Livre I
XXXI. François de Montmorency
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XXXI

François de Montmorency

L’homme qui était attendu dans l’hôtel de Coligny et qui venait d’être introduit auprès du roi de Navarre, paraissait une quarantaine d’années. Il était grand, de forte carrure, et ses membres avaient cette souplesse particulière aux gens qui se livrent à de violents exercices du corps.

Ses cheveux étaient blancs.

Et c’était un étonnement pour l’œil que cette blancheur de vieillesse sur cette tête demeurée jeune : en effet, la moustache, d’un beau châtain foncé, avait gardé sa couleur ; aucune ride ne sillonnait ce visage ; les yeux, sans flamme d’ailleurs, et comme voilés, avaient un regard limpide, ferme et droit.

Une indéfinissable lassitude d’esprit semblait pourtant détruire l’harmonie de vigueur qui se dégageait de cet ensemble.

Avec les années, lentement, lambeau par lambeau, la douleur s’en était allée.

Mais la tristesse demeurait profonde, et pesait sur cet homme, d’un même poids égal ; de là, sans doute, cette lassitude…

François de Montmorency avait, en effet, l’attitude de quelqu’un qui subit la vie, sans s’y complaire.

Il lui semblait, d’ailleurs, que cette vie s’était arrêtée au jour funeste où, revenant si heureux, si passionné, si empressé, de la guerre et de la captivité, il avait été frappé par le grand malheur dont il traînait le fardeau sans pouvoir se détacher du souvenir si doux de son amour et de sa jeunesse.

Il était pareil à ces voyageurs qui, débarquant après une longue traversée, trouvent leur maison incendiée, leur famille détruite, la ruine et le malheur, et demeurent, ensuite comme stupéfiés par l’excès d’injustice qui les atteint.

François de Montmorency était de ces gens qui ne reprennent pas leur cœur une fois qu’ils l’ont donné.

Cet amour très pur, très profond, qu’il avait éprouvé pour Jeanne de Piennes, était encore tout entier dans son âme. Seulement il avait pris une autre forme. On peut dire que, depuis la catastrophe, il n’avait pas passé une heure sans songer à Jeanne — pour la maudire, il est vrai !

Maintes fois, il avait éprouvé comme une vague tentation de la revoir ; mais toujours, il avait réfréné ces désirs, et alors, il se jetait toujours dans quelque nouvelle campagne, dans quelque entreprise guerrière ou politique où il déployait de fébriles activités sans parvenir à se détacher du souvenir qui l’obsédait.

Le fantôme de Jeanne montait en croupe sur son cheval de bataille et entrait avec lui dans les conseils.

Parfois on le voyait, au milieu d’une discussion, s’immobiliser tout à coup, regarder fixement dans le vide ; alors, il n’entendait plus rien ; seulement, il lui arrivait de murmurer des mots sans suite.

Il pensait peu à Henri de Montmorency.

Lui avait-il pardonné ?

— Non, sans doute. Mais il tâchait à l’oublier et il y parvenait assez aisément, tandis que Jeanne était toujours présente dans son imagination.

Avec ce caractère, avec de telles racines d’amour dans le cœur, il est presque inutile de dire que François de Montmorency n’avait jamais songé à se refaire un autre bonheur, une autre famille, en un mot, une autre vie.

Il avait accepté pourtant son mariage avec Diane de France.

En acceptant cette union, il avait surtout voulu échapper aux tyranniques obsessions du vieux connétable, son père, peut-être aussi avait-il espéré un moment qu’il finirait par se raccrocher à un nouvel amour ; et, s’il faut tout dire, il fut décidé par cette croyance, que la mort ne tarderait pas à le délivrer.

Cette mort, il ne se contenta pas de la souhaiter, il la chercha.

Malheureusement pour lui, il fut épargné.

Son existence avec Diane de France fut rigoureusement ce qu’ils avaient convenu qu’elle serait : une simple association. Esprit cultivé, spirituelle, ambitieuse, Diane de France ne chercha jamais un époux, mais un compagnon dans l’homme qu’elle avait épousé. Sur le tard, les ambitions politiques lui ayant peu réussi, et ne trouvant d’ailleurs en François qu’un conspirateur peu zélé, les relations cessèrent tout à fait entre eux.

Ils se voyaient à de longs intervalles ; en huit ans, François de Montmorency n’eut que trois ou quatre rencontres avec cette princesse qui portait son nom fort dignement : c’est-à-dire que si elle eut de nombreux amants, comme l’affirme la chronique, elle eut toujours assez d’estime et même d’affection pour son mari, pour sauver les apparences ; à cette époque, c’était déjà bien beau.

François ignora probablement la conduite de sa femme, simplement parce qu’il n’avait aucun intérêt de cœur ou d’esprit à la connaître : Diane de France n’était son épouse que de nom.

Nous devons ajouter que deux ou trois fois, François de Montmorency eut aussi l’idée de se rendre au château.

Un jour, il se mit en route avec l’intention bien arrêtée de refaire l’histoire du crime qui avait brisé sa vie, de le connaître dans tous ses détails. Car enfin, se disait-il, il ne connaissait que le fait, avoué par Jeanne, proclamé par son propre frère. Il voulait tout savoir, interroger des gens, reconstituer toute l’affreuse aventure.

Il arriva, très décidé, jusqu’à une hauteur d’où, au sortir d’un bois, on apercevait Montmorency et, plus loin, le hameau de Margency. Mais là ses forces faiblirent. Il arrêta nerveusement son cheval. Et, pour ne pas montrer l’émotion qui le bouleversait, ordonna à son escorte de reprendre sans lui le chemin de Paris.

Cette émotion fut violente.

Chaque regard qu’il portait avidement au loin, réveillait un souvenir, évoquait un fantôme doux ou terrible.

La vue des lieux où l’on a aimé, où l’on a souffert, précise, à de longues années de distance, avec une incomparable netteté, les sentiments qui commençaient à devenir confus dans la mémoire.

François ne put supporter la pensée qu’il allait traverser ce bois de châtaigniers où il avait reçu le premier aveu de Jeanne, qu’il allait entrer dans ce vieux logis où il était apparu au seigneur de Piennes, dans l’antique chapelle dont la cloche, en ce moment, tintait tristement.

Deux larmes coulèrent sur ses joues pâlies.

Longtemps il demeura là, méditatif, contemplant le théâtre de son bonheur et de son désastre.

Puis il s’en alla.

Et jamais plus la pensée ne lui vint de retourner rôder autour de Margency : il venait d’y trop souffrir.

La destinée des hommes tient souvent à bien peu de chose : si François avait eu le courage de pousser jusqu’à Margency et d’y recueillir des témoignages, qui sait s’il ne fût pas bientôt arrivé à constater la parfaite innocence de Jeanne de Piennes ?

Il y eut pourtant une circonstance où cette innocence faillit éclater aux yeux de François, sans qu’il l’eût cherchée.

En 1567 eut lieu la bataille de Saint-Denis[1] entre huguenots et catholiques. Les huguenots venaient de remporter quelques avantages et s’étaient avancés tout près de Paris. Le connétable Anne fit une sortie, chargea à la tête de sa cavalerie et, ce jour-là encore, il se fit un grand carnage d’hérétiques.

Seulement, dans la bagarre, le connétable fut blessé mortellement.

Le blessé fut transporté à l’hôtel de Mesmes qui appartenait à son fils, Henri, duc de Damville. À ce moment, Henri était en Guyenne où il se distinguait par son zèle à imposer la messe aux hérétiques. François se trouvait à Paris. Il n’avait pas revu son père depuis trois ans. À la première nouvelle que le connétable était dangereusement blessé, il accourut à l’hôtel de Mesmes, certain qu’il était de n’y pas rencontrer son frère.

Il trouva le connétable couché, la tête emmaillotée, et dictant ses dernières volontés à son scribe.

Lorsque le vieux Montmorency eut terminé, il aperçut son fils aîné qui venait d’entrer dans la chambre, et un rayon de joie illumina cette tête de moribond.

Un chanoine de Notre-Dame arriva, qui lui administra alors l’extrême-onction.

Et comme ses serviteurs, à genoux, pleuraient dans la chambre, il leur fit remarquer en souriant que leurs lamentations pourraient troubler M. le chanoine. Presque aussitôt, il reçut un envoyé du roi et de Catherine de Médicis qui exprima la vive douleur royale de ses maîtres. Et comme cet ambassadeur voulait le consoler :

— En quatre-vingts ans d’existence, répondit-il, pensez-vous que je n’aie pas appris à mourir en dix minutes ?

Et il renvoya tout le monde, faisant signe à son fils François de demeurer seul près de lui.

