Les Papiers du duc de Saint-Simon aux archives des affaires étrangères

Les Papiers du duc de Saint-Simon aux archives des affaires étrangères
Revue des Deux Mondes3e période, tome 39 (p. 370-413).
LES
PAPIERS DU DUC DE SAINT-SIMON
AUX ARCHIVES DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES

UNE ŒUVRE INÉDITE DE L’AUTEUR DES MÉMOIRES.

Le général marquis de Saint-Simon, mort en 1865, racontait qu’un dimanche de l’année 1819 il s’était présenté, à l’issue de la chapelle, à l’audience du roi pour lui demander une faveur. Louis XVIII, qui avait du goût pour lui, lui adressa quelque paroles encourageantes : « Sire, reprit le marquis, il s’agit de la liberté d’un prisonnier à la Bastille. — Vous voulez rire, je pense, monsieur de Saint-Simon. — Sur la Bastille, oui, Sire, mais non sur des manuscrits originaux du duc de Saint-Simon, enlevés en 1760 et prisonniers d’état de votre majesté au ministère des affaires étrangères. » — Le 6 mai 1819, sur un ordre du roi, une partie des manuscrits étaient remis à l’héritier du duc, et, grâce à cette générosité de Louis XVIII, les Mémoires de Saint-Simon ont été connus de notre siècle, qui a pu en jouir dans tout l’épanouissement de sa gloire littéraire. M. Villemain les avait devinés à travers des fragmens, et il eut le temps de les signaler dès leur apparition; MM. Sainte-Beuve et de Montalembert purent en parler, et ce chef-d’œuvre entra dans notre littérature avec ce cortège d’admiration qui ne l’abandonnera pas.

Mais il restait au dépôt des affaires étrangères d’autres prisonniers d’état de la même origine. Longtemps on avait paru oublier leur existence, puis, quand des chercheurs avaient voulu pénétrer jusqu’à eux, ils avaient échoué dans leurs tentatives. Quels avaient été les prétextes? Des récits de tous genres étaient colportés. On allait jusqu’à dire que ceux qui en avaient la garde, pour décourager les recherches, avaient nié la présence aux affaires étrangères des papiers de Saint-Simon. L’allégation était hardie... Au commencement du XVIIIe siècle, on y eût répondu par des épigrammes ou des chansons ; il y a cent ans, elle eût provoqué un pamphlet ; de nos jours elle fit naître un gros volume de cinq cents pages, plein d’esprit et de la plus sûre érudition, (dans lequel un lettré de la meilleure race décrivit le cabinet du duc de Saint-Simon et suivit pas à pas l’historique de ses manuscrits[1]. A de tels argumens il n’y avait plus de réplique; l’inventaire du notaire y était rapporté tout au long; les cent soixante-dix-sept portefeuilles de manuscrits avec leur titre et leur description authentique y figuraient. Du château de la Ferté-Vidame, où Saint-Simon en avait déposé une partie et du « Cabinet à livres» de l’hôtel de la rue de Grenelle, où étaient rangés la plupart des portefeuilles, il était facile de les accompagner sans en perdre la trace. La description achevée, les manuscrits avaient été renfermés dans cinq grosses caisses à doubles clés qui furent déposées chez le notaire Delaleu. Elles y étaient demeurées quatre ans. Enfin le 21 décembre 1760, sur un ordre de Louis XV, contre-signé du duc de Choiseul, M. Le Dran, garde des archives, était venu prendre possession de tous les papiers et manuscrits. Entre la demeure de Saint-Simon, où les hommes de loi les avaient compulsés, et la tour du Louvre, pas une feuille n’avait pu être distraite. Depuis cent vingt ans, le dépôt n’avait rendu qu’un seul document : le manuscrit des Mémoires. La démonstration était donc complète. Il fallait se rendre de bonne grâce. On s’en garda bien. On eut recours à la force d’inertie. Sans un dernier incident, on n’aurait pas vu de sitôt tomber les verrous et s’ouvrir les grilles.

Il y a peu de mois, les deux premiers volumes de l’édition définitive des Mémoires venaient de paraître, et, depuis les admirateurs littéraires de Saint-Simon jusqu’aux plus minutieux critiques, il n’y avait qu’une voix pour rendre hommage à ce travail colossal entrepris par un des plus savans et à coup sûr le plus intrépide de nos érudits. À ce moment, l’édition nouvelle était annoncée, ici même, par un juge dont nul ne récuse la compétence, et, comme M. Léopold Delisle à l’Académie des inscriptions et belles-lettres, il en prenait occasion de demander, au nom de l’histoire et des lettres françaises, que le dépôt des affaires étrangères ne demeurât pas plus longtemps fermé[2]. Cet appel, que tous les échos renvoyaient à la fois, fut entendu. M. de Freycinet voulut inaugurer son entrée au quai d’Orsay par une mesure largement libérale. Ici, nous devons en convenir, « l’épuration » était excusable, et un personnel plein d’ardeur, auquel on adjoignit une commission des archives diplomatiques reconstituée, fut chargé de rompre avec de vieilles routines indignes de notre temps.

A peine installée, la nouvelle direction se mit en quête des portefeuilles saisis en 1760. Elle demanda, comme tous les chercheurs, le fonds Saint-Simon. Il avait été dispersé, et les initiés ne purent qu’en signaler les fragmens. Il semblait qu’on se fût attaché, aussitôt après la mesure si libérale de 1819, à détruire un ensemble dont un scrupule royal pouvait tôt ou tard imposer au ministère la restitution. Des lettres, des mémoires d’état, des pièces datées avaient été comprises dans des séries chronologiques, sans être pourvues d’une mention d’origine ; le reste avait été rassemblé sous des reliures de diverses couleurs, dont aucune ne portait le nom de Saint-Simon, et versé dans des fonds différens. Il était impossible de dérouter plus habilement l’archiviste qui aurait voulu chercher dans les longues galeries du dépôt sans être pourvu d’un fil conducteur. Heureusement, le service reconstitué des Archives mit autant de zèle à signaler les volumes démarqués qu’une défiance égoïste avait employé d’art à les soustraire à la curiosité publique. En peu de semaines, des découvertes précieuses, dues à de tardifs rangemens, firent apparaître la plus grande partie des manuscrits de Saint-Simon.

Aujourd’hui, sans avoir encore tout retrouvé, on peut essayer d’indiquer l’ensemble des découvertes et de mesurer à l’aide de quelques reconnaissances heureuses, sur un terrain si récemment conquis, ce que fauteur des Mémoires et l’histoire gagneront à cette résurrection posthume.

Les manuscrits de Saint-Simon, tels qu’ils étaient accumulés à Paris et à la Ferté-Vidame, peuvent être groupés en diverses séries. Il y avait d’abord des livres manuscrits qui auraient dû figurer dans sa bibliothèque et qu’il possédait soit à titre de curiosité, soit comme instrumens de travail. Tel était ce Guillaume de Tyr, en écriture gothique du XIIIe siècle, avec des enluminures, qui est venu échouer au dépôt des affaires étrangères, où cette précieuse épave, ignorée des érudits, représente à elle seule le moyen âge. Tels sont plusieurs Traités sur la noblesse, une Histoire des assemblées d’états, des recueils d’Arrêts, des procès fort anciens. Nous pouvons apprécier par là le soin du collectionneur, mais l’œuvre personnelle n’apparait pas encore. Les volumes de mémoires nous en rapprochent. Saint-Simon, qui avait commencé dès sa vingtième année à élever le monument qu’il nous a laissé, s’était montré naturellement fort avide de connaître les mémoires les plus voisins de son temps : il avait cherché à en avoir communication et n’avait pas hésité à en retenir des copies pour son usage secret. Les Mémoires de Mademoiselle (qui n’ont été publiés complètement qu’en 1858), ceux de Goulas (que commence à peine à donner la Société de l’histoire de France), ceux de Fontenay-Mareuil, le Journal de Richelieu, les Mémoires de Torry, ont été ainsi transcrits pour sa collection particulière et ont donné lieu dans le cours de ses travaux à plus d’une note qui mérite d’y être jointe. Tout autrement considérable fut le travail auquel il se livra sur les Mémoires de Dangeau, chargeant d’additions la copie qu’une communication du duc de Luynes lui avait permis de faire exécuter. On sentit, de bonne heure, le prix de cette annotation dans laquelle l’auteur avait versé tout ce dont débordait sa mémoire. Sous les auspices de M. Guizot et de M. Mignet, et plus tard de M. Drouyn de Lhuys, le Journal de Dangeau fut publié avec les réflexions de Saint-Simon.

Une autre série de manuscrits embrasse les précédens d’étiquette ; ce n’est pas la moins importante : cérémonies de cour et de ville, processions, baptêmes princiers, pompes funèbres royales, sacres et couronnemens, forment une collection énorme toute remplie de documens officiels, au travers de laquelle se rencontre parfois une note, un résumé, un jugement où apparaît Saint-Simon et où il est aussi aisé de reconnaître sa petite écriture chargée d’abréviations que son infatigable amour des détails.

Un dernier groupe comprend enfin les Mémoires à consulter destinés aux procès de préséance, les études sur les généalogies, les notes biographiques, les projets politiques, les travaux d’histoire, en un mot les ouvrages originaux et achevés sortis de la plume d’un écrivain qui ne connut pas le repos.

A quelle époque de sa vie Saint-Simon a-t-il accumulé cet amas prodigieux de matériaux? Les portefeuilles qu’il remplissait ne contiennent-ils que des notes, des ébauches inachevées, ou bien y rangeait-il parfois une œuvre terminée? sa gloire gagnera-t-elle à l’en voir sortir ? A toutes ces questions, qui occupaient notre esprit et pressaient nos recherches, il est difficile de donner une solution définitive; néanmoins la lumière se fait peu à peu ; déjà les regards peuvent percer la brume, et certains points apparaissent clairement. Il y a des ouvrages que nous avons eu la bonne fortune de lire en entier. Nous voulons insister sur l’un d’entre eux, au travers duquel nous retrouvons, avec les qualités et les défauts de Saint-Simon, tout ce qui fait l’incomparable charme de l’auteur des Mémoires : il s’agit du Parallèle entre Henri IV, Louis XIII et Louis XIV. De tous les manuscrits laissés en portefeuille, c’est sans contredit le travail que l’écrivain avait revu avec le plus de soin, c’était son œuvre de prédilection, et elle méritait de fixer tout d’abord l’attention des chercheurs.

Le Parallèle entre les trois premiers rois de la maison de Bourbon porte la date de mai 1746. Il est probable que, les Mémoires étant achevés depuis peu, Saint-Simon entreprit un travail dont il possédait tous les élémens et dont il avait conçu dès longtemps le dessein. Nous connaissons trop ses sentimens envers Louis XIII pour douter du mobile qui l’avait déterminé. D’ailleurs l’auteur ne veut pas d’équivoque, et dès le début, il prend soin de marquer le sentiment auquel il obéit : « Je ne dissimuleray pas, dit-il, que l’impatience de l’injustice si communément faite à Louis XIII entre son père et son fils ne m’ait mis de tous temps le désir de le revendiquer dans l’esprit et encore plus dans le cœur. Je l’ay reconnaissant; mon père a dû à ce prince toute sa fortune, moi par conséquent tout ce que je suis ; tout ce que j’ay me retrace ses bienfaits. J’attends en vain que quelqu’un de ceux qu’il a comblés et plus capables que moi s’en souvienne assez pour tirer son bienfaiteur d’une oppression si peu supportable; personne ne s’y présente, après tant d’années. A la fin, l’indignation de l’ingratitude et de l’ignorance me met la plume à la main, mais sous la plus scrupuleuse direction de la vérité la plus exacte qui seule donne le prix à tout avec la confiance. » (Parallèle, page 1 du manuscrit.)

