Les Papiers posthumes du Pickwick Club/Tome II/XXVII.

Traduction par Pierre Grollier.
Hachette (2p. 383-396).


CHAPITRE XXVII.

M. Weller assiste à une importante conférence entre M. Pickwick et Samuel. Un vieux gentleman, en habit couleur de tabac, arrive inopinément.


M. Pickwick était seul, rêvant à beaucoup de choses, et pensant principalement à ce qu’il y avait de mieux à faire pour le jeune couple, dont la condition incertaine était pour lui un sujet constant de regrets et d’anxiété, lorsque Mary entra légèrement dans la chambre, et, s’avançant vers la table, lui dit d’une manière un peu précipitée :

« Oh ! monsieur, s’il vous plaît, Samuel est en bas, et il demande si son père peut vous voir !

— Certainement.

— Merci, monsieur, dit Mary, en retournant vers la porte.

— Est-ce qu’il y a longtemps que Sam est ici ?

— Oh ! non, monsieur. Il ne fait que de revenir, et il ne vous demandera plus de congé, à ce qu’il dit. »

Mary s’aperçut sans doute, qu’elle avait communiqué cette dernière nouvelle avec plus de chaleur qu’il n’était absolument nécessaire ; ou peut-être remarqua-t-elle le sourire de bonne humour avec lequel M. Pickwick la regarda, quand elle eut fini de parler. Le fait est qu’elle baissa la tête et examina le coin de son joli petit tablier, avec une attention qui ne paraissait pas indispensable.

« Dites-leur qu’ils viennent sur-le-champ. »

Mary, apparemment fort soulagée, s’en alla rapidement avec son message.

M. Pickwick fit deux ou trois tours dans la chambre, et frottant son menton avec sa main gauche, parut plongé dans de profondes réflexions.

« Allons, allons ! dit-il à la fin, d’un ton doux, mais mélancolique, c’est la meilleure manière dont je puisse récompenser sa fidélité. Il faut que cela soit ainsi. C’est le destin d’un vieux garçon de voir ceux qui l’entourent former de nouveaux attachements et l’abandonner. Je n’ai pas le droit d’attendre qu’il en soit autrement pour moi. Non, non, ajouta-t-il plus gaiement, ce serait de l’égoïsme et de l’ingratitude. Je dois m’estimer heureux d’avoir une si bonne occasion de l’établir. J’en suis heureux, nécessairement j’en suis heureux. »

M. Pickwick était si absorbé dans ces réflexions, qu’on avait frappé trois ou quatre fois à la porte avant qu’il l’entendît. S’asseyant rapidement et reprenant l’air aimable qui lui était ordinaire, il cria :

« Entrez ! » Et Sam Weller parut, suivi par son père.

« Je suis charmé de vous voir revenu, Sam. Comment vous portez-vous, monsieur Weller ?

— Très-bien, mossieu, grand merci, répliqua le veuf. J’espère que vous allez bien, mossieu ?

— Tout à fait, je vous remercie.

— Je désirerais avoir un petit brin de conversation avec vous, mossieu, si vous pouvez m’accorder cinq minutes.

— Certainement. Sam, donnez une chaise à votre père.

— Merci, Samivel, j’en ai attrapé une ici. Un bon joli temps mossieu, dit M. Weller en s’asseyant et en posant son chapeau par terre.

— Fort beau pour la saison, répliqua M. Pickwick, fort beau.

— Le plus joli temps que j’aie jamais vu, » reprit M. Weller. Mais, arrivé là, il fut saisi d’un violent accès de toux, et sa toux terminée, il se mit à faire des signes de tête, des clins d’œil, des gestes suppliants et menaçants à son fils, qui s’obstinait méchamment à n’en rien voir.

M. Pickwick s’apercevant que le vieux gentleman était embarrassé, feignit de s’occuper à couper les feuillets d’un livre, et attendit ainsi que M. Weller expliquât l’objet de sa visite.

« Je n’ai jamais vu un garçon aussi contrariant que toi, Samivel, dit à la fin le vieux cocher, en regardant son fils d’un air indigné. Jamais, de ma vie ni de mes jours.

— Qu’a-t-il donc fait, M. Weller ? demanda M. Pickwick.

