadeln, Lieut, d. Res. Stuttgart, 1917.
  3. Voyez la Revue du 15 août 1899.
  4. Voir la Revue du 1er juin 1891.