Ce préambule achevé, Saint-Simon entre en matière et commence par l’éducation des trois rois. Sur chacun d’eux nous trouvons quelques pages spéciales, puis, en peu de mots, il condense le sujet, rapproche les princes pour montrer la diversité de leur origine et des soins qui ont entouré leur première jeunesse. Dès le début, apparaît le plan auquel l’auteur demeurera fidèle. Une triple et minutieuse analyse, puis un résumé d’où ressort la comparaison, telle est la méthode de tout l’ouvrage. Rien de plus simple que cette ordonnance, mais on devine en même temps qu’il a fallu un rare éclat de style pour en bannir la monotonie. A vrai dire, nous trouvons en cet écrit non pas un seul parallèle, mais une suite de parallèles détachés formant autant de chapitres sur l’enfance des trois rois, leurs débuts dans la vie, leurs mœurs, le commencement de leur règne, leur gouvernement, leur famille, leur capacité et leur mort. Dans ce large tableau, on sent tour à tour ce qu’a de factice un genre dont les historiens avaient abusé, et quelles ressources un écrivain y peut puiser pour marquer certains traits en caractères ineffaçables.

En rendant compte du Parallèle, nous ne suivrons pas la route que l’auteur a parcourue. Nous chercherons à reconstituer séparément et dans leur ensemble le portrait des trois rois, en mettant en lumière les aperçus nouveaux que les Mémoires de Saint-Simon ne nous avaient pas offerts. Ce qui importe avant tout, c’est de vérifier ce qu’a d’original l’ouvrage inédit du grand écrivain, ce qu’il ajoute à l’histoire bien connue du XVIIe siècle, si l’attachement envers la mémoire de Louis XIII a fait de cette œuvre une défense intéressée et partiale, ou si l’esprit de l’auteur est demeuré libre. Pour cette étude, nous avons tout avantage à rétablir l’ordre des temps.


I. — HENRI IV.

Saint-Simon saisit Henri IV au sortir de l’enfance. « Fils d’un père, roi de Navarre, dit-il, moins fort que la tempête dont sa vie fut agités, et d’une mère courageuse que rien ne put abattre que le poison qui lui fut donné pour présent de noces de son fils en 1572[3], » Henri rencontra de bonne heure les contretemps et les traverses les plus propres à former un caractère, bien différent en cela de son fils et de son petit-fils, qui devaient être élevés au milieu des splendeurs royales, « Mais que servent tant d’avantages, remarque Saint-Simon, quand ils ne sont qu’extérieurs? et de quoy nuisent les dehors difficiles et pauvres, quand on sçait en faire un grand usage? Jeanne d’Albret, vertueuse, courageuse, instruite par ses besoins, nécessairement appliquée à son petit estat, à son parti, à sa famille, par les orages dont elle fut si continuellement battue, donna une excellente éducation à son fils, l’instruisit et le fît instruire par ce qu’il y avoit de meilleur dans son parti, et il y avoit d’excellents hommes en tous genres qui luy apprirent, sans luy abattre l’esprit, non des sciences vaines et fades pour un prince, mais tout ce que devoit sçavoir un prince qui avoit besoin de tout et qui ne pouvoit prospérer qu’à force de courage, de suite et d’industrie et qui devoit lutter sans cesse contre les tempêtes du dehors et du dedans. » (P. 6.) Elle avait mis son fils « sous la direction du plus avisé capitaine, du plus sage, du plus honneste homme de son tems, » et, lorsqu’Henri eut « le malheur de le perdre presque en même temps que la reine, sa mère, à la Saint-Barthélémy où ce grand homme fut si indignement massacré pour l’ouverture de cette abominable tragédie, » Henri IV n’avait pas encore dix-neuf ans. « Retenu prisonnier dans une cour où le débordement étoit devenu une politique, » il s’échappe à vingt-trois ans, et le premier obstacle qu’il eut à vaincre fut « la nécessité de se faire suyvre sans argent et par la seule affection à sa personne et à son parti. » Son fils et son petit-fils devaient naître sur le trône, Henri IV eut pour destin de courir longtemps après la fortune. — « Tout contribua à le former au monde, continue l’auteur du Parallèle, aux troupes, à la politique, à la guerre, à lui aiguiser l’esprit et le courage, besoins, dangers de toutes espèces, partis, nécessité, indigence, situations continuellement forcées, commerce habituel et indispensable avec les hommes les plus versés au grand en armes et en politique, et parmy ceux de son parti, avec des gens aussi intéressés pour eux-mêmes que pour luy à mettre tous leurs talens en œuvre pour en faire un grand homme qui put faire, par les siens, substituer et triompher leur parti. » (P. 17.)

« C’est dans ce courant d’années si fâcheuses et si dures qu’Henri IV apprit à connoître les hommes, à n’en point prétendre trouver de parfaits, à ne se dégoûter pas de leurs défauts, à rechercher avec soin l’esprit, le mérite, la capacité, au lieu de les écarter et de les craindre et à traiter affaire luy-même avec beaucoup de gens, pour les sonder, pour les reconnoître, pour en puiser des lumières, pour n’estre pas sur chacune entre les mains d’un seul, mesme d’un petit nombre et n’estre gouverné sur rien par personne, mais puiser pour ainsi dire contradictoirement de plusieurs de quoy se décider pour conduire les différentes sortes d’affaires et sçavoir se conduire luy-même dans l’infinie diversité des choses, des conjonctures et de leurs complications. » (P. 128.)

La jeunesse d’Henri IV et les efforts de ce prince pour conquérir sa couronne, séduire ses sujets ou les vaincre excitent à maintes reprises la verve de l’écrivain. Il y voit l’origine de sa fortune et l’apprentissage de son génie. Tient-il assez de compte des qualités natives du Béarnais? Mesure-t-il tout ce que lui ont valu l’esprit, le charme, le coup d’œil sur le champ de bataille, ce merveilleux ensemble de dons naturels que l’éducation ne donne pas et qui lui ont assuré avec la victoire le cœur de ses sujets? Toutes ces qualités étaient en germe chez le fils de Jeanne d’Albret, dès les premières années de sa vie. Amené du Béarn en 1558 à la cour d’Henri II, le regard éveillé de l’enfant attirait déjà l’attention. On raconte que l’ambassadeur de Philippe II, observant les jeux des jeunes princes, en fut frappé ; malgré la bonne mine de ceux qui devaient régner sous le nom de Charles IX et d’Henri III, il avait remarqué le futur roi de Navarre dont les yeux perçans pétillaient. Dès le plus jeune âge, il avait en lui ces dispositions naturelles qui furent développées et, en cela Saint-Simon dit vrai, « par la passion et l’intérêt de tous d’avoir un héros à la tête de leur parti. Par sa bravoure, l’aiguillon de sa gloire, son audace à prodiguer sa vie en simple gendarme, il conquit l’amour de ses troupes, » Après une longue digression sur la témérité d’Henri IV: « Convenons après tout, ajoute l’historien, que ce défaut est celui des héros et qu’on ne peut refuser de reconnoître pour tel un prince qui a passé presque toute sa vie dans les plus grands périls et les plus grandes actions de la guerre et dont la valeur et la conduite militaire a su reconquérir son royaume sur ses plus puissans sujets, sur l’Espagne et l’Italie, se mettre d’effet la couronne sur la tête, la porter longtemps en paix avec la plus haute réputation et la transmettre réparée et florissante à sa postérité. »

Henri IV avait à vaincre des difficultés de toutes sortes ; il n’avait pas de famille; autour de lui, les intrigues se multipliaient : « Il étoit puissant, dit Saint-Simon, depuis la paix de Vervins, mais toujours dans des périls et des embarras qui, pour n’être pas si à descouvert n’étoient ni moins pénibles, ni moins à craindre, au milieu d’une cour et d’un estat où tout avoit été personnage en son génie plus ou moins important ou élevé ou pour ou contre lui, et qui auroient tous voulu l’être encore. »

C’est le talent du politique que Saint-Simon prise le plus haut. Il comprend ce que, dès le lendemain de la mort de Henri III, son successeur a dû déployer de génie. « Le commencement du règne de Henri IV, dit-il, est incomparable. Livré seul entre deux partis dont chacun voulut luy faire la loy et plus encore les principaux de chaque parti assez audacieux pour profiter de son embarras et de ses besoins, se faire grands et redoutables à ses dépens, il sceut les amuser tous, partis et particuliers, souffrir leur insolence avec accourtise, sans toutefois mettre sa dignité en compromis, les tirer de Saint-Cloud sans s’expliquer avec pas un, sous prétexte de la nécessité de faire la guerre, puis de l’entretenir si vite et d’y faire tellement admirer sa valeur et sa capacité et d’y faire craindre aux siens sa vigilance à bien examiner comment ils s’y comportoient, qu’il se donna le tems de vaincre, de se mettre en estat de n’estre plus rançonné par les principaux de son parti, d’en demeurer l’admiration et à peu près le maistre. Un commencement si lumineux et qui fit un si grand effet parmi amis et ennemis ne peut entrer en aucun parallèle, tant la grandeur et l’art personnels en furent soudainement utiles et à toujours éblouissans. » (P. 305.)

Malheureusement le roi qui savait remporter tant de victoires ignorait l’air de se vaincre lui-même. Le témoin indigné des désordres de son temps se montre sans merci. « La faiblesse qu’Henry IV eut toute sa vie pour les femmes fut son plus grand et son plus funeste écueil ; il fut le malheur de sa vie, il est encore celui de son royaume, comme on le verra en son lieu. C’est ce qui a formé les monstres qui l’ont pensé perdre et qui au moins l’ont déchiré; c’est ce qui d’âge en âge va toujours croissant, fondé sur cet exemple. » Saint-Simon ne manque pas d’énumérer les passions successives d’Henri IV, et il n’a pas de peine à mettre en lumière les dangers que firent naître les promesses de mariage à Gabrielle d’Estrées et à Henriette d’Entraigues, les intrigues qui en furent la suite et les ambitions désordonnées des enfans nés de ces déplorables unions.

Il ne passe pas sous silence les causes qui doivent atténuer le jugement de la postérité : les ardeurs d’un tempérament sans frein, son premier mariage constamment malheureux, un séjour corrupteur à la cour de Catherine, et par dessus tout le caractère de la reine : « Marie de Médicis, dit-il, impérieuse, jalouse, bornée à l’excès, toujours gouvernée par la lie de la cour et de ce qu’elle avoit amené d’Italie, a fait le malheur continuel d’Henri IV et de son fils et le sien mène, pouvant être la plus heureuse femme de l’Europe, sans qu’il luy en constat quoy que ce soit que de ne s’abandonner pas à son humeur et à ses valets. Henri IV, tout occupé du gouvernement et de ses plaisirs, sentoit tout le poids du domestique le plus désagréable. Il accordoit tout à la reine et aux dominateurs de son esprit, partie par crainte du fer et du poison, partie pour avoir repos et patience. La reine estoit maîtresse de ses enfans et de sa cour particulière sans en être de plus douce humeur avec le roi. Le peu qu’en dit M. de Sully dans ses Mémoires fait sentir quelle estoit la terrible humeur de la reine et quelle l’audace de ces âmes viles et mercenaires qui la gouvernoient. (P. 7.)... La plus funeste faute d’Henri IV fut de n’avoir pas renvoyé de Marseille toute sa suite italienne. » (P. 145.)

Le portrait qu’il trace de Marie de Médicis ne rend pas Saint-Simon plus indulgent pour la conduite du roi, car il ajoute aussitôt, en forme de conclusion : « Ce n’est pas que je prétende excuser ce tissu de maîtresses qui l’accompagna ou, pour mieux dire, le conduisit à la mort, moins encore ces promesses de mariage et leurs terribles effets auxquels on ne peut donner de nom. » (P. 102.)

L’indignation qui s’empare de Saint-Simon chaque fois qu’il parle des faiblesses d’Henri IV n’altère pas la sérénité de l’historien quand il aborde l’examen du gouvernement.