— Il ne veut pas commencer, mossieu ; il sait que je ne suis pas capable de m’exprimer moi-même, quand il y a quelque chose de particulier à dire, et il reste là, comme une ferme, plutôt que de m’aider d’une syllabe. Il me laisse embourber dans l’chemin pour que je vous fasse perdre votre temps, et que je me donne moi-même en spectacle. Ce n’est pas une conduite filiale, Samivel, poursuivit M. Weller en essuyant son front ; bien loin de là !

— Vous disiez que vous vouliez parler, répliqua Sam ; comment pouvais-je savoir que vous étiez embourbé dès le commencement ?

— Tu as bien vu que je n’étais pas capable de démarrer, que j’étais sur le mauvais côté de la route, et que je reculais dans les palissades, et toutes sortes d’autres désagréments. Et malgré ça, tu ne veux pas me donner un coup de main. Je suis honteux de toi, Samivel.

— Le fait est, monsieur, reprit Sam avec un léger salut ; le fait est que le gouverneur vient de retirer son argent des fontes…

— Très-bien, Samivel, très-bien, interrompit M. Weller, en remuant la tête d’un air satisfait. Je n’avais pas l’intention d’être dur envers toi, Sammy. Très-bien, voilà comme il faut commencer ; arrivons au fait tout de suite. Très-bien, Samivel, en vérité. »

Dans l’excès de son contentement M. Weller fit une quantité extraordinaires de signes de tête, et attendit d’un air attentif que Sam continuât son discours.

— Sam, dit M. Pickwick, en s’apercevant que l’entrevue promettait d’être plus longue qu’il ne l’avait imaginé, vous pouvez vous asseoir. »

Sam salua encore, puis il s’assit ; et son père lui ayant lancé un coup d’œil expressif, il continua.

« Le gouverneur a touché cinq cent trente livres sterling…

— Toutes consolidées, interpella M. Weller, à demi-voix.

— Ça ne fait pas grand choses, que ce soit des fontes consolidées ou non, reprit Sam. N’est-ce pas cinq cent trente livres sterling ?

— Justement, Samivel.

— À quoi il a ajouté pour la vente de l’auberge…

— Pour le bail, les meubles et la clientèle, expliqua M. Weller.

— De quoi faire en tout onze cent quatre-vingts livres sterling.

— En vérité, fit M. Pickwick, je vous félicite, monsieur Weller, d’avoir fait de si bonnes affaires.

— Attendez une minute, mossieu dit le sage cocher, en levant la main d’une manière suppliante. Marche toujours, Samivel.

— Il désire beaucoup, reprit Sam, avec un peu d’hésitation, et je désire beaucoup aussi voir mettre cette monnaie-là dans un endroit où elle sera en sûreté ; car, s’il la garde, il va la prêter au premier venu, ou la dépenser en chevaux, ou laisser tomber son portefeuille de sa poche sur la route, ou faire une momie égyptienne de son corps, d’une manière où d’une autre.

— Très-bien, Samivel, interrompit M. Weller, d’un air aussi complaisant que si son fils avait fait le plus grand éloge de sa prudence et de sa prévoyance.

— C’est pourquoi, continua Sam, en tortillant avec inquiétude le bord de son chapeau ; c’est pourquoi il l’a ramassée aujourd’hui, et est venu ici avec moi, pour dire… c’est-à-dire pour offrir… ou en d’autres termes pour…

— Pour dire ceci, continua M. Weller avec impatience, c’est que la monnaie ne me servira de rien, à moi, vu que je vas conduire une voiture régulièrement ; et comme je n’ai pas d’endroit pour la mettre, à moins que je ne paye le conducteur pour en prendre soin, ou que je la mette dans une des poches de la voiture, ce qui serait une tentation pour les voyageurs du coupé ; de sorte que si vous voulez en prendre soin pour moi, mossieu, je vous serai bien obligé. Peut-être, ajouta M. Weller, en se levant et en venant parler à l’oreille de M. Pickwick, peut-être qu’elle pourra servir à payer une partie de cette condamnation… Tout ce que j’ai à dire, c’est que vous la gardiez, jusqu’à ce que je vous la redemande. »

En disant ces mots, M. Weller posa son portefeuille sur les genoux de M. Pickwick, saisit son chapeau, et se sauva hors de la chambre, avec une célérité qu’on aurait eu bien de la peine à attendre d’un sujet aussi corpulent.

