Les Parisiennes de ParisMichel Lévy Frères (p. 1-5).

I

LA FEMME-ANGE


— Élodie de Luxeuil —


Vous avez rencontré Élodie.

Vous connaissez ces premières représentations qui sont un événement dans la ville. Lorsqu’il s’agit de juger l’œuvre d’un homme éminent ou même une comédie à scandale, il semble que dès le matin Paris bouillonne comme si la pensée du poète parlait d’avance à nos âmes à travers le rideau immobile et à travers le manuscrit fermé. Le soir venu, par une inexplicable magie, tout s’anime jusqu’au paroxysme de la vie fébrile. Les toilettes et les visages rayonnent dans la lumière folle ; plaintes, gémissements et fanfares d’allégresse, les cordes des instruments et les cuivres de Sax résonnent d’une sonorité inconnue. Un vent d’orage courbe silencieuses ces mille têtes parmi lesquelles la foule reconnaît et salue ses idoles.

Tout à coup, par un mouvement imprévu, quelques personnes s’écartent ou changent de place, et laissent à découvert une loge jusque-là cachée ; alors se détache devant vous une apparition dont vous ne perdrez jamais le souvenir.

Pâle, idéale, tremblante, mollement accoudée sur le devant de cette loge éclairée par un globe dépoli, une poétique figure rêve, absorbée dans quelque douloureuse extase. Les ombres d’une inguérissable mélancolie flottent parmi les lignes divinement naïves de son visage. Vêtue d’une robe de soie blanche unie, la tête et le cou enveloppés et noyés dans une brume de gaze blanche, blanche elle-même comme ses voiles, cette femme, est-ce une femme ? semble pleurer amèrement les cieux d’où elle est descendue. Ses grands yeux d’or, avides d’éther, veulent percer les voûtes du théâtre et boire le ciel. Évidemment elle cherche avec inquiétude ses ailes sans tache, et si ses petites mains s’agitent ainsi, c’est qu’elles ne trouvent plus à son côté la harpe sur laquelle elle chantait des joies ineffables, là-haut dans les voies lactées fleuries d’étoiles. Vous diriez d’un lis transplanté dans le verger d’un bourgeois : elle va mourir.

— Messieurs, dit au foyer l’implacable critique Rosier, vous voilà bien avec votre amour du merveilleux à tout prix, et vous avez bien vite fait de tisser une robe virginale. Je veux bien tout ce que vous voudrez, et l’autre soir, pendant que madame Lafontaine jouait L’École des Femmes, j’ai vu comme vous l’étonnement de madame de Luxeuil. Certes, et j’en tombe d’accord, au moment où Arnolphe expose les singulières idées d’Agnès sur la manière dont les enfants viennent au monde, les beaux regards de votre Élodie ont eu une expression que ni Mars ni Dorval n’auraient pu jouer. Ils disaient clairement, éloquemment : N’est-ce donc pas ainsi ? Mais enfin, que pouvez-vous en conclure ? Ce pauvre Luxeuil était un très-terrestre colonel de carabiniers, et les trois enfants qu’il a laissés à sa femme se portent bien.

— Ah ! répondit le blond et doux poëte Émile de Nanteuil, il ne faut pas vouloir tout expliquer ! Si madame de Luxeuil jouait cette comédie-là, elle serait la plus cynique des créatures et elle ne nous occuperait pas ainsi tous. Pourquoi ne pas admettre le surnaturel, toujours bien plus facile à comprendre que ce que nous voyons dans la vie ?

— Et, fit à son tour le journaliste Simonet, pourquoi ne pas admettre aussi que Célimène a fait des progrès depuis le grand siècle ? Vous savez que les anges, s’ils ne donnent rien, veulent être adorés à toute force. Une bonne fois, trois des lévites ont poussé à bout votre Élodie immatérielle, et lui ont demandé en face des explications. Devinez ce qu’elle a répondu ? Vous allez me dire si l’autre Célimène peut bien se pendre ! Elle a embrassé dans un même regard ses trois amoureux, et d’une voix émue, attendrie, désespérée comme la lyre, elle a crié ces mots sublimes : Ah ! vous ne m’aimez pas ! Tout haut, notez bien cela, et personne n’a bougé, ce qui paraît être le comble de l’art.

— Oui, reprit Rosier, qu’on se promène vers le soir sur le lac d’Enghien ou sur le lac de Côme, on la rencontre toujours échevelée à la brise, dans de petits bateaux ! Preuve certaine qu’elle a trop lu Lamartine et qu’elle veut accaparer cette corde-là. Cette jeune et jolie veuve a compris tout bonnement qu’à Paris les affaires d’argent et les affaires d’amour nous laissent une affreuse fatigue de la réalité, et elle a pris comme spécialité l’Idéal.

Le poëte regarda finement ses interlocuteurs.

— Voilà qui est trop simple, dit-il. Comme moi, l’un de vous au moins a été une fois dans sa vie persuadé par une conversation d’un quart d’heure, et tout le monde le serait.

— Persuadé de quoi ? Persuadé qu’Élodie est un ange… tout à fait ignorant ?

— Oui.

— Mais ses enfants ?

— Mon Dieu ! la lettre tue ! Tenez, voulez-vous entendre ce que madame de Luxeuil m’a dit à moi-même ? Mon pauvre ami, ce peintre que vous savez, était parti pour Nice, où il va ne pas se guérir des alternatives d’espoir et de désespoir que crée involontairement Élodie. Car (moi j’en suis sûr !) elle va au ciel toutes les nuits, et ne se rappelle pas le lendemain ce qu’elle a dit la veille : « Mais, enfin, mon cher Émile, m’a demandé madame de Luxeuil avec la curiosité ingénue d’un enfant, pourquoi votre ami est-il parti ? Que voulait-il donc de moi ? »

À ce moment-là, je l’ai regardée fixement, ébloui, fou, irrité ; j’avais dans mes yeux toute l’indignation d’un cœur honnête. Élodie ne s’est pas troublée, elle n’a pas rougi, rien n’était joué, elle ne mentait pas. Comme vous l’imaginez, les bras m’en tombaient, mais j’ai été convaincu, et il fallait être convaincu à moins d’être un athée ou un imbécile.

— C’est égal, dit Rosier, au diable la poésie lamartinienne, et tous ceux qui boivent des cascatelles et qui s’en vont dans les clairières manger, sur le coup de minuit, des salades de sensitives ! En rentrant chez moi, je veux qu’on m’apporte un jambon d’York bien rose et mon Rabelais, et une bouteille d’un de ces grands vins qui contiennent non-seulement l’amour et l’esprit, mais aussi tout le bon sens français. Car vous auriez bien pu me rendre fou !

— D’ailleurs voilà l’entr’acte fini. Allons un peu voir le second acte des Parisiens et écouter ce que dit Desgenais.