Les Papiers posthumes du Pickwick Club/Tome II/XXIII.

Traduction par Pierre Grollier.
Hachette (2p. 329-341).


CHAPITRE XXIII.

Annonçant un changement sérieux dans la famille Weller, et la chute prématurée de l’homme au nez rouge.


Croyant que la délicatesse ne lui permettait point de présenter, sans préparation, MM. Bob Sawyer et Ben Allen au nouveau ménage, et désirant ménager, autant que possible, la sensibilité d’Arabelle, M. Pickwick proposa à ses compagnons de descendre, pour le moment, quelque part et de le laisser aller seul, avec Sam, à l’hôtel de George et Vautour. Ils y consentirent facilement et prirent, en conséquence, leurs quartiers dans une taverne située sur les confins du Borough. Ils s’y trouvaient en pays de connaissance, car, en d’autre temps, leurs noms y avaient souvent brillé en tête de certains calculs longs et complexes enregistrés à la craie derrière la porte.

« Tiens, c’est vous ? Bonjour, monsieur Weller, dit la jolie femme de chambre, lorsqu’elle rencontra Sam à la porte.

— C’est toujours un bon jour quand je vous vois, ma chère, répondit Sam en restant en arrière, de manière à n’être pas entendu de son maître. Quelle jolie créature vous faites, Mary !

— Allons ! monsieur Weller, quelles folies vous dites ! Oh ! finissez donc, monsieur Weller.

— Finissez quoi, ma chère ?

— Eh ! mais ce que vous faites… Laissez-moi donc monsieur Weller, dit la jolie bonne en souriant et en poussant Sam contre le mur. Vous avez chiffonné mon bonnet, défrisé mes cheveux, et vous m’empêchez de vous dire qu’il y a ici une lettre qui vous attend depuis trois jours. Vous ne faisiez que de partir quand elle est arrivée, et il y a pressée dessus.

— Où est-elle, mon amour ?

— J’en ai pris soin à cause de vous ; autrement je suis bien sûre qu’elle aurait été perdue depuis longtemps. En vérité, c’est plus que vous ne méritez. »

Tout en parlant ainsi et en exprimant avec une petite coquetterie charmante des doutes, des craintes, de l’espoir, sur la conservation de la lettre, Mary la tira de la plus jolie petite guimpe qu’on puisse imaginer, et la tendit à Sam, qui la baisa aussitôt avec beaucoup de galanterie et de dévotion.

« Tiens, tiens, dit Mary en ajustant sa collerette avec une feinte ignorance ; vous avez l’air d’être devenu bien amoureux de cette écriture-là tout d’un coup ? »

Sam ne répondit que par une œillade, dont l’expression brûlante ne pourrait être rendue par aucune description ; puis s’asseyant auprès de Mary, sur l’appui de la fenêtre, il ouvrit la lettre et en examina le contenu.

« Ohé ! s’écria-t-il, qu’est-ce que ça veut dire ?

— Pas de malheur, j’espère ? dit Mary en regardant par-dessus son épaule.

— Que Dieu bénisse vos jolis yeux ! s’écria Sam en se retournant.

— Ne vous occupez pas de mes yeux et pensez à votre lettre. » rétorqua la charmant bonne.

Mais en parlant ainsi, elle lui décochait un regard où brillait tant de malice et de vivacité qu’il était absolument irrésistible.

Sam se rafraîchit donc d’un baiser, et lut ensuite ce qui suit :

