Les Papiers posthumes du Pickwick Club/Tome I/XXV.

Traduction par Pierre Grollier.
Hachette (Tome 1p. 352-371).

CHAPITRE XXV.

Montrant combien M. Nupkins était majestueux et impartial, et comment Sam Weller prit sa revanche de M. Job Trotter ; avec d’autres événements qu’on trouvera à leur place.

M. Snodgrass et M. Winkle écoutaient avec un sombre respect le torrent d’éloquence qui découlait des lèvres de leur mentor, et que ne pouvaient arrêter ni le mouvement rapide de la chaise à porteurs, ni les supplications instantes de M. Tupman pour abaisser le couvercle de la voiture. Mais l’indignation de Sam, tandis qu’on l’emportait, avait un caractère plus bruyant. Il faisait de nombreuses allusions à la tournure de M. Grummer et de ses compagnons, et il exhalait son mécontentement par de courageux défis qu’il lançait indistinctement à six des plus valeureux spectateurs. Cependant sa colère fit promptement place à la curiosité, lorsque la procession entra précisément dans la cour où il avait rencontré le fuyard Job Trotter ; et la curiosité fut remplacée par le sentiment du plus joyeux étonnement, lorsque l’important M. Grummer s’avança, d’un pas noble, justement vers la porte verte d’où Job Trotter était sorti. Au bruit de la sonnette, qu’il fit retentir fortement, accourut une jeune servante très-jolie et très-pimpante qui, après avoir levé ses mains vers le ciel, à l’apparence rebelle des prisonniers et au langage passionné de M. Pickwick, appela M. Muzzle. M. Muzzle ouvrit à moitié la porte cochère pour admettre la chaise à porteurs, les captifs et les spéciaux ; puis la referma violemment au nez de la populace. Justement indignée d’une telle exclusion et vivement désireuse de voir ce qui arriverait ensuite, la dite populace soulagea son ennui en frappant à la porte et en tirant la sonnette pendant une heure ou deux, amusement auquel prirent part, tour à tour, tous les mal peignés, excepté trois ou quatre qui eurent le bonheur de découvrir dans la porte un vasistas grillé, à travers lequel on n’apercevait rien. Ceux-ci restèrent pendus à cette ouverture, avec la persévérance infatigable qui fait que certaines gens s’aplatissent le nez contre les carreaux d’un apothicaire, quand un homme saoul, renversé par un dog-cart, subit une opération chirurgicale dans l’arrière-parloir.

La chaise à porteurs s’arrêta devant un escalier de pierre conduisant à la porte de la maison, et gardé, de chaque côté, par un aloès américain, debout dans une caisse verte. Déposés-là, M. Pickwick et ses amis furent ensuite amenés dans la grande salle, et, ayant été annoncés par Muzzle, furent admis en la présence du vigilant M. Nupkins.

La scène était pleine de grandeur et bien calculée pour frapper de terreur le cœur des coupables, et pour leur inculquer une haute idée de la sévère majesté des lois. Devant un énorme cartonnier, dans un énorme fauteuil, derrière une énorme table, et appuyé sur un énorme volume, était assis M. Nupkins, qui paraissait encore plus énorme que tous ces objets réunis. La table était ornée de piles de papiers, de l’autre côté desquels apparaissaient la tête et les épaules de M. Jinks, activement occupé à avoir l’air aussi occupé que possible. La caravane étant entrée, Muzzle ferma soigneusement la porte et se plaça derrière le fauteuil de son maître, pour attendre ses ordres, tandis que M. Nupkins, se penchant en arrière avec une solennité importante, scrutait la figure de ses hôtes forcés.

M. Pickwick, interprète ordinaire de ses amis, se tenait debout, son chapeau à la main, et saluait avec la plus respectueuse politesse. « Quel est cet individu ? dit M. Nupkins, en le montrant du doigt à l’homme d’un âge mûr.

— Cti-ci, c’est Pickwick, Votre Vin-à-ration, répondit Grummer.

— Allons, allons, en voilà assez, vieux gobe-mouche, interrompit Sam, en s’ouvrant, avec les coudes, un passage jusqu’au premier rang. Je vous demande pardon, monsieur, mais cet officier-ci, avec ses bottes à revers nankin, il ne gagnera jamais sa vie nulle part comme maître des cérémonies. Voilà ici, continua Sam, en mettant de côté M. Grummer et en s’adressant au magistrat avec une agréable familiarité, voilà ici Samuel Pickwick, esquire ; voilà ici M. Tupman ; voilà ici M. Snodgrass ; et plus loin, à côté de lui, de l’autre côté, M. Winkle, tous des gentlemen bien gentils, monsieur, et dont vous auriez du plaisir à faire la connaissance. Aussi, plus tôt vous aurez coffré tous ces bedeaux-là, pour un mois ou deux, au Tread-mill[1], et plus tôt nous serons bons amis. Les affaires d’abord, les plaisirs après, comme dit le roi Richard quand il poignarde l’autre dans la tour, avant d’étouffer les moutards. »

Après avoir débité cette adresse, Sam s’occupa à polir son chapeau avec son coude droit, et fit d’un air bénin un signe de tête à M. Jinks, qui l’avait entendu d’un bout à l’autre avec une indicible terreur.

« Quel est cet homme, Grummer ? balbutia le magistrat.

— Un malfaiteur très-dangereux, Votre Vin-à-ration. Il a voulu délivrer les prisonniers et il a attaqué les agents de l’autorité. Com’ça nous l’avons empoigné.

— Vous avez bien fait, Grummer. C’est évidemment un bandit audacieux.

— C’est mon domestique, monsieur, dit M. Pickwick, avec un peu d’irritation.

— Ah ! c’est votre domestique ? — Conspiration pour arrêter le cours de la justice et pour assassiner ses officiers. Domestique de Pickwick. Écrivez cela, monsieur Jinks. »

M. Jinks écrivit.

« Comment vous appelez-vous, drôle ? poursuivit le magistrat.

— Weller, répondit Sam.