Cependant l’agonie était proche. La respiration du connétable devint sifflante. Le mourant dut faire un grand effort pour prononcer quelques paroles que François put recueillir en se penchant sur lui.

— Mon fils, dit-il, si près de la mort, on voit les choses autrement qu’on ne les voyait… Peut-être, en de certaines circonstances, ne me suis-je pas assez préoccupé de votre bonheur… Répondez-moi franchement, êtes-vous heureux ?…

— Rassurez-vous, mon père, je suis aussi heureux qu’il m’est permis de l’être.

— Votre frère…

François tressaillit et pâlit soudain.

— Ne vous réconcilierez-vous pas avec lui ?…

— Jamais ! répondit François d’une voix sourde.

Le connétable fit un nouvel effort pour lutter contre l’agonie.

— Écoutez… peut-être est-il moins coupable… que vous ne pensez…

François secoua violemment la tête.

— Cette jeune femme, reprit le connétable, qu’est-elle devenue ?…

— De qui parlez-vous, mon père ?…

— La fille… du seigneur de Piennes… Ah ! je meurs… François…

— Mon père, calmez-vous… Tout cela est mort pour moi !

— François ! Je te dis… qu’il faut la retrouver… elle… et son…

Le connétable n’eut pas le temps de prononcer le mot qui était sur ses lèvres. Il entra en agonie, balbutia quelques paroles vides de sens et expira.

Ainsi le secret de Jeanne de Piennes ne fut pas révélé à François de Montmorency qui ne chercha pas à savoir pourquoi son père voulait retrouver Jeanne… caprice funèbre d’un esprit qui sombre dans le néant, songea-t-il.

Le connétable eut des funérailles presque royales. Mais depuis les Guise qui redoutaient sa puissance, jusqu’à Catherine de Médicis qui supportait impatiemment sa grandeur, tout le monde fut content de cette mort.

Seul, François pleura sincèrement cet homme en qui disparaissait tout un âge.

François de Montmorency, après la bataille de Saint-Denis, vécut retiré des champs de bataille. Un jour que la reine mère lui offrit un commandement contre les huguenots, il refusa en disant qu’il considérait les réformés comme des frères d’armes et non comme des ennemis contre qui il fallait batailler.

Cette attitude lui valut les soupçons et la haine de Catherine de Médicis, qui essaya vainement de pénétrer ses secrets en lui envoyant Alice de Lux.

On a vu qu’Alice avait échoué.

D’ailleurs, François n’avait pas de secrets ; simplement il se retirait des luttes auxquelles il n’avait pris part que pour obéir au connétable.

Cette attitude lui valut aussi d’être fort surveillé par un nombreux parti qui se formait alors et qui voyait en lui un chef possible.

Ce parti, indigné de voir couler tant de sang au nom d’une religion de paix rêvait de rétablir l’harmonie entre tous les Français, huguenots ou catholiques.

On l’appela le parti des Politiques.

François en devint le chef, un peu malgré lui, séduit pourtant par cette pensée d’une paix durable et sincère.

Ce fut sur ces entrefaites et dans cette situation d’esprit qu’il reçut un jour la visite du comte de Marillac.

Le comte venait, envoyé par Jeanne d’Albret ; il obtint du maréchal la promesse de se rencontrer avec le roi de Navarre.

Henri de Béarn, venu secrètement à Paris avec le prince de Condé et Coligny, prit rendez-vous avec François de Montmorency. Au jour dit, à l’heure convenue, le maréchal se présenta à l’hôtel de la rue de Béthisy. On a vu quel effet l’annonce de son arrivée produisit sur le chevalier de Pardaillan.

Nous laisserons le chevalier expliquer à son ami Marillac les causes de son émotion, et nous suivrons le maréchal, cette entrevue avec Henri de Béarn ayant sur la suite de notre récit une influence considérable.

Le Béarnais accueillit le maréchal avec une sorte de gravité. Il excellait en effet à se mettre au diapason, si l’on peut dire, des gens qu’il voulait séduire, gai ou triste selon le caractère de l’homme à qui il parlait.

— Salut, dit-il, à l’illustre défenseur de Thérouanne.

Le mot portait juste. Parmi les faits d’armes du maréchal, il n’en était pas qui lui fussent plus chers, soit parce que la défense de Thérouanne était l’œuvre de sa jeunesse, soit plutôt qu’il y rattachât des souvenirs intimes.

François s’inclina devant le jeune roi.

— Sire, dit-il, vous m’avez fait l’honneur de me mander pour m’entretenir de la situation générale des partis religieux. J’attends que Votre Majesté veuille bien m’expliquer ses intentions et je lui répondrai franchement.

Tout rusé qu’il fût, le Béarnais fut désarçonné par cette netteté un peu sèche. Il s’attendait à des sous-entendus, à des demi-mots, et il avait devant lui un homme qui prétendait parler sans ambages.

— Prenez ce siège, fit-il pour se donner le temps de réfléchir ; je ne souffrirai pas que le maréchal de Montmorency demeure debout quand je suis assis, moi, simple cadet encore dans le métier des armes.

— Sire, le respect…

— Je le veux, dit Henri avec un sourire.

Montmorency obéit alors.

— Monsieur le maréchal, reprit le roi après un instant de silence, pendant lequel il étudia la mâle physionomie de son interlocuteur, je ne vous parlerai pas de la confiance que j’ai en vous. Bien que nous ayons combattu dans des camps opposés, je vous ai toujours tenu en singulière estime, et la meilleure preuve, c’est que vous êtes ici, seul de tout Paris, connaissant mon arrivée à l’asile que j’ai choisi.

— Cette confiance m’honore, dit le maréchal ; mais je ferai remarquer à Votre Majesté qu’il n’est pas un seul gentilhomme capable de trahir son secret.

— Vous croyez ? fit le roi avec un sourire sceptique. Je ne suis pas de votre avis et je vous répète que vous êtes le seul que j’aie pu faire venir ici, avec la certitude de pouvoir dormir tranquille cette nuit.

Le maréchal s’inclina sans répondre.

— Le résultat de cette confiance, continua le Béarnais, c’est que je vous causerai à cœur ouvert et que, du premier mot, je vous dirai le but de mon voyage à Paris.

Coligny et Condé jetèrent un regard d’étonnement sur le roi.

Mais celui-ci ne vit pas ce regard, ou feignit de ne pas l’avoir vu.

D’une voix très calme, il prononça :

— Monsieur le maréchal, nous avons l’intention d’enlever Charles IX, roi de France. Qu’en pensez-vous ?

Coligny pâlit légèrement. Condé se mit à jouer nerveusement avec les aiguillettes de son pourpoint. L’entretien se trouvait du premier coup porté à une hauteur où le danger du vertige est permanent.

Pourtant le maréchal n’avait pas sourcillé. Sa voix demeura aussi calme que celle du Béarnais.

— Sire, dit-il, Votre Majesté m’interroge-t-elle sur la possibilité de l’aventure ou sur les suites qu’elle pourrait avoir, soit en cas de réussite, soit en cas d’échec ?

— Nous parlerons de cela tout à l’heure, monsieur le maréchal. Pour le moment, je désire savoir seulement votre opinion sur… la justice de cet acte devenu nécessaire. Voyons, qu’en dites-vous ? Serez-vous pour nous ? Serez-vous contre nous ? Garderez-vous simplement la neutralité ?

— Tout dépend, Sire, de ce que vous voulez faire du roi de France, je n’ai ni à me louer ni à me plaindre de Charles IX. Mais il est mon roi. Je lui dois aide et assistance. Tout gentilhomme est félon qui ne court pas au secours de son roi en danger. Donc, Sire, avez-vous l’intention de violenter le roi de France, et rêvez-vous quelque substitution de famille sur le trône ? Je suis contre vous ! Cherchez-vous à obtenir de justes garanties pour l’exercice libre de votre religion ? Je demeure neutre. En aucun cas, Sire, je ne vous aiderai à cet enlèvement.

— Voilà qui est parler net ! Et l’on a plaisir à s’entretenir avec vous, monsieur le maréchal. Voici pourquoi nous avons résolu d’enlever mon cousin Charles. Je sais, nous savons que la reine mère prépare de nouvelles guerres. Nos ressources sont épuisées. En hommes et en argent, nous ne pouvons plus tenir campagne. Or, plus que jamais, nous sommes menacés. L’acte que nous préparons est un acte de guerre parfaitement légitime. Si Charles marchait à la tête de ses armées, ne chercherais-je pas à le faire prisonnier ?… Nous sommes d’accord sur ce point, je pense ?

— Oui, Sire, et j’avoue que si j’avais l’honneur d’être votre féal, au lieu d’être celui du roi de France, je donnerais les deux mains à votre projet.

