Les Partis socialistes en Allemagne

Les Partis socialistes en Allemagne
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 107 (p. 442-463).
LES
PARTIS SOCIALISTES
EN ALLEMAGNE

Le parti socialiste allemand dispose de puissans moyens de propagande : il a seize journaux qui comptent plus de 30,000 abonnés, et ce chiffre représente une grande quantité de lecteurs, car un seul exemplaire suffit ordinairement à tout un atelier. Ses orateurs se font entendre dans des réunions publiques fréquentes et très suivies. Ainsi, grâce à la liberté de la presse et au droit de réunion dont l’usage est moins limité qu’on ne croit par les procès et par la police, le socialisme parle haut en Allemagne, et, comme il y est l’objet de vives inquiétudes, on écoute et l’on commente son langage. M. le professeur Held, un des plus sages parmi ces socialistes de la chaire, dont M. Louis Reybaud a fait connaître ici même et critiqué le programme, s’est donné la peine d’étudier, un trimestre durant, les feuilles socialistes, de les analyser et d’en reproduire les parties les plus caractéristiques. Ce travail n’est point fait pour expliquer les illusions de l’école à laquelle il appartient, car l’auteur a beau distinguer deux sortes de journaux socialistes, les uns qui sont des organes d’associations ouvrières et s’occupent avant tout de défendre les intérêts du travailleur de telle ou telle industrie, les autres qui s’adressent à tous les prolétaires et prêchent la guerre sans merci contre les institutions de l’état moderne : il faut être aveuglé par l’optimisme pour croire que les seconds sont seuls révolutionnaires, tandis que les premiers se contenteraient d’une réforme pacifique. En réalité, l’Allemagne n’a point ce privilège, que les tentatives de conciliation faites en ce moment par la partie la plus éclairée de sa bourgeoisie soient accueillies, même avec un semblant de reconnaissance, par les ouvriers : à de rares exceptions près, elles ne rencontrent que la défiance et la haine. Il suffit, pour s’en convaincre, de lire avec des yeux non prévenus les journaux des deux catégories.


I.

Si toutes les feuilles socialistes ressemblaient au Parloir, organe des ouvriers en porcelaine, il n’y aurait pas, même en Allemagne, de question sociale, car ce journal professe la doctrine que l’ouvrier doit s’aider lui-même, et que l’éducation du caractère, « l’exercice des forces intellectuelles et l’acquisition de connaissances utiles sont les plus sûrs moyens qu’il possède d’amender son sort. » Il réclame la fondation d’une école d’apprentissage pour mettre l’ouvrier en état d’améliorer ses produits et de lutter contre la concurrence étrangère. Il espère l’appui des patrons, et, si l’on trouve parfois l’expression d’une certaine méfiance à l’égard de ceux-ci, le plus souvent il est fait appel au sentiment du devoir que leur imposent « leur fortune et leur instruction plus étendue. » Sans doute le Parloir ne regarde pas comme parfaite l’organisation de la société : l’association qu’il représente cherche la réforme des rapports de l’ouvrier et du patron; elle a, comme les autres, sa caisse des grèves, c’est-à-dire ses armes, au moins ne les montre-t-elle pas à tout propos et n’est-elle point provocante. Son journal recommande sans cesse au travailleur la modération dans ses désirs et l’amour de son art. Un jour par exemple, le Parloir met en scène un tourneur qui, derrière sa vitre tachée de pâte, regarde dans la cour enfumée de la fabrique. « Tourne! tourne! » crie-t-on autour de lui; mais ses yeux rencontrent le rosier qui fleurit contre le mur noir, et par-dessus le vieux bâtiment il voit le ciel bleu où glisse l’hirondelle. Il pense alors aux riches, à tous ceux qui se reposent dans les jardins-concerts ou voyagent vers les Alpes et les villes de bains. Lui aussi voudrait bien voyager, au moins faire une partie de deux jours sur terre ou sur l’eau; mais il examine son budget, et le résultat se devine : point de partie ! Pourtant il ne récrimine pas contre la société : au sort des agioteurs de Berlin, il préfère encore le sien; c’est bien quelque chose que d’être un ouvrier habile et honnête. Que les banquiers aillent donc aux jours chauds de l’été éblouir de leur luxe le public des bains à la mode ! Il y a dans le voisinage, à une lieue de la fabrique, au bout de la plaine sablonneuse, des arbres verts et de l’eau fraîche; dans le bois de pins, la fraise croît, les oiseaux chantent, l’écureuil bondit : c’est plus qu’il ne faut pour amuser les enfans! Il ira au bois avec les siens. De quoi se plaindrait-il, puisqu’il a le repos, la paix et l’amour? Et le porcelainier satisfait quitte sa vitre pour se remettre à tourner. C’est une véritable idylle où l’on reconnaît les couleurs dont on peignait jadis la vie de l’atelier. Elle a du moins le mérite d’avoir été écrite par un ouvrier, et prouve, comme beaucoup d’autres passages du journal d’où elle est tirée, que de vieilles traditions et une bonne volonté réciproque maintiennent l’harmonie dans les manufactures de porcelaine. Aucune grève n’a encore troublé cette industrie; les patrons n’hésitent point à tendre au travailleur une main qu’ils sont sûrs de ne pas voir repoussée, et le Parloir leur rend cette justice, que « librement, sans pression extérieure, ils ont remédié, en élevant les salaires, à la gêne produite par le renchérissement de toutes choses. » C’est une situation exceptionnelle, et nous ne trouvons pas dans toute l’Allemagne deux journaux comme celui des porcelainiers.

Le Correspondant, journal des ouvriers chapeliers, est en lutte perpétuelle avec le Journal des Chapeliers, organe des patrons. Il pousse à la coalition et à la grève. L’échec de certaines grèves lui donne bien à réfléchir, mais pour le mener à cette conclusion qu’il faut engager la lutte à bon escient, après s’y être longtemps préparé, à moins qu’un acte, de brutalité n’oblige l’ouvrier à déclarer la guerre, coûte que coûte, « pour prouver qu’il a conscience de sa dignité. » Quand les patrons, fatigués de cette attitude provocante, s’entendent pour déclarer qu’ils excluront à l’avenir de leurs ateliers les membres de l’association, le Correspondant se récrie sur « cet acte d’une absurdité révoltante, » sur cet orgueil et cette tyrannie. A chaque page déborde la passion. Si encore un pareil langage ne trahissait qu’un violent antagonisme entre des intérêts qu’on pût espérer de concilier un jour! mais on ne voit guère sur quel terrain l’entente serait établie. Il ne suffit pas de dire qu’on n’a « rien de commun avec les démocrates socialistes, ni avec l’Internationale, » et qu’on veut uniquement par « un combat sans pitié » affranchir le travail du Moloch qui l’exploite, c’est-à-dire du capital; quand, au lieu d’un programme raisonné, on ne montre que de vagues aspirations et des exigences dont la partie adverse n’entrevoit pas le terme, on ne peut attendre de celle-ci que la résistance. Alors on s’irrite et l’on menace. Après avoir décliné toute immixtion dans la politique, on en vient à déclarer que « la politique pourrait bien venir en aide au travailleur; » après avoir choisi pour devise : aide-toi, on s’en prend à l’état des souffrances de la classe ouvrière; après s’être dit prêt à examiner les divers moyens de conciliation, on rejette avec dédain ceux qui sont offerts, comme le projet d’instituer des tribunaux d’arbitrage dont les arrêts auraient force exécutoire. « Ce serait, dit le journal, une baïonnette dirigée contre la poitrine de chaque ouvrier! » Voilà donc une association engagée contre ses patrons dans un conflit sans issue. Le Correspondant pour les imprimeurs et les fondeurs en caractères est rédigé dans le même esprit que l’organe des chapeliers, mais avec plus de talent. En Allemagne comme en France, le typographe se considère comme un ouvrier d’élite, comme un « pionnier de la classe laborieuse; » orateur en même temps qu’écrivain, il rédige des manifestes en descendant de la tribune. Tel est M. Härtel, rédacteur en chef du Correspondant : il est fort remarqué dans les congrès, et pour son journal il écrit de longues leçons d’économie politique. Aux applaudissemens des socialistes de la chaire, il combat la doctrine admise sur la loi du salaire; en attendant l’établissement universel des sociétés coopératives, qui donneront à l’ouvrier le revenu entier de son travail, il veut, sans s’expliquer clairement, qu’on se serve des associations « pour changer au profit du travailleur la loi de l’offre et de la demande. » A la vérité, il se dit partisan du progrès lent, désabusé des chimères de Lassalle et du communisme français, mais il ne faut pas trop se fier à ces dispositions conciliantes. Dès qu’une grève ou la moindre discussion éclate, le langage du Correspondant devient singulièrement amer. Lui aussi d’ailleurs, il a des espérances indéfinies. « Marchons toujours, dit-il, réunissons tous les travailleurs sous la bannière des associations; le reste viendra de soi! » On comprendra ce qu’il faut entendre par ce mot en voyant le journal avouer un jour que la grande majorité des imprimeurs associés « appartient d’idée et de fait à la démocratie socialiste. »