« Markis Gran by Dorken, mekerdi.
« Mon cher Saumule,
« Je suis très fâché davoir le plésir de vous anonser des môvèses nouvelles. Votre Belmaire a atrappé un rumhe en conséquance quelle a u limprudanse de rester trop lontems assise sur le gason humid a la pluie pour antendre un berger qui navet pas pu tenir son bec que tré tar dent la nui parce qui sétait si bien monté avec du grogue qui na pas pu sarrêter aveng deitre un peu dégrisé ce ka pris plusieurres heurres le docteur dit que si elle avait pris du grogue chaux aprais au lieur de le prandre avent elle naurait pas été endommajait. Ses roues a été immédiatement graisé et on a fai tout ce quel on a pu pour la faire rouler Votre père espérait quel pourait marché comme à lordinairre mais juste comme elle tournais le coin mon garson elle a pris le mauvès chemin et elle a dégring aulet la montagne avec une vellocité comme on nen na jamès veu et malgré que le médecin a voulu lenrayer ça na servi de rien du tout car elle a fait son dernier relai ière souarre à si zeurre moins vin minnutes ayant fait le voilliage en baucoup moins de temsp qu’à lordinaire peut hêtre parce quelle avait pris trô peu de bagaje en route. Votre père dit que si vous voulez venir me voir samy il en sera bien satisfèz car je suis for sollitaire sammivel. N. B. il veut que ça soit hortografhié comme cela que je dis qui naît pas bien et comme il y a beaucoup de chose à arranger il hait sûr que votre gouvernur ne si refusera pas bien sûr qu’il ne si refuserra pas samy car je le connais bien ainsil vous envoie ses devoirs auquels je me joint et suis pour la vie infernalement dévoué,
Votre père Tony Veller. »

« Quelle drôle de lettre, dit Sam. Y a-t-il moyen de comprendre ce qu’il veut dire avec ses il et ses je. Ce n’est pas l’écriture de mon père, excepté cette signature ici en lettres moulées. Ça c’est sa griphe.

— Peut-être qu’il l’a fait écrire par quelqu’un et qu’il a signé ensuite, dit la jolie femme de chambre.

— Attendez un peu, reprit Sam en parcourant la lettre de nouveau et en s’arrêtant çà et là pour réfléchir. Vous avez raison. Le gentleman qui l’a écrite racontait le malheur qui est arrivé d’une manière convenable, et alors v’là le père qui vient regarder par-dessus son épaule et qui complique l’histoire en y fourrant son nez. C’est précisément comme ça qu’il fait toujours. Vous avez raison, Mary, ma chère. »

S’étant mis l’esprit en repos sur ce point, Sam relut encore la lettre, et paraissant, pour la première fois, se faire une idée nette de son contenu, il la referma d’un air pensif en disant :

« Ainsi la pauvre créature est morte. J’en suis fâché : elle n’aurait pas eu un mauvais caractère, si ces bergers l’avaient laissée tranquille. J’en suis très-fâché. »

Sam murmura ces paroles d’un air si sérieux que la jolie bonne baissa les yeux et prit une physionomie grave.

« Quoi qu’il en soit, poursuivit Sam en mettant la lettre dans sa poche avec un léger soupir, ça devait arriver comme ça, et il n’y a plus de remède maintenant, comme dit la vieille lady, après avoir épousé son domestique. C’est-il pas vrai, Mary ? »

Mary secoua la tête et soupira aussi.

« Il faut que je demande un congé à l’empereur, maintenant. »

Mary soupira encore ; la lettre était si touchante.

« Adieu, dit Sam.

— Adieu, répondit la jolie bonne en détournant la tête.

— Une poignée de mains. Est-ce que vous ne voulez pas ? »

La jolie bonne tendit une main qui était fort petite, quoique ce fût la main d’une bonne. Puis elle se leva pour s’en aller.

« Je ne serai pas bien longtemps, dit Sam.

— Vous êtes toujours absent, répliqua Mary en donnant à sa tête la plus légère secousse possible. Vous n’êtes pas plus tôt revenu que vous voilà reparti, monsieur Weller. »

Sam attira plus près de lui la beauté domestique et commença à lui parler à voix basse. Bientôt elle retourna son visage et consentit à le regarder de nouveau, de sorte que, quand ils se séparèrent, elle fut obligée d’aller dans sa chambre pour rarranger son bonnet et ses cheveux, avant de se rendre auprès de sa maîtresse. Tout en montant légèrement les escaliers, elle faisait encore à Sam, par-dessus la rampe, un grand nombre de signes et de sourires.

« Je ne serai pas plus d’un jour ou deux, monsieur, dit Sam à M. Pickwick.

— Aussi longtemps qu’il sera nécessaire, Sam ; vous avez toute permission de rester. »

Sam salua.

« Vous direz à votre père que si je puis lui être de quelque utilité, je suis prêt à faire pour lui tout ce qui sera en mon pouvoir.

