Livre I
XX. L’Hôtel de Mesmes
◄   XIX XXI   ►





Selon la promesse qu’elle avait faite, dame Maguelonne, sans même rentrer chez elle, passa tout droit à la Devinière dès que les deux carrosses eurent disparu à un tournant de rue.

Dame Maguelonne était comme toutes les vieilles femmes qui n’ont rien à faire : elle passait son temps à espionner. Elle avait donc parfaitement remarqué le jeune cavalier qui faisait de si longues stations à sa fenêtre ; elle avait fini par savoir à quelle adresse allaient les regards du jeune homme, et comme elle était au mieux avec l’une des servantes de l’hôtellerie, elle l’avait adroitement questionnée et elle avait ainsi appris depuis longtemps tout ce qu’on pouvait savoir du chevalier de Pardaillan, alors que Loïse ignorait jusqu’à son nom.

La vieille dévote flaira donc une affaire d’amour dans laquelle elle allait se trouver mêlée.

Et quoi de plus excitant pour la curiosité d’une vieille confite en dévotion !

Ce fut donc les yeux baissés, mais l’esprit en éveil, qu’elle entra à la Devinière et dit à sa voisine, dame Huguette Landry Grégoire :

— Je voudrais parler au chevalier de Pardaillan.

— Le chevalier de Pardaillan ! s’écria maître Landry qui avait entendu. Mais vous n’avez donc rien vu.

— Non… je ne sais rien… Que se passe-t-il ?…

— Ah ! ah ! du nouveau ! Toute la rue ne parle que de ça. Il est vrai que de votre côté, vous deviez être fort occupée. En voilà des événements !…

— Mais que se passe-t-il donc, au nom du ciel ?

— Eh bien, le terrible Pardaillan… Pardaillan le pourfendeur, Pardaillan le matamore, eh bien, il est arrêté !

— Arrêté ! fit la vieille en pâlissant — non pas qu’elle s’intéressât au sort du chevalier, mais déjà elle craignait d’être compromise.

Huguette Landry fit tristement signe que son mari disait l’exacte vérité, tandis que l’aubergiste, radieux, tout rouge de joie, ou peut-être simplement du feu de ses fourneaux, reprenait :

— C’est bien son tour ! Ça lui apprendra à saisir les bons bourgeois par le collet et à les tenir suspendus dans le vide ! Ah ! mais… c’est bien fait.

— Et qu’a-t-il fait ?

— Il paraît qu’il conspirait avec les damnés huguenots, fit Landry à voix basse et en regardant autour de lui, comme si le seul fait de savoir un pareil secret pouvait lui attirer d’innombrables calamités.

Pour le coup, dame Maguelonne se mit à trembler.

Elle se retira précipitamment, rentra chez elle et enfouit la lettre qui lui avait été confiée dans une cachette.

« Tout devient clair ! songea-t-elle. C’étaient bien des huguenotes, et elles conspiraient avec le parpaillot d’en face ! Et moi qui allais devenir sans le savoir une ennemie de notre sainte religion ! Une bonne neuvaine à saint Magloire peut seule m’absoudre de ce péché mortel… »

Pendant que ceci se passait rue Saint-Denis, le carrosse qui emportait Jeanne de Piennes et sa fille arrivait sans encombre à l’hôtel de Mesmes, entrait dans la cour sombre et triste où l’herbe poussait entre les pavés, et la porte se refermait.

L’officier fit alors descendre les deux femmes…

Jeanne jeta autour d’elle un rapide regard.

Mais comme sa seule terreur, à ce moment, était d’être séparée de sa fille qu’elle tenait serrée contre elle, elle ne remarqua même pas que la prison où on venait de la conduire ressemblait fort peu à une prison.

L’hôtel était lugubre, il est vrai.

Mais la maison la plus sinistre, si on la compare à la prison la plus gaie, conserve encore une allure de cordialité et d’honnêteté qu’il est impossible à une prison d’afficher malgré tous ses efforts.