Après avoir donné des louanges à l’abjuration, qu’il appelle en passant un admirable « coup d’état et de religion, » l’auteur du Parallèle arrive à l’édit de pacification, sur lequel il s’étend plus longuement. « On doit, dit-il, regarder l’édit de Nantes comme un chef-d’œuvre de politique et de grand sens, si on se place dans le point de perspective du temps qu’il fut fait; on verra combien il étoit nécessaire de fixer l’état de la religion et combien difficile de le faire parmi ce redoutable reste de ligueurs qui, ayant Rome et l’Espagne en croupe, n’étoit occupé qu’à rendre la conversion du roi plus que suspecte, à crier qu’il sacrifieroit toujours les catholiques à ses anciens amis, et n’avoit de pensée qu’à rallumer les feux que la valeur et l’adresse d’Henri venoient d’éteindre... Les huguenots n’étoient pas plus aisés à gouverner; ils étoient accoutumés depuis si longtemps à tout obtenir qu’ils ne pouvoient se résoudre à déchoir sous un roi dont ils s’étoient figuré avoir droit de tout prétendre et de tout emporter pour avoir été nourri parmi eux, avoir été longtemps leur chef pour seule existence effective et avoir tant contribué à le faire véritablement roy. Outre ces raisons générales à tout le parti, ils avoient aussy leurs ligueurs, leur appuy des protestants de toute l’Europe avec qui Henry avoit un si puissant interest de ne se pas brouiller. Ils avoient des factieux qui ne respiroient qu’un renouvellement de prise d’armes et des chefs, tels que le maréchal de Bouillon, qui souffloient le zèle et le feu pour se mettre à découvert à la teste du parti, traiter ainsy avec leur roy de couronne à couronne, et dont le but particulier estoit de mettre le parti sous la protection d’un souverain protestant dont Bouillon seroit lieutenant général, exerceroit toute son autorité, l’auroit en croupe luy et les autres protestans, feroit ainsy un estat dans un estat et deviendroit en quelque sorte égal au roy, comme se trouvant l’un et l’autre chefs de chacun un parti égal en nombre et en force, mais inégal en appuys, parce que le parti huguenot seroit assuré par la puissance de son protecteur estranger et des autres protestans, tandis que Henry ne pourroit se fier à l’impuissance temporelle du pape, ni à la jalousie et à l’infidélité de la maison d’Autriche et de Savoye; aussi n’y eut-il rien que Bouillon ne fist pour empescher l’édit de Nantes et irriter les huguenots sur tous ces points. Ce fut donc le chef-d’œuvre de la sagesse, de la connoissance et de la patience d’Henry IV d’estre venu à bout d’une affaire si peu possible, et d’avoir ouvert assés les yeux aux huguenots pour leur faire sentir l’interest particulier et les veues pernitieuses de Bouillon et de sa cabale parmi eux, et en même temps leur avoir pu persuader, comme en secret des catholiques, tous les avantages réels qu’ils tiroient des articles de l’édit; en même temps aussy il les exténuoit (amoindrissait) aux catholiques et les effrayoit par la crainte des nouveaux troubles et des désolations dont la France ne faisoit que de sortir, et il leur montroit la séditieuse et perverse intention de ce zèle affecté de ce reste de factieux de la ligue qui ne songeoient qu’à se ramener d’où on les avoit tirés avec tant de périls, et mis hors d’estat de plus entreprendre et après de se soustenir. Le choix des rédacteurs de l’édit fut encore un admirable trait de politique : Schomberg, quoyque catholique, avoit du crédit en Allemagne et beaucoup de considération dans les cours protestantes de son païs ; de Thou passoit dans les deux partis pour un magistrat également éclairé, modéré et sans reproche, bon et vray catholique et toutes fois agréable aux huguenots; Jeannin, le plus habile, le plus adroit, le plus accort de tous, avoit esté secrétaire du duc de Mayenne dans le plus fort temps de la ligue, avant et après les derniers estats de Blois de laquelle il connoissoit à fonds tous les replis et tous les personnages ; c’estoit luy qui avoit lié les premières démarches de paix, qui estoit secrettement entré dans les premières négociations qu’il avoit suivies jusqu’à l’accommodement du duc de Mayenne auquel il estoit demeuré attaché très confidemment : quoyque devenu ministre d’Henry IV, il ne pouvoit donc estre suspect à Rome, ny aux catholiques, et avoit par ses lumières et sa capacité de quoy imposer aux catholiques factieux. » (P. 135, 136, 137.)

Ainsi le gouvernement, comme les vertus militaires et l’éducation d’Henri IV, donnent lieu à une suite d’éloges qui seraient sans ombre si les mœurs du roi et sa faiblesse vis-à-vis de serviteurs ou d’alliés indignes ne provoquaient parfois de justes critiques; Saint-Simon ne fait pas un panégyrique aveugle, il n’entend pas davantage sacrifier Henri IV à son fils. A ceux qui, en défiance du dessein de l’auteur seraient tentés de le penser, il suffit de montrer les deux portraits d’Henri IV que nous rencontrons au cours du Parallèle. Aussi bien cette citation aura-t-elle une double utilité : elle vengera Saint-Simon du soupçon de vouloir rabaisser le père de Louis XIII et prouvera mieux que tout développement l’incroyable abondance de style d’un écrivain qui reprend si aisément un même sujet, sans tomber dans la monotonie d’une redite.

« L’application de ce monarque à toutes les parties du gouvernement à travers ses plaisirs et ses amusemens et la capacité singulière qu’il fist paroistre en toutes, est peut être la plus grande louange qu’un roy puisse mériter, décorée encore plus par la manière dont il gouvernoit, qu’il deust tout entière à l’habitude des angoisses et des nécessités de son premier estat de chef de parti et des premières années de son règne ; la grande et successive connoissance que ces temps fâcheux lui avoient acquise de tous les personnages et du sous-ordre encore des personnages, luy donna la facilité du discernement à s’en servir précisément aux emplois et aux affaires qui leur convenoient pour l’utilité qu’il s’en proposoit, ce qui, joint à l’habitude et à la connoissance des affaires qui luy estoient venues de la même source et qu’il prit toujours soin d’entretenir, luy acquit une aisance incomparable et une justesse extrême à voir, à comprendre, à demesler, à se décider, à ordonner, à suivre tous genres d’affaires et de détails presque sans travail. Non-seulement il tenoit des conseils toujours effectifs, je veux dire où les affaires se proposoient, se débattoient, se digéroient, se suivoient, se décidoient, mais c’estoit un charme de voir ce prince, également appliqué, familier, affable, en plus faire en quatre ou cinq tours d’allées de galerie que d’autres dans les travaux de cabinet les plus réglés, les plus longs, les plus réitérés. Tantost il prenoit un ministre, tantost un seigneur, tantost un capitaine, quelquefois deux ensemble d’avis différens jusqu’à trois, quelquefois quatre, et là discuter, sonder les gens, demesler leurs intérêts, leurs haines, leurs affections, leurs raisons, résumer ou seul ou avec de plus confidens et de plus désintéressés et, tout en prenant l’air et se promenant, prendre avec poids les résolutions sur tout ce qu’il avoit entendu et demeslé, se faire rendre un compte exact de l’exécution de chaque chose jusqu’à parfin, pomper ainsy les cœurs et les esprits avec légèreté et mettre ministres grants et petits en dessarroy par l’usage de parler à plusieurs, et à gens d’inclination, d’estat, de système, d’intérests, de liaisons toutes différentes. Il tiroit ainsy le suc de toutes fleurs comme les sages abeilles et comme un habile chimiste tourne en remèdes les poisons. C’est ainsy qu’un sage roy gouverne en effet et sçait s’empescher d’estre gouverné. » (P. 145.)

Il semble que tout soit dit sur Henri IV. Voyons maintenant par quel étonnant jeu d’esprit et avec quelle fécondité d’imagination, Saint-Simon reprend le sujet, retrouve le même ordre d’idées, fait les mêmes éloges, sans user des mêmes mots, ni se copier lui-même :

« Henri IV ne fut, ni ne parut jamais gouverné. Louis XIII le parut et ne le fut point en effet. Louis XIV le fut toujours et le parut toujours. Henri IV sut bien choisir en tous genres. Il éblouit par ses exploits personnels et n’étonne pas moins par la sagesse, la fermeté, le juste équilibre de son gouvernement. Une familiarité martiale, mais mesurée, que ses divers états et ses divers besoins lui avoient acquise, un esprit vif plein d’agrémens, un langage aisé et naturel qui quelquefois sentoit un peu trop le camp, une gaieté et une facilité parmi les choses les plus sérieuses, un sens droit et juste sur toutes celles où l’amour ne le tyrannisoit pas et où certaines faiblesses ne le dominoient pas, un accès toujours ouvert avec un air de bonté, rendirent tant de grandes qualités aimables, avec cette habitude contractée de ses diverses fortunes de savoir parler à chacun le langage qui lui convenoit, et de ne s’embarrasser d’aucun personnage, à quoi ses détresses l’avoient accoutumé; mais singulièrement supérieur à tenir de court ministres, généraux, personnages de toutes les sortes par ses entretiens familiers avec eux teste à teste, surtout avec gens de différentes liaisons et de différens partis, il s’éclairoit et discernoit ainsy la vérité, parce qu’il la cherchoit et se gardoit par là des surprises, et presque toujours en se promenant, il appeloit tantost les uns, tantost les autres, sans que la plus part s’attendissent à ces conversations qui duroient plus ou moins, selon que l’instruction qu’il en vouloit tirer l’exigeoit, quelquefois sans qu’ils s’en aperçussent. C’est ce qui s’appelle sçavoir régner. » (P. 33’.)

Arrêtons-nous sur ce dernier mot. Le portrait qu’a tracé Saint-Simon est sincère et fidèle. Il a compris le règne d’Henri IV, il a jugé l’homme et le roi en historien consommé. S’il a été sévère pour les faiblesses du prince, il a vu clairement les ressorts de sa politique, les a loués sans réserve, et malgré la pensée hautement avouée du Parallèle, il a rendu à la vérité un tel hommage que sa conclusion trouve ici sa place naturelle, lorsqu’il répète en terminant la dernière comparaison entre les trois rois : « On ne peut trop admirer l’adresse, la patience, la sagacité d’Henri IV, de quelle façon il s’en tira pour occuper et accoustumer ensemble les huguenots et son nouveau parti de catholiques, comme il sceut nager entre les uns et les autres, tirer de chaque chef et de chaque personnage tout ce qui étoit possible, le suivre de l’œil et les contenir dans le cabinet, dans les camps, dans les combats; faire ses choix et ses combinaisons avec prudence et justesse ; savoir tirer parti de tout et employer chacun où il convenoit le mieux. » Tel fut Henri IV.


II. — LOUIS XIII.

Saint-Simon, qui avait su se montrer historien et dominer ses passions, allait-il échouer en abordant le portrait de Louis XIII ?

Il avait dix-huit ans quand il perdit son père, âgé de quatre-vingt-sept ans. En écoutant les récits du vieillard, il avait appris tout jeune à aimer le passé et l’histoire; et avec l’empreinte de ces premières émotions, il reçut comme un legs pieux le culte du roi que son père avait servi. « C’étoit, disent les Mémoires, la vénération, la reconnoissance, la tendresse même qui s’exprimoit par la bouche de mon père toutes les fois qu’il parloit de Louis XIII. » Saint-Simon avait hérité de ces sentimens. On a vu que, pour leur rendre un plus digne hommage, il mit la main au Parallèle. Piété filiale digne à coup sûr de notre respect, mais qui doit en même temps nous mettre en garde contre les entraînemens de la passion chez un écrivain qui se pique toujours d’impartialité et qui s’en est montré si rarement capable ! Au moins, ne pouvons-nous pas nous plaindre d’être pris au dépourvu. L’auteur nous a découvert son dessein : parcourons avec lui la triste existence d’un roi dont la postérité a pris coutume de dire qu’il ne fut grand que par son père et par son fils.