— Un excellent nom pour le calendrier de Newgate, » observa M. Nupkins.

C’était une plaisanterie ; aussi Grummer, Dubbley, tous les spéciaux, et Muzzle éclatèrent-ils de rire, avec des convulsions qui durèrent pendant cinq minutes.

« Écrivez son nom, monsieur Jinks, reprit le magistrat

— Mettez deux l, vieux pigeon, dit Sam. »

Ici, un malheureux spécial se mit à rire encore et le magistrat le menaça de le faire empoigner sur-le-champ. Il est dangereux, quelquefois, de rire mal à propos.

« Où vivez-vous ? demanda le magistrat.

— Où je me trouve, répondit Sam.

— Notez cela, monsieur Jinks ! cria le magistrat, dont la colère s’augmentait rapidement.

— Et n’oubliez pas de souligner, poursuivit Sam.

— C’est un vagabond, monsieur Jinks ! c’est un vagabond d’après son propre aveu. N’est-ce pas vrai, monsieur Jinks, que c’est un vagabond ?

— Certainement, monsieur.

— Hé bien ! s’écria M. Nupkins en frappant la table de son poing ; écrivez sur-le-champ son mandat de dépôt. Il faut lui apprendre à vivre !

— Bien obligé, mon magistrat, répliqua Sam. Mais vous devriez bien aller à c’te école-là pendant quelques mois. »

À cette saillie un autre spécial éclata de rire, et ensuite prit un air de gravité tellement surnaturelle que M. Nupkins le découvrit immédiatement.

« Grummer ! s’écria-t-il en rougissant de courroux, comment osez-vous choisir pour constable spécial un être aussi nul et aussi inconvenant que cet homme ! Répondez, monsieur !

— J’en suis bien infligé, Votre Vin-à-ration, balbutia Grummer.

— Bien affligé ! répéta le magistrat furieux. Vous avez raison de l’être ! je vous apprendrai à négliger ainsi votre devoir, M. Grummer ! je ferai un exemple sur vous. Ôtez le bâton de ce drôle. Il est ivre. Vous êtes ivre, drôle !

— Non Fotre Fénération, répondit l’homme ; je ne suis pas ifre.

— Vous êtes ivre ! répliqua le magistrat. Comment osez-vous dire que nous n’êtes pas ivre, monsieur, quand je vous dis que vous êtes ivre. Est-ce qu’il ne sent pas l’eau-de-vie, Grummer ?

— Horriblement, Votre Vin-à-ration, répondit M. Grummer, dont les nerfs olfactifs éprouvaient effectivement une vague impression de rhum.

— J’en étais sûr, reprit M. Nupkins. Quand il est entré dans la chambre, j’ai vu à son œil enflammé qu’il était ivre. Avez-vous remarqué son œil enflammé, M. Jinks ?

— Certainement, monsieur.

— Che n’ai pas touché une koutte d’eau-te-fie t’aujourd’hui, déclara l’homme, qui était peut-être le plus sobre de toute la bande.

— Monsieur Jinks, poursuivit le magistrat, je l’enverrai en prison pour avoir insulté la cour. Écrivez son mandat de dépôt, M. Jinks. »

Cependant M. Jinks, qui était le conseiller de M. Nupkins, et qui avait eu une éducation légale, car il avait passé trois années dans l’étude d’un procureur de province ; M. Jinks, disons-nous, fit observer tout bas au magistrat que cela ne pourrait pas aller ainsi. Le magistrat improvisa donc un discours, dans lequel il déclara que par considération pour la famille du spécial il se contentait de le réprimander et de le casser. En conséquence, le malheureux coupable fut violemment injurié pendant un quart d’heure, puis renvoyé à ses affaires ; et Grummer, Dubbley, Muzzle et tous les autres spéciaux murmurèrent, pendant un autre quart d’heure, leur admiration de la conduite magnanime du magistrat.

« Maintenant, monsieur Jinks, reprit celui-ci, faites prêter serment à Grummer. »

Grummer prêta serment immédiatement, mais comme il s’égarait dans sa déposition, et comme le dîner de M. Nupkins était prêt, le magistrat, pour couper court, se mit à faire des questions à M. Grummer, et M. Grummer lui répondait affirmativement autant qu’il le pouvait, si bien que l’instruction marcha très-rapidement et très-confortablement. Sam Weller fut convaincu de voies de fait, M. Winkle de menaces, M. Snodgrass de résistance ; et quand tout ceci fut fait à la satisfaction du magistrat, le magistrat et M. Jinks se consultèrent à voix basse.

La consultation ayant duré environ dix minutes, M. Jinks se retira à son bout de la table, et le magistrat, après une toux préparatoire, se redressa dans son fauteuil et allait prononcer un discours lorsque M. Pickwick prit la parole.

« Monsieur, dit-il, je vous demande pardon de vous interrompre ; mais avant que vous exprimiez l’opinion que vous pouvez avoir formée, et avant que vous agissiez en conséquence, je dois réclamer mon droit d’être entendu, pour ce qui me regarde personnellement, du moins.

— Taisez-vous, monsieur ? s’écria le magistrat d’un ton péremptoire.

— Il faut bien que je me soumette à votre autorité, monsieur, répondit M. Pickwick.

— Taisez-vous, monsieur ! reprit le magistrat, ou je vous ferai emmener par un de mes officiers.

— Vous pouvez ordonner à vos officiers de faire tout ce qu’il vous plaira, monsieur ; et d’après ce que j’ai vu de leur subordination je n’ai pas le plus petit doute qu’ils n’exécutent tout ce qu’il vous plaira de leur ordonner ; mais je prendrai la liberté de réclamer le droit que j’ai d’être entendu, et je le réclamerai jusqu’à ce qu’on m’éloigne d’ici par la violence.

— Pickwick et les principes ! s’écria Sam d’une voix sonore.

— Sam, tenez-vous tranquille, lui dit son maître.

— Muet comme un tambour troué, » répliqua le personnage.