Les deux femmes, en se serrant l’une contre l’autre, suivirent l’officier qui les conduisit au premier étage.

Il s’arrêta devant une porte, et dit en s’inclinant :

— Veuillez entrer là : ma mission est terminée, et je souhaite de n’avoir rien dit ni rien fait qui puisse m’attirer votre colère.

Jeanne de Piennes répondit par un signe de tête, et poussa la porte.

Dès qu’elle fut entrée avec sa fille, cette porte se referma.

Elles entendirent le bruit de la clef.

Cette fois, elles étaient bien prisonnières.

Mais cette fois aussi, Jeanne eut cette impression très nette qu’elle n’était pas dans une prison.

La pièce où elles venaient d’être enfermées était de belles dimensions et richement meublée. Les murs étaient couverts de tapisseries ; sur ces tapisseries, Jeanne remarqua l’emplacement de deux cadres qu’on avait enlevés et l’idée lui vint que ces cadres avaient sans doute contenu des portraits.

Au fond de la pièce, il y avait une porte ouverte. Elle donnait sur une chambre à coucher au bout de laquelle se trouvait une deuxième chambre à coucher. Et c’était tout. Cela composait un appartement de trois pièces spacieuses dont toutes les fenêtres donnaient sur la cour de l’hôtel. Ces fenêtres n’étaient pas grillées, mais Loïse s’étant approchée de l’une d’elles constata que la cour, tout à l’heure déserte, était maintenant occupée par deux fonctionnaires qui se promenaient, la hallebarde au poing.

Une terreur croissante envahissait Jeanne de Piennes.

Plus elle observait que cette prison n’était en somme qu’un luxueux logement, et plus elle s’épouvantait du mystère de cette arrestation.

Elle revint dans la première pièce, et se laissa tomber dans un fauteuil.

— Une lettre ! s’écria Loïse en désignant du doigt un papier qui se trouvait sur la table.

Elle s’en saisit et lut :

« Les prisonnières n’ont aucun mal à redouter. Si elles désirent quoi que ce soit, elles n’ont qu’à agiter la cloche qui se trouve près de cette lettre. Une femme de chambre est à leur service et accourra au premier signal. C’est cette femme qui servira aux prisonnières leurs repas. Il y a toutes chances pour que cet emprisonnement ne dure que quelques jours. »

— Qu’est-ce que tout cela signifie ? murmura Loïse. Heureusement, mère, il ne semble pas que nous soyons dans une prison !

— Mieux vaudrait peut-être cent fois que nous fussions en réalité dans une maison du roi.

— Que voulez-vous dire, ma mère ! On ne semble pas mal disposé à notre égard.

Jeanne secoua la tête, comme pour chasser de terribles soupçons qui lui venaient.

— Attendons, mon enfant, attendons. Nous saurons bientôt à quoi nous en tenir. Mais en attendant, j’ai une grave confidence à te faire.

— Dites, ma mère, fit Loïse en s’asseyant près de Jeanne.

— Mon enfant, il s’agit de ce jeune cavalier.

Loïse rougit.

— Il est donc bien vrai que tu l’aimes ! s’écria douloureusement Jeanne.

Loïse baissa la tête.

La mère garda quelques minutes le silence, comme si maintenant elle eût hésité à parler.

— Nous savons son nom, à présent, reprit-elle lentement.

— Oui. Dame Maguelonne nous l’a appris. Il s’appelle le chevalier de Pardaillan.

Et Loïse prononça ces mots avec une telle tendresse que Jeanne tressaillit.

— Le chevalier de Pardaillan ! murmura-t-elle avec accablement.