« Sam, arrêtez-le ! s’écria M. Pickwick d’un ton sérieux. Rattrapez-le ! ramenez-le moi sur-le-champ, Monsieur Weller, arrêtez, arrêtez ! »

Sam vit qu’il ne fallait pas badiner avec les injonctions de son maître. Il saisit son père par le bras, comme il descendait l’escalier, et le ramena de vive force.

« Mon ami, dit M. Pickwick en le prenant par la main, votre honnête confiance me confond.

— Il n’y a pas de quoi, monsieur, repartit le cocher, d’un ton obstiné.

— Je vous assure, mon ami, que j’ai plus d’argent qu’il ne m’en faut ; bien plus qu’un homme de mon âge ne pourra jamais en dépenser.

— On ne sait pas ce qu’on peut dépenser tant qu’on n’a pas essayé.

— C’est possible ; mais comme je ne veux pas faire cette expérience-là, il n’est guère probable que je tombe dans le besoin. Je dois donc vous prier de reprendre ceci, monsieur Weller.

— Très-bien, répliqua le vieux cocher d’un ton mécontent. Faites attention à ceci, Samivel ; je ferai un acte de désespéré avec cette propriété ; un acte de désespéré !

— Je ne vous y engage pas, » répondit Sam.

M. Weller réfléchit pendant quelque temps, puis, boutonnant son habit d’un air déterminé, il dit : je tiendrai un turnpike[1].

« Quoi ? s’écria Sam.

— Un turnpike rétorqua M. Weller entre ses dents serrées. Dites adieu à votre père, Samivel ; je dévoue le reste de ma carrière à tenir un turnpike ! »

Cette menace était si terrible, M. Weller semblait si déterminé à l’exécuter, et si profondément mortifié par le refus de M. Pickwick, que l’excellent homme, après quelques instants de réflexion, lui dit :

« Allons, allons, monsieur Weller, je garderai votre argent. Il est possible effectivement que je puisse faire plus de bien que vous avec cette somme.

— Parbleu, répondit M. Weller en se rassérénant, certainement, que vous pourrez en faire plus que moi, mossieu.

— Ne parlons plus de cela, dit M. Pickwick, en enfermant le portefeuille dans son bureau. Je vous suis sincèrement obligé, mon ami. Et maintenant rasseyez-vous, j’ai un avis à vous demander. »

Le rire comprimé de triomphe qui avait bouleversé, non seulement le visage de M. Weller, mais ses bras, ses jambes et tout son corps, pendant que le portefeuille était enfermé, fut remplacé par la gravité la plus majestueuse, aussitôt qu’il eut entendu ces paroles.

« Laissez-nous un instant, Sam, » dit M. Pickwick.

Sam se retira immédiatement.

Le corpulent cocher avait l’air singulièrement profond, mais prodigieusement étonné, lorsque M. Pickwick ouvrit le discours en disant :

« Vous n’êtes pas, je pense, un avocat du mariage, monsieur Weller ? »

Le père de Sam secoua la tête, mais il n’eut point la force de parler ; il était pétrifié par la pensée que quelque méchante veuve avait réussi à enchevêtrer M. Pickwick.

« Tout à l’heure, en montant l’escalier avec votre fils, avez-vous, par hasard, remarqué une jeune fille ?

— J’ai vu une jeunesse, répliqua M. Weller brièvement.

— Comment l’avez-vous trouvée, monsieur Weller ? Dites-moi candidement comment vous l’avez trouvée ? »

— J’ai trouvé qu’elle était dodue, et les membres bien attachés, répondit le cocher d’un air de connaisseur.

« C’est vrai, vous avez raison. Mais qu’avez-vous pensé de ses manières ?

— Eh ! eh ! très-agréables, mossieu, et très-conformables. »

Rien ne déterminait le sens précis que M. Weller attachait à ce dernier adjectif ; mais comme le ton dont il l’avait prononcé indiquait évidemment que c’était une expression favorable, M. Pickwick en fut aussi satisfait que s’il l’avait compris distinctement.

« Elle m’inspire beaucoup d’intérêt, monsieur Weller, » reprit M. Pickwick.

