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L’ACTRICE EN MÉNAGE


— lucie chardin —


Hier soir, il y avait, dans un des moins mauvais salons de la Chaussée-d’Antin, une de nos perles parisiennes les plus exquises, madame Lucie Chardin. Cette jeune femme, qui est veuve pour la seconde fois avant d’avoir atteint sa trentième année, semble un portrait de M. Ingres, animé par quelque magie ; rien ne saurait dire la pureté délicate de son regard, ni la pâleur et la transparence nacrée de son visage, extasié comme celui d’une sainte du xiie siècle.

Avant d’épouser le banquier Chardin, qui est mort l’année dernière, victime d’un accident de chemin de fer, elle avait été la femme d’un poëte, de ce pauvre Henri Decan, si prématurément enlevé à sa jeune gloire. Henri avait été entraîné à aimer Lucie Dutour, par l’admiration qu’imposaient une rare beauté, toute mystique, et un talent prodigieux à son aurore : car, à peine âgée de dixhuit ans, la jeune fille, célèbre alors au théâtre, était déjà l’amie et le conseil de Marie Dorval.

Hier, comme il ne restait plus que les personnes intimes, un de nos dessinateurs en vogue, Émile Labbé, parlait des jeunes morts que nous portons ensevelis dans nos cœurs. Il nommait, avant tous les autres, le cher et regretté Henri, et nous, entraînés par sa parole si vive et si séduisante, nous nous imaginions revoir au milieu de nous l’enfant inspiré, redisant encore ses beaux vers. Nous nous rappelions son geste, son accent tranquille, sa voix attendrie, et nous nous laissions emporter à ces souvenirs, oubliant l’absence !

— « Vous vous en souvenez, continuait Émile, quelle âme sans tache et sans voiles ! Et comme il était parfaitement beau ! c’était le profil de Byron sans l’ironie arrière de Manfred, c’était le front de Gœthe ombragé par l’épaisse chevelure d’un pâtre de l’Attique. Et quel ami, si bon, si simple, si brave !

— » Oui, murmura madame Lucie Chardin, on m’a dit bien souvent tout cela ! »

À ces étranges paroles, dites par celle qui a été la femme de Henri, tous les yeux se tournèrent vers elle : on voulait se bien convaincre que ces mots inexplicables étaient en effet prononcés dans un rêve. Madame Chardin remarqua la surprise générale et rougit : elle se prit à sourire tristement, et une larme furtive glissa sur sa joue. Puis, tendant la main à Émile Labbé :

— « Je vous parais folle, dit-elle ; mais c’est là ma plaie et mon désespoir, j’ai vécu quatre années aux côtés de Henri, et je ne l’ai jamais vu ! »

Pour le coup, l’étonnement était à son comble.

— « Ah ! reprit madame Chardin, nous avions cru que l’amour était possible entre deux forçats qui traînent chacun un boulet et une chaîne ! Il y a un ménage, un foyer, une vie intérieure pour l’homme de peine qui graisse la roue des wagons, et pour sa femme, la marchande de pommes qui porte son éventaire attaché à son corps et souffle dans ses doigts rouges crevassés par la bise. Rentrés dans leur bouge le soir, après leur journée faite, ils peuvent embrasser leur enfant et manger ensemble leur pauvre repas : mais il n’y a ni maison ni famille pour l’homme ou la femme qui appartient à l’un de ces monstres faits de roues d’engrenage, le Journal ou le Théâtre !

» Le jour où Henri m’a dit ces mots divins : Je vous aime ! c’était sur la scène de la porte Saint-Martin, entre deux portants ! et moi, dont le cœur battait à briser ma poitrine, au lieu de répondre, fût-ce par mon silence, j’ai fait mon entrée, et il a fallu que je récite au public une tirade de M. d’Ennery !

» Le jour de notre mariage, on donnait la première représentation d’un drame en sept actes, dans lequel j’avais un rôle de deux cent cinquante, et Henri faisait son feuilleton.

» Après la pièce, quand, brisée de fatigue et d’émotion, j’aurais eu tant besoin d’entendre une chère voix me disant : C’est bien ! et de serrer une main amie, j’ai trouvé pour toute société, dans ma loge, une femme de chambre idiote, qui m’a persécutée de ses querelles avec les habilleuses et de la perte d’un jupon tuyauté.

» Enfin, mes cheveux peignés et cet affreux rouge essuyé, je gourmandai la lenteur des chevaux qui me ramenaient vers Henri ; j’avais encore dans la tête toutes les crécelles, les voix des régisseurs, des comédiens, le sifflement des poulies, la chanson de bois des marionnettes, je me disais : Je vais entendre une parole humaine ! Il me consolera, lui, et je me cacherai dans ses bras.

