Livre I
XLIX. Le Diamant
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Comment Jeanne de Piennes et sa fille Loïse se trouvaient dans cette maison de la rue Montmartre, comment et pourquoi elles intervinrent dans la scène que nous venons de retracer, c’est ce que le lecteur avait le droit de se demander, et c’est ce que nous avons le devoir de lui dire.

Le séjour des deux prisonnières dans le logis de la rue de la Hache avait été aussi triste qu’on peut l’imaginer ; mais la souffrance morale n’avait été compliquée d’aucune souffrance physique. Alice de Lux se maintenait dans son rôle de geôlière ; elle s’y maintenait avec honte, avec désespoir, et elle tâchait au moins d’atténuer ce qu’il y avait d’odieux dans ce rôle. Dans les rares occasions où elle eut à s’entretenir avec la dame de Piennes, elle se présenta plutôt en servante qu’en gardienne. Les prisonnières qui l’avaient d’abord redoutée, finirent par la prendre en pitié.

Les jours et les nuits s’écoulèrent mornes, désolés.

Cependant, cette claustration au fond de deux pièces étroites avait altéré la santé de Jeanne de Piennes. Elle résistait au mal avec cette vaillance qu’on lui connaît. Mais enfin tant de violentes secousses, tant de chagrins, une si longue douleur qui semblait s’enfoncer plus profondément en elle à mesure qu’elle avançait dans la vie, avaient fini par l’atteindre au cœur.

Ses yeux s’élargissaient, cernés d’un cercle bleuâtre : Une grande faiblesse, peu à peu, s’emparait d’elle.

On peut dire que cette infortunée ne vivait plus que par un effort d’énergie morale et d’amour maternel. Jeanne de Piennes n’était plus que mère. Son dernier rêve était de mettre sa fille en sûreté… mourir ensuite !

Oui, elle envisageait maintenant la mort comme le suprême repos. En effet, son dernier espoir s’était évanoui. Quel espoir ? La lettre qu’elle avait écrite à François de Montmorency !

Elle ne doutait pas que cette lettre n’eût été remise. En interrogeant Alice de Lux, elle avait pu se convaincre que le maréchal était à Paris. Il lui semblait impossible que François n’eût pas reçu cette lettre touchante où elle avait raconté la vérité sur la tragédie de Margency. Et François n’était pas accouru à son secours ! François l’abandonnait, la croyait encore coupable !

Il est vrai qu’il avait pu la chercher sans la trouver ; mais cela même lui paraissait impossible. Dans sa lettre, elle accusait si hautement Henri de Montmorency que, fatalement, il avait dû apparaître à François comme le ravisseur. En dernière ressource, le maréchal eût pu en appeler à la justice royale.

Aucune intervention ne s’était produite : depuis qu’elle avait été arrachée à son logis de la rue Saint-Denis, toujours il n’y avait eu autour d’elle que silence. Un moment, elle s’était raccrochée à cet espoir que le chevalier de Pardaillan n’avait pas remis la lettre. Elle s’exerça à lui supposer assez de perversité pour ne pas remplir la mission dont il s’était chargé, comme le père avait été assez pervers, jadis, pour exécuter l’enlèvement de Loïse.

Mais à force d’y songer, elle s’affirmait que cela même était impossible. Tantôt elle se disait qu’un homme si jeune, qui aimait probablement sa fille, ne pouvait être arrivé encore à ce degré de méchanceté. Tantôt elle se disait que l’intérêt même du chevalier devait l’avoir poussé à accomplir sa mission. Elle en arriva donc à admettre que François de Montmorency l’abandonnait. Et cette affreuse conviction qui enlevait le secret espoir de sa vie activa la maladie qui la rongeait.

Quant à Loïse depuis qu’elle savait que ce jeune homme en qui elle avait eu si naïvement confiance était le fils de l’homme qui l’avait enlevée jadis, elle faisait d’inutiles efforts pour le détester ou pour l’oublier. Telle était la situation morale des deux femmes, lorsqu’un soir Alice de Lux monta chez elles.