— Très bien. Reste donc la question de savoir ce que nous ferons du roi quand il sera prisonnier…

— En effet, Sire, c’est là le point délicat, dit le maréchal.

Le Béarnais eut un long regard pensif. Qu’entrevoyait-il dans l’avenir dont il cherchait alors à percer les brumes ? Était-ce la couronne de France ? Ou bien cherchait-il simplement le moyen de paraître loyal devant cet homme qui lui semblait être la loyauté incarnée ?

Quoi qu’il en soit, sa physionomie perdit soudain cette expression de ruse qui était si remarquable sur son visage. Et ce ne fut pas sans une sorte de mélancolie et de grandeur qu’il dit :

— Monsieur le maréchal, par mon père Antoine de Bourbon, descendant en ligne directe de Robert, sixième fils de Louis IX[2], je me trouve être premier prince du sang de la maison de France. J’ai donc quelque droit de me mêler des affaires du royaume, et s’il m’arrivait de concevoir cette pensée qu’un jour, peut-être, la couronne de France devra se poser sur ma tête, cette pensée ne pourrait être illégitime. Mais les Valois règnent par la grâce de Dieu. J’attendrai donc la grâce de Dieu pour savoir si les Bourbons, à leur tour, doivent occuper ce trône, le plus beau du monde. Et mon intention est de n’aider en rien la volonté divine… sur ce point-là, du moins. Vous voyez que j’ai pénétré votre pensée, mon cher duc.

— Sire, loin de suspecter les intentions de Votre Majesté, je ne veux même pas me permettre de les scruter. Je disais seulement, et je le répète, que je ne veux rien entreprendre contre mon roi.

— Je crois vous avoir donné entière satisfaction. Je n’en veux pas à la couronne de Charles. Qu’il règne, ce cher cousin, qu’il règne, autant du moins qu’on peut régner quand on a pour mère une Catherine de Médicis ! Mais, ventre-saint-gris ! si nous n’en voulons pas à Charles, pourquoi nous en veut-il ? Que signifient ces persécutions de huguenots malgré la paix de Saint-Germain ? Pourquoi fait-on une différence entre ceux qui vont à la messe et ceux qui n’y vont pas ? Il faut que tout cela ait une fin ? Et comme nous ne sommes pas de force à tenir campagne, il faut bien que j’obtienne par la persuasion ce que la guerre ne peut nous donner ! Et pour cela, ne faut-il pas que je puisse causer tranquillement avec Charles, comme je cause avec vous en ce moment ? Voyons, duc, n’est-ce pas un acte légitime que nous entreprenons en essayant de nous emparer de Charles ? Oh ! il ne lui sera fait aucun mal. Et même, il sera libre d’accepter ou de repousser nos conditions. Je veux simplement lui causer seul à seul, sans qu’il ait à subir d’influences…

Le Béarnais venait d’exécuter un mouvement tournant que Coligny admira en lui-même.

Il ne s’agissait plus d’une capture, d’un acte de guerre, mais d’un entretien où les deux partis en présence seraient libres de signer ou de repousser le contrat proposé.

— Dans ces conditions, acheva le roi de Navarre, puis-je compter sur vous ?

— Pour vous emparer du roi, Sire ? Franchise pour franchise. Je suis seul ici. Et vous êtes nombreux. Je puis donc vous parler aussi librement que ma conscience l’exige, n’ayant à redouter que la mort…

Coligny fit un pas.

— Duc, dit-il, vous êtes mon hôte ; quoi que vous disiez vous sortirez d’ici sans qu’on ait touché un cheveu de votre tête. Parlez, maintenant.

— Je voulais dire ceci : j’oublierai l’entretien auquel j’ai eu l’honneur d’être convié, il n’est pas dans ma nature de jouer au grand prévôt. Mais je vous donne ma parole, Sire, que tout ce que je pourrai entreprendre pour protéger le roi Charles, sans le prévenir, eh bien, je l’entreprendrai !

— J’envie mon cousin Charles d’avoir des amis tels que vous, dit le Béarnais avec un soupir, et je m’estimerais heureux si tous nos ennemis vous ressemblaient.

— Votre Majesté se trompe sur ces deux points. Je ne suis pas l’ami de Charles. Je suis un serviteur de la France, voilà tout. Quant à être votre ennemi, Sire, je vous jure que nul ne fait des vœux plus ardents et plus sincères que les miens pour que les huguenots soient enfin traités selon la justice.

— Merci, maréchal, dit le Béarnais désappointé. Ainsi, nous ne devons compter ni sur vous, ni sur vos amis ?

— Non, sire ! dit François avec une modeste fermeté. Mais laissez-moi ajouter que si, un jour, j’étais appelé dans un conseil qui se tiendra entre vous et le roi de France…

— Eh bien ? interrogea Coligny avec un mouvement de joie.

— Si une entrevue avait lieu, continua François, et que Sa Majesté Charles IX m’y appelle, je ne chercherais pas à savoir comment cette entrevue a été préparée ; j’appuierais de toutes mes forces sur les décisions du roi, et je ne craindrais pas de proclamer que moi, catholique, je suis honteux et indigné de l’attitude des catholiques…

— Vous feriez cela, duc ! s’écria le roi de Navarre dont les yeux pétillèrent.

— Je m’y engage, Sire ! répondit François. Je m’y engage d’autant mieux que, dès le seuil de cet hôtel franchi, je vais prendre des mesures pour que cette entrevue dont je parle ait été librement consentie.

— Brave, loyal et fidèle ! dit Coligny qui tendit sa main au maréchal.

— Duc, fit le Béarnais, je retiens votre parole. J’espère que l’entrevue aura lieu bientôt. Allez duc, je suis charmé de pouvoir me dire que vous n’êtes pas parmi nos ennemis.

— Et moi, Sire, je puis assurer Votre Majesté que mon dévouement lui est acquis, excepté toutefois en ce qui concerne certaines entreprises, ajouta François avec un pâle sourire.

Sur ces mots, le maréchal se retira, escorté par l’amiral qui tenait à lui faire honneur, jusqu’à la porte de son hôtel.

Comme ils traversaient la cour, précédés par deux laquais, mais sans lumières, l’hôtel devant passer pour inhabité, deux hommes s’approchèrent vivement de François de Montmorency.

Celui-ci, confiant dans la parole de l’amiral, ne fit pas un geste de défense, bien que cette pensée traversât son cerveau qu’il allait être frappé de quelque coup de poignard. Mais ce soupçon se dissipa à l’instant même.

— Monsieur le maréchal, disait l’un des deux hommes, voulez-vous me permettre de vous présenter un de mes amis en vous priant d’excuser les circonstances de cette présentation.

— Vos amis sont les miens, comte de Marillac, dit François en reconnaissant celui qui lui parlait.

— Voici donc monsieur le chevalier de Pardaillan, qui a une communication urgente à vous faire.

— Monsieur, fit le maréchal en s’adressant à Pardaillan, je serai en mon hôtel, demain toute la journée et serai heureux de vous y recevoir.

— Ce n’est pas demain, dit Pardaillan d’une voix altérée, c’est tout de suite que je sollicite l’honneur de m’entretenir avec le maréchal de Montmorency.

L’émotion de la voix, la tournure de la phrase à la fois impérative réservée produisirent une profonde impression sur le maréchal.

Coligny, étonné de cette scène, mais certain que Pardaillan ne pouvait avoir d’intentions suspectes, intervint alors en disant :

— Maréchal, je vous donne le chevalier pour l’un des plus braves et des plus loyaux gentilshommes que j’aie connus.

— Voilà un éloge qui, tombant d’une telle bouche, vous fait mon ami, jeune homme, dit François. Venez donc, puisque l’affaire dont vous voulez me parler ne peut souffrir de retard.

À ce mot de « ami » Pardaillan avait tressailli.

Il fit rapidement ses adieux à Marillac pendant que le duc faisait les siens à Coligny. Puis les deux hommes sortirent ensemble. Telle était la confiance de Montmorency et sa crainte de compromettre le secret du roi de Navarre qu’il n’avait amené aucune escorte avec lui. Mais en ce moment, il avait dans la personne de Pardaillan une escorte que lui eût envié un roi.

Quoi qu’il en soit, ils ne firent aucune mauvaise rencontre. Le chemin de la rue de Béthisy à l’hôtel de Montmorency se fit rapidement et silencieusement. En effet, à l’étonnement du maréchal, son jeune compagnon ne dit pas un mot pendant le trajet, et il avait cette haute politesse qui consiste à ne pas interroger les gens quand il leur plaît de se taire.

Le maréchal introduisit le chevalier dans un cabinet de l’hôtel, attenant à la grande salle d’honneur.

C’est dans ce cabinet même que jadis, Jeanne de Piennes, torturée par le vieux connétable, avait signé sa renonciation à son mariage secret.