» Je trouvai Henri entouré de lexiques, de volumes ouverts : il noircissait ces grands feuillets que j’ai tant revus depuis, et à mesure qu’il entassait ces affreuses feuilles volantes, ses yeux se cernaient davantage, sa pâleur devenait plus verte, et cette toux désespérée, que j’ai entendue pendant quatre années, retentissait plus cruellement jusqu’au fond de mon âme.

» Henri m’avait à peine vue entrer : il leva sur moi un œil mourant et prononça pour la première fois ces paroles qui depuis m’ont toujours frappée au cœur comme un coup de couteau : Je fais de la copie ! Je voulus l’encourager et veiller avec lui, mais je me sentais brisée par la fatigue du théâtre ; je me déshabillai toute somnolente, comme un spectre, et je dormis dans la fièvre, voyant sans cesse l’essaim ironique des songes tourbillonner devant la clarté rougeâtre de la lampe.

» Chaque fois que je m’éveillais en sursaut, il m’apparaissait, lui, toujours plus pâle, toujours entassant les feuillets de copie, et sa toux cruelle troublait seule un silence de mort.

» Telle a été ma nuit de noces, et telle a été notre vie de quatre années ! Il faisait de la copie, moi, j’apprenais des rôles tout bas ; ou bien je cousais des oripeaux et des paillettes, et il corrigeait des épreuves ! Vous connaissez ces ignobles papiers maculés, sur lesquels on écrit en marge mille signes différents, qui veulent tous dire : Je suis esclave ! je suis esclave ! je suis esclave !

» Et puis, j’allais répéter ! Vous connaissez la Répétition ! Un cauchemar qui, depuis deux heures après minuit, vous tire les pieds et les cheveux, et vous répète, et vous crie, et vous siffle et vous chante à l’oreille : Il faut qu’à dix heures du matin, coiffée, habillée et emboîtée dans un corset de fer, tu sois rendue à un théâtre enveloppé de poussière et de nuit, pour y ânonner une prose incompréhensible, copiée par un souffleur qui ne sait pas l’orthographe !

» Quand je venais de répéter la pièce de M. d’Ennery, Henri partait pour aller faire répéter une pièce de lui ; quand il rentrait, je sortais pour aller chez le costumier ; à quatre heures, quand je dînais, il allait à l’imprimerie !

» L’imprimerie, encore un enfer. Certes, il y a quelque chose de vertigineux dans l’aspect d’un théâtre ; ces machines, ces poulies, ces câbles étonnent et épouvantent, et l’envers de la féerie est mille fois plus effrayant que la féerie vue de la salle. Mais qu’est-ce auprès d’une imprimerie ? En voyant les longues chaînes de fer qui pendent, les larges pierres qui semblent faites pour y coucher des cadavres, et ces casses où les doigts fébriles cherchent des signes cabalistiques ; en regardant surtout marcher ces immenses cylindres au mouvement furieux, on comprend que, dans ces antres de magie, il se mange des cœurs et des âmes.

» Je n’ai vu qu’une seule fois une imprimerie, mais, ce jour-là, j’ai senti que nous étions condamnés ! Et nous l’étions en effet, condamnés à ces roues, à ces poulies, à ces cylindres, à cette encre infecte, condamnés à l’insomnie, au labeur stérile, aux raccords, aux régisseurs, aux mises en scène, aux trappes de féerie, aux gloires de toiles peintes, à tout ce qui est le carton de la vie et de la gloire ! nous qui aimions tant la sainte poésie, la douce musique, et les gazons et les fontaines, et l’amour qui fait tout comprendre !

» Quelquefois, nous nous rencontrions une minute lui et moi, nous nous serrions la main, et nous disions ensemble : Oh ! si nous étions libres ! Nous avons toujours rêvé de voler une journée et d’aller la passer ensemble à Fontenay ; mais Henri est mort auparavant.

» Je jouais quand la toux l’a cloué sur son lit de douleur ; je jouais lorsqu’il crachait son sang ; si je n’ai pas joué le jour où il est mort, c’est que j’ai quitté pour jamais le théâtre : j’ai mieux aimé devenir la femme d’un autre, oui, me vendre à un banquier, que de mentir encore sous les haillons roses, qui me semblent toujours mouillés de larmes et tachés de sang ! »

Croyez que l’on s’est tu un grand moment après ces paroles, et que l’on avait froid. Ô mille et mille fois heureuse la demoiselle au cœur simple, dont les formes robustes s’épanouissent librement, comme celles de Violante ! Ses parents l’ont élevée pour faire bouillir l’étuvée dans le chaudron de cuivre jaune sous lequel flambe un feu clair, et pour laver le linge dans sa rivière natale. Elle conservera sa candeur et son embonpoint, et elle ne connaîtra jamais les mots : imprimerie, copie, répétition, épreuves, raccords, imprimés en rouge dans le vocabulaire du diable !