Elle était plus pâle encore que d’habitude. Jeanne et Loïse la considéraient avec un effroi mêlé de pitié. Alice se tint debout devant la Dame en noir, les yeux baissés.

— Madame, dit-elle, rendez-moi au moins cette justice que j’ai tout fait pour adoucir votre captivité.

— Cela est vrai, dit Jeanne, et je ne me plains pas.

— Une abominable circonstance de ma malheureuse vie, madame, m’a obligée à me faire geôlière.

— Vous me l’avez dit, pauvre femme, et je vous ai plainte de tout mon cœur…

— Ainsi, dit Alice qui frissonna légèrement, lorsque vous serez libre vous ne vous en irez pas en me maudissant… vous ne conserverez aucune haine contre moi ?

Jeanne secoua amèrement la tête.

— Libres !… Hélas !… le serons-nous jamais ?

— Vous l’êtes !

Un tressaillement agita Jeanne de Piennes. Loïse pâlit.

— Vous êtes libres toutes deux, reprit Alice avec une calme fermeté ; cette circonstance dont je vous parlais n’existe plus. Adieu, madame… adieu, chère demoiselle… puissiez-vous garder pour moi plus de pitié que de ressentiment !… Je vous délivre de ma présence qui doit vous être odieuse… Cette porte est ouverte… les portes du bas le sont également… Adieu !

À ces mots, Alice de Lux se retira. La mère et la fille demeurèrent un instant comme accablées de la triste joie qu’elles éprouvaient. Puis, elles s’embrassèrent dans une étreinte pleine d’effusion. À ce moment, une pensée fit tressaillir Jeanne de Piennes. Elle allait se trouver avec sa fille sans aucune ressource, sans logis, sans pain. Retourner à la maison de la rue Saint-Denis, c’était sans aucun doute retomber au pouvoir d’Henri de Montmorency. Elles étaient libres, soit ! mais où aller ?

Jeanne comprenait qu’elle n’aurait plus la force de travailler pour sa fille, comme jadis. Ainsi, cette liberté qu’on lui offrait n’était qu’un changement de désespoir. Elle y gagnait seulement de ne plus redouter Henri de Montmorency.

— Qu’allons-nous devenir ? ne put-elle s’empêcher de murmurer.

— Ma mère, dit bravement Loïse, comme si elle eût suivi pas à pas la pensée de Jeanne, vous avez travaillé pour nous deux ; maintenant, ce sera mon tour, voilà tout !… Et quant au plus pressé, nous avons encore ce beau diamant que vous m’avez montré plus d’une fois.

— Ce diamant, ma chérie ! Écoute, tu venais de m’être enlevée, je pleurais, je courais comme une folle, il me semblait qu’on m’avait arraché le cœur, qu’on m’avait enlevé l’âme de ma vie, et je comprenais que j’allais mourir, lorsque cet homme se présenta dans la cabane ; il te portait dans ses bras et te tendit à moi en prononçant quelques paroles, et pendant que délirante de joie, je te mangeais de caresses, cet être généreux, dont jamais je n’oublierai le loyal regard rempli de larmes, disparut… Il disparut, ma Loïse, mais sa rude et franche physionomie est restée dans ma mémoire… Tu sais combien je vénère cet homme ; tu sais que la gratitude que je lui ai vouée est égale à l’horreur que m’inspire l’abominable Pardaillan… Or, écoute maintenant… Je te pris dans mes bras et je partis pour Paris. Je ne songeais pas alors que j’étais sans ressources, comme aujourd’hui !… Dans la forêt, je fus rejointe par un cavalier… M’ayant interrogée, ayant compris que je ne possédais rien au monde, ce généreux cavalier déposa sur ta poitrine ce beau diamant, ce présent dont la richesse est dépassée à mes yeux par la richesse de cœur de celui qui me l’offrit… qui nous l’offrit… Ce cavalier, Loïse, c’était lui ! C’était l’homme qui t’avait ramenée dans mes bras !