Mais François avait toujours ignoré cette scène terrible.

— Je vous laisse un instant, dit le maréchal, le temps de me débarrasser de cette cuirasse de cuir et de ma cotte de mailles.

En parlant ainsi, il fixait le jeune homme, mais celui-ci se contenta de s’incliner.

— Certes, songea François en se retirant, ce n’est pas là une figure de bravo[3].

Demeuré seul, Pardaillan essuya la sueur qui coulait de son front. L’instant à la fois désiré et redouté était donc arrivé ! Il allait donc révéler à François de Montmorency qu’il avait une fille ! Le maréchal allait donc savoir que s’il avait jusqu’alors ignoré l’existence de cette fille, s’il avait répudié Jeanne de Piennes, s’il avait souffert peut-être, si, en tout cas, une abominable injustice avait été commise, il le devait à un Pardaillan ! Et c’était un Pardaillan qui allait lui dire tout cela.

Le moment était venu où il allait à la fois se faire l’accusateur de son père et perdre à jamais Loïse !

— Il le faut ! Il le faut ! répéta le jeune homme en jetant autour de lui un regard égaré…

Ce regard, tout à coup, tomba sur un portrait accroché dans l’angle le plus sombre du cabinet. Pardaillan fut secoué d’un long tressaillement.

Ce portrait… Il le contempla avidement, lui tendit ses mains.

— Loïse ! Loïse ! murmura-t-il.

Et aussitôt, cette pensée se fit jour, dans son cerveau :

« Comment le maréchal, qui ne sait pas qu’il a une fille, possède-t-il le portrait de cette fille ?… »

Mais bientôt, à force d’examiner les traits délicats de la jeune femme merveilleusement belle que représentait la toile, la vérité lui apparut :

« Ce n’est pas Loïse !… C’est sa mère, sa mère, quand elle était jeune !… »

À ce moment, François de Montmorency rentra dans le cabinet et vit le jeune homme en extase devant le portrait de Jeanne de Piennes. Un nuage passa sur son front. Il s’avança jusqu’à Pardaillan et lui posa sa main sur l’épaule. Le chevalier bondit, comme s’il eût été violemment arraché à quelque rêve.

— Excusez-moi, monsieur le maréchal, bégaya-t-il.

— Vous regardiez cette femme…

— En effet…

— Et vous la trouviez belle, sans doute, adorable ?…

— Il est vrai, monsieur… cette haute et noble dame est douée d’une beauté qui m’a frappé.

— Et peut-être, en votre âme encore pleine d’illusions, vous vous disiez que vous seriez heureux de rencontrer sur le chemin de la vie une femme pareille à celle-ci… avec ces mêmes yeux d’une si belle franchise… avec ce sourire si doux… avec ce front si pur ?…

Le maréchal semblait en proie à une émotion extraordinaire. Il avait cessé de regarder Pardaillan, et ses yeux ardents fixaient leur sombre flamme sur le portrait. Un profond soupir s’exhala de sa poitrine.

— Vous avez lu dans ma pensée, monseigneur, dit Pardaillan avec une douceur voilée de tristesse ; je rêvais, en effet, de rencontrer pour l’aimer, pour l’adorer, pour lui vouer ma vie et mes forces, la femme dont le sourire rayonne sur cette toile, cette femme dont le front si pur, comme vous dites, n’a jamais pu abriter une mauvaise pensée… ou, à défaut de cette femme elle-même, une toute pareille, qui serait par exemple sa sœur… ou sa fille… oui, tenez, ce serait sa fille ! Et si vous m’avez vu si troublé, c’est que je me disais que sans doute, d’ailleurs, cette rencontre ferait un malheur, puisqu’une femme de si haute noblesse ne pourrait même pas s’apercevoir qu’un pauvre aventurier comme moi l’aime d’amour jusqu’à en mourir.

— Jeune homme, dit-il, vous me plaisez… ce n’est pas seulement à cause de l’éloge que M. l’amiral a fait de vous, bien qu’en ces matières, la parole de M. de Coligny soit d’or. Votre air décidé et ingénu à la fois, la franchise de vos yeux, tout dans votre personne m’inspire une sympathie réelle…

— Vous me comblez, monseigneur, fit Pardaillan avec une émotion qui surprit le maréchal ; je n’ose croire vraiment que vos paroles contiennent autre chose qu’une politesse digne de votre grand esprit… Sans cela, je me serais emporté à de chimériques espérances…

Quelles étaient ces espérances ? Le maréchal se dit qu’elles se rapportaient sans doute à la démarche du jeune homme.

— Cette sympathie est si vraie, reprit-il, que je vais vous conter une histoire. Il y a longtemps, bien longtemps que je ne l’ai racontée… Il me semble que cela me soulagera, et puis, décidément, votre air me touche plus que je ne l’ai jamais été. Vous m’êtes inconnu, et il me semble que si j’avais un fils, je le voudrais semblable à vous…

— Monseigneur ! s’écria Pardaillan avec une étrange exaltation.

— Tenez, asseyez-vous là… en face de ce portrait, puisqu’il vous a frappé.

Pardaillan obéit et remarqua que le maréchal, en s’asseyant lui-même, se plaçait de façon à tourner le dos au portrait.

— Voilà, songea-t-il, un homme qui a dû atrocement souffrir…

— Cette femme, dit alors François de Montmorency, est la femme d’un de mes amis… ou plutôt elle l’a été… Elle était pauvre ; son père était l’ennemi de la famille de mon ami : celui-ci la vit, l’aima… il l’épousa. Mais sachez bien que pour l’épouser, il dut braver la malédiction paternelle ; il dut risquer de se mettre en révolte contre son père, haut et puissant seigneur… Le jour même du mariage, mon ami dut partir pour la guerre. Quand il revint, savez-vous ce qu’il apprit ?

Pardaillan garda le silence.

— La jeune fille au front pur, continua François d’une voix très calme, eh bien, c’était une ribaude ! Dès avant le mariage, elle trahissait mon ami… Jeune homme, méfiez-vous des femmes !

Le chevalier tressaillit en se rappelant les conseils que son père lui avait donnés en partant.

Le maréchal ajouta sans amertume apparente :

— Mon ami avait placé en cette femme tout son amour, son espoir, son bonheur, sa vie… Il fut condamné à la haine, au désespoir, au malheur, et sa vie fut brisée, voilà tout. Qu’a-t-il fallu pour cela ? Simplement de rencontrer par un soir de printemps une jeune fille qui avait l’âme d’une ribaude…

Pardaillan, sur ces mots, s’était levé ; il s’approcha du maréchal, et d’un ton ferme, prononça :

— Votre ami se trompe, monseigneur…

François leva sur le chevalier un regard surpris ; il ne comprenait pas.

— Ou plutôt, continua Pardaillan, vous vous trompez…

Le maréchal imagina que son visiteur, encore naïf et plein de foi, protestait d’une façon générale contre les accusations dont les hommes accablent les femmes.

Il eut un geste de politesse indifférente et dit :

— Si vous m’en croyez, jeune homme, venons-en au motif de votre visite. En quoi puis-je vous être utile ?

— Soit, fit Pardaillan, qui se rassit.

Il jeta un dernier regard sur le portrait de Jeanne de Piennes, comme pour la prendre à témoin du sacrifice qu’il accomplissait. À ce moment, son mâle visage s’illumina d’un tel rayon d’héroïsme que le maréchal, frappé d’étonnement, commença à comprendre qu’il allait se dire là des choses graves.

— Monseigneur, commença Pardaillan,

j’habite rue Saint-Denis à l’auberge de la Devinière. En face de l’auberge se dresse une maison modeste, telle qu’en peuvent habiter les pauvres gens qui sont forcés à quelque labeur pour assurer leur existence ; les deux femmes dont je suis venu vous entretenir, monseigneur, sont de ces pauvres gens dont je vous parle.

— Deux femmes ! interrompit sourdement le maréchal.

— Oui. La mère et la fille.

— La mère et la fille ! Leur nom ?

— Je l’ignore, monseigneur. Ou plutôt, je désire ne pas vous le faire connaître pour l’instant. Mais il faut que je vous intéresse à ces deux créatures si injustement malheureuses, et pour cela, il faut que je vous raconte leur histoire.

Ces derniers mots rassurèrent le maréchal dont l’imagination commençait à être mise en éveil.

— Je vous écoute, dit-il avec plus de bienveillance pour son interlocuteur que pour les deux inconnues.