M. Nupkins, frappé d’étonnement par une témérité si extraordinaire, lança à M. Pickwick un regard courroucé, et allait apparemment lui répondre très-sévèrement, lorsque M. Jinks le tira par la manche et lui chuchota quelque chose à l’oreille. Le magistrat fit une réponse à demi haut ; puis le chuchotement fut renouvelé. Il était évident que M. Jinks lui adressait des remontrances.

À la fin, le magistrat, avalant de fort mauvaise grâce le dépit qu’il éprouvait d’en entendre plus long, se retourna vers M. Pickwick et lui dit brusquement : « Qu’est-ce que vous avez à dire ?

— D’abord, répondit le philosophe, en lançant à travers ses lunettes un regard qui intimida M. Nupkins sur son siége ; d’abord je désire connaître pourquoi mon ami et moi nous avons été amenés ici ?

— Suis-je tenu de le lui dire ? chuchota le magistrat à M. Jinks.

— Je pense que oui, monsieur, chuchota M. Jinks au magistrat.

— On a déposé devant moi, sous la foi du serment, qu’il y avait lieu de craindre que vous ne voulussiez vous battre en duel ; et que cet autre homme, Tupman, devait être votre fauteur et votre complice dans le dit duel ; c’est pourquoi… eh ! monsieur Jinks ?

— Certainement, monsieur.

— C’est pourquoi, je vous condamne tous les deux à… Je pense que voilà l’affaire, monsieur Jinks.

— Certainement, monsieur.

— Je vous condamne à… à… à quoi, monsieur Jinks ? demanda le magistrat avec dépit.

— À fournir caution, monsieur.

— Oui. C’est pourquoi je vous condamne tous les deux, comme j’allais dire lorsque j’ai été interrompu par mon clerc, à fournir caution.

— Bonne caution, chuchota M. Jinks.

— J’exigerai deux bonnes cautions, reprit le magistrat.

— Bourgeois de la ville, chuchota M. Jinks.

— Qui doivent être des bourgeois de la ville, poursuivit le magistrat.

— Cinquante guinées chacune et des propriétaires, comme il va sans dire.

— J’exigerai deux cautions de cinquante guinées chacune, continua le magistrat à voix haute et avec grande dignité ; et je n’accepterai que des propriétaires, comme il va sans dire.

— Mais, monsieur, fit observer M. Pickwick, qui, ainsi que M. Tupman, était rempli d’étonnement et d’indignation, mais monsieur, nous sommes parfaitement étrangers à la ville et j’y connais autant de propriétaires que j’ai envie d’y avoir un duel.

— Oui, oui, on connaît ça, dit le magistrat. N’est-ce pas, monsieur Jinks ?

— Certainement, monsieur.

— Avez-vous quelque chose à ajouter ? » reprit le magistrat.

M. Pickwick avait bien des choses à ajouter, et il les aurait ajoutées sans aucun doute, avec aussi peu de profit pour lui-même que de satisfaction pour le magistrat, s’il n’avait pas été engagé alors avec Sam, dans une conversation tellement intéressante qu’il n’entendit point la question qui lui était adressée. M. Nupkins n’était point homme à demander deux fois une chose de cette nature. Il toussa donc de nouveau, d’une manière préparatoire, et prononça sa décision au milieu du silence admirateur et respectueux des constables.

Il condamnait Weller à deux guinées d’amende pour les premières voies de fait, et à trois guinées pour les secondes ; il condamnait Winkle à deux guinées ; Snodgrass à une guinée ; et les requérait, en outre, de jurer qu’ils ne commettraient de violences sur aucun sujet de Sa Majesté, et notamment sur ses hommes liges, Daniel et Grummer : il avait déjà requis Pickwick et Tupman de fournir des cautions.

Aussitôt que le magistrat eut cessé de parler, M. Pickwick, dont la physionomie était de nouveau animée par un sourire de bonne humeur, fit un pas en avant, et dit :

« Je prie le magistrat de vouloir bien m’accorder quelques minutes de conversation en particulier. Il s’agit d’une affaire qui est d’une grave importance pour lui-même.

— Quoi ! » s’écria M. Nupkins.

M. Pickwick répéta sa requête.

« Voilà une demande bien extraordinaire ! dit le magistrat. Une conversation en particulier !

— Une conversation en particulier, répéta M. Pickwick avec fermeté. Seulement, comme c’est par mon domestique que j’ai appris une partie de ce que j’ai à vous communiquer, je désirerais qu’il fût présent. »

Le magistrat regarda M. Jinks. M. Jinks regarda le magistrat, et les officiers se regardèrent l’un l’autre avec étonnement. Tout à coup M. Nupkins devint pâle. Peut-être ce Weller, dans un moment de remords, avait-il confessé quelque complot formé pour assassiner le magistrat. C’était une horrible pensée ! En effet, M. Nupkins était un homme politique ; et il devint encore plus pâle en songeant à Jules César et à M. Perceval.

Il regarda de nouveau M. Pickwick et fit un signe à M. Jinks.

« Que pensez-vous de cette demande, monsieur Jinks, » murmura-t-il à son oreille.

M. Jinks, qui ne savait pas exactement qu’en penser, et qui avait peur d’offenser son patron, sourit faiblement, d’une manière douteuse ; puis, serrant les coins de sa bouche, secoua lentement sa tête.

« Monsieur Jinks, dit le magistrat gravement, vous êtes un âne, monsieur. »

En entendant cette petite expression familière, M. Jinks sourit encore, peut-être plus faiblement que la première fois, et se retira par degrés dans son coin.

Pendant quelques secondes M. Nupkins débattit la question en lui-même. Ensuite, se levant d’un air résolu, il invita M. Pickwick et Sam à le suivre, et les conduisit dans une petite chambre qui s’ouvrait sur la salle de justice. Là, il leur fit signe d’aller jusqu’au fond, et lui-même resta à l’entrée, tenant sa main sur la porte à demi fermée, afin de pouvoir facilement battre en retraite s’il découvrait chez ses justiciables la plus légère manifestation d’intentions hostiles. Enfin il déclara qu’il était prêt à entendre leurs communications, quelles qu’elles pussent être.

