Les Passions d’après les travaux récens de physiologie et d’histoire naturelle

LES PASSIONS
D’APRES LES TRAVAUX RECENS DE PHYSIOLOGIE ET D’HISTOIRE NATURELLE.

I. The Expression of the émotions in man and animals, by Ch. Darwin, 1873. — II. La Physionomie et les mouvemens d’expression, par M. Gratiolet, 2e édit., 1873. — III. La Contagion morale, par le Dr Prosper Despine, 1871. — IV. Le Cœur et le Cerveau, par M. Cyon, 1873. — V. Physiologie des passions, par M. Letourneau, 1869.

S’il est un fait aujourd’hui démontré par la raison repliée sur elle-même autant que par l’observation attentive de tout le développement du savoir humain, c’est l’intime solidarité de toutes les forces et de toutes les opérations naturelles, solidarité telle qu’il est impossible de comprendre un seul détail, si l’on ne considère pas l’ensemble entier des phénomènes. Longtemps séparées les unes des autres, toutes les sciences tendent aujourd’hui à se rapprocher, à se confondre pour l’explication des choses. Ce sont les exigences de la science de l’homme qui ont surtout déterminé cette irrésistible attraction, ce concours systématique des connaissances les plus diverses vers un même centre, où elles acquièrent tout leur prix et toute leur signification. C’est que l’homme réunit en lui, comme dit Buffon, toutes les puissances de la nature, c’est qu’il est un centre où tout se rapporte, un monde en raccourci, et qu’il n’y a pas de trop de toutes les analyses pour résoudre la complexité infinie de cet être si multiple, de toutes les clartés pour dissiper la nuit qui entoure cette mystérieuse créature. S’il est vrai, comme le pense Leibniz, qu’une seule monade, un imperceptible atome est un miroir de la beauté totale de l’univers, combien cela est plus vrai encore de cet assemblage singulier et diversifié de monades qui est nous-mêmes! Certes on aurait mauvaise grâce à médire des psychologues qui ont cherché à comprendre l’homme par la seule observation des phénomènes de conscience, ou des physiologistes qui ont prétendu l’expliquer au moyen de la seule considération des phénomènes organiques. Les uns et les autres ont laborieusement préparé le terrain où les investigations peuvent être désormais fructueuses; mais, justement parce que ce terrain est préparé, il est à souhaiter que les discussions et les antagonismes d’hier fassent place à une entente plus profitable à la vraie connaissance de la nature humaine, et que les efforts, au lieu de diverger et de se perdre, soient régulièrement ordonnés dans un même dessein.

Ces réflexions ne s’adressent ni à ceux qui s’imaginent que la psychologie est faite, ni à ceux qui déclarent qu’elle ne le sera jamais; nous les soumettons aux esprits qui, suivant attentivement le double mouvement de la physiologie et de la psychologie, constatent que du moins les progrès de ces deux sciences sont corrélatifs et inséparables. Des philosophes que leur situation et leurs travaux antérieurs ne semblaient guère inviter à l’étude de l’homme physique s’y attachent maintenant avec un zèle éclairé. Des expérimentateurs que leur réputation et leurs habitudes paraissaient peu solliciter à l’étude de l’homme moral s’y consacrent avec un soin consciencieux. Qu’en résulte-t-il? Une science plus profonde et plus précise des rapports du physique et du moral, pleine de révélations et de surprises.


I.

Les anciens avaient une doctrine des passions qui au fond ne diffère pas beaucoup de celle que la physiologie et la pathologie expérimentales ont accréditée dans ces derniers temps. Ils se trompaient sur le rôle des humeurs et les mécanismes physiologiques dans la production des phénomènes passionnels, mais ils avaient observé nettement et défini avec une précision assez remarquable l’influence que ceux-ci exercent sur les viscères de la région abdominale. Les vers de leurs poètes et les écrits de leurs médecins sont pleins de locutions qui attestent combien antique est la connaissance de ce rapport entre les sentimens de l’âme et les mouvemens du cœur, du poumon, de l’estomac, du foie[1]. Les anciens avaient même été jusqu’à localiser les passions dans les viscères, et ils avaient résumé leur doctrine à ce sujet dans cet aphorisme : splene rident, felle irascunt, jecore amant, pulmone jactantur, on rit par la rate, on s’irrite par le fiel, on aime par le cœur, on s’émeut par le poumon. La physiologie des passions, telle que les auteurs de l’antiquité pouvaient la faire et la firent, est, au point de vue descriptif, d’une telle exactitude qu’on n’y a presque rien ajouté. Toutefois ils avaient méconnu le siège réel de ces états de l’âme, et c’est Descartes qui le premier, dans son livre célèbre des Passions, déclara que ce siège est dans le cerveau. Il localisa dans ce viscère tous les états passionnels. « L’âme, dit Descartes, ne peut souffrir immédiatement que par le cerveau, » et ailleurs : « L’esprit ne reçoit pas l’impression de toutes les parties du corps, mais seulement du cerveau. » Cette vérité, qui nous paraît aujourd’hui élémentaire, n’a été cependant démontrée que par la physiologie la plus récente. Le plus grand théoricien physiologique des passions, Bichat, ne l’admettait point, ainsi qu’on va en juger par l’exposition de sa doctrine.

Le premier caractère physiologique que Bichat reconnaît dans les passions, c’est l’intermittence. Tandis que les pensées peuvent se continuer, se prolonger longtemps, tandis que l’habitude des mêmes réflexions et des mêmes jugemens les fortifie et les perfectionne, les passions ne durent point. En dehors du plaisir et de la peine qu’on pourrait appeler absolus, et qui dépendent d’une excitation nerveuse directe, il est permis de dire que l’habitude des mêmes sentimens ne tarde pas à les émousser et à les affaiblir. Une sensation agréable ou pénible qui se prolonge finit par ne plus procurer ni plaisir, ni peine. Le parfumeur, placé constamment dans une atmosphère odorante, ne jouit plus des odeurs. Tout ce qui séduit la vue ou charme l’oreille nous devient indifférent, si nous en recevons trop longtemps l’impression. Il en est de même des sensations désagréables. « Le bonheur, dit Bichat, n’est donc que dans l’inconstance. Le plaisir n’est qu’un sentiment de comparaison qui cesse d’exister là où l’uniformité survient entre les sensations actuelles et les sensations passées. Si la figure de toutes les femmes était jetée au même moule, ce moule serait le tombeau de l’amour. »

Cette différence profonde entre les pensées et les passions, Bichat l’explique en admettant que les premières dépendent de cette moitié de nous-mêmes qu’il appelle la vie animale, tandis que les autres procèdent de la vie organique. Tout ce qui concerne les opérations intellectuelles proprement dites a son siège dans le cerveau, centre des actes de la vie animale. Tout ce qui concerne les états passionnels a son siège dans les viscères. L’effet de toute espèce de passion est de faire naître un changement, une altération quelconque dans la vie organique, c’est-à-dire dans les organes de la circulation, de la respiration et de la nutrition. Cette différence fondamentale de l’intelligence et de la passion quant aux organes qui paraissent en être le siège a été remarquée depuis longtemps par la sagacité populaire et fixée par le langage. On a toujours dit une tête forte, une tête bien organisée, pour exprimer la perfection de l’entendement, et un bon cœur, un cœur sensible, pour indiquer celle du sentiment. On a dit aussi que la fureur circule dans le sang et remue la bile, que la joie fait tressaillir les entrailles. Les gestes sont d’accord avec les paroles : quand nous voulons marquer d’une façon muette quelque état relatif à la mémoire, à l’imagination, à la perception, au jugement, nous portons la main à la tête; s’agit-il au contraire d’exprimer l’amour, la joie, la haine, le dégoût, c’est sur la région du cœur, de l’estomac, que nous la dirigeons.