— Vous me l’avez dit, mère !

— Dans la misère où je me trouvai alors, je ne voulus jamais me défaire de ce diamant qui me rappelait le généreux inconnu. C’est tout ce que j’ai de lui, puisque je ne sais même pas son nom… le diamant, Loïse, nous le garderons pieusement.

— Oui, mère… vous avez raison.

— Et puis, écoute, mon enfant… qui sait si un jour, il ne servira pas à te faire reconnaître de cet homme au cœur d’or… Si je n’étais plus là… Si je mourais…

— Mère !… s’écria Loïse dans un cri déchirant.

— Calme-toi, ma chérie. J’espère vivre encore assez pour te voir heureuse… mais, enfin, si ce malheur t’arrivait d’être privée de ta mère avant l’heure…

— Mère, mère, taisez-vous, vous me brisez le cœur…

— Eh bien, il se pourrait que ce diamant te servît alors, soit que tu le vendes, soit qu’il te fasse reconnaître de ce digne ami inconnu qui, j’en suis sûre, te viendrait en aide… Gardons-le, mon enfant… Allons… partons…

À ce moment, Alice de Lux reparut devant Jeanne de Piennes.

— Madame, dit-elle d’une voix altérée, pardonnez-moi d’avoir entendu une partie de votre entretien ; je ne dis pas que je l’ai entendu malgré moi… j’ai écouté… ceci est un des malheurs de ma vie : j’ai pris, j’ai dû prendre l’habitude d’écouter autour de moi…

Une larme glissa sur les joues pâles de l’espionne. Jeanne considérait cette malheureuse avec une sorte de terreur. Qu’était-ce que cette étrange femme qui avait dû prendre l’habitude d’écouter autour d’elle !…

— Quoi qu’il en soit, continua avec effort Alice de Lux, j’ai entendu. Vous vous trouvez sans ressources, j’aurais dû y songer ; je suis riche, madame, plus riche que je ne le voudrais ; je possède deux ou trois maisons dans Paris. Voulez-vous accepter l’une d’elles pour refuge ?

Une hésitation retint Jeanne de Piennes.

— Malheureuse ! balbutia Alice, ne doivent-elles pas penser que mon offre cache un guet-apens !…

— Non, non, madame, s’écria la dame en noir ; je vous jure que cette affreuse pensée ne peut me venir ! Je devine, je comprends que vous devez risquer beaucoup pour nous mettre en liberté ; j’ai donc pleine confiance en vous…

— Alors ? murmura Alice. Oh ! si vous pensez me devoir quelque gratitude, laissez-moi la joie de faire un peu de bien… Et puisque vous n’acceptez pas d’habiter l’une des maisons que je possède, puisque j’ai eu tort moi-même de vous faire une proposition qui doit vous inspirer une juste défiance, acceptez au moins ceci.

À ces mots, elle déposa sur le coin d’une table une bourse qui pouvait contenir une centaine d’écus d’or. Une vive rougeur empourpra le visage de Jeanne de Piennes.

Loïse se détourna avec embarras. Alice s’agenouilla.

— Madame, dit-elle d’une voix brisée, c’est une mourante qui vous offre ce peu d’or destiné à rendre moins durs à cette noble demoiselle les premiers temps…

Jeanne regarda sa fille et tressaillit.

— Je vous ai fait tant de mal, continua Alice, en acceptant de vous garder ici détenues, que j’en ai comme le cœur rongé. Je vous jure que vous adoucirez les derniers jours d’une malheureuse en recevant ce faible présent. Car si vous le recevez, alors, madame, je croirai que vous m’avez pardonné…

Jeanne de Piennes laissa tomber sur la geôlière, un regard d’infinie miséricorde. Une dernière hésitation l’arrêta un instant. Mais la générosité l’emportant en son cœur, elle tendit ses deux mains à Alice qui les saisit et les baisa ardemment. Jeanne alors prit la bourse.

