IX

LE CHANT DE LACHÉSIS


Hommes, n’enviez pas notre savoir divin.
De tous nos attributs orgueilleux le plus vain,
C’est le fastidieux pouvoir de tout connaître.
L’océan de clarté qui consume les cieux
Fatalement afflue au miroir de nos yeux,
Heurte notre pensée inerte et la pénètre.
Mais ce rêve est sans joie autant que sans terreur ;
C’est le dégoût qui sort de cette insouciance.
Nous n’avons pas le point de départ de l’erreur,
Les leviers de l’effort et de la patience,
Et lorsque le progrès sans fin s’offre à vos sens,
Nous restons opprimés, Tantales impuissants,
Sous la vague torpeur de notre omniscience.



Notre aperception ne vaut que le mépris.
Humains, le labeur seul qui vous pèse est sans prix :
Il forme le trésor croissant de vos pensées.
Au rebours des aiglons nouvellement éclos
Vous arrivez au jour effrayés, les yeux clos,
Ridant vos tendres chairs par un souffle offensées.
Mais dans ce corps qui vit à peine et n’agit pas
Tressaillent des lueurs de sagesse endormie ;
Votre front se relève à chacun de vos pas ;
L’aile de la raison s’ouvre vite affermie ;
La nature fléchit partout où vous passez ;
Vous brisez tout obstacle et vous asservissez
Au sceptre du pouvoir toute force ennemie.



Nous avions reculé le feu loin de vos mains.
Deux géants ont choqué leurs silex inhumains :
Le vainqueur a cloué le vol de l’étincelle.
Les enfants des héros embrasent la forêt,
Délivrent du limon l’âme du minerai,
Font du métal un flot de lave qui ruisselle.
Vous déchirez le sol, aidés du bœuf soumis ;
Vous sondez les flancs noirs de Cybèle la sainte ;
Le gouffre inviolable où les morts sont admis

N’est plus même abrité par sa décuple enceinte ;
Car il vous faut la gangue où dorment enchassés
L’or fauve et l’argent pur, ces soleils condensés,
Les joyaux teints d’azur, d’incarnat, d’hyacinthe.



Mais ce butin qui brille à vos doigts triomphants,
Qu’est-il près des secrets que vos petits-enfants
Arracheront un jour au livre de la terre ?
L’ossuaire effrayant des monstres effacés,
Le lit prodigieux des Océans passés,
La coulée à jamais éteinte du cratère,
Les blocs qu’ont projetés les glaciers colossaux,
La flore arborescente encore épanouie
Qu’un linceul protecteur engloutit par monceaux,
L’empreinte révélant l’espèce évanouie,
Ce que l’eau du déluge ou le feu des volcans
Sculpta sur le granit d’oracles éloquents
Pour remonter les jours d’une histoire inouïe.



Nous crûmes que la mer, s’éventrant sous vos pas,
Avec ses cris de fauve affamé de trépas,

Devait déconcerter votre effort sacrilège.
Vous vous êtes rués sur l’Océan profond,
Sans rompre le rideau du gouffre, ainsi que font
La feuille desséchée et l’écorce du liège.
Le coursier bleu soulève en bonds désordonnés
L’aviron qui le bat, l’éperon qui le troue ;
Mais, délaissant la rame et les mâts empennés,
Vos fils, sous le sillon fugitif d’une roue,
Dévorent l’infini des espaces mouvants,
Opposent un Cyclope à la troupe des vents,
Attisent les brasiers qui font voler la proue.



Réglant le frein de feu de leurs vaisseaux géants,
Dont l’âpre voix rugit sur tous les océans,
Ils ne s’arrêtent pas aux colonnes d’Hercule.
Ils vont des noirs mangeurs de lotus parfumé
Aux blancs Cimmériens du pôle inanimé,
Interrogeant le Sphinx des déserts qui recule.
Ils fixent leur cité flottante en pleine mer,
Jettent dans l’épaisseur des hautes eaux leurs sondes,
Ramènent au soleil ce que le gouffre amer
Couve de vie obscure en ces zones profondes,
Les êtres ébauchés aux yeux phosphorescents,

Les végétations aux tissus frémissants,
Les atomes soudés qui bâtissent des mondes.