Un tel aveu serait superflu de la part du Compagnon, organe des ouvriers bijoutiers, et du Messager, organe des ouvriers fabricans de cigares. La première des deux associations, fondée il y a quatre ans, n’était pas au début pénétrée de l’esprit révolutionnaire qui l’a envahie peu à peu. On trouve aujourd’hui dans son journal tous les genres de déclamations, contre l’église par exemple, « qui se dit la fiancée de Christ, le libérateur des prolétaires, et qui a fait un pacte avec les exploiteurs du prolétariat, ces ennemis de Christ ! » Point d’appel à l’insurrection immédiate contre la société: mais le Compagnon avertit les ouvriers de compter sur eux-mêmes et de ne point attendre de l’état la réforme sociale; s’il accepte comme par grâce les améliorations partielles que proposent les « socialistes en frac, » c’est à titre d’à-compte sur la liquidation générale. Quant au Messager, sa devise empruntée à Lassalle : «les travailleurs sont la pierre sur laquelle il faut bâtir l’église du présent, » dit assez toute sa politique. C’est encore un journal de combat, qui aime la guerre et en connaît toutes les ruses. Le corps de métier qu’il représente est faible contre les patrons, car les fabricans de cigares, dont la marchandise ne se détériore pas en magasin, ont des dépôts considérables qui leur permettent de satisfaire leurs cliens sans céder aux exigences des meneurs de grève. Forts de cet avantage, ils se sont engagés en commun à fermer leurs ateliers à tout ouvrier gréviste. Le Messager reconnaît qu’il n’y a pas moyen de lutter Contre plus fort que soi; il conseille donc de renoncer à la grève, mais de faire le vide autour du patron récalcitrant. Les ouvriers de Celui-ci recevront, par les moyens dont dispose l’association, des l’enseignemens sur toutes les places vacantes dans les diverses fabriques; puis la désertion commencera avec l’aide de la Caisse de secours pour les voyages, les célibataires partiront les premiers, ensuite les hommes mariés, et la maison sera évacuée sans grève. Comme les ouvriers en Allemagne sont plus nomades que partout ailleurs, ce singulier procédé est plus praticable et plus pratiqué qu’on ne le croirait. Bien entendu, le Messager rougit de recourir à de pareils expédiens. Il déclare net que l’association des travailleurs est le meilleur moyen non de réformer, mais de détruire la société actuelle : « elle est la condition sine qua non de la fondation et du maintien de l’état social et démocratique de l’avenir. »

Une place à part revient à l’Association, organe de la Ligue des associations ouvrières, de MM. Hirsch et Dunker. Tous deux sont des socialistes de la chaire qui n’ont point voulu se contenter de la théorie. Disciples de M. Schulze-Delitsch, ils ont transformé ses sociétés (Genossenchaften), qui ne profitent guère qu’à la petite bourgeoisie, en associations (Gewerkvereine) analogues aux trades-unions d’Angleterre. Treize furent fondées dans l’espace de deux ans (1868-1869), et, rattachées par un lien commun, formèrent la ligue des associations allemandes. Le pouvoir législatif réside dans l’assemblée générale, le pouvoir exécutif dans le conseil central; mais, pour donner à la direction la force qui vient de l’unité, un des membres du conseil reçoit un titre et des attributions spéciales : c’est l’avocat de la ligue (Verbands-Anwalt.) Celui-ci est rédacteur en chef du journal; chargé de la propagande, il doit se transporter partout où sa présence est jugée nécessaire. Il ne s’agit donc plus ici d’un journal rédigé par des ouvriers, car M. Hirsch, aujourd’hui avocat de la ligue, est docteur et légiste : l’Association est une sorte de moniteur de la réforme sociale, qui se fait auprès des classes élevées l’interprète des vœux de la classe laborieuse. C’est un très beau rôle, mais on apprécie sévèrement en Allemagne la manière dont il est rempli. Les patrons reprochent à la ligue d’encourager ou de faire naître étourdiment des grèves, comme celle qui éclata parmi les mineurs à Waldenburg, en Silésie, au moment même où M. le docteur Hirsch venait d’y fonder une association. La grève finit mal pour les ouvriers. Le conseil central eut beau s’interposer comme médiateur, et l’avocat multiplier ses voyages à Waldenburg, puis faire appel aux souscriptions publiques, à l’emprunt, à toutes les caisses de la ligue; les patrons tinrent bon. Quand les 6,000 grévistes eurent épuisé leurs économies, ils reçurent de Berlin cette dépêche : « émigrez en masse! » Un millier d’entre eux obéirent et furent dirigés un peu au hasard vers des endroits où ils ne trouvèrent point d’ouvrage. Ceux qui restèrent durent céder. On les consola par une proclamation où il était dit que « les plus vaillantes armées succombent parfois sous le nombre, » et que « l’Allemagne entière les avait admirés. »