— Je vous remercie bien, monsieur ; je le lui dirai. »

Ayant échangé ces expressions de bonne volonté et d’intérêt mutuel, le maître et le valet se séparèrent.

Il était sept heures du soir quand Samuel Weller descendit du siége d’une voiture publique, qui passait par Dorking, à quelques cents pas du marquis de Granby. La soirée était triste et froide, la petite rue, noire et déserte, et le visage d’acajou du noble marquis, poussé à droite et à gauche par le vent qui le faisait craquer d’une manière lugubre, semblait plus mélancolique qu’à l’ordinaire ; les jalousies étaient baissées, les volets fermés en partie ; il n’y avait pas un seul flâneur devant la porte ; la scène était silencieuse et désolée.

Voyant qu’il ne se trouvait là personne pour répondre à des questions préliminaires, Sam entra doucement et aperçut bientôt le respectable auteur de ses jours.

Le veuf était assis près d’une petite table dans le cabinet situé derrière le comptoir. Il fumait sa pipe et ses yeux étaient attentivement fixés sur le feu. Les funérailles avaient évidemment eu lieu le jour même, car une grande bande de crêpe noir d’environ une aune et demie était encore attachée à son chapeau qu’il avait gardé sur sa tête, et, passant par-dessus le dossier de sa chaise, descendait négligemment jusqu’à terre. M. Weller était dans une disposition si contemplative que Sam l’appela vainement plusieurs fois par son nom ; il continua de fumer avec la même physionomie calme et immobile jusqu’au moment où son fils le réveilla définitivement en posant la main sur son épaule.

« Sammy, dit M. Weller, tu es le bienvenu.

— Je vous ai appelé une demi-douzaine de fois, répondit Sam en accrochant son chapeau à une patère ; mais vous ne m’entendiez pas.

— C’est vrai, répliqua M. Weller en regardant encore le feu d’une manière pensive ; j’étais dans une rêverri, Sammy.

— Qu’est-ce que ça ? demanda Sam, en tirant une chaise près du foyer.

— Je pensais à elle. » En disant ces mots, le veuf inclina sa tête du côté du cimetière de Dorking, pour indiquer que ses paroles se rapportaient à la défunte Mme Weller. « Je pensais, poursuivit-il en regardant fixement son fils par-dessus sa pipe, comme pour l’assurer que la déclaration qu’il allait entendre, tout extraordinaire, tout incroyable qu’elle fût, était proférée avec calme et réflexion, je pensais qu’après tout, je suis très-fâché qu’elle est partie.

— Eh bien ! vous devez l’être. »

M. Weller fit un signe d’assentiment, et fixant de nouveau ses yeux sur le feu, s’enveloppa dans un nuage de fumée et de réflexions.

Après un long silence, il reprit, en chassant la fumée avec sa main :

« C’est des observations très-raisonnables qu’elle m’a fait, Sammy.

— Quelles observations ?

— Celles qu’elle m’a faites quand elle a été malade.

— Qu’est-ce que c’était ?

— Quelque chose comme ceci : « Weller, qu’elle dit, j’ai peur que je n’ai pas z’été avec vous comme j’aurais dû être. Vous étiez un brave homme, avec un bon cœur, et j’aurais pu vous rendre votre maison plus confortable. Maintenant qu’il est trop tard, dit-elle, je m’aperçois que si une femme mariée veut s’montrer dévote, il faut qu’elle commence par remplir ses devoirs dans sa maison, et qu’elle rende ceux qui sont autour d’elle confortables et heureux. Pourvu qu’elle aille à l’église ou à la chapelle en temps convenable, il ne faut pas qu’elle se serve de ces sortes de choses pour excuser sa paresse ou sa gourmandise, ou bien pire. J’ai fait tout ça, dit-elle, et j’ai dépensé mon temps et mon argent pour des gens qui employaient leur temps encore plus mal que moi. Mais quand je serai partie, Weller, j’espère que vous vous rappellerez de moi, telle que j’étais réellement par mon naturel avant d’avoir connu ces gens-là. » — Suzanne, que je lui ai dit — j’avais été pris un peu court par cette remarque-là, Samivel, je ne veux pas le nier, mon garçon — « Suzanne, que je lui ai dit, vous avez été une très-bonne femme pour moi au total ; ainsi ne parlons plus de cela. Reprenez bon courage, ma chère, et vous vivrez encore assez longtemps pour me voir ramollir la tête de ce Stiggins. » Ça l’a fait sourire, Samivel, dit le vieux gentleman en étouffant un soupir avec sa pipe. Mais elle est morte tout de même ! »