L’observation rigoureuse des faits prouve la justesse des instincts qui ont donné naissance à ces locutions et à ces gestes. Il est évident que la colère accélère les mouvemens de la circulation, que la joie agit dans le même sens, que la tristesse et la crainte déterminent un effet inverse. Des syncopes quelquefois mortelles peuvent être la suite des émotions extrêmes. Une grande douleur produit de l’oppression, des étouffemens. Une frayeur subite arrête le cours de la bile. Indépendamment de ces phénomènes apparens, les passions modifient profondément le travail nutritif et engendrent des états cachectiques plus ou moins graves. Ici encore le langage est d’accord avec la physiologie. Sécher d’envie, être rongé de remords, être consumé par la tristesse, voilà autant d’expressions qui attestent l’influence des passions sur la vie organique. Bichat fait remarquer ingénieusement le rapport qui existe d’autre part entre les passions et les tempéramens. L’individu dont le poumon est très développé, dont le système circulatoire a beaucoup d’énergie, a dans les affections une impétuosité qui le dispose surtout à la colère, à l’emportement, au courage. Là où prédomine le système bilieux, l’envie et la haine paraissent plus habituelles. Le tempérament lymphatique imprime aux passions un caractère calme et indolent. Tout prouve donc, d’après Bichat, que la vie organique est le terme où aboutissent et le centre d’où partent les passions, et que la vie animale n’en reçoit le contre-coup que consécutivement. Si le cerveau est le foyer de la vie animale, quel est celui de la vie organique, quel est l’appareil plus spécialement affecté à la production des émotions et des manifestations passionnelles? Bichat pense qu’il n’y a point d’organe à qui un semblable office soit exclusivement dévolu, et il localise les passions dans ce qu’il appelle le centre épigastrique, c’est-à-dire dans le cœur, le poumon, le foie, la rate et le système nerveux ganglionnaire qui se distribue dans ces organes. Chacun de ceux-ci est, d’après lui, le siège d’une passion distincte, et les mouvemens que cette passion y détermine sont éminemment involontaires.

Telle est la doctrine des passions de Bichat. C’est la doctrine des anciens, développée et éclaircie, déduite avec plus de précision et fortifiée de preuves nouvelles. Elle est vraie quand elle analyse les mouvemens viscéraux produits par les passions, fausse quand elle place le ressort et l’origine de ces mouvemens dans les viscères. C’est à Gall que revient l’honneur d’avoir démontré que les passions affectent primitivement le cerveau et non les viscères. Ce sont les expériences de ce grand homme qui ont prouvé que l’encéphale est l’organe des sentimens aussi bien que celui des idées. — Son argumentation contre Bichat se réduit aux remarques fondamentales que voici : le cœur et le diaphragme ne sont que des muscles, l’estomac et le foie ne sont que des appareils sécréteurs, le rein n’est qu’un appareil excréteur, la rate n’est qu’une glande sanguine. Plusieurs de ces organes peuvent être lésés ou enlevés sans que les passions disparaissent; par conséquent il est impossible de les y localiser. Gall examine ensuite toutes les parties du système nerveux autres que le cerveau, les plexus, les ganglions, les nerfs, les appareils des sens, et il fait voir qu’on n’y peut pas trouver davantage la source des penchans, des instincts, des affections, des passions. Enfin, arrivant au cerveau lui-même, il y découvre et y reconnaît le siège exclusif de toutes ces activités. La preuve que les passions dépendent essentiellement du cerveau, c’est que toute altération de ce viscère entraîne une perturbation des phénomènes passionnels comme des phénomènes intellectuels. Quand l’on voit des médecins profondément versés dans l’étude de la folie, un Pinel, un Esquirol, vivant il y a cinquante ans, hésiter à placer dans le cerveau la cause immédiate de la démence et des diverses manies, on apprécie l’importance du service que Gall a rendu à la science de l’homme en établissant rigoureusement les fonctions méconnues de l’encéphale et en démontrant la justesse de la doctrine de Descartes sur les passions.

Les expériences des physiologistes modernes et particulièrement celles de M. Claude Bernard ont prouvé que toutes les sensations agissent primitivement sur les centres nerveux par l’intermédiaire des nerfs qui vont de la périphérie du corps à ces centres nerveux. L’excitation qu’elles déterminent ainsi dans le cerveau ou dans la moelle épinière est portée ensuite aux filets nerveux qui aboutissent aux viscères ou aux membres, de sorte que ceux-ci ne sont jamais affectés que secondairement. Le cœur est celui de tous les organes qui ressent le plus et le plus vite l’influence des excitations sensitives déterminées dans les centres nerveux. Sitôt qu’une modification quelconque est produite dans la substance nerveuse centrale, les nerfs transmettent cette vibration dans le cœur, et à l’instant même les mouvemens de celui-ci en éprouvent une perturbation qui se traduit de différentes manières. Tantôt l’action nerveuse est assez énergique pour arrêter immédiatement le cœur; le sang n’étant plus alors renvoyé dans les vaisseaux, la syncope se produit, et la peau prend la pâleur et la lividité de la mort. Tantôt un effet inverse a lieu, et les battemens du cœur, au lieu d’être arrêtés, sont accélérés : en ce cas, le sang est lancé à plein calibre dans le cerveau, et il en résulte une surexcitation de l’activité de cet organe. Le cœur n’est pas plus le siège des sentimens que la main n’est celui de la volonté, mais c’est un réactif que les sentimens modifient avec une extrême délicatesse et une infaillible sûreté. Non-seulement il révèle par le trouble même de son rhythme normal la nature de l’excitation initiale du cerveau, mais encore il provoque dans l’organisme tout entier des désordres dont l’ensemble forme un tableau qui est comme l’image physique et l’extérieur saisissable de la passion. Et il ne provoque ces désordres qu’en réagissant à son tour sur le cerveau, organe de toutes les démonstrations et de tous les mouvemens des nerfs et par suite des muscles. C’est ainsi que le cœur et le cerveau, le système sanguin et le système nerveux concourent ensemble à la production des phénomènes passionnels par une série d’actions et de réactions alternatives.

Tel est du moins le principe de la doctrine exposée par M. Claude Bernard dans une conférence célèbre faite à la Sorbonne en 1864. À cette époque, on ne connaissait pas encore bien la nature des connexions nerveuses du cœur avec le cerveau, et c’est à combler cette lacune qu’un physiologiste russe, M. E. Cyon, a travaillé avec succès dans ces dernières années. Le cœur est muni d’un certain nombre de petits ganglions nerveux autonomes, sans relations avec le cerveau, et d’où partent, sous l’influence du sang, un certain nombre d’impulsions motrices. Ce sont ces ganglions qui président aux battemens ordinaires et normaux de l’appareil cardiaque; mais le rhythme et la force de ces battemens sont à chaque instant modifiés par des excitations d’origine cérébrale. C’est que le cerveau envoie aux ganglions du cœur deux ordres de nerfs : les nerfs pneumogastriques ou ralentisseurs et les nerfs accélérateurs. L’excitation des premiers diminue le nombre et augmente la puissance des mouvemens cardiaques. Les nerfs accélérateurs agissent d’une manière inverse, ils augmentent le nombre et diminuent la puissance des contractions. Ces deux espèces de nerfs approprient l’activité du cœur à celle du reste de l’organisme, et la maintiennent en équilibre avec les oscillations continuelles des diverses fonctions du corps et de l’âme. Outre ces filets, qui vont du cœur dans le cerveau, il en est qui vont du cœur au cerveau et que M. Cyon nomme dépresseurs. Ces cordons ont pour office de prévenir le cerveau et par suite l’âme des changemens survenus dans le rhythme et la force des contractions cardiaques. Ainsi, grâce aux nerfs pneumo-gastriques et accélérateurs, le cœur est un organe où tous les états passionnels, avec leurs nuances les plus délicates, se réfléchissent exactement et immédiatement comme dans un miroir. D’autre part, grâce aux nerfs dépresseurs et à la loi physiologique qui nous fait reporter le siège de nos sensations dans l’organe qui les recueille, notre conscience connaît l’infinie diversité des oscillations et des variétés des battemens cardiaques consécutifs aux états passionnels. La mécanique des mouvemens du cœur dans les passions dépend de ces deux courans nerveux dirigés en sens inverses.