— Mère ! mère ! s’écria Loïse, on dirait en vérité que ce nom ne vous est pas inconnu et qu’il vous cause quelque secret chagrin dont je ne me rends pas compte… Et j’y songe ! Déjà, tout à l’heure, lorsque dame Maguelonne a prononcé ce nom, vous avez jeté un cri où il y avait de l’angoisse, et, eût-on dit, presque de la terreur… Vous vous êtes évanouie, mère ! Et lorsque vous êtes revenue à vous, je vous ai interrogée en vain… Oh ! je tremble… il me semble que je vais apprendre quelque chose d’affreux !…

— Oui… affreux ! dit machinalement Jeanne comme si elle se fût répondu à elle-même.

— Oh ! parlez, ma mère !

— Il le faut, mon enfant, ma fille adorée… il le faut pour que tu sois sauvée…

— Vous m’épouvantez, ma mère !

— Écoute, ma Loïse. Lorsque tu naquis, ta pauvre mère avait déjà éprouvé bien des malheurs. De terribles catastrophes s’étaient abattues sur elle. En sorte, Loïse, que si tu n’avais pas été là, je serais morte alors de douleur et de désespoir. Tu ne pourras jamais comprendre à quel point je t’adorais…

— Mère, je n’ai qu’à vous regarder pour m’en rendre compte ! fit Loïse tremblante.

— Chère enfant !… Oui, je t’aimais comme je t’aime maintenant. Je t’aimais plus que moi-même, plus que tout au monde, puisque je t’aimais plus que lui !…

— Lui !…

— Mon époux… ton père !…

— Ah ! mère ! Vous n’avez jamais voulu me dire son nom !

— Eh bien, tu vas le savoir ! L’heure est venue. Ton père, Loïse, s’appelait…

Elle s’arrêta palpitante, comme si tout son passé d’amour se fût brusquement dressé devant elle.

— Achevez, ma mère ! s’écria Loïse.

— François de Montmorency ! fit Jeanne dans un souffle.

Loïse jeta un faible cri.

Non pas qu’elle fût éblouie de ce grand nom, elle qui s’était toujours crue de pauvre naissance ; mais elle se souvenait alors que sa mère lui avait toujours appris que l’un des deux hommes qu’elle devait le plus redouter au monde s’appelait Henri de Montmorency.

Palpitante, elle se suspendit, pour ainsi dire aux lèvres de sa mère, qui continua :

— Ton père, Loïse, était parti pour une rude campagne. Je le croyais mort. Un jour — jour de joie infinie et de malheur implacable —, j’appris qu’il vivait, j’appris qu’il était de retour et qu’il accourait vers moi… Or, sache que l’homme qui me donnait ces nouvelles, c’était le frère de ton père, et c’était Henri de Montmorency !

— Que vais-je apprendre ! balbutia Loïse.

— Apprends aussi une chose, mon enfant ! C’est que cet homme, avant de me donner ces nouvelles, t’avait fait enlever par un misérable… un tigre, comme il l’appela lui-même. Et après m’avoir appris le retour de ton père, après m’avoir appris qu’il t’avait fait enlever, il ajouta que si je démentais les paroles qu’il allait prononcer en présence de mon époux, sur un signe de lui, tu serais égorgée !

— Horreur !…

— Oui, horreur ! Car jamais nul ne saura ce que je souffris lorsque, devant mon époux, Henri de Montmorency m’accusa de félonie ! Je voulus protester ! mais, à chacun de mes gestes, je voyais son bras prêt à donner le signal de ta mort au tigre qui t’avait emportée… Je me tus !…

— Oh ! mère ! mère ! s’écria Loïse en se jetant dans les bras de Jeanne, comme vous avez dû souffrir ! Pour moi ! Pour me sauver !

Un héroïque et douloureux sourire de Jeanne fut sa seule réponse.

Peu à peu, sous les caresses passionnées de sa fille, elle parvint à calmer les palpitations de son cœur.