Le cocher toussa.

« Je veux dire que je prends intérêt à son bien-être, à ce qu’elle soit heureuse et confortable, vous me comprenez ?

— Très-clairement, répliqua M. Weller, qui ne comprenait rien du tout.

— Cette jeune personne est attachée à votre fils.

— À Samivel Weller ! s’écria le père.

— Précisément.

— C’est naturel, dit M. Weller, après quelques instants de réflexion ; c’est naturel, mais c’est un peu alarmant ; il faut que Samivel prenne bien garde.

— Qu’entendez-vous par là ?

— Prenne bien garde de ne rien lui dire dans un moment d’innocence, qui puisse servir à une conviction pour violation de promesse de mariage. Faut pas jouer avec ces choses-là, monsieur Pickwick. Quand une fois elles ont des desseins sur vous, on ne sait comment s’en dépêtrer, et pendant qu’on y réfléchit, elles vous empoignent. J’ai été marié comme ça moi-même la première fois, mossieu ; et Samivel est la conséquence de la manœuvre.

— Vous ne me donnez pas grand encouragement pour conclure ce que j’avais à vous dire ; mais je crois, pourtant, qu’il vaut mieux en finir tout d’un coup. Non-seulement, cette jeune personne est attachée à votre fils, mais votre fils lui est attaché, monsieur Weller.

— Eh ben ! voilà de jolies choses pour revenir aux oreilles d’un père ! Voilà de jolies choses !

— Je les ai observés dans diverses occasions, poursuivit M. Pickwick, sans faire de commentaires sur l’exclamation du gros cocher ; et je n’en doute aucunement. Supposez que je désirasse les établir, comme mari et femme, dans une situation où ils puissent vivre confortablement ; qu’en penseriez-vous, monsieur Weller ? »

D’abord, M. Weller reçut avec de violentes grimaces une proposition impliquant mariage, pour une personne à laquelle il prenait intérêt : mais comme M. Pickwick, en raisonnant avec lui, insistait fortement sur ce que Mary n’était point une veuve, il devint graduellement plus traitable. M. Pickwick avait beaucoup d’influence sur son esprit, le cocher d’ailleurs avait été singulièrement frappé par les charmes de la jeune fille, à qui il avait déjà lancé plusieurs œillades très-peu paternelles. À la fin, il déclara que ce n’était pas à lui de s’opposer aux désirs de M. Pickwick, et qu’il suivrait toujours ses avis avec grand plaisir. Notre excellent ami le prit au mot avec empressement, et sans lui donner le temps de la réflexion, fit comparaître son domestique.

« Sam, dit M. Pickwick en toussant un peu, car il avait quelque chose dans la gorge, votre père et moi, avons eu une conversation à votre sujet.

— À ton sujet, Samivel, répéta M. Weller, d’un ton protecteur et calculé pour faire de l’effet.

— Je ne suis pas assez aveugle, Sam, pour ne pas m’être aperçu, depuis longtemps, que vous avez pour la femme de chambre de madame Winkle, plus que de l’amitié.

— Tu entends, Samivel, ajouta M. Weller du même air magistral.

— J’espère, monsieur, dit Sam en s’adressant à son maître ; j’espère qu’il n’y a pas de mal à ce qu’un jeune homme remarque une jeune femme qui est certainement agréable, et d’une bonne conduite.

— Aucun, dit M. Pickwick.

— Pas le moins du monde, ajouta M. Weller, d’une voix affable mais magistrale.

— Loin de penser qu’il y ait du mal dans une chose si naturelle, reprit M. Pickwick, je suis tout disposé à favoriser vos désirs. C’est pour cela que j’ai eu une petite conversation avec votre père ; et comme il est de mon opinion…

— La personne n’étant pas une veuve, fit remarquer M. Weller.

— La personne n’étant pas une veuve, répéta M. Pickwick en souriant, je désire vous délivrer de la contrainte que vous impose votre présente condition auprès de moi, et vous témoigner ma reconnaissance pour votre fidélité, en vous mettant à même d’épouser cette jeune fille, sur-le-champ, et de soutenir, d’une manière indépendante, votre famille et vous-même. Je serai fier, poursuivit M. Pickwick, dont la voix jusque-là tremblante, avait repris son élasticité ordinaire, je serai fier et heureux de prendre soin moi-même de votre bien-être à venir. »

Il y eut pendant quelques instants un profond silence, après lequel, Sam dit d’une voix basse et entrecoupée, mais ferme néanmoins :

« Je vous suis très-obligé pour votre bonté, monsieur, qui est tout à fait digne de vous, mais ça ne peut pas se faire.

