XI

LE CHANT D’ATROPOS


Tu trembles de mourir, fragile humanité !
Tu maudis follement l’heureuse inanité
De ton destin qui passe ainsi qu’un rêve d’ombre.
Tes ans ont douze mois, dont les jours ont au plus
Douze heures de clarté, douze heures de nuit sombre.
Les ans, par nos soleils suprêmes révolus,
Sont faits de mois sans fin peuplés de jours sans nombre.
L’astre de Jupiter, indice d’or des dieux,
Nous mesure le temps en sillons radieux
Sur la route d’azur que sa course doit suivre :
Accumule avec lui les siècles par monceaux ;
Étends à l’infini ces cycles colossaux,
Et sonde le dégoût divin de toujours vivre.



Lorsque les suppliants, le cœur gonflé de vœux,
Empourprent à l’autel les fanons de leurs bœufs,
Ils ne nous savent pas jaloux de l’hécatombe.
Vous, mortels, vous fuyez la douleur ou l’ennui
En vous acheminant vers le trou de la tombe.
Votre être chaque jour laisse un lambeau de lui,
Ainsi que la cigale une larve qui tombe.
L’anéantissement n’est interdit qu’à nous.
La sourde Némésis nous voit à ses genoux
Altérés de trépas, mais, tout dieux que nous sommes
Nous déchirons nos doigts dans un débile effort
Aux clous de diamant des portes de la mort,
Qui tournent sur leurs gonds au caprice des hommes.



Qu’est-ce que le souci fugitif d’exister
Lorsque le dénouement qu’on ne peut éviter
Oppose à quelques maux douteux sa certitude ?
Être sûr de briser ses chaînes une fois,
Voir au bout des tourments l’immense quiétude,
Abdiquer le regard et l’ouïe et la voix,
Dépouiller le vouloir, l’instinct et l’habitude,
S’enfuir de la pensée et de la passion,
Descendre les degrés de la création,

Sombrer dans la douceur de l’ombre envahissant,
S’éteindre dans la paix de l’éternel sommeil,
On achète cela d’un peu de sang vermeil
Qui rougit au tranchant l’épée éblouissante.



Que redouteriez-vous dans la mort ? le mourir ?
Est-ce donc, à tout prendre, un grand risque à courir
Que de s’apercevoir comment un souffle expire.
Scrutez cet œil laiteux où remonte la nuit :
Il vous dit que l’effort de la vie était pire,
Et que l’agonisant s’endort, s’évanouit
Au rythme adoucissant des ailes du vampire.
Déjà le sentiment de l’être s’est perdu :
À peine reste-t-il dans ce corps détendu
Quelque atome mouvant qu’une impression froisse ;
C’est autour du grabat qu’on souffre, et c’est souvent
Le cœur passionné du pâle survivant
Qui prête aux sens glacés du moribond l’angoisse.



Est-ce le vain regret de ce que la mort prend
Qui fait appréhender sa venue, et qui rend

Aux cœurs irrésolus l’abdication dure ?
La jeunesse a sans doute un merveilleux ressort
Qui mêle une allégresse aux peines qu’elle endure.
Mais la jeunesse passe, et le plus heureux sort
Court aux déceptions, aux dégoûts, dès qu’il dure.
Donc l’homme aimé des dieux succombe dans sa fleur.
Plus tard l’âme est sans joie et le corps sans chaleur :
Tout organe s’émousse avec son aptitude ;
On est pesant, on est tremblant, on est usé ;
On traîne avec effort son cadavre épuisé :
La mort n’anéantit que la décrépitude.



Craignez-vous l’inconnu qui succède au trépas ?
Le gouffre ténébreux du Styx n’existe pas,
Ni le mirage ardent de vos clairs Élysées.
Ce rêve de héros qui dorment étendus
Sous les lauriers en fleurs dans des plaines boisées
Est sorti du regret des fils qu’on a perdus,
Du deuil des unions que le sort a brisées.
Vos haines ont aussi besoin de l’au delà :
Vous avez fait l’Érèbe, et vous avez mis là
Votre instinct de vengeance et vos fers et vos flammes ;
Mais ces Phlégétons noirs, ces Ténares goulus

Exhalent des terreurs qui sont dignes au plus
De faire frissonner des enfants et des femmes.