Tous les mouvemens agréables ou joyeux de l’âme excitent les nerfs accélérateurs du cœur et font battre cet organe très vite en diminuant l’intensité des contractions qu’il éprouve. Les expressions : le cœur palpite de joie, tressaille de joie, caractérisent à merveille cet effet des nerfs accélérateurs. La facilité avec laquelle le cœur se vide dans de telles circonstances donne lieu au sentiment de bien-être rendu par les mots de cœur léger. Au contraire tous les sentimens tristes ou affligeans agissent principalement sur les fibres ralentissantes des nerfs pneumogastriques. Les émotions de ce genre diminuent la vitesse des battemens du cœur, augmentent par suite la quantité de sang que cet organe pompe pendant la diastole, et il en résulte que les contractions destinées à chasser le sang dans les vaisseaux deviennent alors pénibles et longues. Ces contractions, accompagnées de douleur, provoquent tout un ensemble de sensations que la langue traduit par des expressions telles que celles-ci : le cœur oppressé, le cœur torturé. L’expression : avoir le cœur gros, rend avec une exactitude particulière la sensation de resserrement qu’on éprouve dans la région précordiale après de longues angoisses. Une nouvelle douloureuse annoncée d’une manière soudaine détermine souvent des contractions tumultueuses, irrégulières, dues à une paralysie des nerfs ralentisseurs, et il n’est pas rare de voir un arrêt complet du mouvement cardiaque et par suite une syncope succéder à cette excitation désordonnée. On a donc bien raison, dit à ce sujet M. Claude Bernard, quand il s’agit d’apprendre à quelqu’un une de ces nouvelles qui brisent le cœur, de ne la lui faire connaître qu’avec précaution et ménagement. L’intensité des effets des passions de l’âme sur le cœur dépend principalement du degré d’excitabilité des nerfs qui relient le cœur et le cerveau. Plus cette excitabilité est grande, plus les mouvemens cardiaques sont prononcés et plus aussi les impressions consécutives sont délicates. C’est parce que les femmes et les enfans ont ces nerfs plus excitables qu’ils ont aussi le cœur plus profondément affecté par les passions ou, comme on le dit, le cœur plus tendre et plus sensible.

Tandis que le cœur semble être plus immédiatement sous l’influence des sentimens, le poumon parait être en connexion avec les pensées. Lorsque nous sommes absorbés dans une profonde méditation, ou lorsque nous écoutons un orateur dont le discours nous attache, nous suspendons notre mouvement respiratoire à l’état d’expiration. M. Darwin explique ingénieusement ce phénomène en l’attribuant à l’habitude que nous avons contractée de ne pas respirer quand nous écoutons avec attention, afin de ne troubler par aucun souffle le silence qui nous est nécessaire.

De ce que les affections réelles de l’âme et par suite du cerveau se traduisent nécessairement par un trouble des fonctions respiratoires et circulatoires, on peut tirer cette conclusion que le cœur et la tension artérielle sont le vrai thermomètre des états passionnels. C’est pour cela que l’acteur qui veut prouver qu’une situation dangereuse ne l’intimide pas saisit la main de celui qu’il veut rassurer ou convaincre, et la place sur son cœur pour lui prouver que les battemens de cet organe ont conservé leur rhythme ordinaire. C’est pour cela aussi que les cris et les gestes ne doivent pas être considérés comme l’indice certain de la passion. Quand vous voyez une femme pleurer, s’agiter, à la nouvelle de quelque événement malheureux, vous n’avez qu’à examiner son pouls : s’il est dans l’état ordinaire, vous pouvez affirmer que l’émotion de cette femme est simulée. Au contraire, si vous en voyez une autre dont la peine ne se manifeste par aucun signe extérieur, mais dont le cœur bat avec un désordre inaccoutumé, vous pouvez conclure qu’elle feint un calme qui n’est pas dans son âme. Il y aurait encore un autre moyen de reconnaître et même de mesurer sûrement les énergies passionnelles. Ce serait d’appliquer soit sur le pouls, soit sur le cœur, les appareils délicats inventés par M. Marey, et qui tracent sur une feuille de papier noirci des courbes plus ou moins sinueuses, indiquant le nombre, la force et la forme des battemens du pouls ou des contractions du cœur. De même que ces appareils permettent d’obtenir des tracés dont l’aspect révèle immédiatement la nature des mouvemens du cœur dans telle ou telle maladie comme la fièvre, le typhus, la pneumonie, ils pourraient procurer des graphiques du mouvement du cœur dans les diverses passions comme l’amour, la peur, la tristesse, la joie, la colère, etc. Chacun de ces états de l’âme détermine en effet, dans l’ordre des battemens cardiaques, quelque modification tellement spéciale et caractéristique qu’il est permis de considérer chaque passion comme ayant sa courbe propre. M. Cyon, qui a émis récemment cette ingénieuse idée d’appliquer les appareils enregistreurs à la physiologie des passions, donne quelques exemples qui font voir la portée des expériences de ce genre. Parmi les héritiers qui entourent le lit d’un mourant, il en est chez qui une douleur sincère provoque des battemens forts et lents. Il en est d’autres chez qui une attente impatiente donne lieu à des battemens faibles et rapides. L’appareil qui écrit avec une précision merveilleuse le rhythme des contractions cardiaques, le cardiographe, serait capable dans ce cas de trahir les vrais sentimens des héritiers. Cet exemple, donné par M. Cyon, n’a rien d’excessif, et nous ne doutons pas qu’un instrument d’une grande sensibilité puisse accuser les différences dont il s’agit ici. Peut-être n’en serait-il pas de même dans le cas suivant, beaucoup plus compliqué. Les modifications des battemens du cœur interviennent de deux manières dans la détermination de nos penchans et dans les actions qui en procèdent, ou bien en provoquant des changemens subits dans la quantité de sang qui baigne les centres nerveux, ou bien en nous faisant éprouver des sensations agréables ou pénibles par l’intermédiaire des nerfs dépresseurs. Or une affluence soudaine de sang au cerveau et des sensations extrêmement douloureuses peuvent amener un homme qui ne souffre d’aucune maladie mentale aux idées les plus insensées et aux actes les plus graves. L’homme qui a commis un crime dans des conditions mal connues a-t-il été mû, d’une façon inconsciente, par des causes physiologiques, ou déterminé par un calcul réfléchi et froid? Voici comment M. Cyon pense qu’on peut résoudre le problème. L’âme possède la faculté d’éprouver par le souvenir d’un acte passionnel des émotions du même genre que celles qu’elle a ressenties à l’instant de cet acte. Le récit détaillé d’un crime en particulier doit produire sur l’accusé qui l’écoute, et dans le cas où l’accusé a perpétré le crime sciemment, les émotions dont il s’agit et les mouvemens cardiaques nécessairement corrélatifs à ces émotions. Le juge pourra par conséquent, au moyen du cardiographe, constater la présence ou l’absence de ces mouvemens, et conclure que l’accusé a ou n’a pas le souvenir du crime, c’est-à-dire a commis le crime avec ou sans conscience. Cet exemple est plus ingénieux que plausible et d’une vérité plus théorique que pratique. Sans doute un individu qui a commis un crime en état de délire peut ne pas éprouver, en écoutant le récit de ce crime, les mêmes émotions et par suite les mêmes modifications du mouvement cardiaque que s’il l’avait commis en parfaite connaissance de cause; mais il lui est aussi impossible dans le premier cas que dans le second de garder un sang-froid absolu. Un homme qu’on accuse d’avoir commis un crime, qui sait qu’il a commis ce crime, est forcément ému à l’aspect du juge qui l’interroge, à l’idée de l’accusation dont il est l’objet, quand même le crime a été perpétré dans une heure de délire. D’autre part, il peut très bien arriver qu’un malfaiteur endurci qui s’est rendu coupable d’un crime parfaitement prémédité ait assez d’empire sur lui-même pour n’éprouver, quand on lui en rappelle les circonstances, qu’une émotion insignifiante. N’importe, l’idée de M. Cyon est digne de l’attention des physiologistes psychologues, et il ne faut pas désespérer de voir un jour les traités de psychologie terminer leurs descriptions des états passionnels par un tracé graphique représentant le rhythme des contractions du cœur correspondant à chaque passion. Ces tracés seront aussi précis que fidèles, car, si la volonté est maîtresse des mouvemens apparens et des démonstrations visibles, elle n’a presque aucun empire sur les viscères cachés, comme le cœur, et ceux-ci sont des témoins véridiques toujours prêts à rectifier les dépositions mensongères.


II.