— Cela ne peut pas se faire ! s’écria M. Pickwick, avec étonnement.

— Samivel ! dit M. Weller avec dignité.

— Je dis que ça ne peut pas se faire, répéta Sam d’un ton plus élevé. Qu’est-ce que vous deviendriez, monsieur ?

— Mon cher garçon, répondit Pickwick, les derniers événements qui ont eu lieu parmi mes amis changeront complètement ma manière de vivre à l’avenir. En outre, je deviens vieux, j’ai besoin de repos et de tranquillité ; mes promenades sont finies, Sam.

— Comment puis-je savoir ça, monsieur ? Vous le croyez comme ça, maintenant ; mais supposez que vous veniez à changer d’avis, ça n’est pas impossible, car vous avez encore le feu d’un jeune homme de vingt-cinq ans ; qu’est-ce que vous deviendriez sans moi ? Ça ne peut pas se faire, monsieur, ça ne peut pas se faire.

— Très-bien, Samivel. Il y a beaucoup de raison là-dedans, fit observer M. Weller, d’une voix encourageante.

— Je parle après de longues réflexions, Sam, reprit M. Pickwick en secouant la tête. Les scènes nouvelles ne me conviennent plus ; mes voyages sont finis.

— Très-bien, monsieur. Alors raison de plus pour que vous ayez toujours avec vous quelqu’un qui vous connaisse, pour vous rendre confortable. Si vous voulez avoir un gaillard plus élégant, c’est bel et bon, prenez-le ; mais avec ou sans gages, avec congé ou sans congé, nourri ou non nourri, logé ou non logé, Sam Weller, que vous avez pris dans la vieille auberge du Borough, s’attache à vous, arrive qui plante ; et tout le monde aura beau faire et beau dire, rien ne l’en empêchera ! »

À la fin de cette déclaration, que Sam fit avec grande émotion, son père se leva de sa chaise, et oubliant toute considération de lieu et de convenance, agita son chapeau au-dessus de sa tête, en poussant trois véhémentes acclamations.

« Mon garçon, dit M. Pickwick, lorsque M. Weller se fut rassis, un peu honteux de son propre enthousiasme, mon garçon, vous devez considérer aussi la jeune fille.

— Je considère la jeune fille, monsieur ; j’ai considéré la jeune fille, je lui ai dit ma position, et elle consent à attendre, jusqu’à ce que je sois prêt. Je crois qu’elle tiendra sa promesse, monsieur : si elle ne la tenait pas, elle ne serait pas la jeune fille pour qui je l’ai prise, et j’y renonce volontiers. Vous me connaissez bien, monsieur ; mon parti est arrêté, et rien ne pourra m’en faire changer. »

Qui aurait eu le cœur de combattre cette résolution ? Ce n’était pas M. Pickwick. L’attachement désintéressé de ses humbles amis lui inspirait, en ce moment, plus d’orgueil et de jouissances de sentiments que n’auraient pu lui en causer dix mille protestations des plus grands personnages de la terre.

Tandis que cette conversation avait lieu dans la chambre de M. Pickwick, un petit vieillard en habit couleur de tabac, suivi d’un porteur et d’une valise, se présentait à la porte de l’hôtel. Après s’être assuré d’une chambre pour la nuit, il demanda au garçon s’il n’y avait pas dans la maison une certaine Mme Winkle ; et sur sa réponse affirmative :

« Est-elle seule ? demanda le petit vieillard.

— Je crois que oui, monsieur. Je puis appeler sa femme de chambre, si vous…

— Non, je n’en ai pas besoin ; interrompit vivement le petit homme. Conduisez-moi à sa chambre sans m’annoncer.

— Mais, monsieur ! fit le garçon.

— Êtes-vous sourd ?

— Non, monsieur.

— Alors écoutez-moi, s’il vous plaît. Pouvez-vous m’entendre maintenant ?

