Les Parias, légende

Les Parias, légende
Revue des Deux Mondes3e période, tome 25 (p. 701-704).
LES PARIAS
LEGENDE

Sous le vieil Aureng-Zeb, à Bénarès la Sainte,
Dans l’immonde quartier construit hors de l’enceinte,
Où pullulent, sans même un dieu qui leur soit cher,
Les parias impurs qui mangent de la chair,
Deux enfans au visage innocent, au cœur chaste,
Mais qui, marqués du type exécré de leur caste,
Plus que les chiens lépreux par tous étaient chassés,
S’aimaient de tout leur cœur et s’étaient fiancés.
Que le dernier çoudra de ces foules sans nombre
Se crût souillé d’avoir mis le pied dans leur ombre,
Qu’ils fussent les plus vils au-dessous des plus vils,
Puisqu’ils pouvaient s’aimer, à peine y songeaient-ils.
Pauvres et nus, cherchant à grand’peine leur vie,
Ils ne connaissaient pas la colère et l’envie ;
Et le guerrier mahratte au drapeau triomphant,
Ni le riche nabab qui, sur son éléphant,
Fume à l’ombre d’un dais, les jambes accroupies,
Et rêve au monceau d’or de ses lacks de roupies,
Ni le brahmane altier que fait riche et puissant
Une idole aux vingt bras peinte en couleur de sang
Et qui, dans le secret des pagodes fermées,
Voit se tordre à ses pieds les danseuses pâmées,
Ni même l’orgueilleux descendant de Timour,
Ne leur semblaient heureux, n’ayant pas leur amour.

Sangor, superbe Indou d’une force indomptée,
Était rameur à bord d’une barque pontée,

Car, comme un musulman en était le patron,
Des parias pouvaient y tirer l’aviron ;
Et, descendant le Gange, elle faisait escale
Pour prendre ou déposer dans les ports du Bengale
Ses cargaisons d’ivoire et de bois précieux.
Lorsque son cher Sangor était loin de ses yeux,
L’amoureuse Djola, triste comme une veuve,
Descendait tous les jours sur la rive du fleuve ;
Pensive, elle jetait sur l’onde en soupirant
Des branches de lotus qu’emportait le courant,
Et vers le voyageur loin de sa fiancée
Elle laissait aller ses fleurs et sa pensée,
Comme un gage naïf de sa fidélité.

La barque que montait Sangor ayant jeté
L’ancre devant Patna, sur la droite du Gange,
Où le patron du bord opérait un échange,
Les marins parias, sans être remarqués,
Se promenaient un jour, en oisifs, sur les quais.
Noirs et nus, les reins ceints du langouti de toile,
Ils voyaient les légers bateaux mettre à la voile
Et dans l’intense azur, sur la ville aux cent tours,
Tournoyer lourdement un vol noir de vautours ;
Quand soudain, effrayant la foule qu’il disperse ;
Un chien plein de fureur, un lévrier de Perse,
Se jette sur Sangor et veut mordre l’Indou.
Celui-ci, qui tenait à la main un bambou,
Lève instinctivement l’arme qui le protège,
Sans entendre venir un somptueux cortège
Dans un bourdonnement de gong et de tambour.
C’était Surrou-Sahib, rajah de Dinapour,
Qui, de son palanquin, voyait, pâle de rage,
Un paria maudit lui faire cet outrage
De lever le bâton sur son chien favori.
Le despote imbécile et méchant jette un cri,
Montre à ses cipahis l’imprudent qui l’offense,
Et, sans avoir pu dire un mot pour sa défense,
Le malheureux est pris, entraîné, garrotté,
Puis l’odieux rajah, dont la férocité
S’exerçait tous les jours en cruautés pareilles,
Fit couper à Sangor le nez et les oreilles.

