Les Paradis artificiels/Un mangeur d’opium/V

V

UN FAUX DÉNOUEMENT


De Quincey a singulièrement écourté la fin de son livre, tel du moins qu’il parut primitivement. Je me rappelle que la première fois que je le lus, il y a de cela bien des années (et je ne connaissais pas la deuxième partie, Suspiria de profundis, qui d’ailleurs n’avait pas paru), je me disais de temps à autre : Quel peut être le dénouement d’un pareil livre ? La mort ? la folie ? Mais l’auteur, parlant sans cesse en son nom personnel, est resté évidemment dans un état de santé, qui, s’il n’est pas tout à fait normal et excellent, lui permet néanmoins de se livrer à un travail littéraire. Ce qui me paraissait le plus probable, c’était le statu quo ; c’était qu’il s’accoutumât à ses douleurs, qu’il prît son parti sur les effets redoutables de sa bizarre hygiène ; et enfin je me disais : Robinson peut à la fin sortir de son île ; un navire peut aborder à un rivage, si inconnu qu’il soit, et en ramener l’exilé solitaire ; mais quel homme peut sortir de l’empire de l’opium ? Ainsi, continuai-je en moi-même, ce livre singulier, confession véridique ou pure conception de l’esprit (cette dernière hypothèse étant tout à fait improbable à cause de l’atmosphère de vérité qui plane sur tout l’ensemble et de l’accent inimitable de sincérité qui accompagne chaque détail), est un livre sans dénouement. Il y a évidemment des livres, comme des aventures, sans dénouement. Il y a des situations éternelles ; et tout ce qui a rapport à l’irrémédiable, à l’irréparable, rentre dans cette catégorie. Cependant je me souvenais que le mangeur d’opium avait annoncé quelque part, au commencement, qu’il avait réussi finalement à dénouer, anneau par anneau, la chaîne maudite qui liait tout son être. Donc le dénouement était pour moi tout à fait inattendu, et j’avouerai franchement que, quand je le connus, malgré tout son appareil de minutieuse vraisemblance, je m’en défiai instinctivement. J’ignore si le lecteur partagera mon impression à cet égard ; mais je dirai que la manière subtile, ingénieuse, par laquelle l’infortuné sort du labyrinthe enchanté où il s’est perdu par sa faute, me parut une invention en faveur d’un certain cant britannique, un sacrifice où la vérité était immolée en l’honneur de la pudeur et des préjugés publics. Rappelez-vous combien de précautions il a prises avant de commencer le récit de son Iliade de maux, et avec quel soin il a établi le droit de faire des confessions, même profitables. Tel peuple veut des dénouements moraux, et tel autre des dénouements consolants. Ainsi les femmes, par exemple, ne veulent pas que les méchants soient récompensés. Que dirait le public de nos théâtres, s’il ne trouvait pas, à la fin du cinquième acte, la catastrophe voulue par la justice, qui rétablit l’équilibre normal, ou plutôt utopique, entre toutes les parties, — cette catastrophe équitable attendue impatiemment pendant quatre longs actes ? Bref, je crois que le public n’aime pas les impénitents, et qu’il les considère volontiers comme des insolents. De Quincey a peut-être pensé de même, et il s’est mis en règle. Si ces pages, écrites plus tôt, étaient par hasard tombées sous ses yeux, j’imagine qu’il aurait daigné complaisamment sourire de ma défiance précoce et motivée ; en tout cas, je m’appuie sur son texte, si sincère en toute autre occasion et si pénétrant, et je pourrais déjà annoncer ici une certaine troisième prostration devant la noire idole (ce qui implique une deuxième) dont nous aurons à parler plus tard.

Quoi qu’il en soit, voici ce dénouement. Depuis longtemps, l’opium ne faisait plus sentir son empire par des enchantements, mais par des tortures, et ces tortures (ce qui est parfaitement croyable et en accord avec toutes les expériences relatives à la difficulté de rompre de vieilles habitudes, de quelque nature qu’elles soient) avaient commencé avec les premiers efforts pour se débarrasser de ce tyran journalier. Entre deux agonies, l’une venant de l’usage continué, l’autre de l’hygiène interrompue, l’auteur préféra, nous dit-il, celle qui impliquait une chance de délivrance. « Combien prenais-je d’opium à cette époque, je ne saurais le dire ; car l’opium dont j’usais avait été acheté par un mien ami, qui plus tard ne voulut pas être remboursé ; de sorte que je ne peux pas déterminer quelle quantité j’absorbai dans l’espace d’une année. Je crois néanmoins que j’en prenais très-irrégulièrement, et que je variais la dose de cinquante ou soixante grains à cent cinquante par jour. Mon premier soin fut de la réduire à quarante, à trente, et enfin, aussi souvent que je le pouvais, à douze grains. » Il ajoute que parmi différents spécifiques dont il essaya, le seul dont il tira profit fut la teinture ammoniacale de valériane. Mais à quoi bon (c’est lui qui parle) continuer ce récit de la convalescence et de la guérison ? Le but du livre était de montrer le merveilleux pouvoir de l’opium soit pour le plaisir, soit pour la douleur ; le livre est donc fini. La morale du récit s’adresse seulement aux mangeurs d’opium. Qu’ils apprennent à trembler, et qu’ils sachent, par cet exemple extraordinaire, que l’on peut, après dix-sept années d’usage et huit années d’abus de l’opium, renoncer à cette substance. Puissent-ils, ajoute-t-il, développer plus d’énergie dans leurs efforts, et atteindre finalement le même succès !