L’Association a le tort, plus grave encore, de mêler sans cesse la politique aux questions économiques et d’être le journal d’un parti, celui des progressistes, auquel appartiennent M. Hirsch et ses amis. Par là, ces réformateurs courent le risque de passer pour des ambitieux qui cachent sous les plus savantes théories une réclame électorale. M. Ludwig Bamberger, un des députés les plus distingués du parti national-libéral, ne leur ménage pas ce reproche dans le livre qu’il vient de publier sur la Question ouvrière. Certains faits, qu’il cite, semblent lui donner raison. Au plus fort de la grève de Waldenburg, on vit en effet les ouvriers réclamer comme une dette l’assistance des progressistes, et ceux-ci fournir plus de 26,000 thalers sur les 30,000 qui furent recueillis par souscription. Dans les derniers jours du conflit, les députés du parti intervinrent en faveur des grévistes, par voie d’interpellation, dans la seconde chambre de Prusse. En échange de tant de peines, ils attendent une récompense, qui est la sympathie des électeurs ouvriers : aussi l’Association ne perd-elle pas une occasion de désigner aux colères de ceux-ci les adversaires politiques de son rédacteur en chef. S’il arrive qu’un grand industriel qui refuse de céder à ses injonctions déraisonnables appartienne au parti national-libéral, elle en fait malicieusement la remarqué. Il s’en faut d’ailleurs qu’elle tienne là balance entre l’ouvrier et le patron : sévère jusqu’à la dureté pour celui-ci, elle a pour l’autre des ménagemens qu’on peut à bon droit suspecter. Si M. Bamberger, dans le jugement qu’il porte sur cette conduite, n’est point à son tour égaré par l’esprit de parti, il faut conclure que ces docteurs ès-sciences d’état ont grand tort de prétendre à l’originalité et de se donner, comme ils font, pour les révélateurs d’une science nouvelle, « l’économie éthique » (ethische Volkswirthschaft), car nous connaissons depuis longtemps en France cette sorte de philanthropes qui s’engagent à résoudre la question sociale en dix minutes quand ils seront députés et ministres. Quoi qu’il en soit, le journal donne un détestable exemple, dont peuvent s’autoriser tous les partis qui exploitent en Allemagne la question sociale. De quel droit reproche-t-il aux catholiques Une conduite qui ressemble à la sienne? Mgr de Mayence parle à peu près comme un socialiste de la chaire quand il impute la désorganisation de la société à l’esprit moderne, qui affranchit l’individu de l’église, de la commune, de la corporation, de la famille même, pour l’abandonner à l’isolement. Quant aux sociétés ouvrières catholiques, dont le nombre est déjà respectable, elles sont aussi légales et aussi légitimes que les associations patronnées par les progressistes. Vieux et nouveaux catholiques, protestans orthodoxes ou libéraux, politiques de tous les partis offrent à l’envi leur appui au travailleur, et celui-ci sait le poids de son suffrage en le voyant partout recherché. Quoi d’étonnant qu’il confonde à son tour la question sociale et la question politique, et que, laissant à leurs disputes les réformateurs, universitaires ou ecclésiastiques, des bourgeois après tout, il se tourne vers les démocrates socialistes, c’est-à-dire vers les révolutionnaires !


II.

Un nom et une idée dominent les fractions du parti révolutionnaire socialiste en Allemagne, le nom de Lassalle et l’idée que la société actuelle est radicalement incapable d’améliorer le sort de ceux qui souffrent. Si court qu’ait été l’apostolat de Lassalle, brusquement terminé par sa fin tragique, on peut dire que son esprit vit encore au milieu de ses disciples. Ceux que sa parole avait réunis sont divisés par des querelles de personnes ou de programmes; de la « Ligue générale des travailleurs allemands, » fondée par lui en 1863, est sorti, par une sorte de schisme, le « Parti démocratique socialiste des travailleurs allemands. » La « Ligue » se vante d’avoir conservé seule les traditions du maître et le culte de sa personne, tandis que le « Parti » a répudié cette idolâtrie, comme contraire à l’esprit démocratique; de part et d’autre on s’observe, on se suspecte, on s’insulte même, mais on fait en commun une guerre acharnée à la société, que Lassalle a condamnée. Dans toutes les mémoires est gravé le souvenir de cette joute célèbre où le vénérable M. Schulze-Delitsch reçut de si terribles coups du champion « des déshérités. » La thèse de Lassalle était faite pour séduire, car il démontrait l’inutilité absolue de l’épargne, si péniblement amassée qu’elle fût. Il raillait amèrement ces mesquines fondations de caisses de secours, d’assurances mutuelles, expédiens inventés par la bourgeoisie, miettes de pain jetées au monde des affamés. Sa dialectique, empruntée à l’école de Hegel, déchirait la loi des salaires et ruinait tout le système actuel de production. Une immense érudition lui fournissait en abondance de spécieux argumens contre le capital et la propriété, ces « catégories historiques » qui n’ont qu’une raison d’être relative et qui disparaîtront avec les circonstances passagères d’où elles sont nées. Il prêchait comme une vertu la haine des citoyens les uns contre les autres, humiliait la bourgeoisie allemande par la comparaison avec cette grande bourgeoisie française de 1789 qui « réunissait en elle tout le génie de la France, et qui était l’esprit vivant de son temps et de son pays, » et, par une éloquente exposition de l’histoire entendue à sa façon, prouvait que le temps du quatrième ordre était enfin venu. Alors, avec toute la rigueur d’une déduction scientifique, il construisait le monde nouveau, où il n’y aurait place que pour le travailleur. Les ouvriers de chaque métier s’organiseraient en sociétés locales, dont la réunion formerait une corporation s’étendant sur toute l’Allemagne. Toutes ces corporations, parmi lesquelles on compterait, bien entendu, celle des ouvriers qui travaillent la terre, trouveraient aisément une organisation unique, qui serait l’état social et démocratique. L’état distribuerait la matière première et l’outil, réglerait la production et répartirait le revenu entre tous dans la mesure des services rendus. Ainsi commencerait en ce monde le règne de la justice absolue. Telle était la terre promise que Lassalle montrait aux ouvriers allemands. Il se flattait de les y conduire : s’adressant à la grande majorité des Prussiens, à ceux qui n’ont qu’un revenu insuffisant pour vivre, et qui, d’après une statistique de 1850, souvent citée par lui, forment les 96 pour 100 de la population totale, il les pressait de s’enrôler sous ses ordres et de s’emparer tout simplement de l’état par le suffrage universel.

Il serait superflu de noter dans ce programme de Lassalle l’imitation d’idées françaises; mais c’était l’originalité de cet homme de présenter ces chimères avec un appareil de preuves inattendu et une éloquence entraînante. Il était si supérieur à ses adversaires, soit par la plume, soit par la parole, soit qu’il affrontât dans les réunions les colères des économistes, ou que du banc des accusés il humiliât les procureurs du roi de Prusse, — il avait en une telle perfection toutes les qualités de l’agitateur que l’invraisemblance s’évanouissait, et que ses illusions semblèrent à beaucoup une réalité prochaine. Pourtant on ne saurait habiter longtemps cette région des rêves. Après un an de dictature sur la ligue des ouvriers, Lassalle commençait à sentir le désenchantement. S’il eût vécu plus longtemps, il aurait reconnu qu’il ne pouvait d’un coup créer la société nouvelle, et compris la nécessité des atermoiemens et des transactions. Ses successeurs sont plus sages que lui. Le but final semble avoir reculé à leurs yeux; ils le montrent encore dans leurs programmes, et les deux partis sont d’accord pour proclamer l’avénement futur de l’état social et démocratique, mais leur tactique n’est plus celle du maître. Lassalle était un idéaliste; or l’ouvrier allemand n’entend point du tout vivre d’idéal, et l’on n’obtiendrait de lui aucun sacrifice sans l’appât de quelque profit immédiat. M. le professeur Held, dont les sympathies pour la classe laborieuse sont irrécusables, déplore « l’épais et grossier matérialisme » auquel elles sont en proie. Les meneurs du parti ne peuvent donc, comme faisait Lassalle, négliger l’intérêt du moment et remettre la réforme entière au temps où l’état, emporté d’assaut, serait au service des réformateurs. Aussi les démocrates socialistes et la ligue générale ont organisé des associations ouvrières. Elles diffèrent de celles de MM. Hirsch et Dunker en ce point important qu’elles ont un but révolutionnaire avoué : par elles, les deux partis organisent des grèves et disciplinent l’ouvrier pour la grande lutte, tout en jetant à ses appétits surexcités quelque satisfaction, comme l’augmentation du salaire ou la, réduction des heures de travail. En même temps leurs journaux font une énergique propagande. Ils sont nombreux, mais il ne servirait de rien de les passer en revue l’un après l’autre, car ils sont d’accord sur tous les points essentiels. Notons seulement que la ligue générale a pour organe le Nouveau Démocrate socialiste, et que les autres feuilles se groupent autour de l’Etat populaire (Volksstaat), organe du « parti démocratique socialiste. »