« Monsieur, dit M. Pickwick, j’arriverai au fait tout d’un coup, car il s’agit d’une chose qui affecte notablement votre personne et votre honneur. J’ai tout lieu de croire, monsieur, que vous recevez dans votre maison un vil imposteur.

— Deux ! interrompit Sam ; le valet en livrée violette enfonce tout le monde, en fait de larmes et de la scélératesse !

— Sam, dit M. Pickwick, je vous prie de vous modérer, afin que je puisse me rendre intelligible à ce gentleman.

— Très-fâché, monsieur, répliqua Sam ; mais quand je pense à ce Job ici, je ne peux pas m’empêcher d’ouvrir un peu la soupape de sûreté, autrement j’éclaterais.

— En un mot, monsieur, reprit M. Pickwick, mon domestique a-t-il raison de supposer qu’un certain capitaine Fitz-Marshall est dans l’habitude de vous faire des visites. Je vous demande cela, ajouta M. Pickwick en voyant que M. Nupkins était sur le point de l’interrompre avec indignation ; je vous demande cela parce que je sais que cet individu est un…

— Chut ! chut ! dit M. Nupkins en fermant la porte. Vous savez qu’il est quoi, monsieur ?

— Un vagabond sans principes, un misérable aventurier, qui vit aux dépens de la société ; qui prend les gens faciles à tromper pour ses dupes, monsieur ; pour ses absurdes, ses malheureuses, ses ridicules dupes, monsieur, s’écria M. Pickwick surexcité.

— Dieu nous assiste ! dit M. Nupkins en rougissant jusqu’aux oreilles, et en changeant sur-le-champ toutes ses manières. Dieu nous assiste, monsieur…

— Pickwick, souffla Sam.

— Pickwick, répéta le magistrat. Dieu nous assiste, monsieur Pickwick. Asseyez-vous, je vous en prie. Que me dites-vous là ! Le capitaine Fitz-Marshall !

— Ne l’appelez pas capitaine, interrompit Sam ; ni Fitz-Marshall non plus. Il n’est ni l’un ni l’autre. C’est un cabotin qui s’appelle Jingle ; et si jamais il y a eu un loup en habit violet, c’est ce Job Trotter ici.

— Cela est très-vrai, monsieur, dit M. Pickwick en réponse au regard d’étonnement du magistrat ; et ma seule affaire dans cette ville, était de démasquer l’individu dont nous parlons. »

Alors M. Pickwick répandit dans l’oreille épouvantée du magistrat, un récit abrégé de toutes les atrocités de M. Jingle. Il rapporta comment leur connaissance s’était faite ; comment Jingle s’était échappé avec miss Wardle ; comment il avait joyeusement renoncé à cette demoiselle pour une somme d’argent ; comment il avait attiré M. Pickwick, à minuit, dans une pension de jeunes demoiselles ; et comment lui, M. Pickwick, regardait comme un devoir de dévoiler sa présente usurpation de nom et de qualité.

À mesure que cette narration s’avançait, tout le sang qui circulait habituellement dans le corps de M. Nupkins, se rassemblait dans les veines de son visage et jusqu’aux extrémités de ses oreilles. Il avait ramassé le capitaine à une course de chevaux du voisinage, et l’avait présenté à mistress Nupkins et à miss Nupkins. Celles-ci, charmées par la longue liste des connaissances aristocratiques du capitaine Fitz-Marshall, par ses lointains voyages, par sa tournure fashionable, avaient exhibé le capitaine Fitz-Marshall, cité le capitaine Fitz-Marshall, jeté le capitaine Fitz-Marshall au nez de toutes leurs connaissances ; tellement que leurs amis de cœur, madame Porkenham, et les misses Porkenham, et M. Sidney Porkenham étaient près d’en crever de jalousie et de désespoir ; et maintenant, après tout cela, il se trouvait que c’était un pauvre aventurier, un acteur ambulant, et sinon un escroc, du moins quelque chose qui y ressemblait tellement qu’il était bien difficile d’en faire la différence ! Juste ciel ! que diraient les Porkenham ! quel serait le triomphe de M. Sidney Porkenham quand il connaîtrait le rival à qui ses galanteries avaient été sacrifiées ! Comment M. Nupkins oserait-il soutenir les regards du vieux Porkenham aux prochaines assises ? Et si l’histoire se répandait, quel texte pour l’opposition magistrale !

Il y eut un long silence.

« Mais après tout, s’écria M. Nupkins, en redevenant radieux pour un instant ; après tout, ceci n’est qu’une simple allégation. Le capitaine Fitz-Marshall a des manières fort engageantes, et j’ose dire qu’il s’est fait plus d’un ennemi. Quelles preuves avez-vous de la vérité de cette accusation ?

— Confrontez-moi avec lui, voilà tout ce que je vous demande, tout ce que j’exige. Confrontez-le avec moi et avec mes amis. Aurez-vous besoin d’autres preuves ?

— Vraiment, cela serait très-facile, car il vient ici ce soir, et alors il n’y aurait pas besoin de rendre l’affaire publique, dans l’intérêt… dans l’intérêt du jeune homme seulement ; vous voyez… cependant, je… je voudrais d’abord consulter Mme Nupkins, sur la convenance de cette démarche. Mais à tous événements, monsieur Pickwick, il faut expédier cette affaire légale avant de nous occuper d’autre chose. Revenez, je vous prie, dans la salle.

Lorsqu’on y fut réinstallé : « Grummer ! dit le magistrat, d’une voix majestueuse :

— Votre Vin-à-ration, répondit Grummer avec le sourire d’un favori.

— Allons, allons, monsieur, reprit le magistrat sévèrement ; pas de légèreté ici : c’est fort inconvenant, et je vous assure que vous avez peu de raison de sourire. Le récit que vous m’avez fait tout à l’heure était-il exactement vrai ? Faites attention à vos réponses, monsieur.