— Ces deux femmes, reprit alors le chevalier, sont considérées dans la ville comme dignes de tous les respects. La mère, surtout. Depuis quatorze ans environ qu’elle habite ce pauvre logis, jamais la médisance n’a eu prise sur elle. Tout ce qu’on sait d’elle, c’est qu’elle se tue au travail des tapisseries pour donner à sa fille une éducation de princesse. Oui, monseigneur, de princesse : car cette jeune fille sait lire, écrire, broder et peindre des missels. Elle-même est un ange de douceur et de bonté.

— Chevalier, fit Montmorency, vous plaidez la cause de vos humbles protégées avec une telle ardeur, que déjà je leur suis tout acquis. Que faut-il ? Parlez…

— Un peu de patience, monsieur le maréchal. J’ai oublié de vous dire que la mère dont on ne connaît pas le vrai nom s’appelle la Dame en noir. En effet, elle est toujours en grand deuil. Il y a dans cette existence si noble et si pure un épouvantable malheur…

Et Pardaillan continua d’une voix altérée :

— Ce malheur, je voudrais le racheter au prix de mon sang, car quelqu’un des miens en est la cause…

— Quelqu’un des vôtres, chevalier !

— Oui, mon père, mon propre père, monsieur le chevalier de Pardaillan !

— Et comment votre père…

— Je vais vous le dire, monseigneur, en vous faisant le récit de la catastrophe qui a frappé cette noble dame. Sachez donc qu’elle a été mariée… et que son mari dut s’absenter pour longtemps… Vous le voyez, c’est comme l’histoire de l’ami dont vous me parliez.

— Continuez, chevalier.

— Après le départ de son mari, cinq ou six mois après, cette dame mit au monde une enfant. Tout à coup, le mari revint. Ce fut alors que mon père commit le crime…

— Le crime !…

— Oui, monseigneur, fit Pardaillan tandis que deux larmes brûlantes s’échappaient de ses yeux avec une double flamme de sacrifice… le crime ! Et ce que je dis là, si quelqu’un le répétait, je tuerais ce quelqu’un avant qu’il ait achevé de prononcer le mot… Mon père enleva la petite fille. Et la mère, la mère qui adorait son enfant, la mère qui fût morte pour éviter une larme au petit ange, la mère, monseigneur, fut placée en présence de cette affreuse alternative : ou elle consentirait à passer aux yeux de son mari pour parjure et adultère, ou son enfant mourrait !…

François de Montmorency était devenu horriblement pâle.

Il suffoquait.

D’un geste violent, il arracha le col de son pourpoint.

— Le nom ! gronda-t-il d’une voix rauque.

— Il ne m’appartient pas de vous le dire, monseigneur…

— Comment avez-vous su ? Dites !… râla François debout, luttant contre la folie qui envahissait son cerveau.

— Voici la fin. Ces deux femmes, la mère et la fille, viennent d’être enlevées… elles m’ont fait parvenir une lettre qui est adressée à un grand seigneur.

Pardaillan mit un genou à terre, fouilla dans son pourpoint, et acheva :

— Cette lettre, la voici, monseigneur !…

Montmorency ne remarqua pas l’hommage royal que lui rendait le chevalier. Il ne vit pas cette physionomie intrépide qu’auréolait à ce moment la flamme du sacrifice, et qui se levait vers lui, dans un mouvement d’indicible fierté. François ne vit que cette lettre qu’on lui tendait tout ouverte.

Il ne la prit pas tout de suite.

Convulsivement, il porta les deux mains à son front.

Quoi ! Il ne rêvait pas !… Ce jeune homme venait bien de lui retracer l’histoire de Jeanne de Piennes !… Ah ! Ce nom n’avait pas été prononcé, mais il résonnait dans son cœur avec un bruit de tonnerre !

Quoi ! Jeanne vivante ! Jeanne travaillant comme une humble ouvrière pour élever sa fille !… sa fille !… Il avait une fille ! Jeanne innocente ! C’était bien vrai, cet épouvantable drame de la mère torturée se laissant accuser pour sauver l’enfant !…

Était-ce possible ?

Et cette lettre ! Cette lettre sur laquelle il dardait un regard flamboyant !… Elle contenait donc le récit de la lamentable tragédie ! C’était Jeanne qui lui écrivait ! Jeanne innocente et fidèle !

— Lisez ! monseigneur, dit Pardaillan, lisez… et quand vous aurez lu, interrogez-moi… car si je ne fus pas témoin du crime, je suis du moins le fils de l’homme qui est dénoncé à votre haine… et cet homme… mon père !… eh bien, il m’a parlé… il m’a dit des choses que jadis je n’ai pas comprises, mais qui sont demeurées gravées dans ma mémoire… Lisez, monseigneur…

Alors le maréchal saisit la lettre.

Mais cette lettre, maintenant, tremblait, dansait dans ses mains…

— Voyons, se dit François, tout cela est un rêve, et tout à l’heure je vais m’éveiller dans la réalité qui me paraîtra plus horrible après cet instant d’espoir… Soyons homme !… Ah ! j’ai bien supporté la plus effroyable douleur… pourquoi ne supporterais-je pas une fausse joie… car tout cela est un rêve… ce jeune homme n’est qu’un fantôme… cette lettre une illusion… Non, je n’y crois pas, je n’y veux pas croire… et maintenant, essayons de lire !…

Tout de suite, il reconnut l’écriture de Jeanne.

Il résista violemment à la tentation de porter à ses lèvres ce papier qu’elle avait touché, ces caractères qu’elle avait tracés et qui la faisaient palpiter vivante et présente devant lui.

Il lut, tandis qu’un grand bourdonnement emplissait ses oreilles comme si une voix eût clamé l’innocence de Jeanne.

Il lut à grands traits, en deux ou trois reprises… Puis, quand il eut fini de lire, il se retourna vers le portrait, secoué de sanglots terribles, s’abattit sur le parquet, se traîna sur les genoux, les mains levées désespérément, avec un cri rauque qui faisait explosion sur ses lèvres livides :

— Pardon ! Pardon !

Puis il demeura tout à coup immobile, sans connaissance…

Le chevalier courut à lui.

Ce n’était pas le moment d’appeler au secours, de faire intervenir des étrangers ou des laquais dans un tel drame.

Pardaillan s’ingénia de son mieux à ranimer le maréchal. Il le secoua, bassina son front d’eau fraîche, défit les aiguillettes de son pourpoint…

Au bout de quelques minutes, la syncope cessa ; François ouvrit les yeux.

Il se releva. Une flamme étrange brillait dans ses yeux. Joie, douleur, espoirs intenses, regrets profonds comme des abîmes, les sentiments les plus contradictoires se heurtaient dans sa tête.

Pardaillan voulut parler.

— Taisez-vous, murmura François, taisez-vous… plus tard… attendez-moi… ici… promettez-moi…

— Je vous le promets, dit Pardaillan.

Montmorency plaça la lettre sous son pourpoint, sur son cœur, et s’élança hors du cabinet. Il courut aux écuries, sella lui-même un cheval, se fit ouvrir la porte de l’hôtel, et le chevalier entendit le galop d’un cheval qui s’éloignait.

Il était une heure du matin.

François traversa Paris à fond de train, guidant son cheval d’instinct, respirant à grands coups, essayant de rétablir l’équilibre de ses pensées.

Le cheval s’arrêta devant la porte Montmartre, fermée comme toutes les portes de Paris.

— Ordre du roi ! hurla François dans la nuit.

Le chef de poste sortit tout effaré, reconnut le maréchal, et s’empressa de faire ouvrir la porte et baisser le pont-levis qu’en ces époques troubles on levait tous les soirs.

Le maréchal, en un instant, disparut dans la campagne, et les soldats se dirent qu’un événement grave devait être survenu, peut-être une prise d’armes de huguenots.

Dans la campagne silencieuse et noire, la voix rauque de François rugissait des lambeaux de paroles que couvraient les quadruples sonorités du galop de son cheval frappant le sol d’un sabot affolé.

— Vivante !… Innocente !… Jeanne !… ma fille !…

Peu à peu la furie de la course apaisa la furie des sentiments déchaînés.

Lorsque François atteignit Montmorency, près Margency il se sentait plus calme.

Plus calme, puisque la joie puissante de tout à l’heure faisait place à la douleur de tant d’années de bonheur perdues !…

Le maréchal, tout droit, sans hésitation, piqua droit à la chaumière où il était apparu à Jeanne et à Henri.

— Ces gens vivent-ils encore ? se disait-il. Oh ! pourvu qu’ils vivent !…

Ils vivaient ! Bien vieux, bien cassés, mais ils vivaient !

Aux rudes coups que frappa François, l’homme se réveilla, s’habilla, arma une vieille arquebuse, et demanda à travers la porte :

— Qui va là ?

— Ouvrez, par le ciel ! gronda François.