— Oui, monsieur.

— C’est bien. Conduisez-moi à la chambre de mistress Winkle sans m’annoncer. »

En proférant cet ordre, le petit vieillard glissa cinq shillings dans la main du garçon et le regarda fixement.

« Réellement, monsieur, je ne sais pas si…

— Eh ! vous finirez par le faire, je le vois bien ; ainsi autant vaut le faire tout de suite ; cela nous épargnera du temps. »

Il y avait quelque chose de si tranquille et de si décidé dans les manières du petit vieillard, que le garçon mit les cinq shillings dans sa poche et le conduisit sans ajouter un seul mot.

« C’est là ? dit l’étranger. Bien, vous pouvez vous retirer. »

Le garçon obéit, tout en se demandant qui le gentleman pouvait être et ce qu’il voulait. Celui-ci attendit qu’il fut disparu et frappa à la porte.

« Entrez, fit Arabelle.

— Hum ! une jolie voix toujours ; mais cela n’est rien. »

En disant ceci, il ouvrit la porte et entra dans la chambre. Arabelle, qui était en train de travailler, se leva en voyant un étranger, un peu confuse, mais d’une confusion pleine de grâce.

« Ne vous dérangez pas, madame, je vous prie, dit l’inconnu en fermant la porte derrière lui. Mme Winkle, je présume ? »

Arabelle inclina la tête.

« Mme Nathaniel Winkle, qui a épousé le fils du vieux marchand de Birmingham ? » poursuivit l’étranger en examinant Arabelle avec une curiosité visible.

Arabelle inclina encore la tête et regarda autour d’elle avec une sorte d’inquiétude, comme si elle avait songé à appeler quelqu’un.

« Ma visite vous surprend, à ce que je vois, madame ? dit le vieux gentleman.

— Un peu, je le confesse, répondit Arabelle en s’étonnant de plus en plus.

— Je prendrai une chaise, si vous me le permettez, madame, dit l’étranger en s’asseyant et en tirant tranquillement de sa poche une paire de lunettes qu’il ajusta sur son nez. Vous ne me connaissez pas, madame ? dit-il en regardant Arabelle si attentivement qu’elle commença à s’alarmer.

— Non, monsieur, répliqua-t-elle timidement.

— Non, répéta l’étranger en balançant sa jambe droite ; je ne vois pas comment vous me connaîtriez. Vous savez mon nom cependant, madame.

— Vous croyez ? dit Arabelle toute tremblante, sans trop savoir pourquoi. Puis-je vous prier de me le rappeler ?

— Tout à l’heure, madame, tout à l’heure, répondit l’inconnu qui n’avait pas encore détourné les yeux de son visage. Vous êtes mariée depuis peu, madame ?

— Oui, monsieur, répliqua Arabelle d’une voix à peine perceptible et en mettant de côté son ouvrage ; car une pensée, qui l’avait déjà frappée auparavant, l’agitait de plus en plus.

— Sans avoir représenté à votre mari la convenance de consulter d’abord son père, dont il dépend entièrement, à ce que je crois ? »

Arabelle mit son mouchoir sur ses yeux.

« Sans même vous efforcer d’apprendre par quelque moyen indirect quels étaient les sentiments du vieillard sur un point qui l’intéressait autant que celui-là.

— Je ne puis le nier, monsieur, balbutia Arabelle.

— Et sans avoir assez de bien, de votre côté, pour assurer à votre époux un dédommagement des avantages auxquels il renonçait en ne se mariant pas selon les désirs de son père ? C’est là ce que les jeunes gens appellent une affection désintéressée, jusqu’à ce qu’ils aient des enfants à leur tour et qu’ils viennent alors à penser différemment. »

Les larmes d’Arabelle coulaient abondamment, tandis qu’elle s’excusait en disant qu’elle était jeune et inexpérimentée, que son attachement seul l’avait entraînée, et qu’elle avait été privée des soins et des conseils de ses parents presque depuis son enfance.

« C’était mal, dit le vieux gentleman d’un ton plus doux, c’était fort mal. C’était romanesque, mal calculé, absurde.

— C’est ma faute, monsieur, ma faute à moi seule, répliqua la pauvre Arabelle en pleurant.