Dès ses premières années, l’éducation de ce prince forme un frappant contraste avec celle de son père. « Henri IV fut à l’école de l’adversité, » Louis XIII à celle « de la grandeur et de la paix florissante. » Il aurait fallu que son éducation réagît contre ce principe de mollesse. Malheureusement sa mère était Là; « pour jouir tranquillement de sa fortune, il falloit à cette régente un fils qui n’eût que le nom de roi. » Dominée par ses courtisans, elle le laisse croupir dans l’oisiveté, l’inutilité, l’ignorance. Saint-Simon est sévère, il paraît dur : il l’est moins que la réalité, telle que nous la montrent les témoignages les plus véridiques. Le médecin Héroard, attaché par Henri IV à la personne de son fils le jour de sa naissance, n’est guidé par aucune passion. Dans son journal, il n’y a pas une ligne, pas un mot qui trahisse une haine, une visée secrète, un sentiment personnel. Il accumule des faits, rien que des faits et il en ressort contre ceux qui ont élevé Louis XIII des preuves accablantes qui justifient tout ce que laisse entendre l’auteur du Parallèle. « Le roi, continue Saint-Simon, s’est plus d’une fois plaint amèrement à mon père, dans la suite, en parlant de son éducation qu’on ne lui eût pas même appris à lire, » en lui répétant qu’on l’accablait « des plus durs traitemens » et qu’on s’appliquait à l’abattre par la solitude, l’ignorance et la plus austère contrainte et captivité. « Après avoir renversé Concini, Luynes n’avoit garde de laisser ouvrir les yeux à son jeune maître. » Tout en le conservant prisonnier, il eut l’art de « donner cours à la joye d’une première liberté et à l’apparence de la toute puissance, en nourrir, en amuser le prince, le forcer de se reployer sur ce faste et sur les plaisirs dont il devoit être si affamé dans leur entière nouveauté pour luy, l’empêtrer par l’embarras des affaires et du gouvernement où tout lui étoit, et hommes et choses, entièrement inconnu, et gouverner ainsi en plein, en lui faisant accroire que c’étoit désormais luy qui gouvernoit et dont les volontés étoient les seules respectées... Ce fut le chemin qui porta Luynes et ses deux frères à la monstrueuse fortune où ils parvinrent avec une rapidité si prodigieuse et qui mit l’épée de connétable dans une main qui jusqu’à ce comble avoit si peu manié les armes. C’est aussy ce qui m’a fait pousser la captivité d’esprit, si non de corps, au delà de la tyrannie de Marie de Médicis et la porter jusqu’à la mort de Luynes qui jouit si peu de la première dignité du royaume. » (P. 35.)

Quand Luynes mourut, Saint-Simon assure que Louis XIII commençait à ouvrir les yeux. « Il étoit honteux d’une telle élévation arrachée à son âge... Il le trouvoit chargé d’une grandeur qui prenoit trop d’autorité, il l’a souvent dit à mon père et s’est plaint à luy bien des fois de la surprise de l’ambition et de l’abus qu’il en faisoit. » (P. 37.)

Le roi avait vingt-trois ans quand disparut ce gênant favori. Enfin Louis XIII allait régner.

Qu’était devenue la France pendant sa longue minorité? Quels appuis le jeune roi allait-il trouver parmi les anciens serviteurs de son père? accepterait-il le secours d’un de ces partis qui « retenoient dans leurs rangs les premiers de l’estat? Louis XIII ne pouvoit se livrer à pas un d’eux qui tenoient tous fort étroitement encore, les premiers aux Espagnols et aux ultramontains, les seconds aux protestans d’Allemagne et d’Angleterre, à la Hollande et jusques au Nord. Les premiers avoient peine à se défaire de cet esprit de domination que leur parti avoit exercé avec une si longue et si pernicieuse tyrannie, les autres de cet esprit d’indépendance et de ces funestes vues d’avancer toujours peu à peu dans leur ancien projet de former un estat dans l’estat, et une manière de république dans le royaume, tous deux appuyés de puissances étrangères avec lesquelles ils conservoient chèrement et réciproquement une dangereuse liaison. Les premiers se promettant tout du génie espagnol et ultramontain de deux reines, les seconds un appui certain de leurs places de sûreté et de leurs protecteurs étrangers pour les maintenir par l’intérêt de ces mêmes puissances, et l’un et l’autre à l’abri du nom de leur religion. » (P. 23.)

Au milieu de la sourde fermentation de ces personnages, dans la faiblesse du gouvernement, où Louis XIII pouvait-il trouver « confiance, sûreté ou repos? » Lui était-il possible de se jeter dans les bras de Marie de Médicis ou de son frère Gaston ? À cette question Saint-Simon répond par leurs portraits. « Sa mère étoit Italienne, Espagnole, sans connoissance aucune et sans la moindre lumière, dure, méchante par humeur et par impulsion d’autruy et toujours abandonnée à l’intérêt et à la volonté de gens obscurs et abjects qui, pour dominer et s’enrichir, luy gastoient le cœur et la tête, la rendoient altière, jalouse, impérieuse, intraitable, inaccessible à la raison, et toujours diamétralement opposée à son fils et aux intérêts de la couronne ; de plus changeante, entreprenante selon qu’elle changeoit de conducteurs et de gens qui la gouvernoient, leurs caprices et leurs nouveaux intérêts ; d’ailleurs, sans discernement aucun et comptant pour rien les troubles, les guerres civiles, le renversement de l’estat, en comparaison de l’intérêt et des volontés de cette lie successive de gens qui disposoient tour à tour absolument d’elle. — Un frère qui, avec de l’esprit et le don de la parole, se laissoit gouverner avec la même facilité et la même dépendance que la reine leur mère, qui n’avoit aucun genre de courage avec très peu de sens et de discernement, des pointes de fougue qui l’excitoient aisément et une faiblesse qui craignoit tout et ne savoit résister à rien; toujours prêt à brouiller et à s’en repentir, et roulant sans cesse dans ce cercle de révoltes, de partis et d’accommodemens, sans savoir rien soutenir après l’éclat, ni se procurer un accommodement honnête, beaucoup moins à ceux qui l’avoient suivi, aussy facilement empaumé que séparé d’eux et glissant avec une égale facilité des mains du roy et de celles de sa mère et des partisans qui s’étoient attachés à lui. Malgré des défauts si propres à le dénuer de tout parti, il en eut toujours tant qu’il voulut par la longue stérilité du mariage de Louis XIII et la mauvaise santé de ce prince qui firent regarder Gaston, vingt-deux ans durant, comme l’héritier présomptif de la couronne, et depuis que le roy, de plus en plus d’une santé menaçante, eut des enfans, firent considérer son frère comme le futur et prochain administrateur du royaume, sous la reine sa belle-sœur, avec qui il étoit de tout temps dans une liaison intime et personnelle par la communauté de leurs haines et de leurs affections. » (P. 21.)

« Ordinairement, continue ailleurs Saint-Simon, le mariage émancipe; mais ici, par un prodige des mêmes inclinations et tôt après des mêmes intérêts, les deux reines se reconnurent dès avant d’arriver à Paris; elles s’attachèrent, c’est trop peu dire, elles s’amalgamèrent si hermétiquement l’une à l’autre qu’elles ne firent plus qu’un, au grand malheur du jeune époux, et que rien ne put jamais les déprendre le moins du monde l’une de l’autre, non pas même la séparation forcée de Compiègne. »

« C’étoit donc d’une mère, d’un frère unique et d’une épouse que Louis XIII avoit continuellement à se garder. Ce malaise domestique étoit extrême et continuel. Telle fut la cause de la grandeur de Richelieu et des favoris qu’eut Louis XIII. » (P. 23.)

Dans une autre partie du Parallèle, Saint-Simon aborde enfin ce problème des rapports du roi et du cardinal. Il devine lui-même notre curiosité. « Venons maintenant, dit-il, au gouvernement de Louis XIII. C’est icy sans doute qu’un lecteur m’attend. Un gouvernement obombré d’un premier ministre tel que le cardinal de Richelieu, entre Henri IV qui a été lui-même le sien dans les temps les plus difficiles et Louis XIV qui a toujours voulu paroître être aussi le sien, et l’un et l’autre non moins avides de louanges et d’éloges que très jaloux de gloire, ne doit pas briller, enseveli dans la modestie du seul qui ait pris à tâche de tarir les louanges et qui en soit venu à bout entre tous nos rois……. Pour bien juger de son gouvernement, il y a trois points qu’il ne faut pas perdre un moment de vue : sa déplorable éducation et jeunesse jusqu’à la mort du maréchal d’Ancre; ses malheurs domestiques qui, sans la plus petite faute de sa part, lui ont fait de ce qu’il a eu de plus proche, de ce qui devoit être le plus cher : sa mère, son frère et sa femme vingt ans stérile, ses ennemis les plus acharnés et les plus dangereux. Enfin cette humilité si vraie et si unique dans un grand roi et ce détachement de soy-même d’autant plus héroïque qu’il fut toujours égal et parfait, qu’il extirpa tout éloge, qu’il les vit d’un œil serein et tranquille pleuvoir à verse sur Richelieu dans tous les temps. » (P. 160.)

Saint-Simon retrace ensuite à grands traits ce qu’il appelle lui-même un « crayon du dedans et du dehors. » Il nous montre les troubles intérieurs, la puissance politique des huguenots, les restes mal éteints de la ligue, les grands seigneurs sans cesse à l’affût d’un embarras, à chaque éclat, enfin « tout se partialisant à la cour et jusque dans les provinces, sans que personne pût demeurer neutre, et l’impuissance de l’autorité royale se voyant enfin à découvert. » Au delà des frontières, les difficultés n’étaient pas moindres : il fallait contrebalancer la prépondérance de la maison d’Autriche en Allemagne, sans rompre l’équilibre au profit des princes protestans, la surveiller en Italie et se montrer vigilant partout au dehors avec les forces affaiblies d’un royaume que les factions s’apprêtaient à déchirer.

« Telle étoit, continue l’auteur, la situation de l’Europe et celle de la France dans son intérieur quand Richelieu fut déclaré premier ministre... Il faut donc convenir que, si jamais un premier ministre a esté nécessaire, ce fut alors pour un roy de vingt-trois ans qui en avoit passé seize pour ainsi dire dans un cachot, tenu dans la plus profonde ignorance et solitude et les quatre années suivantes avec les besicles que Luynes lui avoit attachées. Deux ans et demi pouvoient-ils l’avoir instruit des personnes, des affaires, du gouvernement du dedans et du dehors parmy les trop justes défiances de ce qu’il avoit de plus proche et dans la complication d’affaires domestiques et étrangères si importantes et si difficiles à manier? On est donc réduit pour peu qu’on veuille écouter la raison à convenir de la nécessité d’un premier ministre qui peut suppléer à ce que Louis XIII n’avoit pu acquérir. De cette conséquence certaine, il en résulte une autre qui ne l’est pas moins. C’est qu’on ne peut refuser la plus grande admiration à un roi de cet âge qui ne fait que commencer à gouster la liberté, l’autorité, le pouvoir souverain, qui, par ce qu’il a fait à la guerre, même dans les affaires, a tout lieu d’estre content de soy et touttefois qui est supérieur à cette yvresse si naturelle d’opinion de soy-même, qui conserve assez de sens, de jugement, de raisonnement pour sentir le besoin d’un tel secours, enfin qui a sur soy le pouvoir de se le donner par l’extrême envie de bien faire, et, pour le choix, de souffrir que la lumière dissipe les nuages que l’attachement de Richelieu pour la reine-mère avoit formés contre luy dans son esprit, l’esprouver, le suyvre, le discuter pour ainsy dire dans le conseil et dans les entretiens peu à peu particuliers sur les affaires. Admirons donc la justesse de tact de Louis XIII auquel seul ce choix si excellent est dû, puisque le goût n’y entra pour rien et qu’il fut déclaré avant qu’on put s’y attendre. C’est cette connoissance si rare, ce don de discernement surtout lorsqu’il triomphe du goût et des répugnances qui fait la partie la plus intégrante du grand art de régner. Les rois sont hommes, leur tête ni leur temps ne peut suffire à tout. »