La femme, la vieille nourrice au chef branlant, avec la hâtive lenteur des vieillards, sauta hors du lit, jeta un manteau sur ses épaules et saisit la main de son homme.

— C’est lui ! fit-elle, bouleversée d’émotion.

— Qui, lui ?

— Le seigneur de Montmorency et de Margency ! Ouvre ! Il sait tout, maintenant ! Puisqu’il vient !…

Et elle arracha la barre de la porte, et elle dit :

— Entrez, monseigneur, je vous attendais… entrez… je ne voulais pas mourir… je savais que vous viendriez…

L’homme avait allumé un flambeau de résine qui fumait en donnant une triste lueur rouge.

Montmorency entra. Il était nu-tête, le col de son pourpoint était déchiré, ses éperons étaient sanglants. On entendait le cheval qui, la bride au cou, les jambes tremblantes, soufflait à coups précipités.

François était tombé sur un escabeau, haletant.

Dans la lueur rouge du flambeau, il vit la vieille debout devant lui, qui essayait de redresser sa taille courbée par l’âge et les longs labeurs de la terre.

Et, chose étrange, comme si elle eût compris qu’à ce moment les distances s’effaçaient, ce fut l’humble tenancière qui interrogea le haut et puissant seigneur.

— Vous venez pour tout savoir ? dit-elle.

— Oui ! fit-il d’une voix brisée.

Il tremblait. La vieille semblait calme. Peut-être, aussi, que les émotions n’avaient plus prise sur elle.

— Vous avez appris, n’est-ce pas ?…

— Oui !…

— Il y a donc une justice ! fit la vieille avec une lenteur solennelle.

Et elle ajouta :

— Venez, mon fils.

Et le seigneur de Montmorency, en cette seconde poignante, ne fut pas étonné que cette pauvresse, personnage infiniment humble dans son duché, l’appelât son fils. Et la vieille ne fut pas étonnée non plus que cette expression lui fût tout naturellement venue, elle qui avait tant adoré Jeanne de Piennes en l’appelant sa fille !

François se leva et suivit la vieille qui marchait lentement, courbée, en s’appuyant sur un bâton.

— Éclaire-nous ! commanda-t-elle à son homme.

Elle ouvrit une porte, au fond. Le maréchal entra. Il se trouva dans une petite pièce dont la propreté presque élégante contrastait avec le reste du misérable logis. Il y avait là un fauteuil, luxe étonnant dans cette chaumière, et un grand lit à colonnes, couvert de sa courtepointe. Le lit n’était pas défait. Sur le mur, au fond, il y avait deux ou trois images, une vierge grossièrement enluminée, un Juif errant, un crucifix avec un peu de buis en travers, et, juste au chevet, une miniature : le maréchal se reconnut, ses yeux se gonflèrent, deux larmes en jaillirent…

La vieille, alors, parla :

— C’est ici qu’elle est venue, monseigneur, dès le lendemain de votre départ ; c’est ici, dans ce lit, qu’elle est restée quatre mois comme morte parce qu’on lui avait dit que vous l’aviez abandonnée, c’est ici qu’elle a pleuré, prié, supplié en prononçant votre nom dans son délire…

Le maréchal tomba à genoux.

Un sanglot effrayant chez un tel homme retentit dans la chaumière.

La vieille se tut, respectant la douleur et la méditation de son seigneur. À l’entrée de la pièce, le vieux paysan, debout, sa torche de résine à la main, semblait une de ces cariatides comme on en voit dans les rêves.

Lorsque le maréchal se releva, la nourrice de Jeanne reprit :

— C’est ici que, lentement, elle est revenue à la vie… Dès lors, elle s’habilla de deuil.

— La dame en noir ! murmura sourdement François.

— C’est dans ce lit, monseigneur, qu’est née Loïse, votre fille…

Un frisson secoua Montmorency.

La vieille continua :

— La naissance de l’enfant sauva la mère. Elle qui, peu à peu, dépérissait, retrouva ses forces pour la petite. À mesure que Loïse grandissait, la mère revenait à la vie. Lorsque l’enfant eut son premier sourire, la mère, pour la première fois depuis votre départ, sourit aussi, monseigneur.

François étouffa une sorte de rugissement, et d’un brusque revers de main, essuya la sueur froide qui inondait son visage.

— Faut-il vous dire le reste ? demanda la nourrice.

— Tout !… tout ce que vous savez…

— Venez donc ! fit la vieille.

Elle sortit de la maison, suivie pas à pas par Montmorency. L’homme suivait aussi ; mais il avait laissé la torche à la maison : la nuit, d’ailleurs, était claire ; la vallée apparaissait dans la lumière laiteuse de la lune, avec ses masses d’ombre opaque nettement découpées sur les plans de clarté diffuse.

On eût dit trois nocturnes chercheurs de quelque trésor, à les voir marcher lentement, et leurs silhouettes avaient d’étranges attitudes comme la nuit en donne aux êtres dans les campagnes solitaires.

Au coin d’une épaisse haie de houx et d’aubépine, la vieille s’arrêta, se retourna, et son bras s’étendit vers la maison.

— Regardez, monseigneur, dit-elle ; d’ici on voit la fenêtre, en ce moment la lune l’éclaire ; en plein jour, de cette place, on verrait très bien quelqu’un qui serait debout contre cette fenêtre, dans l’intérieur de la maison, et on distinguerait tous les gestes que ferait ce quelqu’un.

— Mon frère occupait ce poste près de la fenêtre quand je suis entré !

Ces paroles, François ne les prononça pas, mais il les cria en lui-même ; comme dans un livide éclair qui eut troué l’obscurité, il revoyait Henri près de la fenêtre, sa toque à la main ; il le voyait mieux que dans la réalité puisque maintenant, il donnait un sens à certains gestes d’Henri !…

La vieille, alors, se tourna vers son homme :

— Raconte ce que tu as vu…

L’homme s’approcha, s’inclina devant son seigneur et dit :

— Les choses me sont restées dans la tête comme si elles étaient d’hier ; donc, ce jour-là, depuis le matin, j’avais travaillé dans ce champ-là, de l’autre côté de cette haie ; m’étant allongé à l’ombre pour dormir, voici ce que je vis en me réveillant : un homme était là, à deux pas de moi tenant dans son manteau je ne savais trop quoi ; il avait l’air d’un officier du château, et je me tins coi, par la peur naturelle que doivent nous inspirer les officiers et gens d’armes ; il demeura là, peut-être une demi-heure, et moi, je ne bougeai pas ; puis, tout à coup, il se redressa à demi et s’en alla vite, courbé le long des haies ; au moment où il s’en allait, j’entrevis ce qu’il cachait dans son manteau : c’était un enfant, mais j’étais bien loin de supposer que cet enfant, c’était la fille de notre dame… Voilà ce que je vis, monseigneur, et cela est aussi sûr que vous êtes là. Quand je rentrai à la maison, j’appris que vous étiez venu, et que notre dame était partie.

La nourrice, alors, reprit :

— Ce qui s’était passé entre elle, vous, et monseigneur Henri, je ne le sus pas tout de suite, mais je le devinai en partie par les paroles désespérées qui échappèrent à la pauvre mère… Un homme vint… il rapportait la fillette… la mère faillit devenir folle de joie… Elle s’élança pour vous retrouver, en nous défendant de la suivre… Qu’est-elle devenue ? Je ne sais. Je la pleure depuis ce temps, comme si elle était morte. Voilà tout ce que nous savons, monseigneur. J’ai compris, allez ! J’ai compris le malheur, et que vous aviez injustement soupçonné la plus pure, la plus fidèle des épouses… Les premières années, quand j’étais forte encore, je venais à Paris à chaque anniversaire du malheur ; mais jamais je ne pus vous voir, jamais je ne pus la retrouver, elle… Maintenant, je ne pleure plus, parce que mes yeux n’ont plus de larmes, mais je mourrai en bénissant celui qui viendra me dire : « Elle vit… elle sera heureuse… tant d’injustice sera réparée ! » Monseigneur, est-ce cela que vous êtes venu dire à la pauvre vieille nourrice de Jeanne ?…

Le duc de Montmorency s’agenouilla devant la vieille paysanne :

— Bénissez-moi donc, fit-il d’une voix brisée par les sanglots, car je vous le dis : Elle vit ! Tant d’injustice recevra une éclatante réparation, et Jeanne sera heureuse.

L’humble tenancière fit ce que son seigneur lui demandait ; elle étendit sur sa tête ses mains tremblantes et le bénit… Alors, tous les trois, silencieusement, rentrèrent dans la maison.

François s’enferma pendant une heure dans la petite pièce où était née Loïse. Il y resta sans lumière. Les deux vieillards l’entendirent qui pleurait, parlait à haute voix, tantôt avec des éclats de fureur, tantôt avec une douceur infinie.