Il faut bien cependant reconnaître que les muscles soumis à la volonté ne sont pas toujours employés à dissimuler les passions, que bien souvent au contraire ils trahissent par leur attitude presque automatique l’état réel des affections. C’est en vain qu’un homme furieux voudrait rester immobile. Tous ses membres sont agités de mouvemens impétueux. Dans l’étonnement, il y a une résolution musculaire telle que les bras en tombent, comme on dit vulgairement. La crainte ôte les jambes, elle pétrifie. Aucun des muscles du corps n’éprouve sous l’influence des passions autant de modifications que ceux de la face. La physionomie est vraiment ici révélatrice des états intérieurs de l’âme. « Lorsque l’âme est agitée, dit Buffon, la face humaine devient un tableau vivant où les passions, sont rendues avec autant de délicatesse que d’énergie, où chaque mouvement de l’âme est exprimé par un trait, chaque action par un caractère dont l’impression vive et prompte devance la volonté, nous décèle et rend au dehors, par des signes pathétiques, les images de nos plus secrètes agitations. » Quoi de plus complexe et de plus ondoyant en effet que ce concert où les lignes du visage se contractent ou s’infléchissent en mille sens divers, où les teintes de la chair réunissent toutes les tonalités de la gamme chromatique, et où l’œil projette sur le tableau les clartés de l’ardeur ou les ombres de la langueur ! Il semble impossible de soumettre à l’analyse physiologique des apparences aussi complexes, variées et mobiles. Cependant un habile expérimentateur est parvenu récemment à démêler en partie ce chaos et à établir d’une façon précise les mécanismes musculaires de la physionomie humaine dans ses rapports avec les diverses passions. S’étant préalablement assuré par de fines dissections du mode de répartition et de l’indépendance des muscles nombreux qui sont entre la peau et les os de la face, ayant reconnu comment les filets nerveux de la septième paire s’y distribuent et les animent, M. Duchenne de Boulogne a déterminé, soit au moyen du courant électrique, soit avec divers excitans, la contraction de chacun de ces petits muscles en particulier. D’autre part, l’observation de ces expériences toutes faites qu’on appelle des maladies lui a montré ce qui arrive lorsque certains muscles se contractent à l’exclusion de certains autres. Il a reconnu ainsi de la manière la plus nette que la contraction de chaque muscle du visage détermine une certaine expression invariable, c’est-à-dire que chaque passion paraît avoir à son service un muscle de la face dont la contraction a lieu sitôt que l’âme ressent cette passion. — Voici comment s’exprime M. Duchenne à propos du muscle de la souffrance. « Dès le début de mes recherches, j’avais remarqué que le mouvement partiel de l’un des muscles moteurs du sourcil produisait toujours une expression complète sur la face humaine. Il est par exemple un muscle qui représente la souffrance, le sourciller[2]. Eh bien! sitôt que j’en provoquais la contraction électrique, non-seulement le sourcil prenait la forme qui caractérise cette expression de souffrance, mais les autres parties ou traits du visage, principalement la bouche et la ligne naso-labiale, semblaient également subir une modification profonde pour s’harmoniser avec le sourcil et peindre, comme lui, cet état pénible de l’âme. » D’autres muscles en effet semblent participer, en même temps que le sourciller, à l’expression de la souffrance. M. Duchenne croit être autorisé par ses expériences à soutenir néanmoins que la région musculaire de la face, directement modifiée par une passion simple, est très circonscrite. Seulement cette région modifiée agit, par une sorte de synergie, sur les régions voisines, exactement comme une couleur modifie la teinte des couleurs qui l’entourent; et de même qu’il se produit dans ce dernier cas une illusion d’optique, résultant de ce que M. Chevreul a appelé le contraste simultané des couleurs, il se produit, dans le cas des mouvemens musculaires de la face, une sorte de mirage qui modifie, complique et semble étendre un mouvement dont la sphère réelle est très étroite. Quoi qu’il en soit, M. Duchenne est parvenu à reproduire, par la contraction provoquée d’un certain nombre de muscles de la face, presque toutes les expressions qui répondent aux états intérieurs de l’âme, et il a pu donner à chaque muscle, outre son nom physiologique, un nom psychologique. Ainsi le frontal est le muscle de l’attention, de la surprise, de l’admiration et de l’effroi; chacune de ces passions le meut ou l’agite d’une façon distincte. Le grand zygomatique et l’orbiculaire inférieur sont les muscles de la joie, le pyramidal du nez est le muscle de l’agression, etc. En général, les muscles de l’œil sont affectés à des expressions d’un ordre plus noble, et les muscles de la bouche à des expressions d’une nature plus matérielle et grossière. Le sourire purement égoïste et sensuel ne met en action que le muscle zygomatique. C’est la contraction de l’orbiculaire inférieur qui donne à l’expression de contentement et de plaisir un caractère de douceur et de bienveillance. Outre les expressions primordiales qui résultent immédiatement du jeu d’un muscle unique, M. Duchenne a reconnu qu’un certain nombre d’états passionnels de la physionomie devaient être décomposés en plusieurs mouvemens d’ordre plus simple.

Et de même qu’il avait reproduit artificiellement les expressions passionnelles d’ordre simple, il a réalisé la synthèse des expressions complexes. L’attention, qui est produite par la contraction du muscle frontal, et la joie, qui est due à la double activité du muscle grand zygomatique et de l’orbiculaire inférieur, sont des expressions primordiales. Vient-on à déterminer simultanément sur une même face la contraction de ces divers muscles, on obtient la physionomie d’un homme qui est sous la vive impression d’une nouvelle heureuse et inattendue. Si on excite en même temps que ces muscles celui qui sert à exprimer la sensualité lubrique, c’est-à-dire le muscle transverse du nez, on réalise le type de l’attention portée vers une cause lubrique. Associe-t-on les lignes qui trahissent le plaisir à celles qui attestent la douleur, on reconnaît l’image du sourire mélancolique. Unit-on le sourire (par la contraction du grand zygomatique) au pleurer doux (par la contraction du petit zygomatique) et encore mieux à la contraction légère du muscle de la souffrance (sourciller), on voit apparaître une admirable et touchante expression de compassion miséricordieuse.

Ces dissections physiologiques si délicates, et les savantes synthèses qu’elles ont suggérées à M. Duchenne, procurent des résultats presque toujours d’accord avec les plus anciennes remarques de l’empirisme, avec les observations des peintres et des sculpteurs, aussi bien qu’avec celles des psychologues et des moralistes[3]. De tels résultats n’ajoutent rien ni à la connaissance du corps ni à celle de l’esprit, mais peut-être rendront-ils quelque service aux artistes soucieux d’être exacts dans la reproduction anatomique des mouvemens passionnels de la physionomie. Sans doute le génie des artistes supérieurs est un instinct sûr et puissant, grâce auquel ils suivent les règles sans les connaître, et il est probable que ni Raphaël, ni Corrége, ni Titien, n’eussent été plus grands, s’ils avaient connu, comme nos physiciens modernes, les lois de l’harmonie et du contraste simultané des couleurs. Il n’est pas moins vrai de dire que ce sûr et puissant instinct, en germe chez les natures d’élite, peut s’acquérir plus ou moins par une laborieuse étude, et à ce titre les artistes sérieux comprendront tout le parti qu’ils peuvent tirer d’une science qui, en leur donnant tant d’indications heureuses et précises, leur épargnera beaucoup de tâtonnemens et d’efforts.

Pourquoi tel muscle du visage est-il affecté par la douleur, tel autre par l’effroi, tel autre par la colère? Pourquoi en un mot chaque passion se traduit-elle sur la physionomie par des mouvemens réguliers et déterminés, de même qu’elle modifie le rhythme du cœur? D’une façon plus générale, y a-t-il un rapport logique entre les gestes et les émotions? C’est là une difficile question que M. Darwin s’est posée récemment et qu’il a essayé de résoudre en appliquant ses doctrines habituelles. Les instincts sont pour lui des habitudes originairement acquises d’une façon raisonnée et volontaire, puis impérieusement fixées dans la race par l’hérédité. Les mouvemens instinctifs de la physionomie, au point de vue des expressions passionnelles, ont la même origine. Ainsi l’habitude de supplier en tendant les mains jointes vient, selon lui, de ce qu’autrefois les captifs prouvaient leur complète soumission en tendant les mains au vainqueur qui les enchaînait. Ils se mettaient à genoux pour rendre cette opération plus facile. Les gestes et l’attitude qui sont aujourd’hui l’expression instinctive de l’adoration, de la dévotion, ne seraient ainsi que des vestiges des mœurs sauvages de l’humanité primitive. Lorsque nous sommes en colère contre quelqu’un, nous serrons involontairement les poings comme pour nous en servir, alors même que nous n’avons pas l’intention d’attaquer la personne qui nous a irrités. Si le même sentiment contracte nos lèvres de façon à découvrir nos dents, comme si nous nous préparions à mordre, c’est que nous descendons, dit M. Darwin, d’animaux qui combattaient avec la tête. Pourquoi les sourcils prennent-ils pendant la souffrance une position oblique? Le voici. Quand les enfans crient sous l’influence de la faim ou de la douleur, l’action de crier modifie profondément la circulation, le sang se porte à la tête et principalement vers les yeux, d’où résulte une sensation désagréable. Les muscles qui entourent les yeux se contractent alors de manière à les protéger, et cette action est devenue, sous l’influence de la sélection et de l’hérédité, une habitude instinctive.