Au bout de trois ou quatre minutes consumées par l’honnête cocher à balancer lentement sa tête d’une épaule à l’autre, en fumant solennellement, Sam crut devoir se hasarder à lui offrir quelques lieux communs de consolation :

« Allons, gouverneur, dit-il, faut bien que nous en passions tous par là un jour ou l’autre.

— C’est vrai, Sammy.

— Il y a une providence dans tout ça.

— Certainement, répondit le père avec un signe d’approbation réfléchie ; sans cela, que deviendraient les entrepreneurs des pompes funèbres ? »

Perdu dans le champ immense de conjectures ouvert par cette réflexion, M. Weller posa sa pipe sur la table et attisa le feu d’un air pensif.

Tandis qu’il était ainsi occupé, une cuisinière grassouillette, vêtue de deuil, et qui, depuis quelques instants, avait l’air ranger le comptoir, se glissa dans la chambre, et, accordant à Sam plusieurs sourires de reconnaissance, se plaça silencieusement derrière la chaise de M. Weller, auquel elle annonça sa présence par une légère toux, répétée bientôt après sur un ton beaucoup plus élevé.

« Ohé ! dit M. Weller en reculant précipitamment sa chaise et en se retournant si vite qu’il laissa tomber le fourgon, qu’est-ce qu’il y a maintenant ?

— Prenez une petite tasse de thé, mon bon monsieur Weller dit d’une voix câline la cuisinière grassouillette.

— Je n’en veux pas, répliqua brusquement le cocher. Allez vous-en à tous… Allez vous promener, dit-il en se reprenant et d’un ton plus bas.

— Voyez donc comme le malheur change le monde ! s’écria la dame en levant les yeux au ciel.

— Ça ne me fera pas changer d’état au moins, murmura M. Weller.

— Réellement, je n’ai jamais vu un homme de si mauvaise humeur !

— Ne vous inquiétez pas ; c’est pour mon bien, comme disait l’écolier pour se consoler quand on lui donnait le fouet. »

La dame potelée hocha la tête d’un air plein de sympathie, et s’adressant à Sam, lui demanda s’il ne pensait pas que son père devrait faire un effort pour se remonter et ne pas céder à son abattement.

« Voyez-vous, monsieur Samuel, poursuivit-elle, c’est ce que je lui disais avant z’hier. I’sentira qu’il est bien seul. Ça ne se peut pas autrement, monsieur ; mais il devrait tâcher de prendre courage, car je suis sûre que nous le plaignons bien et que nous sommes prêtes à faire ce que nous pourrons pour le consoler. Il n’y a point dans la vie de situation si malheureuse qu’on ne puisse l’amender, et c’est ce qu’une personne très-digne me disait quand mon mari est mort. »

Ici l’orateur potelé, mettant sa main devant sa bouche, toussa encore et regarda affectueusement M. Weller.

« Comme je n’ai pas besoin de vot’conversation dans ce moment, ma’m, voulez-vous avoir l’obligeance de vous retirer, lui dit le cocher d’une voix grave et ferme.

— Bien, bien, monsieur Weller ! Je ne vous ai parlé que par bonté d’âme pour sûr.

— C’est très-probable, ma’m. Samivel, reconduisez madame, et fermez la porte après elle. »

Cette insinuation ne fut pas perdue pour la cuisinière grassouillette, car elle quitta la chambre sans délai, et jeta violemment la porte derrière elle.

Alors M. Weller retombant sur sa chaise, dans une violente transpiration :

« Sammy, dit-il, si je restais ici tout seul une semaine, rien qu’une semaine, mon garçon, je suis sûr que cette femme-là m’épouserait de force.

