III

LE CHANT DE L’AÈDE

aspect de la vie


La Terre était heureuse en son morne sommeil,
Quand sur les continents submergés le Soleil,
Ce premier-né du Temps, jetait un œil d’envie.
Aucun bruit ne troublait son silence profond.
De ses neiges sans tache à ses vagues sans fond
Aucun joug n’opprimait sa force inasservie.
Survint la volonté qui peupla les déserts,
Qui féconda le sol, les océans, les airs,
Et qui mit la douleur au monde avec la vie.



C’en est fait pour jamais du repos fabuleux.
Sur la sphère d’argile aux grands horizons bleus
Nul atome perdu qu’un désir ne pénètre,
Nul germe qui ne coure à l’ovaire béant,
Nul fœtus qui n’aspire à sortir du néant,
Nulle incarnation qui n’ait hâte de naître,
Et naître, c’est marcher déjà d’un pas certain
Vers cet inévitable et lugubre destin
De vivre, de sentir, de vouloir, de connaître.



L’enfant paraît au jour : C’est un vagissement
Prolongé, suraigu, qui dit le froissement
Dont souffre sa chair nue au choc de la lumière.
Jusqu’à l’heure où cet être enfin se dissoudra,
Ingénieux bourreau, la Nature étendra
En l’affinant toujours la douleur coutumière,
Et nos cris étouffés ou nos pleurs ingénus
Forment comme une chaîne aux anneaux continus
Qui joint le dernier râle à l’angoisse première.



Une souffrance éteinte, une autre reparaît.

Le mal se renouvelle ainsi que la forêt,
Et le bouleau blanchit où verdissait l’érable.
La vie a ses printemps, ses étés, ses hivers,
Mais l’homme reste l’homme à ses âges divers,
Et plus que ses sanglots son rire est misérable ;
Le repos n’est pas même une trêve pour lui,
Car la paix, c’est bientôt la glace de l’ennui :
Ton fer rouge, ô douleur, est encor préférable.



La volupté serait l’absence du tourment ;
Mais cette extase échappe à notre sentiment :
Nous ne l’apercevons qu’après qu’elle est perdue.
La jeunesse est le rêve ébloui d’un matin,
L’allégresse un écho fuyant dans le lointain,
La force une parole autrefois entendue ;
Nous sentons le bonheur par son inanité,
Et la tristesse règne en sa réalité
Sur toute la durée et toute l’étendue.



L’homme veut tout étreindre, et ne peut rien saisir.
Cette déception de l’infini désir,

C’est le vautour rongeant le foie impérissable.
Notre œil voit des hauteurs où n’aspire aucun vol,
Mais notre pied de plomb s’embourbe dans le sol,
Et notre élan se brise au mur infranchissable.
Pris dans le double étau de l’espace et du temps,
Nous rêvons de dresser l’escalier des Titans,
Et notre effort déplace à peine un grain de sable.



L’amour, folie atroce ou mirage moqueur !
Un corps passe, nos sens tressaillent, notre cœur
S’enivre d’un regard, d’un mot, d’une attitude.
L’instinct contrarié surgit en passion,
Le rut brutal se tourne en adoration,
Sous le nom de beauté nous cherchons l’aptitude.
Déçus, la jalousie aux entrailles nous mord ;
Élus, l’apaisement nous détache, ou la mort
Fait saigner les liens de chair de l’habitude.



Mais la science auguste et ses calmes propos ?
C’est un lit de torture, et non pas de repos
Qu’étend sous nos douleurs sans nombre la pensée.

Elle porte au delà des astres nos soucis.
Car les jalons, marquant les doutes éclaircis,
Montrent la voie immense à peine commencée.
Ce labeur héroïque est celui des plus forts,
Et leur vie, acharnée à d’impuissants efforts,
Laisse au plus un sillon de terre ensemencée.



L’art entr’ouvre la geôle étouffante du moi,
Et dérobant notre âme à tout vulgaire émoi,
La porte aux régions pacifiques du rêve.
Sourire fugitif qui traverse nos pleurs !
Ainsi la bulle d’air, miroir des sept couleurs,
Sous un souffle d’enfant s’arrondit, luit et crève.
Les chercheurs d’idéal, ramenant leurs filets,
Lèvent pour une perle un monceau de galets
Qui viennent se confondre avec ceux de la grève.



Au réveil, le présent paraît plus douloureux.
Vrais ou faux, tes besoins clament ; lutte pour eux :
Sois le chêne qui rompt ou le roseau qui plie ;
Râle sous le labeur, mais ne dis point « assez »,

Puisqu’au dénombrement des trésors amassés
Ce qu’on n’a pas s’accuse et ce qu’on a s’oublie ;
Endure jusqu’au bout la blessure du bât,
Frappe l’hydre et retourne à l’éternel combat,
Comble l’urne sans fond qui n’est jamais remplie.



L’heure vécue à peine entre dans le passé,
Et tout ce qu’elle avait d’affreux s’est effacé,
Nous laissant le regret d’une grâce posthume.
Mais quel poids importun, quelle froide sueur
Quand le remords éclaire à sa sourde lueur
Les faits auxquels jamais le cœur ne s’accoutume.
Puisque le temps s’abîme, et qu’hier est défunt,
Pourquoi conserve-t-il ce vague et doux parfum ?
Comment exhale-t-il ce relent d’amertume ?



Au deuil des jours éteints qu’il ne peut retenir
L’homme, ajoutant l’erreur de hâter l’avenir,
Ouvre vers l’inconnu son aile, l’espérance.
Insensé qui moissonne en herbe tous ses blés,
Il perd le sentiment de ses plaisirs troublés

Que la vie engloutit avec indifférence,
Et le terme arrivé des maux qu’il a soufferts,
Captif halluciné qui s’attache à ses fers,
Plus qu’aucune torture il craint la délivrance.



Fût-on las de la vie, on ne l’abrège pas,
Et quand vient la minute obscure du trépas,
L’eût-on même avancée, on la trouve importune.
On est usé, brisé, blanchi, transi, perclus ;
Le cerveau s’atrophie et le cœur ne bat plus ;
On souffre cent douleurs, chaque heure en apporte une,
Et l’on crie à la mort « grâce » au lieu de « merci »,
Et l’on expire avec le suprême souci
De ne pouvoir traîner plus loin son infortune.