La plupart des explications ingénieuses de M. Darwin tendent ainsi à ramener les mouvemens de physionomie actuellement involontaires et instinctifs à des mouvemens primitivement volontaires et motivés. Beaucoup de ces explications paraissent plausibles, mais il ne reste pas moins vrai que la physionomie trahit les émotions et les passions par des signes tout à fait indépendans de la volonté. Que certains mouvemens musculaires de la face aient l’origine que leur assigne M. Darwin, fort bien, mais nous ne voyons pas comment l’habile naturaliste ramènerait à son hypothèse fondamentale ces mouvemens complexes qui se traduisent par le rire, par la sécrétion des larmes, par la rougeur, par la pâleur, par la turgescence ou la flaccidité des chairs, par l’éclat ou l’assombrissement du regard. Tous ces phénomènes, qui ne sont pas sans rapport avec les agitations musculaires de la face, sont complètement indépendans de la volonté, et inexplicables par des raisons du genre de celles que M. Darwin invoque pour interpréter la contraction du sourciller dans la souffrance ou la contraction des lèvres dans la colère. Il semble donc nécessaire d’admettre que l’ébranlement des centres céphaliques provoqué par les passions détermine, par suite même des relations anatomiques de ces centres avec les nerfs et les muscles de la face, des phénomènes réflexes dont la production n’a jamais été sous l’empire de notre libre arbitre. C’est l’habitude de voir telle expression associée à telle passion qui nous fait instinctivement juger de l’une d’après l’autre, mais l’habitude n’est pas la cause efficiente de l’expression.

Il resterait à considérer un dernier ensemble de phénomènes physiologiques portant l’empreinte des passions; ce sont les phénomènes vocaux. Les inflexions de la voix dans ses rapports avec les passions sont aussi variées que les expressions de la physionomie. Chaque passion a son langage, son timbre, ses notes, comme elle a son nerf et son muscle ; seulement l’analyse physiologique est encore bien plus malaisée ici que dans le cas de la physionomie. Comment démêler les mécanismes qui sollicitent le poumon et le larynx à produire le pleur, le cri, le gémissement, le sanglot, le soupir? On connaît l’ensemble des fonctionnemens musculaires qui donnent lieu à ces expressions diverses de l’état de l’âme, mais pourquoi le rire exprime-t-il la gaîté et le soupir la tristesse? C’est ce qu’on ne saurait dire[4].

En résumé, perturbation profonde des actes circulatoires et respiratoires, agitation plus ou moins énergique des membres, attitudes changeantes de la posture du corps, mouvemens diversifiés de la physionomie, inflexions et modulations infiniment variées de la voix, tous ces phénomènes plus ou moins enchaînés sont la conséquence de ce qui se passe dans le cerveau quand il reçoit les impressions capables de l’émouvoir.

On voit par là que le ressort primitif de la passion, c’est l’impression sensitive. Qu’est-ce maintenant que cette impression? Pour le savoir, analysons un état passionnel quelconque; nous y discernerons quatre élémens fondamentaux : une sensation initiale plus ou moins distincte de plaisir ou de douleur, des mouvemens volontaires ou involontaires plus ou moins prononcés, enfin une sensation récurrente consécutive à ces mouvemens. Il est clair que, si la sensation n’existait pas, la passion n’existerait pas non plus. D’autre part, si cette sensation n’était qu’un mouvement, on pourrait dire que la passion se compose d’une suite de mouvemens ayant pour origine l’ébranlement des sens produit par les causes externes ou internes d’émotion; mais dans ce cas on ne comprendrait pas pourquoi cet ébranlement, de nature purement vibratoire, nous affecte d’une manière tantôt agréable, tantôt douloureuse, et se continue selon des modes si variés. Le pouvoir de discerner immédiatement, dans la perception sensoriale, des différences qui n’ont pas d’équivalent mécanique ne peut donc pas être expliqué par des raisons mécaniques, et il faut de toute nécessité reconnaître ici une capacité psychique chargée d’induire et de concevoir les causes d’émotion, et de régler avec une certaine harmonie les mouvemens physiologiques consécutifs. Toute la passion est donc dans un quelque chose qui n’est ni le cerveau, ni les nerfs, ni les muscles, dans un quelque chose qui conçoit, qui jouit, qui souffre et qui meut tout le corps à l’unisson de ses propres sentimens. Or cette capacité consciente, perceptive de causes qui n’ont rien de mécanique, c’est l’âme. Plus on approfondit la physiologie des passions, plus on acquiert la conviction que le frémissement des énergies nerveuses et motrices n’est ici que la manifestation extérieure des causes plus profondes qu’on appelle psychiques. De même, plus on étudie la matière, plus on reconnaît qu’elle n’est que le dehors et le vêtement de l’activité d’un principe invisible. C’est ainsi que la science nous ramène toujours à cette éternelle et mystérieuse chose : la force, et par-delà la force à l’esprit.


III.

Telle est la physiologie générale des passions. La pathologie n’en est pas moins intéressante. Quand l’on considère que le système nerveux de la vie animale et le système du grand sympathique gouvernent toutes les opérations vitales et que la régularité de celles-ci est absolument solidaire de l’intégrité des fonctions des centres où résident les ressorts primitifs et les capacités fondamentales de l’animalité, on voit tout de suite qu’une infinité de maladies peuvent provenir des désordres dont l’origine est dans l’abus ou l’excès des passions. Les médecins de tous les temps ont compté les passions parmi les causes prédisposantes, déterminantes ou aggravantes de la plus grande partie des maladies, surtout des maladies chroniques, car le caractère de la substance nerveuse est de ne s’altérer et de n’étendre le foyer et les conséquences de sa propre altération que peu à peu, sourdement. L’ouvrage des passions est comparable aux travaux d’approche d’une ville assiégée; elles ne procèdent pour s’emparer de la santé et de la vie qu’avec une circonspecte et sûre lenteur. Quelques remarques concernant les perturbations psychologiques et physiologiques des passions d’ordre moral, les plus périlleuses, l’amour, la mélancolie, la haine, la colère, etc., donneront une idée de l’action matérielle de ces poisons de l’âme.

On pourrait dire que l’amour est une névrose des organes de la mémoire et de l’imagination, en tant que ces deux facultés ont en vue l’objet aimé. La mémoire surtout paraît acquérir ici une intensité vraiment extraordinaire. Alibert rapporte à ce sujet un fait observé à Fahlun. Un jour qu’on travaillait pour y établir une communication entre deux puits de mine, on trouva le cadavre d’un jeune homme dans un état de conservation parfait et imprégné de substances bitumineuses. Les traits de cet individu ne furent reconnus de personne. On se rappela seulement que la catastrophe à la suite de laquelle il avait été englouti remontait à plus d’un demi-siècle. On avait déjà cessé de recourir aux renseignemens lorsque tout à coup une femme décrépite s’avança, appuyée sur des béquilles. Elle approcha de ce cadavre momifié et reconnut celui à qui elle avait été promise plus de cinquante ans auparavant. Elle se jeta sur ce corps raidi, qui ressemblait à une statue de bronze, l’arrosa de ses larmes, et manifesta une joie bruyante d’avoir, avant de descendre dans le tombeau, revu l’objet de son ancienne tendresse. Quelle impression dut faire sur les assistans cet homme qui, enterré depuis si longtemps, avait gardé toutes les apparences de la jeunesse à côté de cette femme courbée sous le poids des ans, et dont l’amour avait conservé la vivacité du premier jour! — L’imagination perd toute mesure et toute justesse. La volonté n’est plus maîtresse des actes de la vie. « C’est ici, s’écrie Roméo près du cadavre de Juliette, c’est ici que je veux fixer ma demeure avec les vers qui sont maintenant ta compagnie... O mon amante, ô mon épouse, la mort qui a sucé l’ambroisie de ton haleine n’a pas eu de pouvoir sur ta beauté : elle éclate encore sur tes lèvres vermeilles, sur tes joues de rose et dans tous tes traits. La mort ne t’a pas conquise tout entière! » — « Je suis entraînée vers vous, écrit Mlle de Lespinasse à M. de Guibert, par un attrait, par un sentiment que j’abhorre, mais qui a le pouvoir de la malédiction et de la fatalité. » Le poète anglais Keats se mourant de phthisie écrit à un ami : « Je suis dans un état où une femme en tant que femme n’a pas plus de pouvoir sur moi qu’un arbre ou une pierre, et cependant l’idée de quitter X.... dépasse tout ce qu’il y a d’horrible. J’aperçois constamment sa figure, qui constamment s’évanouit. » Ce dernier fait rentre dans l’histoire des hallucinations, laquelle touche à l’histoire des extases, si fréquentes dans la vie religieuse, tant il est vrai que l’amour, même mystique et divin, quand il n’est pas contenu dans les limites de la raison, se tourne à une sorte de monomanie dangereuse, ainsi qu’on le verra plus loin, pour l’intégrité des fonctions.