Avant de pénétrer plus avant dans son sujet, l’historien donne pour titre à ce qui va suivre : « Mon entière impartialité sur le cardinal de Richelieu. » « Si je donne des louanges au cardinal, je n’y suis porté que par la justice. Mon père devoit tout au roi et rien à lui. » Saint-Simon raconte avec complaisance les rapports de son père avec Richelieu, et la conversation tenue dans la nuit où le favori réveillé vit s’asseoir sur son lit le cardinal, qui venait lui confier ses inquiétudes et lui demander conseil; il fait le récit complet de la journée des dupes[4], où Claude de Saint-Simon, uniquement par intérêt pour le roi, avoit conseillé de rappeler Richelieu, dégoûté par les cabales, congédié par la reine mère et prêt à gagner son gouvernement du Havre. Il rassemble plusieurs faits et se demande enfin si Richelieu a gouverné son maître. « Les grandes choses, dit-il, qui ont rendu ce règne si glorieux, le rasement des forts de la Valteline et les Grisons rétablis dans leur souveraineté et maistres de leurs passages, l’abattement entier des huguenots et des restes de la ligue, l’abaissement de la puissance de la maison d’Autriche par l’entrée et les exploits du roi de Suède en Allemagne, le soutien si admirable de ce parti après la mort de Gustave, les affaires d’Italie si heureusement terminées, l’acquisition des trois Eveschés, la révolution de Portugal et tant d’autres moindres, mais toutes également difficiles et importantes, avec le maintien de la religion catholique et de son exercice partout où il avoit été avant l’occupation des Suédois et des autres potentats d’Allemagne, éviter de se brouiller avec Rome ni trop avec la ligue catholique d’Allemagne, sont généralement attribuées au puissant génie du cardinal de Richelieu. Je ne prétends pas luy vouloir contester d’avoir esté en ce genre le plus grand homme que les derniers siècles ayent produit, mais il n’est pas moins vray qu’aucune des grandes choses qui se sont exécutées de son temps ne l’ont été qu’après avoir été délibérées entre le roy et Richelieu dans le plus profond secret. Qui donc peut dire, puisqu’il n’y avoit point de tiers, quelle part chacun d’eux a eue à les concevoir le premier, à les digérer, à décider sur la manière de diriger et d’exécuter, lequel des deux a ajouté, diminué, corrigé? Si on peut très aisément penser que Richelieu y a eu la meilleure part et quelquefois tout entière, peut-on raisonnablement contester que Louis n’y en ait pas eu aussy, et, puisqu’elles n’ont pas eu leur exécution sans son approbation. sa volonté, son concours de roy et de maistre, il les a donc bien entendues et comprises, il en a senti tout le bon, tout le possible, tous les moyens, toute la conduite. Je le répète, on ne luy nia jamais l’esprit, la valeur, la capacité militaire, le goust du grand. Joignons-y cette modestie, cette humilité, ce mépris, ce détachement de soy-même, cette aversion de louanges si supérieure qu’il les tarit, cette tranquille sérénité avec laquelle il en vit combler son premier ministre, et il en résultera qu’on ne peut avec justice oster à Louis une très grande part à tout ce qui s’est conçu et exécuté de grand pendant son règne, et qu’en même temps il n’estoit pas possible que toute la gloire n’en revînt dès lors à Richelieu et ne luy soit depuis demeurée. Quel comble de gloire pour Louis XIII de le sçavoir également mériter et mépriser, et que cette sorte de gloire est héroïque et unique ! » (P. 173.)

Quel que soit le sentiment de celui qui lit ce passage, que, dans le débat sur ce point obscur de l’histoire, il se range avec la majorité des écrivains du côté du tout-puissant ministre ou qu’il tienne pour méconnus les mérites cachés du roi, il doit convenir que Saint-Simon discute ce problème avec une force et une modération qui touchent. Nous sommes bien loin du grand seigneur arrogant et dédaigneux qui tranche et qui condamne; point de colère ni d’exagération en une matière où l’auteur met cependant tout son cœur; il sait en refouler les élans pour garder le ton calme du juge. C’est avec la même possession de lui-même et de son style qu’il poursuit le raisonnement. « On ne peut savoir, dit-il, ce qui se passoit tête à tête entre Louis XIII et Richelieu dans leurs délibérations secrètes que par des indices. » Aussi les recueille-t-il avec soin et s’arrête-t-il quelque temps au récit de deux circonstances dans lesquelles aurait éclaté le désaccord entre le roi et le ministre.

C’était en 1629, pendant l’expédition contre le duc de Savoie. L’armée royale se trouvait arrêtée par les fameuses barricades de Suze élevées par Charles-Emmanuel pour se donner le temps d’attendre les Impériaux et les Espagnols dont les troupes venaient à son secours. D’après Saint-Simon, les trois maréchaux Schomberg, Créquy et Bassompierre estimant la marche en avant impossible, le cardinal aurait représenté au roi « la nécessité d’une prompte retraite par les raisons des lieux, des logemens, des vivres, de la saison qui feroient périr l’armée. » — Louis XIII tint bon et mit son obstination à chercher lui-même un passage à travers des sentiers affreux, en prenant pour guides les chevriers. À en croire le fils du favori, le roi aurait découvert le chemin, formé seul et fait adopter le plan qui aurait permis peu de jours plus tard d’enlever le Pas-de-Suse et de terminer glorieusement la guerre[5].

Le second exemple qu’invoque notre auteur est de 1636. Lors de la prise de Corbie, en présence de la panique qui s’empara de Paris, que se passa-t-il entre le roi et le cardinal ? Dans le conseil auquel assistait Claude de Saint-Simon, son fils assure que Richelieu aurait « opiné à des partis faibles, parlant de la retraite du roi au-delà de la Seine » et même suivant quelques-uns au-delà de la Loire. Le conseil fut ébranlé : seul, le roi tint bon, réfutant « cet avis » par les plus fortes raisons, alléguant que sa retraite ne feroit qu’achever le désordre, précipiter la fuite, resserrer toutes les bourses, perdre toute espérance, décourager ses troupes et ses généraux. » Il expliqua aussitôt le plan qui devait être suivi, donna les ordres à son premier écuyer en vue de son prochain départ pour Corbie, ajoutant « que le reste le joindroit quand il pourroit. Cela dit d’un ton à n’admettre point de réplique, se lève, sort du conseil, et laisse le cardinal et tous les autres dans le dernier étonnement[6]. »

Ce n’est pas ici le lieu de discuter la valeur historique de ces anecdotes dont Saint-Simon garde à lui seul la responsabilité et qui provoqueraient en elles-mêmes plus d’une observation. Ce qu’il faut bien déterminer, c’est le parti qu’en lire l’auteur du Parallèle. Selon lui, Louis XIII demeurait le maître. « De conclure, toutefois, avait-il soin d’ajouter, que Richelieu n’eust pas un très grand crédit sur l’esprit du roy, ce seroit une autre extrémité fort vicieuse : il le servit si bien et si grandement, il le soulageoit de tant de détails, il luy servoit si utilement de plastron à tant de choses embarrassantes qu’il estoit bien naturel que Louis se portast aisément à suivre ses conseils en grand et à faire d’ailleurs ce qu’il désiroit. C’est ce que tous les tems racontent des plus grands et des plus judicieux rois à l’égard des ministres d’une capacité supérieure et c’est entre une infinité de louanges une de celles que mérite Louis XIII d’avoir sceu discerner les propositions de son premier ministre sans opiniâtreté, sans faiblesse, sans jalousie, profiter sagement et s’adapter un génie si vaste, si grand, si lumineux pour le bien de son royaume et pour son propre soulagement. Le maistre et le ministre estoient donc tellement distincts que chacun d’eux demeuroit en sa place et tellement un par la confiance et par l’espérance qui la fortifioit sans cesse qu’il n’est pas possible de distinguer dans le gouvernement ce qui venoit de l’un ou de l’autre. »

Après avoir lu ces fragmens sur les rapports du roi et du cardinal, peut-on refuser à Saint-Simon l’impartialité dont il se vante avec tant de complaisance au moment où il commence ce chapitre ? Pour qui est familier avec son style chargé de passion et tout en relief, rien de plus surprenant que le contraste qui nous est offert par cette page où il refoule ses sentimens, suspend sa conclusion, pèse les argumens, où il fait en quelque sorte œuvre de critique et se montre moins peintre qu’historien. Il y a là un effort d’esprit d’autant plus intéressant à signaler, qu’il est plus rare dans les Mémoires et qu’en parlant du roi auquel il avait voué un culte, Saint-Simon avait plus de peine à se garder de tout excès.

C’est en traitant des vertus privées de Louis XIII que l’auteur du Parallèle se laisse aller aux élans de son cœur ; l’austérité de Saint-Simon est connue : sa colère contre les bâtards ne vient pas seulement d’une querelle de vanité; il a toujours vu en eux le signe vivant d’un double adultère. Des désordres de Louis XIV, des faiblesses même de Henri IV, il ne peut parler de sang-froid, et on ne rencontre pas sous sa plume un mot d’excuse pour un de ces entraînemens envers lesquels ses contemporains se montraient si indulgens. Sur le père et sur le fils de Louis XIII, sur leur descendance illégitime, l’historien venait de s’exprimer sévèrement ; il arrive à son héros : « Ce n’est pas, dit-il, que l’amour n’ait point eu de prise sur luy, mais il a su s’en défendre et le dompter. Je ne craindrai pas d’en donner la preuve transcendante, quoiqu’aux dépens de mon père. C’est un hommage que je dois à la vérité et à un si grand exemple, et mon père qui m’a souvent raconté ce fait si rare, me sçauroit gré luy-même, s’il estoit au monde, de l’usage que j’en fais ici. Il estoit fort jeune et fort galant. Il avoit six ans de moins que Louis XIII; il n’estoit pas dans un âge à se faire un scrupule des bonnes fortunes, ni à y comprendre qu’un homme bien amoureux s’en tînt là volontairement. Les Mémoires de ces temps-là sont pleins des empressemens de Louis XIII pour Mlle d’Hautefort, fille d’honneur de la reine, du goust si marqué qu’il avoit pour elle, et de la cour que les ministres, les généraux, le cardinal de Richelieu même luy faisoient. C’est la première fille qui soit devenue dame d’atours de la reine, et la première qui, sous prétexte de sa charge, ait esté appelé madame, quoy que fille, parce que Louis XIII voulut lui donner ces deux distinctions. Il parloit d’elle à tous momens à mon père, qui estonné de tout ce qui se passoit en soins et en discours auprès d’elle, imagina que le roy peut estre embarrassé de luy faire des propositions, seroit fort aise d’en estre soulagé par un autre. Il dit donc enfin au roy qu’il avouoit qu’il ne comprenoit pas que depuis longtemps il cherchoit Mlle d’Hautefort partout, qu’il ne parloit qu’à elle, qu’il n’estoit occupé que d’elle, que dès qu’il estoit en particulier, en liberté, il ne parloit que de ses charmes, qu’en un mot il en estoit passionnément amoureux, qu’il estoit jeune, bien fait, roy de plus, qu’il n’avoit apparemment qu’à dire un mot pour être heureux, que s’il estoit embarrassé de le dire luy-même, il s’offroit de parler pour luy et luy répondoit que ce seroit avec un prompt succès. Louis XIII l’écouta jusqu’au bout puis luy dit : « Vous me parlez bien là en jeune homme qui ne pensez qu’au plaisir. Il est vray que je suis amoureux, je n’ai pu m’en défendre parce que je suis homme et sujet aux sens; il est vray que je suis roy, et que par là je puis me flatter de réussir si je le voulois, mais plus je suis roy et en état de me faire escouter, plus je dois penser que Dieu me le défend, qu’il ne m’a fait roy que pour lui obéir, en donner l’exemple et le faire obéir par tous ceux qu’il m’a soumis; plus je suis amoureux, plus je ne puis me surmonter assés pour ne pas rechercher à voir et parler de celle qui m’a blessé les yeux et le cœur, plus je dois faire d’efffrts pour me surmonter moy-même, et si je me permets des amusemens que l’occasion et l’humanité m’arrachent, plus je dois estre en garde contre le crime et le scandale et demeurer le maistre de moy-même; je veux bien vous faire cette leçon et vous pardonner votre imprudence, mais qu’il ne vous arrive jamais d’en faire une seconde de cette nature avec moy. » Saint Louis eût-il pu parler un autre langage? Quelle pureté d’âme ! quelle force sur soy-mêume ! quel prodige dans un jeune roy amoureux ! Mais quel contraste avec son père et son fils et avec presque tous les roys du monde ! Mon père demeura muet et confus. Ce grand et rare trait luy fut présent le reste de sa vie et le combla sans cesse de la plus grande admiration. » (P. 77.)