Elle voulut dire quelques paroles d’adieu à cette étrange geôlière pour qui elle n’éprouvait plus que de la pitié, mais déjà Alice s’était relevée et, silencieusement, avait disparu.

— Partons ! dit alors Jeanne.

— Étrange femme ! songea Jeanne de Piennes, lorsqu’elles furent dans la rue. Qui sait si cette existence ne cache pas quelque catastrophe plus affreuse encore que celle qui m’a frappée !… Hélas ! le monde est donc un vaste champ où ne poussent que les fleurs de malheur ?

Sur le premier moment, l’idée qu’elle était libre, qu’elle échappait enfin à Henri, lui causa une joie qui ranima ses joues flétries. Un pâle sourire se joua sur ses lèvres.

— Comme vous êtes belle aujourd’hui, mère ! fit Loïse qui lui donnait le bras. Il y a longtemps que je ne vous avais vue ainsi… Vous vous remettrez, vous verrez. Et puis, si le mal vous gagne, je serai là, moi, pour vous soigner et vous guérir…

Et la jeune fille, cachant soigneusement la peine secrète de son cœur, paraissait toute joie, toute lumière. La mère se reprit à espérer. Peut-être parviendrait-elle à oublier le passé !…

En attendant, il fallait trouver une maison, un logis quelconque. Rue Montmartre, une petite maison inhabitée lui sembla réunir les conditions de modestie, de calme et d’éloignement qu’elle recherchait. Elle s’y installa aussitôt, et commença à faire avec Loïse, des plans de départ.

Loïse regardait sa mère avec inquiétude : jamais elle ne l’avait vue aussi fiévreuse ; elle parlait avec une volubilité effrayante. Dans la journée même, Jeanne dut s’aliter. Le délire la prit. C’était la première fois que Loïse se trouvait en présence d’un événement pareil. Elle ne perdit pas la tête, pourtant. Et, seule à lutter, elle n’en lutta qu’avec plus de fermeté.

Des jours se passèrent. Jeanne, pour cette fois, échappa à la mort qui la guettait. Mais lorsqu’elle put se relever, elle comprit qu’elle était condamnée. Elle ne respirait plus qu’avec difficulté et, plusieurs fois par nuit, les suffocations jadis espacées à de longs intervalles venaient la menacer. Quoi qu’il en soit, elle parut se remettre de cette alerte.

Un jour, comme elles causaient tristement, Loïse s’efforçant de sourire, la mère cherchant à lui donner l’illusion de la pleine santé revenue, ce jour-là, donc, comme elles convenaient de quitter Paris le lendemain, elles entendirent de grandes rumeurs dans la rue. Ayant examiné ce qui se passait, elles comprirent d’après les conversations de la foule et le déploiement des compagnies de gardes, que le roi rentrait dans Paris. Jeanne de Piennes ferma les fenêtres et rabattit les contrevents. Non seulement ce spectacle la touchait peu, mais encore elle redoutait d’être vue.

Deux ou trois heures s’écoulèrent. La mère et la fille, assises l’une près de l’autre et se tenant par la main, écoutaient avec indifférence les bruits du dehors qui faisaient paraître plus profond le silence de la maison. Tout à coup, elles tressaillirent. Le marteau de la porte venait de retentir.

— Qui peut frapper ? murmura Jeanne.

— Mère, fit Loïse d’une voix tremblante, on dirait le coup de marteau de quelqu’un qui demande du secours !…

Mais Jeanne secoua la tête. Les bruits du dehors se faisaient plus violents.

— Non, dit-elle, c’est par hasard, sans doute, que le marteau a été soulevé.