Puis, lorsqu’un peu de calme fut redescendu en lui, il sortit de la pièce, dit adieu aux deux vieux, et monta à cheval. À Montmorency, il s’arrêta devant la maison du bailli qu’il réveilla, et qui, tout empressé, tout effaré de ce retour imprévu du seigneur, voulait courir faire sonner les cloches.

Mais François l’arrêta d’un geste, et se contenta de demander des parchemins sur lesquels il écrivit rapidement quelques lignes. Ces parchemins, la vieille nourrice les reçut dès le lendemain : c’était une donation pour elle et ses descendants de la maison qu’elle habitait avec les champs y attenant, et une donation de vingt-cinq mille livres d’argent.

En quittant le bailli, François se rendit au château ; là encore, il y eut grand émoi ; mais le maréchal se contenta de faire venir l’intendant et lui donna ordre de tout mettre en état, disant que sous peu, il viendrait habiter le château ; il insista surtout pour que toute une aile fut remise à neuf et luxueusement agencée, ajoutant simplement qu’il aurait l’honneur d’héberger deux princesses de haute qualité à qui cette aile du château serait destinée.

Alors seulement, il s’éloigna au galop, et prit le chemin de Paris.

Il y arriva comme on ouvrait les portes, et se dirigea en une course furieuse vers son hôtel.

Ses pensées demeuraient confuses. Il avait la tête comme endolorie par l’extraordinaire événement qui bouleversait son existence de fond en comble.

Par fugitives lueurs, cette constatation se dressait dans son esprit, Jeanne était fidèle ! Jeanne était sa vraie femme ! Et lui en avait épousé une autre !

Mais cette pensée, il l’écartait avec une sorte de rage et concentrait tout son effort sur ce point unique :

Jeanne courait un grave danger !

Il fallait la retrouver, la sauver, lui rendre en bonheur au centuple ce qu’elle avait souffert…

De quelle nature serait ce bonheur ? Que ferait-il ? Tenterait-il une séparation avec Diane de France ? Tout cela roulait dans sa tête, mais toujours il revenait à cette pensée qui lui faisait furieusement enfoncer ses éperons dans les flancs de son cheval : « La retrouver d’abord !… »

Et c’est ainsi, dans une course éperdue de son imagination surexcitée, toute pareille aux bondissements de son cheval, qu’il accourait vers l’hôtel où Pardaillan l’attendait.

Le chevalier avait passé cette nuit dans une inquiétude et une agitation qui, lorsqu’il y songeait, ne laissaient pas que de le surprendre. Il essaya de se plaisanter lui-même, mais ne réussit guère qu’à s’exaspérer. Il essaya de dormir sur un fauteuil, mais à peine était-il assis que le besoin de marcher à grandes enjambées le remettait sur pied.

Pourquoi le maréchal était-il parti ? Où avait-il été ? Peut-être tâchait-il simplement de se calmer par une longue course ? Ces questions, pendant une heure, l’intéressèrent.

Mais bientôt il comprit que la vraie, la redoutable question était de savoir ce que le maréchal penserait de son père.

Il est vrai que le vieux Pardaillan avait lui-même ramené l’enfant.

Le chevalier se souvenait parfaitement que son père le lui avait dit… Et même, n’avait-il pas donné un diamant à la mère de la fillette enlevée ?

Mais tout cela constituait une médiocre excuse ; le fait brutal et terrible demeurait tout entier : grâce à cet enlèvement opéré par le vieux Pardaillan, le maréchal avait répudié sa femme ! Jeanne de Piennes avait souffert seize années de torture !

Ce fut dans cette inquiétude grandissante que le chevalier attendit le retour du maréchal.

Vers le matin, il se promenait à grands pas agités dans le cabinet, lorsque la porte s’ouvrit. Le suisse, à qui il avait eu affaire la veille, parut et demeura un moment immobile de stupéfaction.

Il faut dire que le maréchal n’avait prévenu personne de la présence du chevalier dans l’hôtel ; au moment où il était parti, enfiévré, presque fou, il avait oublié complètement qu’il existait un Pardaillan au monde. D’autre part, le digne suisse n’avait pas vu entrer le chevalier. Son étonnement fut donc des plus naturels.

— Vous ! s’écria-t-il lorsqu’il put prononcer un mot.

— Moi-même, mon cher, fit Pardaillan, comment se porte votre blessure ?

— Par où êtes-vous entré ?

— Par la porte.

Le suisse, peu à peu, se sentait gagné par une de ces colères blanches comme il en avait éprouvé une la veille. Cependant, le souvenir de la force déployée par le jeune homme maintint cette colère dans de raisonnables limites.

— Par la porte ! s’écria-t-il ! Et qui vous a ouvert ?

— Vous, mon cher ami.

Le suisse fit le geste de s’arracher les cheveux.

— Ah ! ça, gronda-t-il, m’expliquerez-vous comment vous êtes ici !

— Il y a dix minutes que je me tue à vous le dire ; je suis entré par la porte ! Et c’est vous qui m’avez ouvert !

— Est-ce moi, aussi, qui vous ai introduit dans ce cabinet ?

Et le suisse, avec une ironie suprême, ajouta :

— Dites tout de suite que c’est monseigneur le maréchal !

— Vous y êtes. Du premier coup. Je ne vous aurais pas cru aussi intelligent.

Le suisse, alors, éclata :

— Hors d’ici ! Ou plutôt, non ! Je vous prends dans l’hôtel que vous voulez dévaliser ! Je vais vous faire arrêter et vous remettre entre les mains de la prévôté… Une bonne corde sera la digne récompense…

Le suisse n’eut pas le temps d’achever le discours que promettait cet exorde rempli d’une rancune exagérée. Il se sentit tout à coup saisi par un bras, et s’étant retourné, se trouva face à face avec le maréchal.

— Laissez-nous, dit celui-ci, et veillez à ce qu’on ne nous dérange pas.

Le géant se courba soudain, plus encore sous le poids de la surprise que sous celui du respect, et François avait disparu derrière la porte refermée qu’il exécutait encore des salutations effarées.

— Chevalier, dit Montmorency en entrant, veuillez excuser la façon dont je vous ai quitté. J’étais… fort ému… bouleversé, si j’ose dire.

Me voici maintenant calmé par la course que je viens de faire, et nous allons causer.

Pardaillan comprit ce qui se passait dans l’esprit du maréchal.

— Monseigneur, dit-il avec cette froide simplicité qui donnait une valeur spéciale aux paroles de ce jeune homme, j’ai toujours entendu parler de vous comme d’un noble caractère ; j’ai toujours entendu parler aussi de l’orgueil des Montmorency et du prix qu’ils attachent à la grandeur de leur maison ; mais cette grandeur et cette noblesse n’ont jamais mieux éclaté à mes yeux que tout à l’heure, quand j’ai vu votre orgueil se fondre sous l’émotion, quand je vous ai vu pleurer devant ce portrait…

— Vous avez raison, s’écria le maréchal ; j’ai pleuré, c’est vrai ; et j’avoue que c’est une douce chose que de pouvoir pleurer devant un ami… Laissez-moi vous donner ce titre… N’est-ce pas vous qui m’avez apporté la plus grande joie de ma vie !…

— Monsieur le maréchal, fit le chevalier d’une voix altérée, vous oubliez que je suis le fils de M. de Pardaillan.

— Non, je ne l’oublie pas ! Et c’est ce qui fait que non seulement je vous aime pour la joie que je vous dois, mais encore que je vous admire pour le sacrifice consenti par vous… Car, évidemment, vous aimez votre père !…

— Oui, dit le jeune homme, j’ai pour M. de Pardaillan une affection profonde. Comment en serait-il autrement ? Je n’ai pas connu ma mère, et aussi loin que je remonte dans mon enfance, c’est mon père que je vois penché sur mon berceau, soutenant mes pas incertains, pliant sa rudesse de routier à mes exigences enfantines ; puis, plus tard, entreprenant de faire de moi un homme brave, me conduisant aux mêlées, me protégeant de son épée ; par les nuits froides où nous couchions sur la dure, que de fois l’ai-je surpris à se dépouiller de son manteau pour me couvrir ! Et souvent, quand il me disait : « Tiens, mange et bois, je garde ma part pour plus tard », je fouillais dans son porte-manteau et je m’apercevais qu’il n’avait rien gardé pour lui. Oui, M. de Pardaillan, dans ma vie jusqu’ici solitaire et sans amitié, m’apparaît comme le digne ami dévoué jusqu’à la mort, à qui je dois tout… et que j’aime… n’ayant que lui à aimer !