Plus d’un lecteur se souvient sans doute de cette anecdote pour l’avoir trouvée dans les Mémoires; qu’on recherche le passage afin de comparer l’allure des deux récits, leurs proportions différentes, et l’on saisira l’un des mérites les plus singuliers de notre écrivain, retraçant les mêmes souvenirs, rapportant le même fait, sans jamais le revêtir des mêmes formes, et sans pourtant altérer le fond du récit. Il lui arrive de se tromper, sa passion peut l’égarer, mais sa mémoire est tenace, et, à vingt ans de distance, un incident qui l’a frappé sera raconté avec une entière nouveauté d’expressions, évitant à la fois une copie servile ou des variantes suspectes.

M. Cousin n’a pas connu la réponse de Louis XIII à Claude de Saint-Simon sur Mlle d’Hautefort; il n’aurait pas manqué de la citer, lui qui a si bien deviné les souffrances de « ce cœur mélancolique et chaste[7]. » A défaut de cette anecdote, il en rapporte une autre connue de tous les contemporains et que Saint-Simon raconte également. Nous verrons quel tour notre auteur sait donner d’un mot aux plus simples récits: « C’est ce roy, dit-il au cours d’une note sur celle qui fut la maréchale de Schomberg, qui, tâchant de prendre un billet des mains de Mlle d’Hautefort qu’elle ne vouloit pas luy montrer, respecta l’asyle de sa gorge, où elle le jeta, comptant bien qu’avec luy le billet y seroit en seureté... » Jusque-là, rien que de banal ; écoutez les deux lignes qui suivent : « Et voilà l’action dont sa cour se moqua, mais que les Romains auroient immortalisée et que les saints connoissent. » (Duchés-Pairies, p. 162.) Ainsi d’un coup d’aile il s’enlevait tout à coup, se sentant heureux de rendre aux vertus de Louis XIII, en quelque lieu qu’il écrivît et en rompant avec les formes vulgaires, un hommage dont son cœur ne se lassait pas.

De ce portrait, tel que nous le donne l’auteur du Parallèle, apparaissent clairement les défauts du roi et les humbles mérites de l’homme. Voyant avec une « tranquillité incomparable » passer sur la tête de ses serviteurs « une infinité de grandes choses qui n’estoient dues qu’à luy seul, » méprisant le monde, vivant en pénitent, on ne peut pas dire que ce prince fût faible, car « il se défioit de lui-même avec lumière, » (P. 81.) Fort préoccupé de ne nuire à personne, il surveillait ses propres amusemens. Il aimait toutes les sortes de chasses, mais il voulait que « ni la dépense, ni le temps ne coûtât jamais à ses affaires, ni à ses sujets. Il estoit même scrupuleux à réparer le tort que ses chasses pouvoient faire. Mon père m’a conté que ce prince estant au vol, cette chasse s’arrêta assez longtemps dans un champ où le blé commençoit à pousser qui fut si maltraité du piétinement des chevaux qu’il luy ordonna de payer le propriétaire sur le pied d’une année commune de récolte; mon père le fît et, curieux après de sçavoir ce que seroit devenue cette production, il apprit qu’elle avait été comme dans les meilleures années. » (P. 81.) Louis XIII avait un goût marqué pour la règle : l’ennui maladif qui l’accompagnait ne favorisait aucun désordre, « Sa familiarité, remarque Saint-Simon, qui en éclate d’admiration, estoit mesurée aux degrés de la noblesse. « Il aima et distingua la vraie noblesse, le mérite, l’âge, les dignités, les charges, les emplois, les services avec un sage et junte discernement. Il détesta et empêcha la confusion, les insolences, les entreprises; il voulut l’ordre et la règle partout. Il montra sans cesse qu’il estoit persuadé que sa grandeur consistoit dans le nombre et la distinction des divers degrés qui s’élevoient depuis les plus bas jusqu’à celuy de fils de France. » (P. 82.) Entre la familiarité d’Henri IV et la froideur de Louis XIV, « Louis XIII, également bon et magnanime, digne et familier, sut tenir un milieu qui eût dû être conservé par son successeur. « 

Tels sont les fragmens épars du portrait dont Saint-Simon étudie tous les aspects avec une sympathie particulière et qu’il semble essayer en quelque sorte à plusieurs reprises dans tout le cours du Parallèle. Voici une des meilleures esquisses dans laquelle est dépeint le caractère du roi : « Louis XIII, droit, franc, vray, par l’excellence de son cœur, par la grandeur de son âme, par la simplicité de ses mœurs, par l’exactitude de sa vertu, par la magnanimité de ses sentimens, par sa piété sincère, poussa peut-être trop loin la modestie, l’indifférence personnelle, le mépris, disons plus, la haine des louanges, la défiance de soy-même. Je l’ay dit et je ne crois pas inutile de le répéter ici, luy seul ignora sa valeur, ses exploits, sa capacité militaire, tout ce qu’il eust d’autres talens et en laissa passer la gloire à d’autres par les plus grands monumens d’éloges qu’il ne daigna jamais apercevoir quoy qu’il ne les pust méconnoistre. C’est ce qui a comme enfouy tant de parties grandes, sublimes, tandis que tout a retenti des merveilles du cardinal de Richelieu et des capitaines de ce monarque, qui ne se picquoit de rien que de ses devoirs d’homme et de roy et plus que de tout de ceux d’un parfait chrétien, mais uniquement pour Dieu et pour soy-même. L’immensité de la grandeur de Dieu, dont la considération habituelle et l’adoration en esprit et en vérité l’occupoit intérieurement sans cesse, le monstroit luy-même à luy-même comme un néant et le monde comme un point dont toute la gloire est vaine; il n’ouvroit les yeux que sur la misère et la faiblesse humaine, il ne pouvoit comprendre qu’il n’y eust rien qui la deust enorgueillir et travaillant sans cesse de corps et d’esprit dans l’estat de monarque où Dieu l’avoit fait naistre, il ne pensoit qu’à s’acquiter de son mieux devant luy du travail qui lui estoit prescrit par la Providence, il se regardoit toujours comme un serviteur inutile et considéroit comme un larcin les louanges qu’il gousteroit de ses travaux, tandis qu’il les laissoit aux autres par équité pour leur mérite, par raison pour les soutenir, les encourager, les récompenser, et par justice sur soy-même qui ne vouloit pas s’apercevoir de tout le grand qui estoit en lui, mais croire que rien en ce genre ne luy estoit deu. Sa tempérance luy fit méconnoistre tous les plaisirs excepté la musique et la chasse pour se délasser. Point de jeu, peu de bastimens, où Henri IV avec toutte sa parcimonie avoit été prodigue. Louis XIII fut exact à récompenser les services et la vertu et partout religieux avec lumière et discernement. Il fut aussi très bienfaisant et très occupé du bonheur de ses peuples, sans affectation et sans songer à l’applaudissement, mais par bonté d’âme, par humanité, comme estant chargé de ce soin par celuy à qui il en devoit rendre compte. » (P. 118.)

Au terme de cette analyse, que devons-nous penser de l’œuvre poursuivie par l’auteur du Parallèle?

Par une singulière rencontre, cet écrit voit le jour à une époque où plus d’un historien essaie de relever la mémoire du roi auquel la France ne saurait oublier qu’elle doit les dix-huit années du gouvernement de Richelieu. A coup sûr, plus que personne Saint-Simon a voulu grandir Louis XIII. Ne cherchons pas ici uniquement une page d’histoire ; nous venons de lire les fragmens d’une défense, un essai de réhabilitation. Qu’en doit-il rester dans l’esprit? Quelle est la part de la vérité et celle de la louange? L’art du peintre n’est-il pas souvent d’embellir le modèle sans altérer complètement aucun trait? Saint-Simon a eu raison de dénoncer une éducation coupable : sur ce point, il n’en pouvait trop dire. Il a mis habilement en lumière l’épanouissement de ce jeune homme que tout avait préparé à être « un parfait automate » et qui sut montrer du courage personnel, une volonté persistante, et par-dessus tout fut capable de discerner un esprit supérieur, de se fier à lui, de comprendre ses desseins et de le défendre. Entre l’enfant qui grandit dans l’étiolement et le maître qui appelle, garde et soutient un ministre de génie, il y a un contraste que Saint-Simon fait ressortir en termes qui ne s’effaceront pas. Ces pages font pardonner les entraînemens de l’écrivain quand il veut élever au premier rang les talens militaires du fils de Henri IV. Ici, ce n’est plus l’historien, c’est le panégyriste qui parle. Que dire ensuite du tableau de ses vertus privées, de son humilité, de sa modestie, de son horreur des flatteries? Il y a là des traits que ne dément pas entièrement l’histoire. Voyez avec quel soin Saint-Simon recule devant un éloge, lorsqu’il est manifestement contraire à la vérité; il énumère les mérites du roi; il insiste sur la piété et la justice; il ne dira rien ni de la douceur, ni de la pitié. Des sévérités royales, des exécutions sanglantes, il ne parlera que pour s’écrier, après de longs récits tout entremêlés de portraits comme il aime à les tracer: « Quant aux têtes coupées, que leur sang retombe sur la reine et sur Gaston. » Dur aux coupables, doux à son peuple, fidèle à son ministre, voilà Louis XIII, tel que le peint Saint-Simon. Qui peut se plaindre, étant donné le but de l’auteur, de l’infidélité du portrait ?


III. — LOUIS XIV.

Le duc de Saint-Simon venait de juger Louis XIV en des pages incomparables que son génie avait disséminées dans la première moitié de ses Mémoires; lorsqu’il reprit la plume pour écrire le Parallèle, il avait à se défendre également des contradictions et du plagiat envers lui-même. Ses convictions étaient trop réfléchies pour que ses jugemens fussent variables; son imagination trop féconde pour que ses récits fussent identiques. De là est sorti un dernier portrait n’altérant en rien l’unité de la ressemblance, mais avec des nuances nouvelles et certaines touches qui accusent les reliefs et complètent la physionomie.

Dès l’enfance de Louis XIV, l’auteur rencontre un des personnages que poursuit sa passion la plus injuste. Il ne peut écrire le nom de Mazarin sans y ajouter un jugement inspiré de l’esprit de la fronde qui animait, à cent ans de distance, le grand seigneur du XVIIIe siècle. « S’il eut, dit-il, une mère plus douce, plus tendre, plus mesurée que Marie de Médicis, Louis XIV eut le malheur de tomber avec elle et avec l’état entre les mains d’un obscur Italien dont l’unique intérêt brouilla tout, perpétua la guerre et mit par deux fois le royaume à deux doigts de sa perte. » (P. 12.) Mazarin donna au jeune roi un gouverneur «qui l’étouffa dans la même ignorance que son père. Il a raconté quelquefois avec une sorte d’amertume qu’il estoit abandonné au point qu’on le trouva une fois tombé dans le bassin du Palais-Royal, où il estoit allé seul. » (P. 13.) Néanmoins l’éducation du fils fut moins funeste que celle du père: « Louis XIII avoit été abattu; Louis XIV ne fut que retenu. » (P. 16.) « Les parlemens, les ligues firent sentir de bonne heure au roi les épines de la royauté. » (P. 13.) « Devpnu grand parmi ces agitations continuelles, il n’estoit pas possible qu’il n’en entendît pas parler souvent et que ce qu’il en entendoit ne le formast un peu, malgré les soins de la reine sa mère et toutes les précautions de Mazarin. » (P. 16.)