— Elle vous aime donc furieusement ?

— Je le crois ben qu’elle m’aime ; je ne puis pas la faire tenir. Si j’étais enfermé dans un coffre-fort de fer, avec une serrure brevetée, elle trouverait moyen d’arriver jusqu’à moi.

— C’est terrible d’être recherché comme cela ! fit observer Sam en souriant.

— Je n’en tire pas d’orgueil, Sammy, répliqua M. Weller en attisant le feu avec véhémence. C’est une horrible situation ! Je suis positivement chassé de ma maison à cause de cela. À peine si les yeux de vot’ pauvre belle-mère étaient fermés, que v’là une vieille qui m’envoie un pot de confitures ; une autre, un bocal de cornichons ; une autre qui m’apporte elle-même une grande cruche de tisane de camomille. » M. Weller s’arrêta avec un air de profond dégoût, et, regardant autour de lui, ajouta à voix basse : « C’étaient toutes des veuves, Sammy ; toutes, excepté celle à la camomille, qu’était une jeune demoiselle de cinquante-trois ans. »

Sam répondit à son père par un regard comique, et le vieux gentleman se mit à briser un gros morceau de charbon de terre, avec une physionomie aussi vindicative et aussi féroce que si ç’avait été la tête de l’une des veuves ci-mentionnées.

« Enfin, Sam, poursuivit-il, je ne me sens pas en sûreté ailleurs que sur mon siége.

— Comment y êtes-vous plus en sûreté qu’ailleurs ? interrompit Sam.

— Parce qu’un cocher est un être privilégié, répliqua M. Weller en regardant son fils fixement. Parce qu’un cocher peut faire, sans être soupçonné, ce qu’un autre homme ne peut pas faire ; parce qu’un cocher peut être sur le pied le plus amicable avec quatre-vingt mille voyageuses du beau sexe, sans que personne pense jamais qu’il ait envie d’en épouser une seule. Y a-t-il un autre mortel qui puisse en dire autant, Sammy ?

— Vraiment, y a quelque chose là dedans, répondit Sam d’un air méditatif.

— Si ton gouverneur avait été un cocher, crois-tu que les jurys l’auraient condamné ? En supposant que les choses en seraient venues à ces extrémités-là, ils n’auraient pas osé, mon garçon.

— Pourquoi pas ? demanda Sam dubitativement.

— Pourquoi pas ? Parce que ça aurait été contre leur conscience. Un véritable cocher est une sorte de trait-d’union entre le célibat et le mariage ; tous les hommes pratiques savent cela.

— Vous voulez dire qu’ils sont les favoris de tout le monde, et que personne ne veut abuser de leur innocence. »

Le père Weller fit un signe de tête affirmatif, puis il ajouta :

« Comment ça en est venu là, je ne peux pas le dire. Pourquoi le cocher de diligence possède tant d’insinuation et est toujours lorgné, recherché, adoré par toutes les jeunes femmes dans chaque ville où il travaille, je n’en sais rien ; je sais seulement que c’est comme ça. C’est une règle de la nature, un dispensaire de la providence, comme votre pauvre belle-mère avait l’habitude de dire.

— Une dispensation, fit observer Sam, en corrigeant le vieux gentleman.

— Très-bien, Samivel, une dispensation si ça te plaît ; moi je l’appelle un dispensaire, et c’est toujours écrit comme ça dans les endroits où on vous donne des médecines pour rien, pourvu que vous apportiez une fiole : voila tout. »

En prononçant ces mots, M. Weller bourra et ralluma sa pipe ; puis, reprenant encore une expression de physionomie réfléchie, il continua ainsi qu’il suit :

« C’est pourquoi, mon garçon, comme je ne vois pas l’utilité de rester ici pour être marié de force, et comme je ne veux pas me séparer des plus aimables membres de la sociliété, j’ai résolu de conduire encore l'inversable, et de me remiser à la Belle-Sauvage, ce qu’est mon élément naturel, Sammy.

— Et qu’est-ce que la boutique deviendra ?

— La boutique, mon garçon, fonds, crientèle et ameublement, sera vendue par un bon contrat, et comme ta belle-mère m’en a montré le désir avant de mourir, sur le prix de la vente on relèvera deux cents livres sterling, qui seront placées en ton nom dans les… Comment appelles-tu ces machines-là ?