Les théories d’économie politique qu’on rencontre dans la presse révolutionnaire n’ont qu’un intérêt médiocre, elles ne font que retourner sous toutes ses faces le problème de l’organisation du travail par l’état ; mais les écrivains mettent un soin particulier à déclarer qu’ils n’attendent et ne veulent rien des maîtres actuels de l’état. C’est presque un crime que de leur adresser une requête. Au congrès de Mayence (septembre 1872), la proposition de réclamer des corps législatifs une étude sur la situation des classes ouvrières fut repoussée, attendu qu’il est « incompatible avec la dignité des travailleurs de pétitionner auprès des gouvernemens et des assemblées actuels. » On devine aisément de quel œil ces vrais socialistes regardent les socialistes de la chaire. L’Ami du peuple de Brunswick, résumant les travaux de ces docteurs au congrès d’Eisenach, les traite en ennemis, en ajoutant cependant que des têtes aussi confuses ne sont pas capables d’entraver le mouvement. « Défiez-vous d’eux! s’écrie le journal de Chemnitz. Ils vous apportent une aumône, une soupe de mendians ! » Leur désintéressement même paraît très problématique. « Ce sont, dit la même feuille, les socialistes brevetés de sa majesté le roi de Prusse! » Entre révolutionnaires et réformateurs, l’entente est impossible. « Chaque membre du parti, dit l’article 2 du programme des démocrates socialistes, s’engage à défendre énergiquement le principe suivant : l’état actuel, politique et social, est injuste au plus haut degré, et doit être combattu avec la plus grande énergie. » Or on voit de quel combat il s’agit dans les écrits qui amenèrent en 1871 Bebel et Liebknecht devant la cour d’assises de Leipzig. « Le socialisme, dit Bebel, n’est plus une question de théorie, c’est une question de force, qui sera dénouée, non dans un parlement, mais dans la vue et sur le champ de bataille. Si nous avons derrière nous la masse des travailleurs de Berlin, nous pouvons dire : Berlin est à nous ! Et si Berlin est à nous, nous pouvons dire que l’Allemagne nous appartient, car à Berlin est le grand ennemi et doit être frappé le grand coup ! »

C’est contre le grand ennemi que sont dirigées les plus constantes attaques. La personne de l’empereur Guillaume est à peine protégée par la loi, et celle de M. de Bismarck est en toutes circonstances très malmenée. Les mesures favorables aux travailleurs que promettent les feuilles officieuses sont un produit « de la tartuferie bismarckienne. » Les lois, dites libérales, sur les rapports de l’église et de l’état ne trouvent point grâce devant les plus farouches ennemis de l’église, et personne ne les a mieux jugées que ne fait en deux mots le Journal démocratique : « elles n’affranchissent pas, elles enchaînent. » — « Le culte moderne du dieu Bismarck, disent encore les Feuilles démocratiques, n’admet point qu’un autre dieu ait des prétentions absolues à l’adoration. Soumettre sa conscience à l’infaillibilité bismarckienne, c’est le premier devoir du national-libéral. » Il ne faudrait point voir dans cette inimitié contre la Prusse l’expression de rancunes particularistes. Ces socialistes ne sont pas des patriotes allemands dont le rêve est de secouer l’hégémonie prussienne, car ils combattent avec acharnement l’idée de la patrie. Ils s’efforcent de diminuer les dernières victoires de l’Allemagne. Ainsi l’État populaire a fait un tirage spécial d’une série d’articles sur l’histoire de la Prusse avant et après Iéna; les foudroyans succès de l’armée de Napoléon y sont racontés avec complaisance, et la brochure se termine par ces mots : « que l’on compare la guerre de 1807 à celle de 1870, on verra si tout ce bavardage sur les succès inouis, sans pareils, de l’armée allemande, a la moindre apparence de raison. » Le chauvinisme est impitoyablement poursuivi par toute la presse socialiste. Elle trouve dans ce travers une inépuisable matière à raillerie, car les têtes les plus solides n’ont pas su s’en défendre. Ce n’est point que les moralistes manquent en Allemagne pour signaler le danger de l’admiration de soi-même et du mépris de son ennemi. M. de Sybel, un des premiers, a bien voulu reconnaître que nous ne sommes point le peuple absolument corrompu qu’on se représente au-delà du Rhin. A l’envi, les journaux répètent qu’il faut se mettre en garde contre un défaut qui nous a perdus, et, pour joindre l’exemple au précepte, ils condescendent à faire des qualités françaises une peinture qui paraîtrait à des Français trop flatteuse; mais il faut aller au fond des pensées : l’orgueil est visible derrière ces exhortations à la modestie. On nous concède tout le menu fretin des vertus : le reste est allemand de nature. On dit « la bonne foi allemande, la moralité allemande, la profondeur allemande, la modestie allemande. » Ces mots « la science allemande » désignent, non point les travaux de savans nés en Allemagne, mais une sorte particulière et supérieure de science. La nature elle-même n’échappe pas à cette prise de possession : le sol allemand a toute sorte de vertus spéciales, et l’on dit « le chêne allemand, » comme si le roi des forêts portait en ce pays des feuilles et des glands d’une espèce exceptionnelle. Ainsi, entre l’Allemagne et le reste du monde, l’orgueil national trace une frontière infranchissable. Cette disposition d’esprit sert à merveille la politique de la Prusse, car elle induit les Allemands à mettre au-dessus des lois humaines l’intérêt de l’Allemagne, et, comme les questions d’intérêt sont des questions de force, à tout sacrifier pour l’organisation d’une force redoutable. De là cette colère du socialisme contre un sentiment si bien exploité par le grand ennemi, et les efforts qu’il fait pour détruire le patriotisme au profit de la fraternité universelle, c’est-à-dire de l’Internationale.

Lassalle n’a point connu l’Internationale, mais Karl Marx en a répandu les maximes dans l’Allemagne entière. Son influence est grande, surtout parmi les démocrates socialistes, et ceux-ci ont écrit dans leur programme : « Attendu que la question de l’affranchissement du travail n’est ni locale ni nationale, mais sociale, et qu’elle se retrouve dans tous les pays où existe la société moderne, le parti démocrate socialiste se regarde, autant que cela est permis par les lois sur les associations, comme une branche de l’Internationale et s’unit à ses efforts. » La ligue générale des ouvriers allemands, après avoir hésité quelque temps à rompre, sur ce point encore, avec la tradition lassalienne, vient de déclarer à son tour qu’elle se considère comme « représentant la classe ouvrière allemande dans l’ensemble du mouvement socialiste international. » Ainsi des deux parts on abjure tout patriotisme. Pour le prolétaire allemand, la patrie n’est plus qu’un champ de bataille. « Tout internationaux que nous soyons, dit Liebknecht, nous commettrions une grande faute, si nous ne nous intéressions point aux affaires nationales. Nous sommes en Allemagne : l’Allemagne est notre poste de combat ! »

L’Internationale a tout un corps de doctrines qui se retrouvent dans les journaux allemands, et qu’il serait inutile de reproduire, car elles sont vraiment internationales et trop connues en France. Des professions tapageuses d’athéisme, l’éloge enthousiaste du matérialisme, des prophéties sur l’âge d’or qu’inaugurera « la mort du dernier prêtre et du dernier roi, » tout ce qu’on entendait dans nos clubs rouges se lit quotidiennement dans la presse rouge d’Allemagne. Un peu de pédantisme donne à ces banalités sinistres le goût du cru : le socialiste allemand cite Linné, Cuvier, Humboldt, Lamarck, Lyell, Darwin; il semble aussi qu’il s’enfonce plus avant dans le matérialisme et s’y complaise mieux. Il ne cache point la pensée qui dirige cette croisade contre les croyances de l’humanité. Détruire dans l’esprit du peuple toute idée de l’immatériel et toute espérance en la vie future, c’est rendre plus enviables à ses yeux les jouissances de la vie présente et plus odieux les privilégiés qui volent aux pauvres gens leur part de bonheur. La haine du bourgeois est inséparable de la haine du Dieu qu’on l’accuse d’avoir inventé. Les journaux du parti exploitent les scandales financiers qui déshonorent le « royaume de la crainte du Seigneur, » comme ils disent en parodiant le langage hypocrite des piétistes. Tout crime commis par un bourgeois a les honneurs du fait divers. Des romans et des nouvelles peignent sous les plus tristes couleurs les mœurs de la haute société, et l’on trouve parfois des morceaux déclamatoires, tels que celui-ci, qu’il faut citer comme antithèse à l’idylle des porcelainier :


« Quels sont ces hommes aux muscles de fer, et au maigre visage, qui travaillent, aux feux des fourneaux, à fondre le fer? qui dans la poussière et le bruit des sombres fabriques dirigent mille machines et dont la main produit les merveilles de l’industrie? Quels sont ces hommes qui, par le froid et le chaud, sous le soleil et la pluie, bâtissent les palais, ou qui poussent péniblement la charrue dans les champs, pour arracher à la terre ses présens ?