La blonde Néréide au corps pâle, aux yeux verts,
Regarde avec douleur ses trésors découverts
Pendre aux ongles crochus du harpon qui les fouille ;
Mais l’obstiné pêcheur de merveilles, venu
Pour tirer de l’abîme un lambeau d’inconnu,
Rapporte à la cité cette étrange dépouille ;
Et tandis que ses nefs, plus sombres que la nuit,
Dans l’azur radieux passent diminuées,
L’armure du géant Glaucus s’évanouit,
On entend s’écrouler au milieu des huées
L’édifice du mythe obscur, mystérieux ;
Ainsi la jeune Aurore au geste impérieux
Crève de ses doigts d’or le rideau des nuées.



Quel attribut divin n’usurperez-vous point ?
L’éclair que Jupiter farouche tient au poing
N’est pour lui qu’un hochet ou qu’une arme bruyante.
L’aigle aux ailes de feu tombera dans vos rets,
Et je vous vois liant au vieux char du progrès

La bête hérissée, hostile, inconsciente.
Vous maîtrisez du doigt ses bonds vertigineux,
Portant en un clin d’œil au monde une pensée ;
Vous morcelez son souffle en faisceaux lumineux.
Vous recueillez au vol sa force dépensée,
Et radieux dompteurs du monstre obéissant,
Vous reprenez, armés d’un outil tout puissant,
L’œuvre de la science à peine commencée.



Et quand ils seront las de la terre, vos yeux
N’auront qu’à se fixer sur l’infini des cieux,
Pour scruter dans la nuit le mystère de l’ombre,
Pour déchiffrer le sort des astres éclatants,
Et pour réaliser le rêve des Titans
En entassant les monts de l’idée et du nombre.
Car tout ce que l’aède imposteur a chanté
Dans ses inventions pauvrement fabuleuses
Est à peine un soupçon de la réalité ;
Il a vu le frisson des étoiles frileuses,
Le désert de la lune au reflet caressant,
La pourpre du soleil au globe incandescent,
Et les taches de lait des pâles nébuleuses.



Mais quel frémissement quand vous découvrirez
Que ces sables d’argent vaguement figurés
Sont d’immenses soleils faits d’un amas d’étoiles.
Oui, ces nappes de feux qui semblent confondus
Sont au ciel ce que sont les archipels perdus
Sur le vaste Océan tout sillonné de voiles.
Or dans un même groupe, entre deux îles d’or,
Pour porter des lueurs qu’on croit instantanées
Le jour vogue trois ans comme un vaisseau qui dort,
Lui dont le vol fait peur à vos forces bornées,
Et vous saurez au bout de vos calculs certains
Que le rayon parti des cieux un peu lointains
Met pour venir à vous plus de cent mille années.



Sous cet azur que glace un silence apparent,
Vous verrez le labeur de l’éther fulgurant
Que forge le marteau des siècles sur l’enclume.
Et comment les soleils naissent, vous le saurez,
Les vapeurs se ruant aux points agglomérés,
Et la vibration du noyau qui s’allume :
Car ainsi qu’on découvre à travers la forêt
L’arbre et tous ses aspects, gland, pousse, arbuste, chêne,
Vos sages, pénétrant dans l’éternel secret,

Peuvent compter là-haut les anneaux de la chaîne,
Depuis l’éclat obscur des nébulosités
Jusqu’aux astres brûlants, denses, précipités,
Qui font évoluer une terre prochaine.



Vos générations avides de savoir
Épuiseront ainsi bien des âges à voir
Les rangs renouvelés de ces globes de flamme
Émerger tour à tour du chaos incertain,
Comme s’ils n’avaient pas accompli leur destin,
Avant de pénétrer par vos yeux dans votre âme.
Non, ces rois lumineux de l’ombre ne vont pas
Sans soucis à travers l’infini, leur domaine.
Ils attendent tous l’heure où, munis du compas,
Vous aurez mesuré l’orbe qui les ramène :
Ils datent de ce jour leur immortalité ;
Ils savent que le ciel est sans réalité
S’il n’est pas réfléchi par la pensée humaine.