Le paria guérit ; mais, effroyable à voir,
Il fut pris d’un navrant et profond désespoir.
Il jura de ne plus montrer à son amie
Sa face, horrible objet de honte et d’infamie ;
A Bénarès sans lui la barque retourna.
Et depuis lors, au seuil d’un temple de Krichna,
Où des fakirs, pareils aux singes dans les djongles,
Dansaient en déchirant leur chair avec leurs ongles,
Un être affreux, n’ayant presque plus rien d’humain
Faisait peur aux passans en leur tendant la main.

Djola, quand elle apprit la terrible nouvelle,
Eut le cœur déchiré d’une douleur mortelle.
D’abord, sans plus tarder, elle voulut partir
Et porter son amour au pauvre et cher martyr.
Mais bientôt devinant, s’exagérant peut-être,
Quel spectacle effrayant lui devait apparaître,
Elle se demanda tout bas avec terreur
Si sa pitié pourrait surmonter son horreur.
Enfin elle était femme et manquait de courage,
Quand le ciel s’obscurcit brusquement sous l’orage,
— Car on était alors au temps de la mousson ; —
Et le premier éclair lui donna le frisson.
L’esprit illuminé par un présage étrange,
La jeune fille alors courut au bord du Gange
Et, tombant à genoux dans ces lieux découverts,
Calme, elle regarda fixement les éclairs.
Là, de sa lâcheté refusant de s’absoudre,
Dans un élan du cœur elle adjura la foudre
De châtier ses yeux qui, pendant un moment,
Avaient pu redouter l’aspect de son amant,
Et, pour que de bravoure elle fût mieux pourvue,
Elle pria l’éclair de lui ravir la vue.

Le feu du ciel lui fut clément ; il l’aveugla.

Alors, se relevant à la hâte, Djola,
Malgré ses yeux voilés d’une nuit éternelle,
Sentit se réveiller son énergie en elle,
Vers le pieux devoir qui là-bas l’appelait
Elle partit, au bruit du fleuve qui coulait.
L’aveugle entreprenait cette grande aventure
Au milieu d’une hostile et farouche nature.

Souvent elle tomba, lasse, sur les genoux
Et souvent se perdit ; mais les nombreux Indous
Qui se purifiaient près de l’onde sacrée
Remettaient en chemin la plaintive égarée.
Quand son pied rencontrait quelque arbuste rampant,
Elle croyait fouler le dos mou d’un serpent ;
La nuit, elle entendait rouler jusqu’aux rivages
Les durs barrissemens des éléphans sauvages
Et le rauque sanglot du grand tigre affamé ;
Mais, parmi les périls, vers son cher bien-aimé
Elle marchait toujours, presque nue et sans armes,
Cette enfant qui n’avait plus d’yeux que pour les larmes.

Elle parvint, mourante et brisée, à Patna.

Un pèlerin, venu pour adorer Krichna
Et qui la rencontra, s’accrochant aux murailles,
Sentit pour ce malheur s’émouvoir ses entrailles
Et la mena devant la pagode où Sangor
Traînait sa triste vie et mendiait encor.
À l’aspect de Djola, l’homme au visage horrible
Se voila de ses mains avec un cri terrible ;
Mais elle, retrouvant la vie et la vigueur,
Se jeta tendrement dans ses bras, sur son cœur.

— Mon bien-aimé, dit-elle en parlant la première,
Rassure-toi. Le ciel m’a ravi la lumière.
Tu seras toujours beau pour moi, qui ne vois pas.
Je t’entendrai parler ; tu guideras mes pas ;
Et nul bonheur, ami, n’est comparable au nôtre,
Car nous ne pouvons plus nous passer l’un de l’autre.

Sangor, ivre d’amour, étreignit sa Djola ;
Ils pleurèrent ensemble ; et, depuis ce jour-là,
Ceux qui venaient prier l’idole sur son trône
Regardaient au passage, en jetant une aumône,
Le groupe lamentable et pourtant consolé
De cette pauvre aveugle et de ce mutilé.


FRANÇOIS COPPEE.