« Demandez au frivole gandin, à l’orgueilleux hobereau, à tous ceux qui vivent et font bombance dans les palais en mangeant le travail des autres ! Ils vous le diront !

« Ils diront : « C’est la canaille ! »

« Quelle est cette femme qui, dans une misérable hutte, se consume de douleur près du cadavre de son mari, tué au service du capital? Quels sont ces enfans qui, affamés et grelottans, courent dès l’aube vers la noire prison dont la cheminée fume ? Quelles sont ces filles qui errent sans foyer, désespérées, un enfant au sein, rejetées de la société humaine, ou qui ont déjà bu toute honte, et, couvertes de soie ou de velours, le cœur vide et le corps malade, vont çà et là par les rues des villes sous l’œil de la police ?

« Demandez aux exploiteurs de femmes et d’enfans, demandez aux séducteurs; ils ne vous feront pas attendre longtemps !

« Ils diront : « C’est la canaille ! »


Le rédacteur du Nouveau Démocrate socialiste continue longtemps sur ce ton passionné. Il demande au joyeux vivant, au bas-bleu sentimental, comment ils appellent ces misérables auxquels ils jettent une maigre aumône par charité ou « pour résoudre la question sociale? » Ils lui répondent : C’est la canaille. « Si la presse libérale, dit-il, recevait l’ordre d’imprimer tous les jours, au-dessous du titre, en lettres longues comme les doigts, cette phrase : « le peuple, c’est la canaille ! » elle serait assez lâche pour obéir. Eh bien ! que le peuple accepte ce terme d’ignominie et le change en un titre de gloire, comme ont fait les gueux des Pays-Bas, insurgés contre la tyrannie espagnole, ou les combattans de la commune de Paris succombant sous la rage des Versaillais ! »

Ces combattans de la commune de Paris sont les héros du prolétaire allemand. Il faut bien dire au reste que ce parti du désordre cherche en France son appui et des exemples. Lassalle faisait dater du 24 février 1848 l’avènement du quatrième ordre, et Karl Marx veut que l’armée internationale attende pour signal du combat que le coq gaulois « ait chanté. » L’insurrection communiste avait été saluée par les applaudissemens des socialistes d’Allemagne ; ils déplorent sa chute comme un des malheurs qui ont frappé l’humanité. Tous les ans, ils fêtent l’anniversaire de son avènement, et leurs journaux se recueillent à la fin du mois de mai pour réprouver les horreurs de « la sanglante semaine. » Le 31 mai dernier, l’État populaire remplissait ce devoir dans une page étrange où la légende de la commune est déjà toute faite. Il passe en revue sa trop courte histoire. Déjà l’affranchissement du travail était commencé : la Babylone moderne était purifiée ; pas un crime, pas uns débauche ; les filles perdues avaient été ramenées au bien, ou renvoyées à leurs souteneurs de Versailles ; Raoul Rigault, ce martyr calomnié, exerçait avec le plus scrupuleux respect de l’innocent son rôle de justicier. Cependant la commune, légiférant d’une main, combattait de l’autre, et sa défense improvisée s’imposait à l’admiration du monde. Il fallut pour la réduire la coalition infâme des ennemis de la veille. M. de Bismarck et M. Thiers, qui apparaissent dans ce drame sous des traits de réprouvés et de maudits, signent à Francfort le pacte des bourgeois de France et d’Allemagne. Pour avoir les 500 millions qui lui seront comptés après la soumission de Paris, M. de Bismarck dirige en foule les prisonniers français vers la ville assiégée. Le 20 mai, le pacte était ratifié, et le 21 les Versaillais entraient dans Paris. « L’assassinat en masse commença, 10,000 hommes tombèrent sur les barricades, 30,000 au moins, prisonniers ou blessés, furent égorgés par les vainqueurs ; beaucoup de femmes et d’enfans, en tout 50,000 hommes avaient péri. Trente jours après, Thiers payait fidèlement à Bismarck les 500 millions pour 50,000 hommes, c’est-à-dire 10,000 francs par tête. Le prix du sang-était gagné ! »


III.

Tels sont les sentimens de la presse socialiste en Allemagne. Les victoires de nos voisins n’ont pu les préserver du mal que la France vaincue porte dans son sein : de fausses théories, répandues à profusion, menacent de diviser la société allemande en deux classes irréconciliables. C’est, au milieu des joies du triomphe, un sujet d’anxiété pour leurs hommes politiques, et nous avons maintes fois recueilli en Allemagne cette opinion, que la question sociale y est plus redoutable qu’en France. Des citations de journaux ne suffiraient point à expliquer de telles craintes, car la violence du langage n’est point une preuve de force : il faut donc essayer de retracer l’organisation du parti, et de dénombrer l’armée qui marche derrière les meneurs dont nous connaissons les doctrines.

Au premier abord, il ne semble pas qu’il y ait lieu de tant s’alarmer. En effet, les associations que les socialistes de la chaire et les socialistes révolutionnaires s’efforcent à l’envi de développer ne sont parvenues jusqu’ici qu’à une médiocre prospérité. Celles de MM. Hirsch et Dunker comptaient 30,000 membres en 1863, elles n’en ont plus que 20,000 aujourd’hui, et cette décadence était signalée dès les premiers mois de l’année 1870 : or les deux fondateurs considèrent les associations comme le point de départ obligé de toute la réforme sociale. Les révolutionnaires qui voudraient en faire des « bataillons d’exercice » n’ont point encore trouvé le nerf de la guerre, c’est-à-dire l’argent, La plus puissante des associations allemandes est celle des « travailleurs de métaux, » qui ne compte que 4,000 ou 5,000 membres, c’est-à-dire la petite minorité des ouvriers de cette profession; encore ne paraissent-ils pas très zélés à remplir leurs devoirs : les cotisations sont levées avec difficulté, et le conseil général reprochait naguère à ceux qui l’avaient élu de manquer « de sérieux et de zèle pour la cause. » Les prêts d’une association à une autre sont une opération très hasardée. Pendant la grève de Waldenburg, les « travailleurs d’or et d’argent » avaient avancé aux mineurs une somme assez considérable : depuis ils l’ont vainement réclamée. Ces questions pécuniaires ont plus d’une fois troublé les réunions socialistes. Quelle différence avec les trades-unions d’Angleterre, qui doivent précisément leur puissance à leur solidité financière !