La pensée trace le dessin de la vie; la passion y ajoute le coloris. Quand cette passion est heureuse, le coloris est brillant et gai, l’existence a le charme d’un printemps lumineux. Plus souvent la passion est douloureuse, et alors la couleur qu’elle donne à la vie est sombre. La mélancolie est une de ces passions qui assombrissent les jours de l’homme. Il y a une forme de mélancolie qui est manifestement une variété de démence, et que les aliénistes rencontrent fréquemment. Elle est caractérisée par une incurable tristesse, un besoin impérieux de solitude, une inaction absolue et la croyance à une foule de maux imaginaires dont le malade est sans cesse obsédé. « Mon corps est un foyer ardent, écrivait un mélancolique à son médecin, mes nerfs sont des charbons embrasés, mon sang est de l’huile bouillante. Tout sommeil est anéanti. Je souffre le martyre. » — « Je suis privé d’intelligence, de sensibilité, écrivait un autre; je ne sens rien, je ne vois ni n’entends, je n’ai aucune idée, je n’éprouve ni peine ni plaisir, toute action, toute sensation m’est indifférente; je suis un automate incapable de conception, de sentimens, de souvenirs, de volonté, de mouvemens. » Cette forme de mélancolie est une maladie et non une passion. C’est un genre de démence assez voisin des bizarres aberrations auxquelles on a donné le nom de lycanthropie, de lypémanie, etc.

La mélancolie vraiment passionnelle est ce sentiment réfléchi, profond et pénible des imperfections de notre nature et du néant de notre vie qui s’empare de certaines âmes, les torture, les désespère, et fait de leur existence un perpétuel soupir. C’est le sentiment qu’exprime le doux Virgile en disant qu’il y a des larmes partout (sunt lacrymœ rerum). C’est le noir souci qui égare Hamlet, c’est le désespoir halluciné de Pascal, c’est la tristesse qui dessèche Oberman et René, c’est la plainte amère et navrante de Childe-Harold, c’est la superbe désolation de Manfred, c’est l’inquiétude et le tourment que le burin d’Albert Dürer et le pinceau de Feti ont représentés dans des pages saisissantes. La mélancolie ainsi définie est au fond du cœur de tous les hommes qui considèrent philosophiquement la destinée, et il ne faut pas chercher ailleurs la raison de la sombre humeur qui les distingue presque tous, et qu’attestent les livres où ils racontent l’histoire des agitations de leur âme. Si une semblable humeur avait sa source dans les malheurs ordinaires de la vie, dans la souffrance, dans la misère, dans la déception, on le comprendrait peut-être chez des hommes comme Swift, Rousseau, Shelley, Leopardi; mais, quand on la rencontre dans des génies aussi fortunés que Byron, Goethe, Lamartine, Alfred de Vigny, on est bien obligé de reconnaître qu’elle a pour cause, chez les nobles natures, la douleur de ne pouvoir étancher la soif d’idéal qui les dévore[5]. Telle est la mélancolie qu’on pourrait appeler philosophique.

Outre cette forme de mélancolie, il en est une autre qui procède de causes mieux définies, c’est-à-dire de peines et de chagrins motivés. Les revers de fortune, les soucis d’ambition, les déceptions d’amour, sont les causes habituelles de cette sorte de tristesse, qui, beaucoup plus active que la tristesse purement philosophique, détermine fréquemment des troubles organiques de la nature la plus grave. Albert Dürer succombe aux chagrins que lui cause sa femme. Kepler meurt victime des amertumes dont la destinée l’abreuve. L’amour malheureux est une des sources les plus fréquentes de cette mélancolie. C’est lui qui dessèche et désole Mlle de Lespinasse; c’est lui qui trouble et tourmente l’âme chaste de Paméla; c’est lui qui tue la belle Génoise, Thomasine Spinola, lorsqu’elle apprend la maladie de Louis XII, et lady Caroline Lamb, au retour des funérailles de lord Byron. Ces deux femmes avaient vécu de longues années, gardant au fond du cœur, l’une le désespoir résigné d’un amour impossible, l’autre l’amer souvenir d’un amour dédaigné, mais ni l’une ni l’autre ne purent survivre à la douleur de voir disparaître l’être aimé. Il y a des cas où la résistance ne dure pas aussi longtemps et où les ravages de la passion sont tels que l’organisme se disloque avec une promptitude redoutable. En effet, il n’est pas rare qu’un médecin soit appelé auprès d’un malade que la tristesse et la langueur consument. La maladie n’a pas de cause organique appréciable; les remèdes restent sans effet, et cependant le malade ne se relève pas et le plus souvent se renferme dans le mystère de sa souffrance. L’homme de l’art doit toujours rechercher avec soin s’il n’y a point dans ces cas quelque passion de l’âme qui entretient le désordre des fonctions et rend les remèdes inefficaces. La plupart du temps, il y en a une. C’est ainsi qu’Erasistrate reconnut l’amour d’Antiochus pour Stratonice, sa belle-mère. Boccace raconte aussi qu’un médecin découvrit par hasard la véritable cause, restée obscure, de la maladie d’un jeune homme en constatant l’accélération du pouls produite par l’entrée de la jeune cousine du patient. Il arrive fréquemment que le mélancolique devient incapable de supporter la douleur et d’attendre l’heure de la mort. Telle est l’origine du suicide. L’histoire médicale et la littérature sont pleines de récits de suicides, fictifs ou réels, déterminés par de malheureuses passions. Tout en admirant ce qu’il y a de touchant et de dramatique dans ces récits, il faut reconnaître que le suicide en soi est toujours un fait d’ordre morbide. Il a pour cause une aberration complète de l’instinct de conservation, et, comme ce dernier a son siège dans une certaine portion du cerveau, on est fondé à localiser la cause du suicide dans une désorganisation cérébrale, non pas immédiate, mais plus ou moins rapidement préparée par des altérations d’un caractère plus général.

Des altérations analogues se produisent à la longue sous l’influence du ressentiment, de la haine et de la colère. Le ressentiment est une passion sourde qui prépare silencieusement ses projets. La haine est taciturne ou ne s’exhale que par imprécations. La colère apparaît par crises. Tandis que le ressentiment est pénible, que la haine est douloureuse, que la colère est accablante, la vengeance est une sorte de jouissance. On l’a comparée au sentiment de la soi pour exprimer à la fois combien c’est une passion impérieuse et combien il est doux de la satisfaire. Hélas oui ! quand la colère et l’ardeur de la vengeance gonflent les veines, enflamment le visage, raidissent les bras, font étinceler l’œil[6], égarent l’esprit et le portent à des actes souvent criminels, l’âme éprouve une sorte de jouissance, mais celle-ci n’est pas de longue durée, et l’excitation passagère des forces est suivie d’une dépression profonde dont les effets, s’ils se reproduisent souvent, ne diffèrent pas de ceux du ressentiment concentré ou de la haine contenue. L’homme qui est porté à la colère est voué à une prompte altération des organes, quand il ne meurt pas dans un accès de fureur.