Nos lecteurs n’auront peut-être pas oublié que c’était le vieux Pardaillan qui, sans le vouloir, d’ailleurs, avait frappé un coup à la porte de cette maison.

Et, comme Loïse demeurait toute tremblante, soudain pâlie, la mère ajouta :

— Rassure-toi, mon enfant. D’ailleurs, en entrebâillant les contrevents, nous allons voir…

Elle se leva et se dirigea vers la fenêtre. Mais, à ce moment, elle demeura clouée sur place. Elle venait d’entendre prononcer le nom de Pardaillan ! Et ce nom, il était crié parmi des insultes, des menaces, des clameurs de haine ! Loïse, déjà, avait couru à la fenêtre et avait poussé les contrevents de manière qu’elle pût voir sans être vue. Sa mère alors la rejoignit.

Autour de la porte de leur maison, il y avait un demi-cercle de cavaliers qui entouraient quelqu’un qu’elles ne pouvaient voir, vu que ce quelqu’un s’était ramassé contre la porte, sous l’auvent. Mais si elles ne le voyaient pas, elles entendaient son nom. C’était bien Pardaillan que menaçaient tous ces cavaliers qui s’avançaient peu à peu.

Pardaillan ! Lui ! L’homme qui avait enlevé Loïse !

Était-ce la punition du crime ? Quelle fatalité avait voulu que ce fût justement sous les yeux de Jeanne et de Loïse que le misérable fût frappé… Car il allait être frappé à mort… c’était inévitable. À ce moment, un double cri étouffé échappa aux deux femmes qui, après un mouvement de recul, revinrent à la fenêtre, comme invinciblement attirées.

— Lui ! avait murmuré Jeanne de Piennes, Henri de Montmorency !

— Le chevalier de Pardaillan ! murmura de son côté Loïse.

Et invinciblement attirées, elles reprirent place à leur poste d’observation.

— Notre mauvais génie est là ! continua la mère. Loïse, mon enfant, qui sait si le damné Pardaillan ne nous a pas découvertes ! Qui sait si ce n’est pas lui qui a amené ici son maître ! Quelle horrible fatalité pèse donc sur nous !… Mais qu’as-tu donc, ma fille ?… Tu pleures !…

— Mère ! oh ! mère ! bégaya Loïse en étreignant dans ses bras la dame de Piennes.

Et, confuse, éperdue, elle ajouta :

— Il faut le sauver !… Je meurs s’il meurt !

— Sauver ! s’écria Jeanne. Sauver qui !… Mon enfant, reviens à toi… nous n’avons personne à sauver ici… il n’y a là que nos deux plus cruels ennemis !

— Ah ! ma mère, je suis sûre que lui n’est pas notre ennemi. Malgré tout, je ne puis le croire déloyal.

— Mais de qui parles-tu donc ?

— Regardez, mère… ici… à gauche, tout près de la porte…

Jeanne de Piennes se pencha davantage, au risque d’être aperçue et, apercevant le chevalier, elle comprit ce qui se passait dans le cœur de sa fille… Mais son regard ne s’attacha qu’un instant au chevalier. Elle devint soudain très pâle, les yeux agrandis par l’étonnement, regardant quelqu’un que Loïse ne voyait pas. Et ce quelqu’un, c’était celui dont elle conservait l’image nettement et pieusement gravée dans sa mémoire, celui auquel elle avait voué une reconnaissance infinie, l’homme qui lui avait ramené sa petite Loïse !…

Alors, elle se recula de la fenêtre. Que se passa-t-il en elle ? Sans doute, avec la rapidité de rêve des résolutions suprêmes, elle mit en balance la dette contractée vis-à-vis de cet homme et l’horreur que lui inspirait Henri. Se taire, assister silencieuse, immobile, au massacre, c’était abandonner le seul homme au monde qui lui eût témoigné une pitié dont le souvenir, toutes les fois qu’elle y songeait, mettait des larmes dans ses yeux. Intervenir, essayer de le sauver, c’était se livrer au formidable oppresseur auquel elle venait à peine d’échapper. La lutte fut courte. Elle saisit la main de sa fille, et dit simplement :

— Viens !…

Alors, elles descendirent et ouvrirent la porte. Et, grandie par le sacrifice, transfigurée, auguste, elle apparut aux yeux des assaillants… On sait le reste.