La division des socialistes en deux fractions ennemies est d’ailleurs un très sérieux obstacle au développement des associations. Dans la guerre commune qu’elles font à l’état, elles se défient l’une de l’autre, s’accusent de trahison, et, disons le mot, se soupçonnent mutuellement d’être à la solde de quelqu’un. Les démocrates socialistes sont les plus ombrageux. Ils se nomment eux-mêmes « les honnêtes gens » par opposition à leurs adversaires. Quand ils se sont séparés de la « ligue générale, » celle-ci était dirigée par l’avocat Schweitzer, le second successeur de Lassalle. Soit qu’il fût séduit comme patriote et comme révolutionnaire par la politique de M. de Bismarck, soit qu’il eût des raisons moins honorables de ménager le ministre’ prussien, Schweitzer publia en 1865 une série d’articles où il adjurait M. de Bismarck de reprendre « par le fer et par le sang » la politique de Frédéric. « La diète et l’Autriche, disait-il en terminant, les moyens et les petits états sont absolument impuissans dans la question allemande; deux facteurs seuls sont encore capables d’agir, la Prusse et la nation, la baïonnette prussienne ou le poing du prolétaire. » L’accusation de corruption ne se fit point attendre. On savait M. de Bismarck disposé à chercher un appui dans la classe ouvrière contre la bourgeoisie raisonneuse et libérale. Il avait, l’année précédente, introduit auprès du roi une députation des tisserands de Silésie, et les journaux officieux s’étaient à ce propos fort emportés contre la tyrannie des patrons. M. de Bismarck lui-même avait, du haut de la tribune, laissé tomber cette parole : « souvenez-vous que les rois de Prusse ont toujours été les rois des pauvres! » Le langage du président de la ligue générale semblait dénoncer un complice du ministre, et les « honnêtes gens » firent une rude guerre au « socialiste impérial. » Quand il eut succombé, abandonné par les siens mêmes, et rayé des listes de la ligue générale, ils ne se départirent pas de leur défiance. Ils accusent leurs rivaux d’avoir choisi Berlin comme capitale de l’association, afin d’y être placés sous la main du maître, et d’y servir d’épouvantail aux bourgeois des chambres prussiennes et du Reichstag. Ils leur imputent les tapages de rue, et, par allusion aux émeutiers qui ont troublé les boulevards de Paris à la fin de l’empire, les appellent les « blouses blanches de Berlin. » Cependant la ligue n’est point à court de riposte. Elle reproche aux démocrates socialistes d’avoir jeté la division parmi les ouvriers au profit de la bourgeoisie, et d’être en même temps les agens du roi de Hanovre et de l’électeur détrôné de Hesse. On a plusieurs fois essayé de réconcilier ces frères ennemis. Nous avons vu au mois dernier à Francfort, dans une réunion de démocrates socialistes, où des membres de la ligue étaient venus mettre le désordre, un ouvrier se jeter entre les deux camps et s’écrier : « Pendant que vous vous disputez, les bourgeois se font servir d’excellens dîners au Jardin des Palmiers ! » Le conciliateur fut très applaudi, et l’évocation de l’ennemi commun ramena le calme dans les esprits; mais la polémique engagée entre les meneurs dans l’Etat populaire et le Nouveau Démocrate socialiste est si violente et si injurieuse qu’elle a empêché jusqu’ici tout accommodement définitif.

Il serait intéressant, mais il n’est pas facile de déterminer par des chiffres exacts la force relative des deux fractions socialistes. La guerre et le mécontentement causé par la conduite de Schweitzer semblèrent avoir porté un coup mortel à la ligue générale, et ses deux journaux moururent d’inanition dans le cours de l’année 1871; mais elle ne tarda point à se relever. Dans l’assemblée générale tenue à Berlin au mois de mai 1872, le rapport sur la situation constate que la ligue a payé toutes ses dettes, et qu’elle est en mesure de consacrer un excédant de recettes aux « frais d’agitation. » Huit agitateurs furent en effet envoyés dans toutes les directions. A la même date, le Nouveau Démocrate socialiste annonçait que la ligue comptait 21,154 membres payant la cotisation réglementaire, mais il estimait que le nombre des ouvriers qui de cœur et d’âme marchaient d’accord avec elle était vingt fois plus considérable, de telle sorte qu’aux élections elle disposait d’au moins 200,000 voix. Ce qui est plus certain, c’est que le journal de la ligue voit croître régulièrement le nombre de ses abonnés. Il en avait 5,000 en octobre 1871, 8,056 en décembre 1872, et sa situation financière lui permet de distribuer gratuitement, comme moyen de propagande, bon nombre d’exemplaires. Les démocrates socialistes ont à peu près subi les mêmes vicissitudes. La guerre les a fort éprouvés, car leur comité de direction fut emprisonné à la suite d’un manifeste où il protestait à l’avance, au nom des travailleurs allemands, contre l’annexion de l’Alsace-Lorraine; leur journal fut poursuivi, et ses deux principaux rédacteurs, Bebel et Liebknecht, sont encore dans une forteresse. Plus agressifs que la ligue et plus exposés aux procès, ils ont plus de difficulté à se réunir et à se compter. Aussi le chiffre des adhérens représentés à chaque assemblée générale varie sans jamais être très élevé. Au congrès de Dresde, en août 1871, on en comptait seulement 6,252; à celui de Mayence, en septembre 1872, le secrétaire constatait que depuis le mois de janvier le parti était en voie de progrès rapide; il avait recruté 4,000 nouveaux membres, et « fait pénétrer l’agitation socialiste dans des milieux où elle était encore inconnue. » La presse des « honnêtes gens » est d’ailleurs en pleine prospérité. L’Etat populaire avait au milieu de l’année 1871 3,212 abonnés, et le 31 mai 1873 il annonçait avec joie qu’il en comptait désormais 7,350 : le nombre en a donc plus que doublé en deux ans. Les doctrines du parti sont encore défendues par d’autres journaux, auxquels on peut attribuer au moins 10,000 abonnés. La presse des démocrates socialistes a donc plus de lecteurs que l’unique organe de la ligue générale, et l’on en peut conclure que le parti n’exagère pas sa puissance quand il déclare disposer des voix de plus de 150,000 électeurs.

Alors même qu’on admettrait sans conteste l’évaluation faite par les révolutionnaires de leurs propres forces, il faudrait conclure qu’ils ne sont point très redoutables : 400,000 électeurs forment une très modeste minorité dans le corps électoral de l’empire. Parmi eux, un très petit nombre sans doute répondrait à un appel insurrectionnel, car on professe en Allemagne le respect de la force, et, si l’on commence à y détester la police, on la craint encore. Les dissensions du parti seraient l’excuse toute naturelle de l’abstention des timides. À supposer que le signal vînt de Berlin, les honnêtes gens pourraient refuser de tremper dans une émeute ordonnée par M. de Bismarck, et la ligue générale, si les démocrates socialistes prenaient l’initiative, ne se soucierait point de travailler pour le roi de Hanovre. Voilà en vérité de faibles ennemis pour un des gouvernemens les plus forts de l’Europe. Cependant les progrès incontestables et rapides faits depuis deux ans par la propagande socialiste donnent à réfléchir et demandent une explication.