La mort survenue dans de telles conditions est assez fréquente, Sylla, Valentinien, Nerva, Venceslas, Isabeau de Bavière, moururent à la suite d’accès de colère. Les annales de la médecine contemporaine renferment beaucoup d’observations d’accidens mortels, suites de violens ébranlemens du cerveau produits par la même passion. Ces accidens sont ordinairement des congestions pulmonaires et cérébrales; mais ces terminaisons sont exceptionnelles, et généralement les passions haineuses et irascibles détériorent la constitution d’une manière qui, pour être lente, n’en est pas moins sûre.

Quel est donc l’enchaînement des phénomènes morbides dont l’amour malheureux, l’ambition déçue, la haine ou la colère sont l’origine, et qui se terminent soit par de graves maladies chroniques, soit par la mort ou le suicide? Tout semble commencer par une altération des centres cérébro-rachidiens. L’excitation continuelle de ceux-ci par l’émotion toujours présente détermine une paralysie de la substance nerveuse centrale et compromet ainsi l’intégrité des connexions de cette substance avec les nerfs qui se rendent aux divers organes. Ces nerfs se dégradent alors, s’altèrent peu à peu, et les grandes fonctions ne tardent pas à être compromises. Le cœur et les poumons cessent d’agir selon le rhythme normal, la circulation devient irrégulière et languissante. L’appétit disparaît, la quantité d’acide carbonique exhalé diminue, et les cheveux blanchissent par interruption de la sécrétion pigmentaire. Ce trouble général de la nutrition et solidairement des sécrétions est accompagné d’une décroissance de la température du corps et d’anémie. Les chairs se dessèchent, et l’organisme devient de moins en moins capable de résister aux causes morbides. En même temps et par suite du retentissement de toutes ces perturbations sur le cerveau, les facultés psychiques s’émoussent ou se pervertissent, et le malade tombe dans un marasme plus ou moins aggravé et compliqué d’accidens redoutables. C’est dans ces conditions qu’il meurt ou qu’il se tue.

Deux organes sont souvent affectés d’une manière particulière et caractéristique dans le cours de cette évolution pathologique : ce sont l’estomac et le foie. Les modifications qui surviennent dans l’innervation sous l’influence de l’ébranlement de l’encéphale provoquent en effet un trouble de la circulation sanguine dans le foie, trouble tel que la bile, sécrétée en quantité plus considérable, est résorbée par le sang au lieu de se déverser dans la vésicule biliaire. Il survient alors ce qu’on appelle la jaunisse ou l’ictère. La peau devient blême, puis jaune, par suite de la présence des matières colorantes de la bile dans le sang. Cette altération du foie ne se développe d’habitude que lentement. Quelquefois cependant on a vu l’ictère apparaître presque subitement. Villeneuve rapporte le fait de deux jeunes gens qui à la suite d’une discussion mirent l’épée à la main; tout à coup l’un d’eux devint jaune, et l’autre, effrayé de cette transformation, laissa tomber son arme. Le même auteur parle d’un prêtre qui devint ictérique en voyant un chien enragé se précipiter sur lui. Quoi qu’il en soit, les affections pénibles de l’âme comptent parmi les causes productrices des maladies chroniques du foie.

L’état digestif, dit l’auteur d’un ouvrage publié il y a quelques années[7], est complètement sous l’influence de l’état moral et intellectuel. Quand le cerveau est fatigué par les passions, il n’y a plus ou presque plus d’appétence et de digestion. Toutes les causes de tristesse et de terreur altèrent ainsi l’estomac d’une façon plus ou moins profonde. En temps d’épidémie, aux époques de guerres civiles, dans toutes les conjonctures sociales où quelque péril extraordinaire menace les hommes, les dyspepsies deviennent fréquentes et graves. Cette affection prédomine la plupart du temps au milieu du cortège des symptômes variés de dépression et de dépérissement que les douleurs morales font apparaître. Les conséquences pathologiques immédiates de l’aberration nutritive, dont la dyspepsie est l’indice fondamental, sont des plus redoutables, et il n’est pas douteux qu’on y doive ranger le cancer. C’est ce qui faisait dire à Antoine Dubois que la cause du cancer est dans le cerveau.


IV.

De même qu’une corde en vibrant détermine la vibration d’une corde voisine, le spectacle d’une passion provoque, chez ceux qui en sont témoins, une passion ou une tendance à une passion du même ordre. L’enfant répond instinctivement par un sourire au sourire de sa mère, et il nous est difficile de contempler attentivement le portrait d’une personne souriante et surtout de remarquer qu’elle sourit sans prendre nous-mêmes une expression semblable. C’est que, comme le dit M. Léon Dumont, il nous est impossible de penser à un mode d’expression sans que le visage ait une tendance à s’y conformer dans une certaine mesure. A plus forte raison s’y conformera-t-il, si, au lieu d’y penser, nous le voyons. Le bâillement, le hoquet, le soupir, sont contagieux comme le rire.

Les passions bonnes ou mauvaises sont contagieuses. Esquirol semble avoir le premier discerné et caractérisé la contagion morale, qu’il définit la propriété que possèdent nos passions d’exciter chez les individus plus ou moins préparés des passions semblables. La contagion des bons exemples est manifeste, et il est certain que le culte des saints a été un des moyens d’action les plus efficaces et les plus sages que la religion catholique ait imaginés. Malheureusement les mauvaises passions ne trouvent pas moins d’imitateurs, et ici l’imitation est si prompte, si complète, en quelque sorte si automatique, qu’elle semble souvent irrésistible. Un savant médecin psychologue, qui a fait récemment beaucoup d’études sur ce sujet, M. Prosper Despine, a démontré par de très nombreux exemples que, lorsqu’un crime entouré de circonstances dramatiques a été publié avec retentissement, il s’en produit toujours un certain nombre de semblables peu de temps après. Les esprits qu’une forte moralité et une bonne éducation n’ont point prémunis contre la séduction de ces désordres, et chez qui la passion endormie n’attend qu’une occasion pour se réveiller, sont en effet sollicités et décidés par le bruit et l’éclat qui entourent le héros de cour d’assises. Rien de plus curieux, de plus triste et de plus décisif à cet égard que les statistiques de M. Despine. Tantôt c’est un mode particulier d’assassinat, tantôt un procédé nouveau d’empoisonnement, tantôt un moyen original de se débarrasser d’un cadavre, qui suscitent immédiatement de lugubres plagiats exécutés dans des circonstances identiques. Bref, tous les actes criminels que suggèrent la haine, la vengeance, la cupidité, excitent toujours chez certains individus une émulation qui les. pousse à en commettre de semblables. Quelle conclusion pratique tirer de là? C’est qu’il serait utile d’interdire absolument la publication des procès criminels, soit réels, soit imaginaires, dans les journaux destinés au peuple, et la représentation des pièces où la perversité et le scandale sont offerts à la curiosité malsaine des spectateurs. Le vœu que M. Despine exprime à ce sujet est celui de tous les médecins et de tous les hygiénistes, aux yeux desquels il est démontré que certains écrits et certains spectacles comptent parmi les causes qui conduisent tant de malheureux au bagne, à la morgue ou à la maison de fous. Quand on sème des exemples de violence et de dérèglement, il n’est pas étonnant qu’on récolte des crimes et des folies. Aussi appuyons-nous énergiquement le vœu dont il s’agit ici, et que M. Bouchut a formulé avec autorité en disant qu’au lieu de repaître le public de récits et de spectacles aussi compromettans pour la sécurité générale, il devrait y avoir une sorte de lazaret moral pour y enfouir aussitôt qu’ils apparaissent les désordres dont la contagion est aujourd’hui indéniable.