— Quelles machines ?

— Ces histoires qui sont toujours à monter et à descendre dans la cité.

— Les omnibus ?

— Non, ces histoires qui sont toujours en fluctuation, et qui s’entremêlent continuellement, d’une manière ou d’une autre, avec la dette nationale, les bons du trésor et tout ça ?

— Ah ! les fonds publics.

— Oui, les fontes publiques. Deux cents livres sterling, qui seront placées pour toi dans les fontes, quatre et demi pour cent, Sammy.

— C’est très-aimable de la part de la vieille lady, d’avoir pensé à moi, et je lui en suis fort obligé.

— Le reste sera placé en mon nom, et quand je recevrai ma feuille de route, ça te reviendra. Ainsi prends garde de ne pas tout dépenser d’un coup, mon garçon, et fais attention qu’il n’y ait pas quelque veuve qui se doute de ta fortune, ou bien te voilà enfoncé ! »

Ayant proféré cet avertissement paternel, M. Weller reprit sa pipe avec une contenance plus sereine, son esprit étant en apparence considérablement soulagé par la révélation qu’il venait de faire à son fils.

« On frappe, dit Sam au bout d’un moment.

— Laisse-les frapper, » répondit son père avec dignité.

Sam demeurant donc immobile, un autre coup se fit entendre, puis un autre, puis une longue succession de coups, et Sam demandant pourquoi la personne qui tapait n’était pas admise :

« Chut ! murmura M. Weller avec un air d’appréhension ; n’y fais pas attention, Sammy, c’est une veuve peut-être. »

Au bout de quelque temps l’invisible tapeur, remarquant qu’on ne s’occupait pas de lui, s’aventura à entr’ouvrir la porte pour jeter un coup d’œil dans la chambre, et l’on aperçut alors par l’ouverture, non pas une tête féminine, mais les longs cheveux noirs et la face rougeaude de M. Stiggins.

La pipe du vieux cocher lui tomba des mains.

Le révérend gentleman entre-bâilla la porte par un mouvement presque imperceptible, jusqu’à ce que l’ouverture fût assez large pour permettre le passage de son corps décharné, puis il se glissa dans la chambre et referma la porte avec soin et sans faire de bruit. Se tournant alors vers Sam il leva ses yeux et ses mains vers le plafond, en témoignage du chagrin inexprimable que lui avait causé la calamité tombée sur la famille ; puis il porta le grand fauteuil dans un coin, auprès du feu, et s’asseyant sur le bord du siége, tira de sa poche un mouchoir brun, et l’appliqua à ses yeux.

Tandis que ceci se passait, M. Weller était demeuré sur sa chaise, les yeux démesurément ouverts, les mains plantées sur ses genoux, et toute sa contenance exprimant la stupéfaction la plus accablante. Sam placé vis-à-vis de lui attendait en silence et avec une inquiète curiosité, la fin de cette scène.

M. Stiggins tint, pendant quelques minutes, le mouchoir brun devant ses yeux, tout en gémissant d’une manière décente. Ensuite, ayant surmonté sa tristesse par un violent effort, il remit son mouchoir dans sa poche et l’y boutonna ; après quoi il attisa le feu, frotta ses mains, et regarda Sam.

« Oh ! mon jeune ami, dit-il en rompant le silence, mais d’une voix très-basse ; voilà une terrible affliction pour moi. »

Sam baissa légèrement la tête.

« Et pour l’impie également ! Cela fait saigner le cœur. »

Sam crut entendre son père murmurer quelque chose sur un nez qui pourrait bien aussi saigner ; mais M. Stiggins ne l’entendit point.

Le révérend rapprocha sa chaise de Sam.

« Savez-vous, jeune homme, lui dit-il, si elle a légué quelque chose à Emmanuel ?

— Qui c’est-il ? demanda Sam.

— La chapelle…, notre chapelle…, notre troupeau, monsieur Samuel.

— Elle n’a rien laissé pour le troupeau, rien pour le berger, rien pour les animaux, ni pour les chiens non plus, » répondit Sam d’un ton décisif.