Enfin, le cardinal disparaît, Louis XIV règne. Saint-Simon nous donne du jeune prince sur qui étaient attachés tous les yeux et toutes les espérances un portrait qui mérite d’être rapporté : « Les grandes qualités du roi, dit-il, brillèrent d’autant plus qu’un extérieur incomparable et unique donnoit un prix infini aux moindres choses : une taille de héros, toute sa figure si naturellement imprégnée de la plus imposante majesté qu’elle se portoit également dans les moindres gestes et dans les actions les plus communes sans aucun air de fierté, mais de simple gravité ; proportionné et fait à peindre, et tel que sont les modèles que se proposent les sculpteurs, un visage parfait avec la plus grande mine et le plus grand air qu’homme ait jamais eu, tant d’avantages relevés par les grâces les plus naturelles incrustées sur toutes ses actions avec une adresse à tout singulière, et ce qui n’a peut-être été donné à nul autre, il paraissoit avec ce même air de grandeur et de majesté en robe de chambre jusqu’à n’en pouvoir soutenir les regards, comme dans la parure des fêtes, ou des cérémonies ou à cheval à la tête de ses troupes. Il avoit excellé en tous les exercices et il aimoit qu’on les fit bien. Nulle fatigue, nulle injure du temps ne luy coustoit, ni ne faisoit impression à cet air et à cette figure héroïque ; percé de pluie, de neige, de froid, de sueur, couvert de poussière, toujours le même. J’en ai souvent été témoin avec admiration, parce qu’excepté des temps tout à fait extrêmes et rares, rien ne le retenoit d’aller tous les jours dehors et d’y être fort longtemps. Une voix dont le son répondoit à tout le reste, une facilité de bien parler et d’écouter courtement, et mieux qu’homme du monde ; beaucoup de réserve, une mesure exacte, suivant la qualité des personnes, une politesse toujours grave, toujours majestueuse, toujours distinguée suivant l’âge, l’état, le sexe et pour celui-ci toujours un air de cette galanterie naturelle, voilà pour l’extérieur qui n’eut jamais son pareil, ni rien qui en ait approché. Une bonté, une justice naturelle, quand il n’y alloit pas de ce qu’il croyoit être de son autorité, qui faisoit regretter son éducation et les flatteries et les artifices qui, dans la suite, ne le laissèrent plus à lui-même que par des percées de naturel qui se faisoient jour quelquefois et qui montroient qu’autorité à part qui étouffoit tout, il aimoit la vérité, l’équité, l’ordre, la raison et qu’il aimoit même à s’en laisser vaincre. » (P. 96.) « Rien de plus exactement réglé que ses heures et ses journées : dans la diversité des lieux, des affaires et des amusemens, avec un almanach et une montre, on pouvoit à trois cents lieues de luy, dire avec justesse ce qu’il faisoit... Tout homme pouvoit luy parler en cinq ou six temps de la journée, excepté à Marly : il écoutoit, répondoit presque toujours : « Je verray » pour se donner le temps de ne rien accorder ou décider à la légère. Jamais de réponse, ni de discours qui put peiner personne; patient dans les affaires et dans son service au dernier point, parfaitement maître de son visage, de son maintien, de son extérieur, et jamais d’impatience, ni de colère. S’il réprimandoit, c’estoit rarement, en peu de mots, et jamais durement. Il ne s’est peut-être pas échappé dix fois en toute sa vie et encore avec des gens de peu et pas quatre ou cinq fois fortement. » (P. 98.)

Ce portrait de Louis XIV n’est-il pas un des plus vivans et pouvons-nous mettre en doute une seule des louanges quand elles sortent de la bouche du duc de Saint-Simon?

Ailleurs, l’auteur du Parallèle jette un coup d’œil d’ensemble sur la famille royale, sur la situation générale de la cour et du royaume dans leurs rapports avec le roi. « Jamais prince, dit-il, ne fut plus complètement heureux. — Je parle depuis la mort de Mazarin jusqu’à celle du dauphin dont les hommes n’estoient pas dignes, ce qui comprend plus de cinquante ans. » (P. 24.) « D’où lui pouvoient venir les difficultés? Quels obstacles auroit rencontrés sa puissance? Ce qui restoit de considérable à la cour n’étoit plus en état de remuer et n’en estoit plus que l’ornement. » (P. 228.) « Des princes du sang asservis sous le même joug qui se disputoient entre eux de servitude, une cour abattue sous le poids de sa crainte, de son autorité, jusque du moindre de ses regards, dont les plus grands avoient perdu jusqu’au souvenir du personnage qu’avoient rempli leurs pères, et un royaume monté tout entier au ton de l’obéissance aveugle; en un mot, tout devenu peuple et vil peuple devant lui, et sans bouche ni action que pour s’épuiser en respects peu différens de l’adoration, en soumission synonime de l’esclavage, en louanges les plus semblables à l’apothéose; tout sans exception rampant devant ses bastards et ses valets principaux, ses ministres, les intendans et les financiers de la dernière espèce. Avec tant de bonheur, la plus égale et la plus parfaite santé et pendant longtemps les plus grands capitaines, les plus capables ministres au dedans et au dehors, la plus grande abondance et le règne le plus brillant, le plus autorisé, le plus glorieux au dehors et toujours au dedans le plus profondément tranquille. » (P. 26.)

Dans le rapprochement de ces deux pages qui forment un si frappant contraste entre ce que valait le roi et l’action qu’il exerça, nous saisissons le fond même de la pensée de Saint-Simon. On a eu raison de signaler sa passion à l’égard de Louis XIV; mais elle ne l’aveuglait pas sur les rares qualités du prince. A maintes reprises, on rencontre un mot, une réflexion qui prouve la liberté d’esprit du peintre. Nous ne sommes pas en face d’une sorte de pamphlet, comme le soutiennent ceux qui condamnent à la légère Saint-Simon, mais d’un jugement longuement médité, assis sur les observations de toute une vie et qui s’étend sur l’ensemble du règne pour en tirer une grande expérience, en n’en cachant aucune faiblesse.

Tout d’abord, il s’occupe de Louis XIV, en 1661, à la mort du cardinal. « Le roi a souvent avoué, dit-il, que jusqu’alors il n’avoit été roi qu’en peinture. » (P. 228.) Autour de lui, d’admirables ministres : de Lionne, Colbert, Letellier, Louvois qui allait poindre. — « Ces fortes têtes, dit Saint-Simon, avaient déjà bien reconnu quel était le roi : peu d’esprit naturel avec un sens droit, une ignorance générale jusqu’à l’incroyable, de la défiance générale sur tous gens et choses, une soif de grandeur, d’autorité, de gloire, jusqu’à ne vouloir de grand que luy, une crainte d’estre gouverné jusques à l’ostentation de ne l’estre pas, de la bonté et de l’équité naturelles, une jalousie de tout faire et de tout gouverner et toutte l’ouverture que peut donner à peu d’esprit et à une profonde ignorance l’usage d’une cour fine et pleine d’esprit en hommes et en femmes avec qui il avoit continuellement vécu jusqu’alors tandis que Mazarin estoit seul maistre des affaires, mais dont le commerce n’avoit pu luy communiquer qu’un extérieur de superficie. Ses ministres ne négligèrent pas de profiter de ce caractère. Ils l’infatuèrent à l’envi de sa grandeur et de son autorité pour l’exercer eux-mêmes et n’en laissera personne qu’à eux pour abaisser toutte grandeur par ce moyen sous eux, et s’élever à l’égal des grands véritables en persuadant au roy que toutte autorité autre que la leur estoit usurpation sur la sienne qu’ils ne faisoient qu’exercer, et de là que sa grandeur estoit aussi la leur, avec quoy par degré ils passèrent du rabat et d’un estat moins que médiocre à celuy où on les voit aujourd’hui. Pour luy oster la défiance sur le gouvernement et du même coup se l’assurer tout entier, ils l’accablèrent de détails; comme le petit luy estoit fort homogène, il s’y attacha avec avidité et prit titre de se persuader qu’il gouvernoit seul et faisoit tout luy-même, tandis que le grand, que le vaste, que les détails les plus importans demeuroient entre leurs mains, masqués par ces autres détails dont ils l’amusoient sans qu’il s’en aperceust jamais. Mais avec ces précautions ils ne se crurent pas en sûreté. Sa bonté et son équité naturelle les inquiettoit et plus encore les accès auprès de luy des plus considérables ou des plus favorisés courtisans qui pouvoient éclairer le roy sur leur conduite et les traverser. Ils firent donc en sorte de dégouster le roy de cet accès comme contraire à sa grandeur et à ce respect qui devant luy devoit égaler tout le monde dans la crainte, la retenue et le silence et aussy comme contraire à son repos en l’importunant de mille discours captieux et dangereux. Avec cette apparence de grandeur des rois asiatiques et de soulagement d’importunitéz, ils parvinrent à renfermer le roy de façon qu’il n’y eut plus moyen de l’aborder qu’en public et qu’il fallut, grands et petits et gens de touttes les sortes, passer en tout et partout par les mains des ministres qui par là devinrent maistres absolus de toutes les affaires, les grâces et les fortunes et peu à peu mirent tout sous leurs pieds. En cela les ministres furent d’accord, s’aidèrent et se servirent réciproquement et marchèrent toujours ensemble d’un pas égal et uniforme jusques dans leurs plus fortes divisions; mais les divisions se mirent entre les deux principaux tenans dont l’un joua à perdre l’état pour renverser l’autre. Colbert ne songeoit qu’à rendre les peuples heureux, le royaume florissant, le commerce estendu et libre, remettre les lettres en honneur et utilité et avoir une marine puissante. Ses succès grands en tous ces points avoient besoin d’une paix longue et profonde, mais ces mêmes succès irritoient Le Tellier et son fils, à qui des ongles crurent de bien bonne heure. La guerre estoit leur fait pour s’insinuer de plus en plus auprès du roy pour contrebalancer Colbert et du costé du roy et du costé du monde par les créatures que les avancemens militaires leur acquéroient, il n’estoit pas difficile d’entester de conquestes un jeune monarque, riche, puissant, superbe, affamé d’acquérir de la gloire, et c’est ce qui produisit les deux guerres d’Hollande.

« Arrêté par la paix de Nimègue sur les dépenses de campagne, il se mit à bastir des places et à en fortifier d’autres, quelques-unes nécessaires, mais beaucoup tout à fait inutiles. Mais la paix le tourmentoit. » (P. 234.) « Louvois étouffoit sous le poids de la trêve de vingt ans conclue avec la maison d’Autriche en août 1684. »

Saint-Simon poursuit en Louvois le représentant de la politique belliqueuse qu’il déteste. Son esprit, qui a gardé sur tant de points l’empreinte du passé, est, en ce qui touche la guerre, tout pénétré d’un souffle nouveau. « La guerre, dit-il, est un fléau qui est le châtiment des passions des hommes. » Il se demande comment l’art de faire la guerre est devenu « le point capital pour un chef, ce qui a contribué à augmenter le brillant des conquêtes, à éblouir dans les héros et dans les grands capitaines jusqu’à leur passer de grands vices et de grandes ruines et qui a fait dire sur Alexandre que, tandis qu’on punit de mort les petits voleurs, on élève des autels aux grands. » (P. 28.) « Si un monarque, continue-t-il, orné de ce talent qui impose si fort aux hommes en abuse, il ne travaille que pour soy, il acquiert un grand nom, il fait trembler ses voisins, il leur fait la loy, mais c’est aux dépens de son royaume. Tandis qu’au dehors tout retentit de ses exploits, de la terreur qu’il imprime, de la gloire qui l’environne et qu’il augmente chaque jour, tout au dedans gémit et pleure, ses peuples accablés périssent de faim et de misère, et, indépendamment des revers si communs dans les armes, ce prince laisse un état ruiné et la haine et la jalousie de ses voisins pour héritage. » (P. 29.)

L’auteur du Parallèle avait vu la décadence de Louis XIV, les coalitions désastreuses de la fin du règne : il en avait l’âme ulcérée. « Henri IV et Louis XIII, dit-il, eurent sans cesse des alliés pendant tout le cours de leurs règnes et jamais toute l’Europe à la fois sur les bras. Cette politique ne fut pas celle de Louis XIV. Il en eut peu lors de ses premières guerres et les perdit bientôt. L’alarme et la jalousie de ses succès fut d’un merveilleux usage à un génie du premier ordre, outré de n’avoir pu par la longueur de sa patience et les tentatives les plus réitérées de soumission et de respect, émousser la haine personnelle de Louis XIV qui lui donnoit sans cesse des traverses et des marques publiques de son mépris, ce grand génie, je veux dire le fameux et dernier prince d’Orange, s’estoit acquis un grand crédit dans toutes les cours de l’Europe, et un si absolu dans les Provinces-Unies qu’il en estoit devenu comme entièrement le maistre. Il sut si bien profiter de tous ces avantages pour se venger personnellement de Louis XIV qu’il ourdit contre lui la formidable ligue d’Augsbourg qui le porta sur le trône d’Angleterre. » (P. 320.) « Henri IV et Louis XIII ont fait de grandes guerres, toutes nécessaires, toutes utiles. Celles de pure parade leur ont toujours été inconnues. Ils ont cherché à s’avantager, à se garantir, à vaincre, jamais à exciter l’envie, ni la jalousie, jamais de parades de puissance qui ne sont bonnes qu’à irriter et à rallier contre soi, sous le trop plausible prétexte de la crainte qu’on en doit concevoir. » (P. 326.)