Outre la contagion des passions qui aboutissent au crime, on a observé celle des états passionnels qui se terminent par le suicide. Les épidémies de suicide sont fréquentes dans l’histoire. On connaît l’exemple des filles de Milet cité par Plutarque. L’une d’elles se pendit : aussitôt beaucoup de ses amies se donnèrent la mort par le même moyen, et il fallut pour arrêter les progrès effrayans de cette frénésie que l’ordre fût donné d’exposer les cadavres nus des suicidées sur la place publique. Un ancien historien de Marseille parle d’une épidémie de suicide qui sévit sur les jeunes filles de cette cité. En 1793, la seule ville de Versailles présenta le spectacle de 1,300 morts volontaires. Au commencement de ce siècle, la folie épidémique du suicide fit un grand nombre de victimes en Angleterre, en France et en Allemagne parmi les jeunes gens que la lecture des romans mélancoliques, jointe à l’excès des plaisirs précoces, avait dégoûtés de l’existence. Une autre épidémie plus bizarre est celle de l’infanticide qui sévit à Paris, au commencement de ce siècle, quand les journaux publièrent le récit de l’affaire Cornier. Cette dame, atteinte de monomanie infanticide, avait tué son enfant dans des circonstances qui frappèrent un certain nombre de mères, au point que celles-ci, d’ailleurs fort honnêtes et parfaitement attachées à leurs enfans, furent prises de l’envie de s’en défaire. Elles n’y cédèrent point, mais la tentation excita beaucoup la surprise des médecins.

Il ne sera pas sans intérêt de rattacher à ces curieux phénomènes les faits de contagion nerveuse sur lesquels M. Bouchut a attiré, il y a quelques années, l’attention des médecins. On savait depuis longtemps, surtout par l’observation fameuse des convulsionnaires du cimetière Saint-Médard, que certains états névropathiques se multiplient par l’imitation instinctive; mais M. Bouchut a montré que ces faits sont beaucoup plus communs qu’on ne le supposait, et le travail où il les a décrits est un chapitre nouveau et dramatique de l’histoire si bizarre des aberrations du système nerveux. Un des premiers cas rapportés par M. Bouchut est le suivant, observé à Paris en 1848, dans un atelier où travaillaient 400 femmes. Un jour, l’une de ces ouvrières pâlit, perd connaissance et tombe, les membres en convulsion, les mâchoires serrées. En deux heures, 30 de ces femmes sont affectées du même mal. Au troisième jour, 115 en étaient atteintes; toutes présentaient les mêmes symptômes. Elles étaient prises d’étouffement avec fourmillement dans les membres, vertiges, crainte d’une mort prochaine, puis elles perdaient connaissance dans l’état convulsif. Une épidémie pareille fut observée en 1861 parmi les jeunes filles de la paroisse de Montmartre qui se préparaient à la première communion. Le premier jour de la retraite, au matin, dans l’église, trois d’entre elles perdirent connaissance et furent prises de mouvemens convulsifs généraux. Le second jour, les mêmes accidens se produisirent chez trois autres jeunes filles. Le mal en atteignit d’autres le lendemain. Le quatrième jour, celui de la première communion, trente-deux furent prises des mêmes attaques. Le cinquième jour, à la confirmation, quinze d’entre elles, à l’approche de l’archevêque, furent saisies d’un tremblement convulsif, poussèrent un cri et tombèrent sans connaissance lorsque le prélat se disposait à les confirmer. Ainsi, dans l’espace de cinq jours, 50 jeunes filles sur 150 manifestèrent les mêmes désordres nerveux.

Les divers états hallucinatoires, extatiques, spasmodiques, transmis et multipliés par l’exemple, jouent un grand rôle dans l’histoire du moyen âge, surtout dans celle des ordres religieux. Il y a la plus grande analogie entre les récits qui nous ont été transmis par les auteurs du temps et les observations publiées par les médecins de nos jours. On expliquait alors ces névropathies par des raisons mystiques; aujourd’hui on ne les explique pas du tout. Pour ce qui est de les guérir, on n’a guère que des moyens moraux, dont le succès atteste bien la nature purement nerveuse de ces singulières affections. On raconte que Boerhaave arrêta une épidémie de convulsions hystériques dans un pensionnat en menaçant de brûler avec un fer rouge les jeunes filles qui auraient des attaques. C’est par des procédés et des artifices analogues que les praticiens actuels essaient de vaincre les passions qui dégénèrent en états morbides. Ils essaient d’inspirer au malade une passion différente de celle qui l’obsède, et de fixer son attention sur des objets qui n’ont point de rapports avec celui qui l’absorbe.

Ce genre de médecine, cette thérapeutique morale, exige infiniment plus de tact et de discernement que l’application des remèdes ordinaires de la pharmacopée, et ce n’est pas dans nos écoles de médecine que les jeunes gens qui se destinent à l’art de guérir peuvent apprendre à connaître et à traiter les maladies où c’est l’âme qui désorganise le corps. C’est une pratique qui demande beaucoup d’études et d’observations personnelles, et dans l’intérêt de laquelle il convient aussi de puiser à une source trop négligée de nos jours. Nous voulons parler des anciens auteurs qui ont écrit sur ces questions. Les jeunes médecins trouveront autant de profit que de charme dans l’étude de ces profonds connaisseurs de l’âme humaine qui s’appellent La Chambre, Stahl, Pinel, Hoffmann, Bichat, Tissot, Richerand, Esquirol, Alibert, Georget. Ils n’y apprendront pas seulement à bien juger des passions des autres et des moyens de guérison ou d’amélioration qu’elles comportent; ils y rencontreront aussi les plus sages préceptes pour le gouvernement des leurs. Ils y verront que la santé n’est parfaite que quand des passions modérées se font équilibre avec harmonie, et que la tempérance morale est aussi indispensable au calme et à la tranquillité de la vie que la tempérance physiologique. Ils comprendront que, sans aller jusqu’au stoïcisme, où il y a plus d’orgueil que de sagesse et plus d’ostentation que de vertu, l’état le plus digne et le plus désirable pour l’esprit comme pour le corps est également éloigné des passions extrêmes, c’est-à-dire voisin d’un juste milieu paisible. Et cette conviction que la régularité et la mesure dans la vie matérielle comme dans la vie affective sont le secret, non pas du bonheur, qui n’est pas de ce monde, mais de la sérénité et de la sécurité, il s’efforcera de la répandre autour de lui comme le précepte le plus utile de la médecine. Si vous tenez, dira-t-il, à ce que vos fonctions circulatoires, respiratoires et digestives s’accomplissent convenablement et normalement, si vous voulez que votre appétit soit bon, que votre sommeil soit doux, que votre humeur soit égale, fuyez les émotions trop vives et les plaisirs trop intenses, opposez aux tristesses inévitables et aux cruelles angoisses de l’existence une âme résignée et confiante. Ayez constamment des occupations qui vous absorbent, vous divertissent et vous fortifient assez pour vous rendre inaccessibles aux périlleuses tentations du besoin ou du désir. C’est ainsi que vous atteindrez, sans trop de soucis et de souffrances, le terme de la vie.


FERNAND PAPILLON.

  1. Idque situm media regione in pectoris hæret :
    Hic exsultat enim pavor, ac metus, hæc loca circum
    Lætitiæ mulcent (LUCRECE.)

  2. Le sourcilier est cette languette charnue placée sous l’orbiculaire des paupières et recouvrant le tiers interne de l’arcade sourcilière.
  3. Le peintre Lebrun a publié en 1667 un remarquable ouvrage sur l’expression. Charles Bell au commencement de ce siècle, de nos jours Gratiolet et M. Albert Lemoine, ont donné à ce sujet des descriptions très fines.
  4. Voyez l’étude de M. Charles Lévèque sur le rire dans la Revue du 1er décembre 1863.
  5.  What from this barren being de we reap?
    Our senses narrow, and our reason frail,
    Life short, and truth a gem which loves thee deep.
    (Childe-Harold, IV, XCIII.)

  6. Dans ses belles études sur l’expression des émotions, M. Darwin a signalé un caractère de l’effroi, de la fureur et de la colère qui manque chez l’homme et qui paraît général chez les animaux. C’est le redressement, le hérissement des poils ou des plumes. Ce phénomène, analogue à celui qui chez nous détermine la chair de poule, ne se produit pas seulement sous l’influence des mouvemens passionnels; peut avoir aussi pour cause le refroidissement. M. Darwin explique cette horripilation par une influence du système nerveux sur les arrectores pili, petits muscles nerveux que M. Kölliker a découverts récemment autour des follicules d’où émanent les poils et les plumes. C’est l’excitation de ces petits muscles, dont le nombre est très considérable à la surface du corps et dont les mouvemens ne dépendent pas de la volonté, qui déterminerait par contraction réflexe le redressement dont il s’agit ici, et qui est chez les animaux un des indices les plus caractéristiques de l’effroi, de la fureur et de la colère.
  7. Beau, Traité de la dyspepsie.