— Chevalier, dit Montmorency ému, vous êtes un grand cœur. Vous qui aimez votre père à ce point, vous n’avez pas hésité à m’apporter cette lettre qui l’accuse formellement…

Pardaillan releva fièrement la tête.

— C’est que je ne vous ai pas tout dit, monsieur le maréchal ! Si j’ai consenti, pour réparer une grande injustice, à vous apporter la lettre accusatrice, c’est que je me réservais de défendre à l’occasion mon père. Je dis : le défendre ! Et par tous les moyens en mon pouvoir ! C’est-à-dire que je deviendrais le mortel ennemi de quiconque oserait, devant moi, répéter ce que j’ai pu dire : que M. de Pardaillan avait commis un crime !

Un geste farouche échappa au chevalier.

La minute était grave pour lui : dans un instant, il allait être l’ami ou l’ennemi déclaré du père de Loïse, selon ce qu’il répondrait. Il n’en poursuivit pas moins sans hésitation :

— Ainsi, monsieur le maréchal, je suppose que vous me ferez l’honneur de me traiter un moment d’égal à égal. Je m’explique. Avant que nous nous entretenions davantage, je vous demande de me dire en toute franchise quelle attitude vous entendez prendre vis-à-vis de mon père. Êtes-vous son ennemi ? Je deviens le vôtre ! Songez-vous à vous venger du mal qu’il a pu faire ? Je suis prêt à le défendre, le fer à la main…

Le chevalier s’arrêta, frémissant.

Un noble enthousiasme auréolait ce charmant visage d’une rayonnante audace.

Montmorency, pensif, le contemplait et l’admirait. Qu’eût-il dit s’il eût su que ces paroles provocantes, Pardaillan les prononçait le désespoir au cœur, s’il eût su qu’il aimait sa fille !

Il parut hésiter une minute. Cette question que le chevalier venait de préciser avec tant de fermeté, il n’y avait pas songé. On lui demandait en somme d’effacer d’un mot ce qu’il pouvait considérer comme un forfait !… Et quel forfait !… Grâce à Pardaillan, complice d’Henri, l’effroyable erreur avait pu se commettre, et deux existences avaient été brisées…

Mais dans un esprit aussi ferme et aussi droit que celui du maréchal, l’hésitation ne pouvait être de longue durée. Paix ou guerre, il devait prendre sa décision avec sa promptitude et sa générosité habituelles. Il tendit la main à Pardaillan :

— Chevalier, dit-il d’une voix grave, il n’existe et ne peut exister pour moi qu’un seul Pardaillan : c’est celui qui vient de m’arracher à un désespoir que les années faisaient plus profond. Si jamais je me rencontrais avec votre père, ce serait pour le féliciter d’avoir un fils tel que vous…

Le chevalier saisit avec transport la main qui lui était tendue.

— Ah ! je puis vous dire maintenant que si une parole de haine contre mon père fût tombée de votre bouche, c’est la mort dans l’âme que je fusse sorti d’ici !

Le maréchal regarda Pardaillan avec étonnement.

Le jeune homme vit qu’il avait failli trahir son secret. Il se hâta de continuer :

— Maintenant, monseigneur, maintenant je puis vous dire aussi que mon père a essayé de réparer le mal qu’il avait fait.

— Comment cela ? fit vivement le maréchal.

— Je le tiens de lui-même. Il m’a raconté ces choses, ou plutôt, il me les a à demi révélées, à une époque où certes il ne pensait pas que je dusse avoir un jour l’honneur de vous être présenté. Monseigneur, c’est M. de Pardaillan qui enleva l’enfant, c’est vrai ; mais c’est lui qui la ramena à la mère, malgré les ordres qu’il avait reçus…

— Oui, oui, fit le maréchal, je vois comment les choses ont dû se passer… il y a un criminel dans tout cela, et le vrai criminel porte mon nom !

François saisit brusquement la main du chevalier, et, d’une voix sombre, continua :

— Mon enfant, ceci est une chose horrible à penser ! Qu’un pareil forfait ait pu être conçu par mon propre frère, que les inventions de cette trahison aient pu prendre naissance chez celui à qui j’avais confié ma femme, cela me paraît un rêve impossible et terrible… Mais laissons tout cela. Chevalier, je vais entreprendre la délivrance de la malheureuse femme qui a tant souffert… Voulez-vous me faire un récit exact et détaillé de tout ce que vous savez ?

Pardaillan raconta comment il avait été arrêté, et comment, à la sortie de la Bastille, il avait eu tout ouverte la lettre de Jeanne de Piennes.

Un seul point demeura obscur dans son récit :

Pourquoi Jeanne de Piennes et Loïse s’étaient-elles adressées à lui ?… Il eut soin de glisser rapidement sur ce passage dangereux. Quant à pouvoir dire quel danger menaçait les deux femmes, qui les avait enlevées, où elles se trouvaient, Pardaillan ne pouvait rien dire de précis là-dessus. Mais il avait des soupçons qu’il exposa :

— Il y a deux pistes possibles, dit-il en terminant, je vous ai dit que j’avais vu rôder le duc d’Anjou et ses mignons autour de la maison de la rue Saint-Denis. Peut-être est-ce donc au frère du roi que vous devrez demander compte de cette disparition.

Le maréchal secoua la tête.

— Je connais Henri d’Anjou, dit-il. L’action violente l’effraie. Il n’est pas homme à risquer un scandale.

— Alors, monseigneur, j’en reviens à la supposition qui n’a cesse de me hanter. Je suppose qu’un hasard a pu mettre le maréchal de Damville en présence de la duchesse de Montmorency, et que nous devons commencer nos recherches du côté de l’hôtel de Mesmes. C’est ce que je disais cette nuit au comte de Marillac, que j’étais venu prier de m’aider dans mes recherches.

— Je crois que vous avez raison, fit le maréchal avec une violente agitation. Je vais de ce pas trouver mon frère… Mais, dites-moi, si vous ne m’aviez pas trouvé à Paris, vous eussiez donc entrepris cette délivrance ? Pourquoi ? Quel intérêt particulier pouvait vous guider ?

— Monseigneur, fit Pardaillan qui faillit se démonter, je considérais comme un devoir de réparer en partie le mal dont mon père était responsable en partie…

— Oui, c’est vrai… vous êtes vraiment une belle nature, chevalier. Pardonnez-moi ces questions…

— Quant à ce qui est d’aller trouver le maréchal de Damville, reprit Pardaillan qui se hâta de laisser tomber cette inquiétante partie de l’entretien, j’imagine que la démarche est dangereuse…

— Ah ! s’écria François avec une exaltation concentrée, puissé-je le rencontrer ! Et nous verrons de quel côté frappera le danger !

— Je ne parle pas pour vous, monseigneur, mais pour elles… C’est d’elles seules qu’il s’agit !

— Elles ! fit le maréchal qui tressaillit.

— Sans doute ! Qui sait à quelles extrémités pourra se porter le duc de Damville, si elles sont chez lui, et si vous allez le provoquer ! Qui sait quels ordres il aura donnés ! Qui sait si un nouveau complice n’exécuterait pas cette fois ce que mon père se refusa jadis à exécuter !

— Ma fille ! balbutia François en pâlissant.

— Monseigneur, je vous demande un jour et une nuit de patience. Laissez-moi faire ! Je me charge, dès cette nuit, de savoir ce qui se passe à l’hôtel de Mesmes. Si elles y sont, nous aviserons, et je crois que nous devrons ruser… vous serez libre d’employer la force quand il ne s’agira plus que de vengeance.

— En vérité, chevalier, s’écria François, plus je vous écoute, et plus j’admire votre énergie et votre souplesse. Notre rencontre est un grand bonheur pour moi…

— Ainsi, monseigneur, vous me laissez faire ?

— Jusqu’à demain, oui !

— Monseigneur, reprit froidement Pardaillan, jusqu’au jour où j’aurai pu m’introduire à l’hôtel de Mesmes et où je saurai exactement ce qui s’y passe. D’ailleurs, j’espère que dès cette nuit, j’aurai réussi.

— Faites donc, mon enfant. Et si vous réussissez, je vous devrai plus que la vie…

Le chevalier se leva pour se retirer. Le maréchal l’embrassa tendrement. Il comprenait que, dans l’état de violente émotion où il se trouvait, tout ce qu’il eût entrepris eût tourné contre lui, et il considérait le chevalier comme un être spécialement suscité pour le sauver, pour sauver Jeanne, pour sauver sa fille.

Pardaillan s’éloigna à grands pas de l’hôtel de Montmorency.

Il se rendit tout droit à la Devinière, où il fit une toilette qui ressemblait assez à un branle-bas de combat. Puis il sortit en se disant à lui-même :

— Et maintenant, peut-être, à la conquête du bonheur !… à l’hôtel de Mesmes !…

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