Ces progrès tiennent d’abord à l’activité de la propagande. C’est un sujet d’étonnement pour l’étranger que la fréquence des réunions publiques.. Les murs des villes industrielles sont couverts d’affiches rouges qui convoquent les ouvriers à des discussions dont elles donnent l’ordre du jour. La plus nombreuse réunion à laquelle nous ayons assisté est celle qui fut tenue à Francfort le 24 mai dernier par la ligue générale. Plus de 1,000 personnes étaient réunies dans une salle immense. Des écussons portant des devises révolutionnaires ornaient les murs. Au centre pendait un énorme drapeau de soie rouge à franges d’or, offrande des dames et des jeunes filles de la ligue. La tribune, toute rouge, était décorée du triangle et du bonnet phrygien ; on y lisait l’inscription : liberté, égalité, fraternité. Au-dessus était placé un portrait de Lassalle. L’auditoire, plus calme que celui de nos clubs, buvait tranquillement la bière autour de tables gigantesques. Quant aux orateurs, ils ont été formés à l’école des nôtres. Ils ont les mêmes métaphores : la sueur et le sang du peuple font les principaux frais de leur éloquence, et ils parlent à tous momens de l’idée et du culte qu’ils lui ont voué. D’ailleurs les longs cheveux partagés au milieu de la tête et retombant sur les épaules, les figures amaigries, osseuses, dont le sourire sans gaîté n’est qu’une contraction nerveuse, nous rappelaient les types de ces bourgeois déclassés ou de ces ouvriers, déserteurs de l’atelier, parmi lesquels se recrute le personnel des orateurs de clubs. Autour d’eux, quand ils descendent de la tribune, s’empressent les vrais travailleurs, qui ne parlent point, mais qui admirent les parleurs et se sentent tout fiers d’appuyer leurs mains calleuses sur l’épaule de ces Démosthènes. Pendant les discours, des hommes circulaient, tendant un plateau et une liste pour recevoir les offrandes et les inscriptions. C’est au moment où les passions sont échauffées de la sorts par une éloquence malsaine que la ligue procède à la levée de ses recrues.

Les sujets discutés dans ces assemblées sont très variés. Il y a deux mois par exemple, à Nuremberg, les démocrates socialistes étudiaient cette question : le socialisme est-il ennemi de la révolution? Quelques jours après, ils étaient convoqués à venir entendre « la réfutation de la dernière calomnie dirigée contre le parti par le Courrier de Franconie. » L’affiche ajoutait : « Le rédacteur Stolz (l’auteur de la calomnie) est invité. Camarades, c’est affaire d’honneur à chacun de nous de répondre à l’appel ! » D’autres fois on se réunit, sans objet de discussion, pour assister à une fête fraternelle. On joue la comédie, on déclame quelque grand morceau de poésie socialiste, on fait de la musique et l’on danse. Cette coutume est accueillie avec faveur par les ouvriers. On sait combien est répandu en Allemagne l’usage que les gens de même condition se rencontrent dans des réunions périodiques. Les ouvriers ont maintenant les leurs, et le quatrième ordre y prend conscience de lui-même. Ce sentiment se montre de mille manières dans les journaux socialistes, dont les annonces sont curieuses à lire. L’ouvrier y insère toutes les nouvelles qui peuvent intéresser ses camarades : succès d’une grève, fondation d’une société coopérative, etc.; l’émigrant y annonce son départ pour l’Amérique en envoyant à tous ses amis des adieux fraternels, et l’on y trouve quelquefois des avis comme celui-ci, qui est tiré de l’État populaire : «Monsieur et madame... informent les frères et amis qu’il leur est né un petit démocrate socialiste. » Déjà le quatrième ordre a sa littérature particulière; il ne convient point qu’un membre de l’Internationale lise ou chante les lieder allemands, tout pleins de sentimentalités ou de superstitions patriotiques; on lui en a fabriqué qui soient à sa convenance, et les journaux annoncent des recueils de lieder du prolétariat. Ainsi les ouvriers tendent à former comme une société à part : ils mettent en commun leurs joies et leurs peines; ils acquièrent tous les jours une idée plus nette de leur force et le sentiment de leur solidarité; leur esprit s’habitue aux théories les plus étranges et n’a plus de révolte contre l’absurde; enfin l’orgueil pervertit leurs cœurs : que l’on interroge les patrons de toutes les industries, les grands propriétaires et les fermiers, tous se plaignent du changement survenu dans le caractère de l’ouvrier, et déclarent qu’il est devenu arrogant et intraitable.

Nul doute que le parti révolutionnaire ne puise aussi de nouvelles forces dans l’unification de l’Allemagne. La suppression des frontières a rapproché les intérêts communs et les passions semblables. Or dix partis socialistes, qui ont affaire à dix gouvernemens, sont moins redoutables qu’un seul qui n’a plus qu’un adversaire. Le but des efforts révolutionnaires semble rapproché; le vœu de Néron est accompli : il n’y a plus qu’une tête à couper. L’instinct de Lassalle ne s’y était pas trompé. Un de ses premiers écrits politiques est une brochure, publiée en 1859, où il adjure la Prusse de laisser l’Autriche aux prises avec la France, parce que l’unité de l’Italie sera le commencement de l’unité allemande. Au milieu du découragement qu’il éprouvait, en 1864, à voir que le succès ne répondait point à ses illusions, une espérance le soutenait : il annonçait que de grands événemens allaient s’accomplir, et, comme cet agitateur de génie voyait clair dans la politique de M. de Bismarck, il prédisait qu’avant deux ans celui-ci imposerait à l’Allemagne le suffrage universel. Singulière destinée que celle de M. de Bismarck ! le légitimiste intolérant, le junker provocateur, qui scandalisait la Prusse de 1850 par la fureur de ses passions réactionnaires, s’est rencontré en communauté d’idées avec les révolutionnaires les plus ardens. Au fond du cœur, tous lui rendent l’hommage que reçut un jour la mémoire de Richelieu dans la convention nationale. C’est que les destructeurs applaudissent toujours à la destruction, et que la révolution ne méconnaît jamais les siens, fussent-ils assis sur les marches d’un trône. De deux façons, l’unification a servi les projets des socialistes. Faite par la force et la ruse, elle a brusquement interrompu les traditions historiques de l’Allemagne, encouragé la hardiesse des rêveurs et prouvé l’efficacité des coups demain bien préparés. Enfin le théâtre de l’action s’est élargi pour les meneurs du parti. Aux élections de 1866, six d’entre eux sont arrivés au Reichstag. Il est vrai que deux seulement ont eu cette fortune en 1871 ; mais personne ne doute qu’ils ne reconquièrent l’an prochain le terrain perdu, car les élections ne se feront plus, comme les premières, dans l’enivrement de la victoire. Depuis longtemps, ils se préparent à la lutte; leurs candidats sont choisis, leurs émissaires colportent partout leurs programmes : suppression des armées permanentes, armement universel de la nation, etc. Ils savent bien qu’ils ne deviendront point les maîtres du premier coup, car « le suffrage universel, dit Liebknecht, ne peut être qu’un instrument de despotisme dans un état monarchique; » mais il ajoute que « les députés du peuple iront au Reichstag pour parler, par-dessus la tête de ce pseudo-parlement, au peuple, qui les entend! »