Lorsque les deux femmes soutenant les blessés furent rentrées dans la maison, lorsque la porte eut été solidement refermée, leur première occupation fut de panser les éraflures et estafilades qu’ils avaient reçues. Aucune de ces nombreuses blessures n’était dangereuse et la faiblesse des deux Pardaillan provenait de la perte du sang. Les deux hommes se laissaient faire silencieusement.

« Du diable, songeait le père, si je ne voudrais pas être blessé tous les jours pour être soigné par les mains de cette petite fille-là ! »

« Je suis au paradis ! songeait le fils de son côté. »

Par un sentiment de convenances tout naturel, c’était Jeanne de Piennes qui soignait le chevalier, tandis que Loïse s’occupait du vieux Pardaillan.

Dès le moment où le chevalier avait pénétré dans la maison, la jeune fille avait repris cette physionomie de calme modestie et de charmante fierté qui lui était habituelle. À diverses reprises, son regard rencontra celui du chevalier sans qu’elle éprouvât le besoin de le détourner. Et lui aussi avait repris ce masque de froideur sceptique, ce sourire qui semblait se moquer de lui-même.

Lorsque les pansements furent achevés, le vieux routier se leva du fauteuil où on l’avait fait asseoir, et saluant avec cette grâce un peu cavalière qui était particulière à ces deux hommes, il dit :

— Madame, j’ai l’honneur de vous présenter mon fils, le chevalier de Pardaillan, et moi-même, Honoré Guy Henri de Pardaillan, de la branche cadette des Pardaillan, famille réputée dans le Languedoc pour ses hauts faits et sa pauvreté. Pauvres, nous le sommes, madame, avec toute la fierté qui convient ; mais, par la mort-dieu, nous avons le cœur bien placé. C’est vous dire, madame, que notre reconnaissance ne périra qu’avec nous, et que nous mettons à votre disposition les deux vies que vous venez de sauver…

— Monsieur, dit Jeanne d’une voix altérée, c’est à peine si ma gratitude, à moi, se trouve satisfaite par ce que je viens de faire…

— Je ne comprends pas, madame…

— Ne me reconnaissez-vous pas ?… Reconnaissez-vous au moins ce diamant, que vous avez laissé tomber dans la main de ma fille en cette nuit d’opprobre et de douleur où je gagnais Paris ? Ne vous rappelez-vous pas la pauvre femme que vous avez rencontrée dans la forêt, non loin de Montmorency ?

— Je me souviens parfaitement, madame. J’ai voulu simplement dire que je ne comprenais pas votre gratitude, alors que vous devriez me haïr.

— Et voilà, monsieur, ce qui fait que moi-même je demeure profondément troublée et que mon étonnement est inexprimable. Je vois en vous l’homme généreux qui me ramena ma fille. J’avais toujours ignoré votre nom. Et ce nom que vous m’apprenez vous-même, c’est celui que vous m’avez jeté le jour où vous m’êtes apparu dans la chaumière portant mon enfant dans vos bras : c’est le nom de l’homme qui avait enlevé Loïse.