« Jérémie Taylor conjecture qu’il est peut-être aussi douloureux de naître que de mourir. Je crois cela fort probable ; et durant la longue période consacrée à la diminution de l’opium, j’éprouvai toutes les tortures d’un homme qui passe d’un mode d’existence à un autre. Le résultat ne fut pas la mort, mais une sorte de renaissance physique… Il me reste encore comme un souvenir de mon premier état ; mes rêves ne sont pas parfaitement calmes ; la redoutable turgescence et l’agitation de la tempête ne sont pas entièrement apaisées ; les légions dont mes songes étaient peuplés se retirent, mais ne sont pas toutes parties ; mon sommeil est tumultueux, et, pareil aux portes du Paradis quand nos premiers parents se retournèrent pour les contempler, il est toujours, comme dit le vers effrayant de Milton :

Encombré de faces menaçantes et de bras flamboyants. »

L’appendice (qui date de 1822) et destiné à corroborer plus minutieusement la vraisemblance de ce dénouement, à lui donner pour ainsi dire une rigoureuse physionomie médicale. Être descendu d’une dose de huit mille gouttes à une dose modérée variant de trois cents à cent soixante était certainement un assez magnifique triomphe. Mais l’effort qui restait à faire demandait encore plus d’énergie que l’auteur ne s’y attendait, et la nécessité de cet effort devint de plus en plus manifeste. Il s’aperçut particulièrement d’un certain endurcissement, d’un manque de sensibilité dans l’estomac, qui semblait présager quelque affection squirreuse. Le médecin affirma que la continuation de l’usage de l’opium, quoique en doses réduites, pouvait amener un pareil résultat. Dès lors, serment d’abjurer l’opium, de l’abjurer absolument. Le récit de ses efforts, de ses hésitations, des douleurs physiques résultant des premières victoires de la volonté, est vraiment intéressant. Il y a des diminutions progressives ; deux fois il arrive à zéro ; puis ce sont des rechutes, rechutes où il compense largement les abstinences précédentes. En somme, l’expérience des six premières semaines donna pour résultat une effroyable irritabilité dans tout le système, particulièrement dans l’estomac, qui parfois revenait à un état de vitalité normale, et d’autres fois souffrait étrangement ; une agitation qui ne cessait ni jour ni nuit ; un sommeil (quel sommeil !) de trois heures au plus sur vingt-quatre, et si léger qu’il entendait les plus petits bruits autour de lui ; la mâchoire inférieure constamment enflée ; des ulcérations de la bouche et, parmi d’autres symptômes plus ou moins déplorables, de violents éternuments, qui, d’ailleurs, ont toujours accompagné ses tentatives de rébellion contre l’opium (cette espèce nouvelle d’infirmité durait quelquefois deux heures et revenait deux ou trois fois par jour) ; de plus, une sensation de froid, et enfin un rhume effroyable, ce qui ne s’était jamais produit sous l’empire de l’opium. Par l’usage des amers, il est parvenu à ramener l’estomac à l’état normal, c’est-à-dire à perdre, comme les autres hommes, la conscience des opérations de la digestion. Le quarante-deuxième jour, tous ces symptômes alarmants disparurent enfin pour faire place à d’autres ; mais il ne sait si ceux-là sont des conséquences de l’ancien abus ou de la suppression de l’opium. Ainsi, la transpiration abondante qui, même vers la Noël, accompagnait toute réduction journalière de la dose, avait, dans la saison la plus chaude de l’année, complétement cessé. Mais d’autres souffrances physiques peuvent être attribuées à la température pluvieuse de juillet dans la partie de l’Angleterre où était située son habitation.

L’auteur pousse le soin (toujours pour venir en aide aux infortunés qui pourraient se trouver dans le même cas que lui) jusqu’à nous donner un tableau synoptique, dates et quantités en regard, des cinq premières semaines pendant lesquelles il commença à mener à bien sa glorieuse tentative. On y voit de terribles rechutes, comme de zéro à 200, 300, 350. Mais peut-être bien la descente fut-elle trop rapide, mal graduée, donnant ainsi naissance à des souffrances superflues, lesquelles le contraignaient quelquefois à chercher un secours dans la source même du mal.