— Votre Vin-à-ration balbutia Grummer, je…

— Ah ! vous vous troublez, monsieur ! Monsieur Jinks, remarquez-vous qu’il se trouble ?

— Certainement, monsieur.

— Hé bien ! voyons, répétez votre déposition, Grummer ; et je vous avertis encore de prendre garde à vous. Monsieur Jinks, écrivez sa déposition. »

L’infortuné Grummer commença donc à redire sa plainte. Mais grâce à ce que M. Jinks recueillait ses paroles, tandis que le magistrat les relevait, grâce aussi à sa diffusion naturelle et à sa confusion présente, en moins de trois minutes il parvint à s’embarrasser dans un tel gâchis de contradictions, que M. Nupkins déclara positivement qu’il ne le croyait pas. Les amendes furent donc annulées ; M. Jinks trouva en moins de rien une couple de cautions, et toutes ces opérations solennelles ayant été terminées d’une manière satisfaisante, M. Grummer fut ignominieusement renvoyé : exemple terrible de l’instabilité des grandeurs humaines, et du peu de confiance qu’on doit avoir dans la faveur des grands.

Mme Nupkins était une femme dédaigneuse et sévère, en turban de gaze bleue et en perruque brune. Miss Nupkins possédait toute la hauteur de sa mère, moins le turban, et toute sa mauvaise humeur, moins la perruque. Or, chaque fois que l’exercice de ces deux aimables qualités embarrassait la mère et la fille dans quelque dilemme désagréable, ce qui arrivait assez fréquemment, elles se réunissaient pour jeter tout le blâme sur les épaules de M. Nupkins. Ainsi, lorsque celui-ci alla trouver son épouse, et lui communiqua les détails qui lui avaient été donnés par M. Pickwick, madame Nupkins se rappela tout à coup qu’elle avait toujours soupçonné quelque chose de la sorte ; qu’elle avait toujours dit que cela devait arriver ; qu’on n’avait jamais voulu écouter ses avis ; que réellement elle ne savait pas pour qui M. Nupkins la prenait, etc., etc.

« Est-il possible, s’écria miss Nupkins en fabriquant, dans le coin de chaque œil, une larme d’une très-maigre dimension, est-il possible que j’aie été ainsi tournée en ridicule !

— Ah ! ma chère, dit {{|Mme}} Nupkins, vous pouvez en remercier votre papa. Combien je l’ai supplié de s’informer de la famille du capitaine ! combien je l’ai pressé de prendre un parti décisif. Je suis sûre que personne ne voudrait le croire à présent.

— Mais ma chère,… fit observer M. Nupkins.

— Ne me parlez pas, être insupportable !

— Mon amour, vous aimiez tant le capitaine Fitz-Marshall ; vous l’invitiez constamment ici, et vous ne perdiez aucune occasion de l’introduire chez nos amis.

— Ne le disais-je pas, Henriette ! s’écria Mme Nupkins en s’adressant à sa fille avec l’air d’une femme injuriée ; ne vous le disais-je pas, que votre papa se retournerait et mettrait tout cela sur mon dos. Ne le disais-je pas !… » Ici Mme Nupkins fondit en larmes.

« Oh ! pa ! fit miss Nupkins, d’un ton de reproche ; » et elle se mit également à pleurer.

« N’est-ce pas trop fort, sanglotait Mme Nupkins, n’est-ce pas trop fort de me reprocher que je suis la cause de tout ceci, quand c’est lui-même qui a attiré ce ridicule sur notre famille !

— Comment pourrons-nous jamais nous remontrer dans la société ? murmura miss Nupkins.

— Comment pourrons-nous envisager les Porkenham ?

— Ou les Grigg ?…

— Ou les Slummintowkens ? Mais qu’est-ce que cela fait à votre papa ? qu’est-ce que cela lui fait, à lui ! » À cette terrible réflexion, l’angoisse mentale de Mme Nupkins ne connut plus de bornes, et miss Nupkins poussa des soupirs déchirants.

Les pleurs de Mme Nupkins continuèrent à jaillir avec grande vitesse, jusqu’au moment où elle eut décidé dans son esprit que la meilleure chose à faire, était d’engager M. Pickwick et ses amis à rester chez elle jusqu’à l’arrivée du capitaine. Si l’imposture de celui-ci était alors avérée, on l’exclurait de la maison sans divulguer la véritable cause de ce renvoi ; et l’on dirait aux Porkenham, pour expliquer sa disparition, que le capitaine, grâce à l’influence de sa famille, était nommé gouverneur général de Sierra-Leone, ou de Sangur-Point, ou de quelque autre de ces pays salubres, dont les Européens sont ordinairement si enchantés qu’ils n’en reviennent presque jamais.

Quand Mme Nupkins eut séché ses larmes, miss Nupkins sécha aussi les siennes, et M. Nupkins s’estima fort heureux de terminer l’affaire comme le lui proposait son aimable moitié. En conséquence, M. Pickwick et ses amis, ayant lavé toutes les traces de leur rencontre, furent présentés aux dames, et peu de temps après au dîner. Quant à Sam Weller, le magistrat, avec sa sagacité particulière, reconnut en un clin d’œil que c’était le meilleur garçon du monde, et le consigna aux soins hospitaliers de M. Muzzle, avec l’ordre spécial de l’emmener en bas, et d’avoir le plus grand soin de lui.

— Comment vous portez-vous, monsieur ? dit Muzzle à Sam Weller, en le conduisant à la cuisine.

— Hé ! hé ! il n’y a pas grand changement depuis que je vous ai vu si bien redressé derrière la chaise de votre gouverneur, dans la salle.

— Je vous demande excuse de ne pas avoir fait attention à vous pour lors. Vous voyez que mon patron ne nous avait pas présentés, pour lors. Dame ! il vous aime bien, monsieur Weller !

— Ah ! c’est un bien gentil garçon.

— N’est-ce pas ?

— Si jovial !

— Et un fameux homme pour parler ! Comme ses idées sont coulantes, hein ?