Quelque dédain qu’affectent les journaux socialistes pour les réformes politiques entreprises par M. de Bismarck dans l’état prussien, ils ne peuvent dissimuler qu’ils s’en réjouissent. La monarchie prussienne fait en ce moment une évolution très hardie. En 1866, elle ne ressemblait à aucun autre pays d’Europe. Le développement de son industrie et de son agriculture, la prospérité de ses écoles, étaient d’un état moderne; mais son régime économique et administratif rappelait l’état féodal. Les lecteurs de la Revue n’ont point oublié l’exact et pittoresque tableau qu’a tracé M. Cherbuliez de cette constitution originale. Depuis six ans, elle disparaît pièce à pièce, à l’aide d’un simple article du pacte de 1866, disposant que les lois fédérales passeront avant les lois des états particuliers. M. de Bismarck a transformé le système économique de la Prusse en effaçant les derniers vestiges des corporations; il éluda ainsi, à l’aide du Reichstag, la résistance des conservateurs prussiens cantonnés dans la chambre des seigneurs. Plus tard, il s’est attaqué directement à celle-ci, et l’on sait qu’il a dû recourir à un subterfuge légal pour lui faire accepter la loi sur les cercles. Que ce soit une réforme depuis longtemps réclamée par l’opinion et conforme à l’esprit du temps, nul n’y contredira; mais il paraît qu’elle n’était pas désirée par les paysans, et il est certain qu’elle a mécontenté cette aristocratie campagnarde si laborieuse, si dévouée au roi, si honnête, et qui fournit à l’état, dans l’administration et dans l’armée, ses meilleurs serviteurs. Sans doute il est séduisant de marcher dans les voies du progrès, et partout en Prusse on répète avec orgueil que bientôt l’on sera débarrassé des débris du moyen âge. Hélas! il y a longtemps que ces débris n’encombrent plus notre route, et nous n’y marchons pas d’un pas plus sûr. N’est-il pas permis de penser que la Prusse a dû précisément sa fortune présente à quelques-uns de ces vieux abus et à cette forte organisation hiérarchique de la société, qui a conservé chez elle l’esprit de discipline et l’habitude du respect? Voici que déjà les révolutionnaires applaudissent à ces réformes; faites au nom de la raison pure, elles plaisent aux sectateurs de l’idée. « La constitution des cercles et la chambre des seigneurs étaient, dit le Journal démocratique, les dernières forteresses qui restassent à la monarchie. Qu’elles tombent, et leurs ruines enseveliront tout le système! » — « Le vieux monde s’en va, dit le Nouveau Démocrate socialiste. Allons! faisons flotter plus haut notre bannière rouge ! » On dit que des mains adroites placent ces articles sous les yeux du vieil empereur. Les conservateurs qui l’entourent s’efforcent de réveiller ses terreurs bien connues. On ajoute même que les applaudissemens recueillis par la politique de M. de Bismarck parmi les représentans de la révolution cosmopolite le font, à l’heure qu’il est, beaucoup réfléchir.

Une autre cause, plus forte que la politique, vient encore troubler la société allemande. C’est le développement de la richesse publique. L’Allemagne, restée pauvre si longtemps, n’était point préparée, comme la France ou l’Angleterre, à ce phénomène redoutable; il y a produit des effets singuliers que M. Bamberger signale dans son livre. La petite noblesse, les employés, les universitaires, tout ce monde laborieux et pauvre, habitué à la considération publique et fier de son influence, a vu d’un mauvais œil naître la puissance nouvelle des enrichis. Ils ne comprennent rien à la transformation qui s’opère, parce qu’ils sont étrangers à la vie pratique. Ils croient encore qu’un individu ou bien une société ne peut prospérer qu’aux dépens de quelqu’un, qu’il y a dans le monde une quantité déterminée de richesse, et qu’on n’emplit sa poche qu’en vidant celle d’autrui. Le grand industriel, le spéculateur, le banquier, sont à leurs yeux des accapareurs d’argent. Ils prennent contre eux la défense de l’ouvrier et mêlent à la question sociale une sentimentalité qui l’obscurcit encore. Parmi eux, les théories les plus fausses sont accueillies avec faveur. M. Bamberger nous explique d’ailleurs pourquoi les Allemands sont de tous les peuples celui où les doctrines socialistes ont le plus de chance de succès. « Nous prenons tout au sérieux, dit-il, les niaiseries au moins autant que le reste. De toute idée fausse naît chez nous une théorie, de chaque théorie un livre, et tout gros livre est assuré d’être traité avec respect. La manie des systèmes socialistes qui, de 1820 à 1848, se répandit en France dans un cercle restreint n’y obtint qu’un succès de curiosité, et ne recruta d’adhérens que parmi de jeunes rêveurs ou des têtes folles; elle est devenue chez nous une sorte de discipline académique. » Si l’on en croit le même écrivain, l’antipathie pour les riches aurait chez les nobles, les commis et les professeurs un autre mobile. « Nous nous sommes longtemps laissé raconter, dit-il, que la France est le pays de l’envie. Nous n’avons point connu cette basse passion tant que nos regards ne rencontraient, à de très rares exceptions près, que des existences modestes : aujourd’hui telles publications allemandes pourraient être mises à côté de celles qui parurent dans les plus mauvais jours de l’histoire de France. »

C’est beaucoup dire assurément que d’attribuer à la jalousie ou bien à l’ambition l’attitude prise, dans la discussion de la question sociale, par certains membres des classes élevées. Il se trouve parmi eux des esprits généreux, et leurs efforts pour résoudre l’insoluble problème valent mieux que l’indifférence ou cette sotte opinion que le canon suffit contre toutes les révoltes. Malheureusement ils ne sont ni adroits ni justes; leurs violences de langage contre la richesse et les riches ont pour premier effet d’irriter ceux qu’il faudrait disposer aux concessions. En même temps ils jettent un trouble profond dans l’opinion publique. Ces livres et ces brochures, empreints de sympathies socialistes, ces congrès de docteurs, où retentissent d’étranges maximes sur les devoirs de l’état envers l’ouvrier opprimé, énervent dans la majorité de la nation cet esprit de résistance aux utopies dangereuses qui devrait s’allier à la volonté de faire toutes les concessions justes. L’Allemagne n’a point d’aussi fortes digues à opposer au socialisme que l’Angleterre et la France. En Angleterre, l’opinion publique est éclairée depuis longtemps sur la lutte qui se poursuit en toute liberté entre les parties adverses. En France, nous avons du moins perdu toute illusion sentimentale depuis que nous avons vu les prolétaires à l’œuvre derrière les remparts de Paris. La force des intérêts coalisés contre les passions révolutionnaires est d’ailleurs plus grande chez nous que chez nos ennemis. La population agricole représente en France 53 pour 100, en Prusse 46, en Saxe 25 pour 100 de la population totale. Dans ce dernier pays, l’industrie est en progrès continuels : en 1849, elle occupait 51 pour 100; en 1865, date de la dernière statistique, 56 pour 100 des habitans. Encore la population agricole allemande n’a-t-elle pas les mêmes raisons que la nôtre d’être conservatrice. Tantôt la mauvaise qualité du terrain, tantôt le mauvais régime de la propriété, quelquefois ces deux causes agissant ensemble y empêchent le développement de la richesse. Le paysan court aux villes ou bien émigré, et l’émigration n’est point un remède au danger social, car la dernière assemblée des patrons agricoles, tenue à Berlin sous la présidence de M. de Goltz, constatait que ce sont les petits propriétaires, non les indigens, qui par milliers s’embarquent chaque année pour l’Amérique; les pauvres vont dans les centres industriels grossir le nombre des prolétaires.

La question sociale a donc sa gravité en Allemagne. Elle ne menace point assurément la tranquillité matérielle : que peuvent des révolutionnaires disséminés |et divisés contre une armée fortement organisée, et contre la situation plus forte que les hommes que donnent à l’empereur et à son chancelier leurs services incontestables? Elle ajoute cependant à ces difficultés intérieures que met en pleine lumière en ce moment même la polémique engagée dans la presse allemande au sujet des élections prochaines. A lire les journaux officieux, on croirait que le nouveau Charlemagne est entouré de traîtres. Le parti catholique, qui s’est retrempé dans la persécution, le parti progressiste, qui, fatigué de voir la liberté ajournée ou compromise, élève de nouveau sa voix, naguère étouffée par la victoire, sont accusés de trahison formelle, comme le socialiste, qui renie Dieu, le roi et la patrie. On veut même qu’ils aient conclu entre eux une coalition monstrueuse; peut-être en effet sur quelques points l’urne électorale recélera-t-elle bientôt d’étranges secrets. Pour apprécier la véritable force du socialisme, il faut la placer ainsi dans l’ensemble des partis. Chacun d’eux est impuissant par lui-même, et leur attaque, même combinée, n’ébranlerait pas du premier coup le nouvel empire; pourtant cette lutte engagée contre lui au lendemain de son établissement par ceux dont sa politique blesse la conscience ou dont sa force contient les appétits est l’infaillible présage des graves embarras qui l’attendent dans l’avenir.


ERNEST LAVISSE.