— Bah ! Ce n’est pas votre faute, je suppose, s’il est devenu amoureux de vous… Mais si pourtant, ajouta l’inconnu en regardant Arabelle d’un air malin, si, c’est bien votre faute ; il ne pouvait pas s’en empêcher.

Ce petit compliment, ou l’étrange façon dont le vieux gentleman l’avait fait, ou le changement de ses manières qui étaient devenues beaucoup plus douces, ou ces trois causes réunies, arrachèrent à Arabelle un sourire au milieu de ses larmes.

« Où est votre mari ? demanda brusquement l’inconnu pour dissimuler un sourire qui avait éclairci son propre visage.

— Je l’attends à chaque instant, monsieur. Je lui ai persuadé de se promener un peu ce matin ; il est très-malheureux, très-abattu, de n’avoir pas reçu de nouvelles de son père.

— Ah ! ah ! c’est bien fait, il le mérite.

— Il en souffre pour moi, monsieur ; et, en vérité, je souffre beaucoup pour lui, car c’est moi qui suis la cause de son chagrin.

— Ne vous tourmentez pas à cause de lui, ma chère ; il le mérite bien. J’en suis charmé, tout à fait charmé, pour ce qui est de lui.

Ces mots étaient à peine sortis de la bouche du vieux gentleman, lorsque des pas se firent entendre sur l’escalier. Arabelle et l’étranger parurent les reconnaître au même instant. Le petit vieillard devint pâle, et, faisant un violent effort pour paraître tranquille, il se leva comme M. Winkle entrait dans la chambre.

« Mon père ! s’écria celui-ci en reculant d’étonnement.

— Oui, monsieur, répondit le petit vieillard. Eh bien ! monsieur, qu’est-ce que vous avez à me dire ? »

M. Winkle garda le silence.

« Vous rougissez de votre conduite, j’espère ? »

M. Winkle ne dit rien encore.

« Rougissez-vous de votre conduite, monsieur, oui ou non ?

— Non, monsieur, répliqua M. Winkle, en passant le bras d’Arabelle sous le sien ; je ne rougis ni de ma conduite ni de ma femme.

— Vraiment ? dit le petit gentleman ironiquement.

— Je suis bien fâché d’avoir fait quelque chose qui ait diminué votre affection pour moi, monsieur ; mais je dois dire en même temps que je n’ai aucune raison de rougir de mon choix, pas plus que vous ne devez rougir de l’avoir pour belle-fille.

— Donne-moi la main, Nathaniel, dit le vieillard d’une voix émue. Embrassez-moi, mon ange ; vous êtes une charmante belle-fille, après tout. »

Au bout de quelques minutes, M. Winkle alla chercher M. Pickwick et le présenta à son père qui échangea avec lui des poignées de main pendant cinq minutes consécutives.

« Monsieur Pickwick, dit le petit vieillard d’un ton ouvert et sans façon, je vous remercie sincèrement de toutes vos bontés pour mon fils. Je suis un peu vif, et la dernière fois que je vous ai vu j’étais surpris et vexé. J’ai jugé par moi-même maintenant, et je suis plus que satisfait. Dois-je vous faire d’autres excuses ?

— Pas l’ombre d’une, répondit M. Pickwick… Vous avez fait la seule chose qui manquait pour compléter mon bonheur. »

Là-dessus il y eut un autre échange de poignées de mains, pendant cinq autres minutes, avec accompagnement de compliments qui avaient le mérite très-grand et très-nouveau d’être sincères.

Sam avait respectueusement reconduit son père à la Belle Sauvage, quand, à son retour, il rencontra dans la cour le gros joufflu qui venait d’apporter un billet d’Émilie Wardle.

« Dites donc, lui cria le jeune phénomène, qui paraissait singulièrement en train de parler, dites donc, Mary est-elle assez gentille, hein ? Je l’aime joliment, allez ! »

Sam ne fit point de réponse verbale, mais, complétement pétrifié par la présomption du gros garçon, il le regarda fixement pendant une minute, le conduisit par le collet jusqu’au coin de la rue et le renvoya avec un coup de pied innocent mais cérémonieux, après quoi il rentra à l’hôtel en sifflant.




  1. Un Turnpike, barrière pour le péage des voitures sur les routes anglaises.(Note du traducteur.)