— Étonnant ! elles débondent si vite qu’elles se cognent la tête l’une sur l’autre que c’en est étourdissant, et qu’on ne sait pas seulement de quoi il s’agit.

— C’est le grand mérite de son style d’éloquence… Prenez garde au dernier pas, monsieur Weller. Voudriez-vous vous laver les mains avant de rejoindre les ladies ? Voilà une fontaine, et il y a un essuie-mains blanc accroché derrière la porte.

— Je ne serai pas fâché de me rincer un brin, répliqua Sam, en appliquant force savon noir sur le torchon. Combien y a-t-il de dames ?

— Seulement deux dans notre cuisine. Cuisinière et bonne. Nous avons un garçon pour faire les ouvrages sales et une fille de plus ; mais ça dîne dans la buanderie.

— Ah ! ça dîne dans la buanderie !

— Oui, nous en avons essayé à notre table quand c’est arrivé ; mais nous n’avons pas pu y tenir ; les manières de la fille sont horriblement vulgaires, et le garçon fait tant de bruit en mâchant, que nous avons trouvé impossible de rester à table avec lui.

— Oh ! quel jeune popotame !

— C’est dégoûtant ! voilà ce qu’il y a de pire dans le service de province, monsieur Weller ; les jeunes gens sont si tellement mal élevés… Par ici, monsieur, s’il vous plaît. » Tout en parlant ainsi et en précédant Sam avec la plus exquise politesse, Muzzle le conduisit dans la cuisine.

« Mary, dit-il à la jolie servante, c’est M. Weller, un gentleman que notre maître a envoyé en bas pour être fait aussi confortable que possible.

— Et votre maître s’y connaît. Il m’a envoyé au bon endroit pour ça, ajouta Sam en jetant un regard d’admiration à la jolie bonne ; si j’étais le maître de cette maison ici, je serais toujours où Mary serait.

— Oh ! monsieur Weller ! fit Mary en rougissant.

— Eh bien ! et moi, donc ! s’écria la cuisinière.

— Ah ! cuisinière, je vous avais oubliée, dit M. Muzzle. Monsieur Weller, permettez-moi de vous présenter.

— Comment vous portez-vous, madame ? demanda Sam à la cuisinière. Très-enchanté de vous voir, et j’espère que notre connaissance durera longtemps, comme dit le gentleman à la banknote de cinq guinées. »

Après les cérémonies de la présentation, la cuisinière et Mary se retirèrent dans leur cuisine pour chuchoter pendant dix minutes, et lorsqu’elles furent revenues toutes minaudantes et rougissantes, on s’assit pour dîner.

Les manières aisées de Sam et ses talents de conversation eurent une influence si irrésistible sur ses nouveaux amis, qu’à la moitié du dîner il était déjà avec eux sur un pied d’intimité complète, et les avait mis en pleine possession des perfidies de Job Trotter.

« Je n’ai jamais pu supporter cet homme-là, dit Mary.

— Et vous ne le deviez pas non plus, ma chère, répliqua Sam.

— Pourquoi cela ?

— Parce que la laideur et l’hypocrisie ne va jamais d’accord avec l’élégance et la vertu. C’est-il pas vrai, monsieur Muzzle ?

— Certainement. »

À ces mots Mary se prit à rire et assura que c’était à cause de la cuisinière, et la cuisinière, assurant que non, se prit à rire aussi.

« Tiens, je n’ai pas de verre, dit Mary.

— Buvez avec moi, ma chère, reprit Sam, mettez vos lèvres sur ce verre ici, et alors je pourrai vous embrasser par procuration.

— Fi donc ! monsieur Weller !

— Pourquoi fi, ma chère ?

— Pour parler comme ça.

— Bah ! il n’y a pas de mal. C’est dans la nature. Pas vrai, cuisinière ?

— Taisez-vous, impertinent, » répliqua celle-ci avec un visage de jubilation. Et là-dessus la cuisinière et Mary se prirent à rire encore, jusqu’à ce que le rire et la bière et la viande combinés eussent mis la charmante bonne en danger d’étouffer. Elle ne fut tirée de cette crise alarmante qu’au moyen de fortes tapes sur le dos et de plusieurs autres petites attentions, délicatement administrées par le galant Sam.

Au milieu de ces joyeusetés, on entendit sonner violemment, et le jeune gentleman qui prenait ses repas dans la buanderie, alla immédiatement ouvrir la porte du jardin. Sam était dans le feu de ses galanteries auprès de la jolie bonne ; M. Muzzle s’occupait de faire les honneurs de la table, et la cuisinière ayant cessé de rire un instant portait à sa bouche un énorme morceau, lorsque la porte de la cuisine s’ouvrit pour laisser entrer M. Job Trotter.

Nous avons dit pour laisser entrer M. Job Trotter, mais cette expression n’a pas l’exactitude scrupuleuse dont nous nous piquons. La porte s’ouvrit et M. Job Trotter parut. Il serait entré, et même il était en train d’entrer, lorsqu’il aperçut Sam. Reculant involontairement un pas ou deux, il resta muet et immobile à contempler avec étonnement et terreur la scène qui s’offrait à ses yeux.

« Le voici ! s’écria Sam, en se levant plein de joie. Eh bien ! je parlais de vous dans ce moment ici, comment ça va-t-il ? pourquoi donc êtes-vous si rare ? Entrez. » En disant ces mots, il mit la main sur le collet violet de Job, le tira sans résistance dans la cuisine, ferma la porte et en passa la clef à M. Muzzle, qui l’enfonça froidement dans une poche de côté, et boutonna son habit par-dessus.

« Eh bien ! en voilà une farce ! s’écria Sam. Mon maître qui a le plaisir de rencontrer votre maître là haut, et moi qui a le plaisir de vous rencontrer ici en bas. Comment ça vous va-t-il ? Et notre petit commerce d’épiceries, ça marche-t-il bien ? Véritablement, je suis charmé de vous voir. Comme vous avez l’air content ! C’est charmant. N’est-il pas vrai, M. Muzzle ?

— Certainement.

— Il est si jovial !