Elle reprit alors :

— Tu comprends maintenant pourquoi je t’ai toujours dit qu’il y avait un homme au monde que tu devais haïr, que tu devais fuir comme on fuit le malheur et la mort… c’était Henri de Montmorency…

— Et l’autre mère, l’autre !… fit Loïse d’une voix mourante.

— L’autre, mon enfant, celui qui t’avait enlevée !…

— Oui, mère !…

— Celui qui avait accepté l’horrible commission de t’égorger… le tigre, enfin !

— Oui, mère !…

— Loïse, apprête ton courage… ce monstre s’appelait le chevalier de Pardaillan !

Loïse ne poussa pas un cri, ne fit pas un geste.

Elle demeura comme foudroyée, très pâle, et deux grosses larmes roulèrent de ses yeux.

Puis, elle croisa ses mains sur son sein, baissa la tête, et murmura :

— Le père de celui que j’aime !

Jeanne la saisit dans ses bras, l’étreignit convulsivement.

— Oui, dit-elle, enfiévrée, la tête perdue. Oui, ma Loïse bien-aimée… nous sommes toutes deux marquées pour le malheur… Un homme généreux te sauva, te rapporta à moi… et ce fut lui qui m’apprit le nom du monstre… Oui, c’était le père de celui que tu aimes… car je sus que le monstre avait un enfant… de quatre ou cinq ans… Le tigre est mort sans doute… mais l’enfant a grandi… et le même malheur qui a mis le père sur mon chemin met le fils sur ta route !…

Loïse ne disait rien.

Une affreuse douleur lui étreignit le cœur.

Elle aimait le fils de l’homme exécrable par qui sa mère avait été condamnée à une vie de malheur !

Et qui savait si ce fils n’accomplissait pas les mêmes besognes que le père ?

Pourquoi le jeune chevalier n’était-il pas accouru à son secours ?

Pourquoi se trouvait-il en observation, à l’heure même où on les arrêtait toutes les deux ?

Pourquoi, depuis si longtemps, les guettait-il ?…

Ah ! il n’y avait plus à en douter ! Ce chevalier de Pardaillan était l’émissaire de l’homme qui l’emprisonnait et qui emprisonnait sa mère !…

Et qui pouvait être cet inconnu !…

À la pensée qui lui vint alors, elle tressaillit d’horreur. Et comme elle jetait sur sa mère un regard d’infinie désolation, elle la vit si pâle, avec une telle épouvante dans les yeux, qu’elle comprit qu’elle aussi avait sans doute la même pensée.

— Oh ! mère ! fit-elle dans un murmure d’angoisse, mon cœur est brisé…

— Pauvre chérie adorée… il le fallait, vois-tu, pour éviter de plus grands malheurs…

— Mon cœur est comme mort, reprit Loïse ; mais ce n’est pas à moi que je songe…

— À quoi songes-tu donc, mon enfant ? fit Jeanne en jetant un profond regard sur sa fille. À lui, sans doute ! Ah ! mon enfant, détourne ta pensée…

Loïse secoua la tête.

— Je songe, dit-elle avec un frémissement, à l’homme qui vient de nous enlever.

Jeanne tressaillit d’épouvante. Car sa pensée était bien celle de son enfant.

— Et, acheva Loïse, en rassemblant tout ce qui nous est arrivé, tout ce qui nous arrive, je crois deviner quel est cet homme… C’est…

— Oh ! tais-toi ! tais-toi ! bégaya Jeanne comme si le nom qui était sur les lèvres de sa fille et sur ses propres lèvres à elle eût été une malédiction…

Les deux femmes, dans une épouvante grandissante, se serrèrent l’une contre l’autre.

À ce moment, Jeanne étreignit sa fille plus violemment de son bras droit, tandis que son bras gauche se tendait vers la porte qui venait de s’ouvrir sans bruit…

— Lui ! murmura-t-elle en devenant livide…

Sur le pas de la porte, livide lui-même, pareil à un spectre immobile, se tenait Henri de Montmorency !…






◄   XIX XXI   ►