— Je vais donc faire cesser votre étonnement, au risque d’encourir votre malédiction, dit alors le vieux Pardaillan d’une voix ferme. L’homme qui avait enlevé la pauvre petite pour obéir à Henri de Montmorency et l’homme qui vous la ramena, ces deux hommes-là, madame, n’en font qu’un, et il est devant vous… Oui, c’est vrai, madame, je commis le crime. Et dans mon existence aigrie par la misère, c’est là seule action sérieusement blâmable que j’aie à me reprocher… mais il est non moins vrai que je fus pris de remords et que ce fut seulement à la minute où je rendis l’enfant que je pus respirer à l’aise… Je conviens d’ailleurs que c’était une insuffisante réparation et que j’ai mérité votre haine… Maudissez-moi donc, madame, comme vous m’avez maudit jadis. !…


— Loïse, dit Jeanne de Piennes, voici l’homme généreux, l’homme de cœur qui encourut la haine d’un terrible seigneur pour te rendre à ta mère… Que bénie soit l’heure où je puis le remercier de toute mon âme !

Loïse s’avança vers le vieux routier, saisit ses deux mains et lui tendit son front charmant. En posant ses lèvres sur ce front, le vieux routier sentit ses yeux se voiler d’une buée humide. C’était sans doute une des plus fortes émotions qu’il eût éprouvées dans sa vie.

— Mon enfant, dit-il, les souhaits d’un vieux coureur de routes comme moi ne sont peut-être pas un talisman de bonheur ; mais s’il ne fallait que donner ma pauvre vie pour vous rendre heureuse, ce serait une joie pour moi que de mourir à l’instant…

Jeanne, alors, passa au doigt de sa fille la bague ornée du fameux diamant.

— J’avais juré qu’il ne me quitterait jamais, dit-elle. Ma fille tiendra mon serment.

À ce moment, les yeux de Loïse rencontrèrent ceux du chevalier, et elle pâlit sous l’effort d’un sentiment plus profond, comme si cette bague du malheur qu’on venait de lui passer au doigt fût devenue la bague de ses fiançailles.

Après la première heure écoulée dans ces émotions, ce fut au tour du chevalier de parler. La dame en noir lui demanda s’il avait bien reçu la lettre qu’il devait faire parvenir à François de Montmorency. Le chevalier raconta alors comment il avait été arrêté, mis à la Bastille, et comment il en était sorti.

Loïse l’écoutait avidement et croyait entendre quelque fabuleux récit du temps de Charlemagne. Jeanne de Piennes, elle, écoutait avec angoisse. Et lorsque le chevalier en vint à dire que le maréchal de Montmorency avait reçu et lu la lettre, elle ne put retenir une douloureuse exclamation :

— Ah ! s’écria-t-elle, il m’a donc condamnée, puisqu’il n’est pas là !…

Le chevalier comprit le sens exact de ce cri de douleur. Il eut un singulier sourire et se contenta de dire :

— Madame, je vous demande trois jours pour vous raconter la fin de ce que j’avais à vous dire : deux jours pour cicatriser ces coups d’épingle, un jour pour faire une démarche… Alors vous saurez quel accueil M. le maréchal a pu faire à votre lettre. Je crois, oui, vraiment, je crois que ce n’est pas à moi à dire ce que fut cet accueil.

Si mystérieuses que fussent ces paroles, Jeanne, malgré elle, en conçut un immense espoir. Une vive rougeur empourpra ses joues si pâles. Et d’une voix si basse que nul ne l’entendit, elle murmura :

— Ô mon François, une minute de cette joie rachèterait dix-huit ans de martyre !

On s’occupa alors d’installer les deux Pardaillan. Ce n’était pas la place qui manquait, mais les meubles faisaient défaut. Finalement, le vieux Pardaillan et son fils exigèrent d’être relégués dans une sorte de grenier abondamment pourvu de foin. Ils s’y installèrent sommairement, malgré la vive opposition de la Dame en noir et de sa fille.

— Madame, dit le vieux routier, le chevalier et moi nous avons si souvent dormi sur la dure et à la belle étoile, que ce logis nous semblera d’un luxe royal.