— De si bonne humeur !

— Et si content de nous voir ! C’est ça qui fait le plaisir d’une réunion. Asseyez-vous, asseyez-vous. »

Job se laissa asseoir sur une chaise, au coin du feu, et dirigea ses petits yeux d’abord sur Sam, puis sur Muzzle ; mais il ne dit rien.

« Eh bien ! maintenant, reprit Sam, faites-moi l’amitié de me dire devant ces dames ici, si vous croyez être le gentleman le plus gentil et le mieux éduqué qui a jamais employé un mouchoir rouge et les hymnes n° 4.

— Et qui a jamais été pour être marié à une cuisinière, le mauvais gueux ! s’écria la cuisinière avec une sainte indignation.

— Et pour mener une vie plus vertueuse et pour s’établir dans l’épicerie, ajouta la bonne.

— Jeune homme ? vociféra Muzzle, enragé par ces deux dernières allusions ; écoutez-moi-z-un peu maintenant. Cette lady ici (montrant la cuisinière) est ma bonne amie. Et quand vous avez le toupet de parler de tenir une boutique d’épiceries avec elle, vous me blessez, monsieur, dans l’endroit le plus sensible où un homme pût en blesser un autre. Me comprenez-vous, monsieur ? »

Ici Muzzle, qui, comme son maître, avait une grande idée de son éloquence, s’arrêta pour attendre une réponse, mais Job ne paraissant pas disposé à parler, Muzzle poursuivit avec solennité.

« Il est très-probable, monsieur, qu’on n’aura pas besoin de vous là-haut d’ici à quelque temps, parce que mon maître est en train de faire l’affaire de votre maître, monsieur : ainsi, vous aurez le temps de me parler un petit peu en particulier, monsieur. Me comprenez-vous, monsieur ? »

M. Muzzle se tut encore, attendant toujours une réponse, et M. Trotter le désappointa de nouveau.

« Eh bien, pour lors, reprit-il, je suis très-fâché d’être obligé de m’expliquer devant ces dames, mais la nécessité du cas sera mon excuse. L’arrière-cuisine est vide, monsieur, si vous voulez y passer, monsieur, M. Weller sera témoin, et nous aurons une satisfaction mutuelle jusqu’à ce que la sonnette sonne. Suivez-moi, monsieur. »

En disant ces mots le vaillant domestique fit un pas ou deux vers la porte, tout en ôtant son habit afin de ne point perdre de temps.

Mais aussitôt que la cuisinière entendit les dernières paroles de ce défi mortel, aussitôt qu’elle vit M. Muzzle se préparer pour le combat singulier, elle poussa un cri déchirant, et se précipita sur M. Trotter, qui se leva vainement, à l’instant même ; elle souffleta, elle égratigna son large visage, et entortillant ses mains dans les cheveux plats du nouveau Job, elle en arracha de quoi faire cinq ou six douzaines de bagues. Ayant accompli cet exploit avec l’ardeur que lui inspirait son amour dévoué pour M. Muzzle, elle chancela et tomba évanouie sous la table, car c’était une dame douée de sentiments fort délicats et fort excitables.

En ce moment la sonnette retentit.

« C’est pour vous, Job Trotter, » dit Sam, et avant que celui-ci pût résister ou faire des remontrances, avant même qu’il eût étanché le sang qui coulait de ses blessures, Sam le prit par un bras, Muzzle par l’autre, et le premier le tirant, le second le poussant, ils lui firent monter les escaliers et l’introduisirent dans le parloir.

La scène qui s’y passait était remplie d’intérêt. Alfred Jingle, esquire, autrement le capitaine Fitz-Marshall, était debout près de la porte, son chapeau à la main, avec un sourire sur son visage, et une physionomie qui n’était nullement émue par sa désagréable situation. En face de lui se trouvait M. Pickwick, qui, évidemment, lui avait inculqué quelque leçon d’une haute morale, car sa main gauche était cachée sous les pans de son habit, et sa main droite, étendue en l’air, comme c’était son habitude quand il prononçait un discours destiné à faire impression. Un peu en arrière on voyait M. Tupman, bouillant d’indignation, mais soigneusement retenu par ses deux jeunes amis. Enfin, à l’extrémité de la chambre se tenaient M. Nupkins, Mme Nupkins et miss Nupkins, tous avec un air hautain et sombre, plein de menaces et de vexations.

Au moment où Job fut amené, M. Nupkins déclamait avec une dignité magistrale :

« Qui m’empêche, disait-il, de faire détenir ces individus comme des fripons et des imposteurs ? Pourquoi céder à une folle compassion ? Qui m’en empêche ?

— L’orgueil, vieux camarade, l’orgueil, répliqua Jingle d’un air calme. Mauvais effet — attrapé un capitaine ! Ha ! ha ! — l’excellente charge ! — bon parti pour notre fille. — À trompeur trompeur et demi ! — Rendre cela public ? — Pas pour un empire ; — on en dirait trop, beaucoup trop.

Misérable ! s’écria Mme Nupkins, nous méprisons vos basses insinuations.

— Je l’ai toujours détesté, ajouta Henriette.

— Oh ! nécessairement. — Grand jeune homme, — vieux adorateur. — Sidney Porkenham, — riche, joli garçon. — Pas si riche que le capitaine, malgré ça…, eh ! son congé. — On fait tout au monde pour le capitaine, — le capitaine n’a pas son pareil. — Toutes les demoiselles folles de lui, eh ! Job, eh ? »

Ici M. Jingle se mit à rire de tout son cœur, et Job, frottant ses mains avec délices, laissa échapper le premier son qu’il se fût encore permis, depuis qu’il était entré dans la maison ; c’était un ricanement sans bruit, retenu, qui semblait indiquer qu’il en jouissait trop pour en laisser évaporer aucune partie en vaines démonstrations.

« M. Nupkins, dit l’aînée des deux dames, voilà une conversation que les domestiques n’ont pas besoin d’entendre. Faites éloigner ces deux misérables.

— Certainement, ma chère. — Muzzle.