Ce qui m’a toujours confirmé dans l’idée que ce dénouement était artificiel, au moins en partie, c’est un certain ton de raillerie, de badinage et même de persiflage qui règne dans plusieurs endroits de cet appendice. Enfin, pour bien montrer qu’il ne donne pas à son misérable corps cette fanatique attention des valétudinaires, qui passent leur temps à s’observer eux-mêmes, l’auteur appelle sur ce corps, sur cette méprisable « guenille, » ne fût-ce que pour la punir de l’avoir tant tourmenté, les traitements déshonorants que la loi inflige aux pires malfaiteurs ; et si les médecins de Londres croient que la science peut tirer quelque bénéfice de l’analyse du corps d’un mangeur d’opium aussi obstiné qu’il le fut, il leur lègue bien volontiers le sien. Certaines personnes riches de Rome commettaient l’imprudence, après avoir fait un legs au prince, de s’obstiner à vivre, comme dit plaisamment Suétone, et le César, qui avait bien voulu accepter le legs, se trouvait gravement offensé par ces existences indiscrètement prolongées. Mais le mangeur d’opium ne redoute pas de la part des médecins de choquantes marques d’impatience. Il sait qu’on ne peut attendre d’eux que des sentiments analogues aux siens, c’est-à-dire répondant à ce pur amour de la science qui le pousse lui-même à leur faire ce don funèbre de sa précieuse dépouille. Puisse ce legs n’être remis que dans un temps infiniment reculé ; puisse ce pénétrant écrivain, ce malade charmant jusque dans ses moqueries, nous être conservé plus longtemps encore que le fragile Voltaire, qui mit, comme on a dit, quatre-vingt-quatre ans à mourir[1] !

  1. Pendant que nous écrivions ces lignes, la nouvelle de la mort de Thomas de Quincey est arrivée à Paris. Nous formions ainsi des vœux pour la continuation de cette destinée glorieuse, qui se trouvait coupée brusquement. Le digne émule et ami de Wordsworth, de Coleridge, de Southey, de Charles Lamb, de Hazlitt et de Wilson, laisse des ouvrages nombreux, dont les principaux sont : Confessions of an English opium-eater ; Suspiria & profundis ; the Cæsars ; Literary reminiscences ; Essays on the poets ; Autobiographic sketches ; Memorials ; the Note book ; Theological essays ; Letters to a young man ; Classic records reviewed or deciphered ; Speculations, literaly and philosophic, with German tales and other narrative papers ; Klosterheim, or the masque ; Logic of political economy (1844); Essays sceptical and antisceptical on problems neglected or misconceived, etc. Il laisse non-seulement la réputation d’un des esprits les plus originaux, les plus vraiment humoristiques de la vieille Angleterre, mais aussi celle d’un des caractères les plus affables, les plus charitables qui aient honoré l’histoire des lettres, tel enfin qu’il l’a dépeint naïvement dans les Suspiria de profundis, dont nous allons entreprendre l’analyse, et dont le titre emprunte à cette circonstance douloureuse un accent doublement mélancolique. M. de Quincey est mort à Édimbourg, âgé de soixante-quinze ans. J’ai sous les yeux un article nécrologique, daté du 17 décembre 1859, qui peut fournir matière à quelques tristes réflexions. D’un bout du monde à l’autre, la grande folie de la morale usurpe dans toutes les discussions littéraires la place de la pure littérature. Les Pontmartin et autres sermonnaires de salons encombrent les journaux américains et anglais aussi bien que les nôtres. Déjà, à propos des étranges oraisons funèbres qui suivirent la mort d’Edgar Poe, j’ai eu occasion d’observer que le champ mortuaire de la littérature est moins respecté que le cimetière commun, où un règlement de police protège les tombes contre les outrages innocents des animaux. Je veux que le lecteur impartial soit juge. Que le mangeur d’opium n’ait jamais rendu à l’humanité de services positifs, que nous importe ? Si son livre est beau, nous lui devons de la gratitude. Buffon, qui dans une pareille question n’est pas suspect, ne pensait-il pas qu’un tour de phrase heureux, une nouvelle manière de bien dire, avaient pour l’homme vraiment spirituel une utilité plus grande que les découvertes de la science ; en d’autres termes, que le Beau est plus noble que le Vrai ? Que de Quincey se soit montré quelquefois singulièrement sévère pour ses amis, quel auteur, connaissant l’ardeur de la passion littéraire, aurait le droit de s’en étonner ? Il se maltraitait cruellement lui-même ; et d’ailleurs, comme il l’a dit quelque part, et comme avant lui l’avait dit Coleridge, la malice ne vient pas toujours du cœur : il y a une malice de l’intelligence et de l’imagination. Mais voici le chef-d’œuvre de la critique. De Quincey avait dans sa jeunesse fait don à Coleridge d’une partie considérable de son patrimoine : « Sans doute ceci est noble et louable, quoique imprudent, dit le biographe anglais ; mais on doit se souvenir qu’il vint un temps où, victime de son opium, sa santé étant délabrée et ses affaires fort dérangées, il consentit parfaitement à accepter la charité de ses amis. » Si nous traduisons bien, cela veut dire qu’il ne faut lui savoir aucun gré de sa générosité, puisque plus tard il a usé de celle des autres. Le Génie ne trouve pas de pareils traits. Il faut, pour s’élever jusque-là, être doué de l’esprit envieux et quinteux du critique moral. — C. B.