M. Stiggins regarda Sam finement, jeta un coup d’œil au vieux gentleman qui avait fermé les yeux, comme s’il s’était endormi, et rapprochant encore sa chaise de Sam, lui dit :

« Rien pour moi, monsieur Samuel ? »

Sam secoua la tête.

« Il me semble qu’il doit y avoir quelque chose, dit Stiggins en devenant aussi pâle que cela lui était possible. Rappelez-vous bien, monsieur Samuel, pas un petit souvenir ?

— Pas seulement la valeur de votre vieux parapluie.

— Peut-être, reprit avec hésitation M. Stiggins, après quelques minutes de réflexion profonde ; peut-être qu’elle m’a recommandé aux soins de l’impie ?

— C’est fort probable, d’après ce qu’il m’a dit. Il me parlait de vous tout à l’heure.

— Vraiment ! s’écria M. Stiggins en se rassérénant. Ah ! il est changé, je l’espère ? Nous pourrons vivre très-confortablement ensemble maintenant, monsieur Samuel. Je pourrai prendre soin de son bien, quand vous serez partis ; bien du soin, croyez-moi. »

Tirant du fond de sa poitrine un long soupir, M. Stiggins s’arrêta pour attendre une réponse ; Sam baissa la tête, et M. Weller laissa exhaler un son extraordinaire qui n’était ni un gémissement, ni un grognement, ni un râlement, mais qui paraissait participer, en quelque degré, du caractère de tous les trois.

M. Stiggins, encouragé par ce son, qu’il expliqua comme un signe de repentir, regarda autour de lui, frotta ses mains, pleura, sourit, pleura sur nouveaux frais ; et ensuite, traversant doucement la chambre, prit un verre sur une tablette bien connue, et y mit gravement quatre morceaux de sucre. Ce premier acte accompli, il regarda de nouveau autour de lui, et soupira lugubrement, puis il entra à pas de loup dans le comptoir, et revenant avec son verre à moitié plein de rhum, il s’approcha de la bouilloire qui chantait gaiement sur le foyer, mélangea son grog, le remua, le goûta, s’assit, but une longue gorgée, et s’arrêta pour reprendre haleine.

M. Weller, qui avait continué à faire d’effrayants efforts pour paraître endormi, ne hasarda pas la plus légère remarque pendant ces opérations, mais quand M. Stiggins s’arrêta pour reprendre haleine, il se précipita sur lui, arracha le verre de ses mains, lui jeta au visage le restant du grog, lança le verre dans la cheminée, et saisissant par le collet le révérend gentleman, lui détacha soudainement des coups de pied par derrière, en accompagnant chaque application de sa botte de violents et incohérents anathèmes, sur toute la personne du berger étourdi.

« Sammy, dit-il en s’arrêtant un moment, enfonce-moi solidement mon chapeau. »

En fils soumis, Sam enfonça le chapeau paternel orné de la longue bande de crêpe, et le brave cocher, reprenant ses occupations plus activement que jamais, roula avec M. Stiggins à travers le comptoir, à travers le passage, à travers la porte de la rue, et arriva dans la rue même, les coups de pied continuant tout le long du chemin, et leur violence, loin de diminuer, paraissant s’augmenter encore, chaque fois que la botte se levait.

C’était un superbe et réjouissant spectacle, de voir l’homme au nez rouge, dont le corps tremblait d’angoisse, se tordre dans les serres de M. Weller tandis que les coups de pied se succédaient furieusement. Mais l’intérêt redoubla, lorsque le puissant cocher, après une lutte gigantesque, plongea la tête de M. Stiggins dans une auge pleine d’eau, et l’y tint enfoncée jusqu’à ce qu’il fût presque suffoqué.

« Voilà ! dit-il enfin en permettant au révérend de retirer sa tête de l’auge, et en mettant toute son énergie dans un dernier coup de pied. Envoyez-moi ici quelques-uns de vos paresseux de bergers, et je les réduirai en gelée, puis je les délayerai ensuite. Sammy, donne-moi le bras, et verse-moi un verre d’eau-de-vie, je suis tout hors d’haleine, mon garçon. »