— Votre Vénération…

— Ouvrez la porte.

— Oui, Votre Vénération…

— Quittez cette maison, misérables ! s’écria M. Nupkins d’une manière emphatique. »

Jingle sourit et se dirigea vers la porte.

« Arrêtez, » dit M. Pickwick.

Jingle s’arrêta.

« J’aurais pu, poursuivit M. Pickwick, j’aurais pu me venger davantage du traitement que vous m’avez fait éprouver, de concert avec votre ami l’hypocrite… (Ici Job salua avec la plus grande politesse, en posant la main sur son cœur.) Je dis, continua M. Pickwick, en s’échauffant graduellement, je dis que j’aurais pu me venger davantage ; mais je me contente de vous démasquer, car c’est un devoir envers mes semblables. Je me flatte, monsieur, que vous n’oublierez pas cette modération. (En cet endroit Job Trotter, avec une facétieuse gravité, appliqua sa main à son oreille comme pour ne pas perdre une syllabe de ce que disait M. Pickwick.) Je n’ai plus qu’une chose à ajouter, continua le philosophe, tout à fait irrité : c’est que je vous regarde comme un fripon… et un… un coquin… le plus mauvais coquin que j’aie jamais rencontré… excepté ce pieux vagabond en livrée violette !

— Ha ! ha ! ha ! ricana Jingle. Bon garçon, — Pickwick ; bon cœur ! — vieux gaillard solide ! — mais il ne faut pas être si colère, — mauvaise chose. — Adieu, adieu ; vous reverrai quelque jour. — Ne vous chagrinez pas. — Job, trotte ! »

En prononçant ces mots, M. Jingle enfonça son chapeau à sa mode et s’éloigna d’un pas mesuré. Job s’arrêta, regarda autour de lui, sourit, puis, adressant à M. Pickwick un salut sérieusement moqueur, et à Sam un coup d’œil dont l’audacieuse malice surpasse toute description, il suivit les pas de son estimable maître.

« Sam, dit M. Pickwick, en voyant que son domestique prenait le même chemin.

— Monsieur.

— Restez ici. »

Sam parut incertain.

« Restez ici, répéta M. Pickwick.

— Est-ce que je ne pourrais pas rabattre un peu ce Job Trotter dans le jardin ?

— Non certainement.

— Est-ce que je ne peux pas le reconduire à coups de pied, monsieur ?

— Non, sous aucun prétexte. »

Pendant un moment, pour la première fois depuis son engagement, Sam eut l’air mécontent et malheureux. Mais sa contenance s’éclaircit immédiatement, car le rusé Muzzle, qui s’était caché derrière la porte, en sortit vivement à l’instant précis, et parvint fort habilement à faire rouler Jingle et son acolyte le long des escaliers, et jusque dans les aloès américains, qui les attendaient en bas.

« Maintenant, monsieur, dit M. Pickwick à M. Nupkins, maintenant, monsieur, ayant accompli notre dessein, mes amis et moi, nous allons vous faire nos adieux, et tout en vous remerciant pour l’hospitalité que nous avons reçue, permettez-moi de vous assurer, en leur nom comme au mien, que nous ne l’aurions pas acceptée, et que nous n’aurions pas consenti à sortir ainsi de la situation où nous nous trouvions, si nous n’y avions pas été incités par un vif sentiment de devoir. Nous retournons à Londres demain matin : votre secret est en sûreté avec nous. »

Ayant ainsi protesté contre ce qui s’était passé dans la matinée, M. Pickwick fit un profond salut aux dames, et malgré les sollicitations de la famille, quitta la chambre avec ses amis.

« Prenez votre chapeau, Sam, dit-il à son domestique.

— Il est en bas, monsieur, » répliqua Sam, et il courut le quérir dans la cuisine.

Le chapeau étant égaré, Sam fut obligé de le chercher et Mary, qui se trouvait là toute seule, l’éclaira. Après avoir regardé de tous les côtés, la jolie bonne, dans son anxiété pour trouver le chapeau perdu, se mit sur ses genoux et retourna tous les objets entassés dans un petit coin derrière la porte. C’était un petit coin fort incommode. On ne pouvait y arriver sans commencer par fermer la porte.

« Le voilà, dit enfin la jolie bonne, n’est-ce pas cela ?

— Voyons, » fit Sam.

Mary avait posé la chandelle sur le plancher, et, comme elle éclairait fort peu, Sam fut obligé de se mettre aussi à genoux pour voir si c’était réellement son chapeau. Le recoin était remarquablement petit, et ainsi, sans qu’il y eût de la faute de personne, excepté de l’architecte qui avait bâti la maison Sam et la jolie bonne se trouvaient nécessairement fort près l’un de l’autre.

« C’est bien lui, dit Sam, adieu.

— Adieu, répondit la jolie bonne.

— Adieu, répéta Sam, et en disant cela il laissa tomber le chapeau qu’il avait eu tant de peine à trouver.

— Comme vous êtes maladroit ! dit Mary. Vous le perdrez encore si vous n’y prenez pas garde. » Et pour qu’il ne se perdît plus, elle le lui mit sur la tête.

Le visage de la jolie bonne paraissait plus joli encore, étant ainsi levé vers Sam : or, soit à cause de cela, soit par une simple conséquence de leur juxtaposition, il arriva que Sam l’embrassa.

« J’espère que vous ne l’avez pas fait exprès ! s’écria-t-elle en rougissant.

— Non, ma chère, mais je vais la faire exprès à présent ; » et il l’embrassa une seconde fois.

« Sam ! cria M. Pickwick par-dessus la rampe.

— Voilà, monsieur, répondit Sam, en montant les marches quatre à quatre.

— Vous avez été bien longtemps.

— Il y avait quelque chose derrière la porte, qui nous a empêchés de l’ouvrir pendant tout ce temps-là, monsieur. »

Tel fut le premier chapitre des amours de Sam.





  1. Moulin que les condamnés font mouvoir en marchant sur un cylindre. (Note du traducteur.)