Ce fut donc dans ce foin que les deux hommes se couchèrent lorsque la nuit fut venue. Jamais le chevalier n’avait trouvé une couche aussi douce et jamais il n’avait eu des rêves aussi heureux dans son sommeil. Car soit fatigue ; soit excès de bonheur, il s’endormit presque aussitôt d’un pesant sommeil.

Mais le vieux Pardaillan, lui, n’avait pas sommeil. Il se mit donc, selon sa vieille habitude, à « étudier la localité », selon son mot. Cette étude l’amena à l’œil-de-bœuf qui éclairait ce grenier et qui s’ouvrait sur la rue. Et ce qu’il vit dans la rue lui fit faire une grimace.

Vingt soldats que commandait un officier étaient installés sur la chaussée. Ils avaient allumé des torches dont les reflets rouges et tristes éclairaient leurs silhouettes. La plupart d’entre eux dormaient sur la chaussée même, roulés dans leurs manteaux. Mais quatre, appuyés sur des arquebuses, demeuraient debout contre la porte, tandis que deux, la hallebarde à l’épaule, se promenaient de long en large.

Le vieux routier laissa échapper ce sifflement longuement modulé qui chez lui révélait l’admiration ou l’inquiétude à son plus haut point. Il rentra la tête, tout soucieux. Ces soldats qui les gardaient, il les avait oubliés !…

Il avait oublié que lui et son fils n’étaient en somme que des prisonniers sur parole, et que la caution de la dame de Piennes leur garantissait seule une liberté momentanée. Et en y songeant, il en arrivait à se dire que jamais il n’avait été aussi bien prisonnier ! En effet, il n’avait même pas la ressource d’une fuite, l’espoir d’une évasion ; la caution offerte et acceptée lui interdisait toute tentative de fuite, sous peine de livrer celle qui l’avait sauvé !…

Le chevalier, lui aussi, avait oublié tout cela sans doute car il dormait à poings fermés. Le vieux Pardaillan l’examina d’un œil attendri à la lueur de la lanterne qu’il avait allumée.

— Pauvre chevalier ! murmura-t-il, je crains fort que nous soyons enfin dans la souricière d’où on ne sort plus ! Je crains bien que ton véritable malheur date de la minute où tu es entré ici !… Ah ! mon pauvre chevalier, que de fois ne t’ai-je pas dit de te méfier de l’amour !…

La situation était en effet plus terrible que jamais pour les deux indomptables aventuriers, plus terrible peut-être qu’au moment où derrière leur frêle rempart ils recevaient la charge furieuse de vingt épées dirigées contre eux. Ils pouvaient alors se défendre ! Maintenant, ils étaient enchaînés ! Et lorsqu’il plairait au capitaine des gardes de les venir prendre, ils n’auraient qu’à le suivre sans résistance, sous peine d’infliger à la caution de la dame de Piennes un effroyable démenti !…

Le chevalier mourrait cent fois plutôt que de souffleter ainsi la mère de Loïse !

— Amour ! amour ! grommela le vieux routier en hochant la tête, voilà bien de tes coups !… Nous sommes bel et bien perdus, et cette fois sans rémission !…

Il revint encore à la lucarne et considéra d’un œil sombre les soldats qui faisaient bonne garde !

« Et puis, songea-t-il, n’y eût-il pas même les gardes, en serions-nous moins prisonniers ? Au diable l’amour ! Au diable la caution ! que faire, morbleu ! que devenir ? Attendre qu’on vienne nous faire signe que le bourreau est tout prêt ?… Eh ! par tous les diables, voilà bien notre dernière ressource : attendre !… Et pendant ce temps, la hache s’aiguise, à moins que ne se tisse la corde !… Bah !… au fond… cela ou autre chose !… cela vaut bien, après tout, la jolie minute que j’ai vécue aujourd’hui !… »

Là-dessus, le vieux Pardaillan s’étendit dans le foin près de son fils et l’ayant longuement regardé dormir, s’endormit à son tour.





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