Ah ! si le crépuscule avait un lendemain,
Si l’on se retrouvait au début du chemin
Pour endurer encor les affres de la vie,
Si l’on recommençait le combat douloureux
Contre l’ambition, l’égoïsme et l’envie,
Si les illusions du délire amoureux
Devaient éterniser leur flamme inassouvie,
L’homme aurait ses raisons pour reculer d’effroi ;
Mais c’est bien pour jamais que le cadavre est froid,
Que les sens sont éteints et la passion morte :
Accouplez au tombeau la maîtresse et l’amant,
Leurs débris resteront joints éternellement
Sans que du dernier lit d’hymen un soupir sorte.



Ce néant sépulcral, qui ne l’a pressenti
À cette heure nocturne où l’être appesanti
S’abat sous le genou du sommeil qui le lie ?
La volonté s’arrête et l’effort se suspend,
La pensée est perdue et la douleur s’oublie ;

Une torpeur magique au charme enveloppant
Envahit cette chair gisante, ensevelie
Dans le lin de la couche ainsi qu’en un cercueil.
La lèvre est sous le sceau, l’oreille est sourde, et l’œil
N’a que des visions d’ombre sous la paupière ;
Hors le souffle élevant la poitrine et les seins,
Le corps semble cloué dans le creux des coussins
Avec cette inertie étrange de la pierre.



La mort est une sœur puissante du sommeil.
Elle a la face blême, il a le teint vermeil,
Mais la même douceur détend leurs traits augustes.
Vous excédez le dieu de vos appels dévots,
La déesse n’entend que vos rebuts injustes :
Elle porte, elle aussi, le bouquet de pavots
Qui couche, en les frôlant, les corps les plus robustes,
Et ceux qu’elle a couchés ne se relèvent pas,
Et la nuit du repos qui succède au trépas
N’est point par le labeur du songe interrompue ;
Mais l’être conscient que vous avez été,
Brisant les nœuds de chair de son identité,
Redevient un amas de fange corrompue.



Et ce qui renaîtra de la corruption
Ne réparera point la dissolution
Du tout organisé qui constituait l’homme.
Le rejeton muet du cadavre, herbe ou ver,
Prêcurseur d’un néant que chaque heure consomme,
Non sans avoir vécu, non sans avoir souffert,
Aboutit au débris perdu que nul ne nomme,
Ne craignez pas pour ceux que la mort a tués ;
Car si leurs éléments vivent perpétués
Dans les flancs agités de la terre, leur mère,
Cette succession d’êtres multipliés
Hâte par des ressorts chaque fois moins liés
La perte d’un état toujours plus éphémère.



Et la terre elle-même est sûre de périr.
Un jour les yeux humains regarderont tarir
La source des rayons solaires consumée,
Le pôle, envahissant le globe à pas géants,
Jettera son manteau de glace inanimée
Sur le mont, sur la plaine et sur les océans.
Je vois d’êtres éteints chaque zone semée.
La désolation sublime des déserts
Silencieusement glisse à travers les airs

Sur la route éternelle où la planète passe ;
L’astre qui l’inondait de sa fécondité
N’argente à la lueur de sa pâle clarté
Qu’un colossal sépulcre emporté dans l’espace.



Et comme sous l’effort d’un vent vertigineux
Les constellations, ces monstres lumineux,
Le brasier du soleil, les torches des étoiles,
Tous ces foyers ardents s’éteignent tour à tour.
La nuit impénétrable accumule ses toiles,
Mais d’aucun flambeau d’or le radieux retour
Ne peut faire, à l’aurore, évanouir ces voiles,
Et le peuple divin du ciel éblouissant,
Condamné comme vous, s’engloutit frémissant
Dans l’abîme béant des ténèbres profondes,
Sans que cette ruine anéantisse au bout
La veillée immortelle et l’immortel dégoût
Du Destin qui préside à la marche des mondes.