Après avoir admiré les vertus militaires d’Henri IV, étudié si attentivement le rôle de Louis XIII dans les campagnes auxquelles il prit part, Saint-Simon se demande ce que fut l’action personnelle de Louis XIV. Il le suit dans ses diverses campagnes et prononce en terminant ce jugement sévère : « Henri IV et Louis XIII avoient toujours véritablement fait la guerre : Louis XIV ne fit jamais que l’aller voir. » (P. 409.)

Nous omettons les développemens que l’auteur du Parallèle donne aux affaires du dehors pour revenir avec lui dans l’intérieur du royaume. Deux questions l’émeuvent particulièrement : la puissance des intendans et la révocation de l’édit de Nantes. Le titre d’intendant de justice, police et finance remontait très haut, mais sous Colbert, leur autorité réelle était de fraîche date. Si, dès le Valois, les provinces connurent les premiers intendans, cette institution ne fut étendue et fixée que beaucoup plus tard. Développés par Henri IV, fortifiés et non créés par Richelieu, qui les soutint de sa main de, fer dans les coups d’autorité qu’il leur enjoignait de frapper, ces officiers à compétence universelle devinrent peu à peu l’organe nécessaire et permanent du pouvoir. Colbert leur donna une extension nouvelle. « Les intendans, dit Saint-Simon, encore rares et peu puissans, ont été peu en usage avant ce règne. Le roi, et plus encore ses ministres de la même espèce que les intendans, les multiplièrent peu à peu, fixèrent leurs généralités, augmentèrent leurs pouvoirs. Ils s’en servirent peu à peu à balancer, puis à obscurcir, enfin à anéantir celuy des gouverneurs des provinces, des commandans en chef et des lieutenans-généraux des provinces, à plus forte raison celle que les seigneurs, considérables par leur naissance et leurs dignités, avoient dans leurs terres et s’étoient acquise dans leurs pays. Ils bridèrent celuy des évesques à l’égard du temporel de leurs diocèses, ils contrecarrèrent les parlemens, ils se soumirent les communautés des villes ; l’autorité pécuniaire s’estend bien loin, les discussions qui naissent de toutes les sortes d’impositions et de droits, le pouvoir de taxer d’office, les moyens continuels de protéger et de modifier grands et petits, de soulever et de maintenir ceux-cy contre les autres dépeupla peu à peu les provinces de ce qu’il y avoit de gens les plus considérables qui ne purent souffrir ce nouveau genre de persécution, ny s’accoustumer à courtiser l’intendant pour éviter les affronts et les insultes.

« La répartition des tailles et des autres imposts entièrement en leurs mains les rendit maistres de l’oppression ou du soulagement des paroisses et des particuliers. Quelque affaire, quelque prétention, quelque contestation qui s’élèvent entre particuliers, seigneurs ou autres, nobles ou roturiers, qui n’estant point portées aux cours de justice, l’estoient à la cour, aux secrétaires d’état ou aux finances, se renvoyèrent touttes aux intendans pour en avoir leur avis, qui toujours estoit suivi, à moins d’un miracle fort rare ; ils attirèrent ainsi à eux une autorité sur toutes sortes de matières qui n’en laissa plus aux seigneurs, ny à aucuns particuliers, dont tous ceux qui le purent désertèrent leurs terres et leurs païs pour venir peupler Paris, la cour, y voir de loin leur inconsidération et leur chutte, et tâcher de s’y faire du crédit et des protections qui les fissent ménager par les intendans. Les gouverneurs de provinces, indignés de se trouver sans cesse compromis avec les intendans pour les fonctions de leurs charges et leur considération personnelle, et dans ces débats en avoir presque toujours le dessous, s’accoustumèrent à n’aller plus dans leurs gouvernemens, d’où peu à peu il arriva qu’ils perdirent le droit d’y aller quand ils voulurent et de ne le pouvoir plus sans la permission du roy, qu’il se mit à ne presque plus accorder. Les changemens, d’ordinaire assez fréquens, de ces magistrats volans d’une généralité à une autre, rompoient les mesures et les liaisons qu’on pouvoit prendre avec eux… Cette servitude extrême compensoit leur brillant, ils tremblèrent toujours devant les ministres ou même devant leurs principaux commis, à la fin jusques devant les fermiers généraux et les gros partisans. Le premier but d’un intendant est d’arriver à une des cinq ou six grandes intendances, et le second de parvenir à une place de conseiller d’état et peut estre dans le ministère. Il n’y en a que vingt- quatre de robes : y arrive qui peut, à travers le crédit de parens de ministres et des magistrats à places singulières. C’est un triste état pour un intendant de persévérer dans les intendances ordinaires, un plus fâcheux de perdre l’espérance de conseiller d’état. Enfin rien n’égale le mépris et le néant dans lequel un intendant révoqué achève sa vie. C’est ainsi que tout se compense et que ces tout-puissans sont dans la main des ministres sans moyens et sans force, à leur bon plaisir, comme des roseaux, toujours dans la frayeur d’en estre écrasés. Tel fut l’art d’anéantir partout grands, seigneurie, noblesse, corps, particuliers par des gens de rien, par eux-mêmes. » (P. 295.)

A côté de ce tableau si énergique des incessans progrès de l’autorité centrale dont les Mémoires ne contenaient pas même un abrégé, nous voulons placer le morceau de Saint-Simon sur la révocation de l’édit de Nantes. Il semblait que l’auteur du Parallèle dût renoncer à lutter d’éloquence avec lui-même en un sujet qu’il venait de traiter de main de maître. On connaît le passage des Mémoires[8]. On pourra juger si celui-ci cède au premier en vigueur et en éclat. « Cette même année fut celle de la révocation de l’édit de Nantes, conseil pernicieux et plus pernicieusement exécuté. Toute cette trame fut conduite par Louvois, le confesseur et Mme de Maintenon, à l’insu de tout autre... Louvois, qui n’en comprit que trop les conséquences, trouvoit son double avantage en ce que l’exécution telle qu’il la méditoit ne se pouvoit faire que par des troupes, conséquemment par luy à qui cela alloit donner des rapports continuels avec le roy que la paix rendoit plus rares, — et en ce qu’un pareil événement alloit aliéner pour longtemps tous les protestants de l’Europe et les porteroit à la guerre qui est ce qu’il désiroit le plus ardemment, et ces deux raisons l’entraînèrent à procurer toutes les horreurs de l’exécution. Colbert, le seul homme qu’il eust pu craindre dans le partage du secret et seurement pour l’opposition ferme et soutenue, estoit mort depuis deux ans. Ainsi, parfaitement libre, il picqua le roy de la gloire d’exterminer des gens qui, ligués ensemble et soutenus par les puissances étrangères de leur communion, avoient tenu teste à tous ses prédécesseurs, depuis François premier, et, tous abatus qu’ils se trouvoient, ne perdroient jamais l’espérance de se relever ni celle de parvenir à faire un estat dans l’estat, avec toute l’indépendance et les formes, à quoy ils avoient toujours tendu. Ainsy gloire, autorité, politique, religion, tout fut mis en avant sans contradiction de personne et sans que le roy, charmé d’une si belle proposition, y formast la moindre difficulté. Tout aussitôt donc on mit la main à l’œuvre. Avec la révocation de l’édit de Nantes, il parut une foule de déclarations qui se suivirent plus cruelles les unes que les autres ; les provinces furent remplies de dragons qui vescurent à discrétion chez les huguenots de toutes les conditions et qui joignirent les tourmens corporels à la ruine dont beaucoup moururent entre les mains de ces bourreaux. La fuitte estoit punie comme l’opiniastreté dans l’hérésie, et les galères furent remplies des plus honnestes gens et des plus accommodés, comme les prisons de leurs femmes et leurs filles. Une infinité se rachepta de la tyrannie par des abjurations simulées; les dragons qui les ruinoient et les tourmentoient hier les menoient aujourd’huy à la messe, où ils abjuroient, se confessoient et communioient tout de suite, sans remettre le plus souvent au lendemain. La pluspart des évesques se prestèrent à cette abomination où les intendans des provinces présidoient, c’estoit à qui se signaleroit le plus. Le roy recevoit à tous momens des listes d’abjurations et de communions par milliers de tous les endroits des divers diocèses. Il les montrait aux courtisans avec épanouissement, il nageoit dans ces millions de sacrilèges comme estant l’effet de sa piété et de son autorité, sans que personne osast tesmoigner ce qu’on en pensoit, et chacun au contraire se distinguant à l’envi en louanges, en applaudissemens, en admirations, tandis que chacun estoit pénétré de douleur et de compassion et que les bons évesques gémissoient de tout leur cœur de voir les orthodoxes imiter contre les hérétiques ce que les tirans payens et hérétiques avoient fait contre la vérité, les confesseurs et les martyrs : ils pleuroient amèrement cette immensité de sacrilèges et de parjures, et tous les bons catholiques avec eux ne pouvoient se consoler de l’odieux durable et irrémédiable que de si détestables moyens répandoient sur la véritable religion. Le roy se croyoit un apostre, il s’imaginoit ramener les temps apostoliques où le baptesme se donnoit à des milliers à la fois, et cette yvresse soustenue par des éloges sans fin, en prose et en vers, en harangues et en toutes sortes de pièces d’éloquence, luy tint les yeux hermétiquement fermés sur l’Évangile et sur l’incomparable différence de sa manière de prescher et de convertir d’avec celle de Jésus-Christ et de ses apostres. »

« Cependant le tems vint qu’il ne put ne pas voir et sentir les suittes funestes de tant d’horreurs. La révocation de l’édit de Nantes, sans le plus léger prétexte et sans aucun besoin, immédiatement suivie des proscriptions, des supplices, des galères sans aucune distinction d’âge, ni d’estat, le long pillage des dragons autorisé partout, déchira les familles, arma parens contre parens pour avoir leur bien et les laisser mourir de faim, dépeupla le royaume et transporta nos manufactures et presque tout notre commerce chez nos voisins et plus loin encore, fit fleurir leurs estats aux dépends du notre, remplit leur pays de nouvelles villes et d’autres habitations, et donna à toute l’Europe l’effrayant spectacle d’un peuple si prodigieux, proscrit, fugitif, nud, errant, sans aucun crime, cherchant un asile loin de sa patrie. L’expulsion des Maures, dont l’Espagne n’a pu se relever, estoit une bonne leçon. Les huguenots n’avoient plus rien en eux qui les pust faire craindre. Il falloit gaigner leurs ministres peu à peu par des bienfaits, et les principaux d’entre eux, les réduire tous de fait, mais sans déclaration publique, au seul négoce, aux arts, aux métiers, et les nobles et les plus riches à vivre de leur bien sans nul employ civil ny militaire, réduire peu à peu le nombre de leurs presches pour les leur rendre plus incommodes par l’éloignement et les induire à les moins fréquenter. D’ailleurs ne leur point faire d’injustice, ne leur chercher point querelle, ne les distinguer en rien sur l’utile, biens, impost, etc., des catholiques, se mettre bien dans l’esprit que la religion se persuade et ne se commande point, et qu’elle ne peut s’estendre que par la voye que Jésus-Christ a enseignée et pratiquée et après luy ses apostres et les hommes apostoliques ; enfin par une conduite douce, sage, unie, suivie, pratiquer la charité qui est l’âme de la religion... »

« On verra bientôt qu’à l’immense playe intérieure qui fut le fruit si amer de cette horrible exécution d’un si pernicieux conseil, se joignit une grande guerre comme Louvois se l’estoit bien promis et que dès cette année la fameuse ligue d’Augsbourg se prépara... Innocent XI, Benoît Odescalchi, qui estoit lors assis sur le saint-siège, ne fut pas la duppe de cette action prétendue si religieuse, il n’en vit que la politique prétendue et en détesta les sacrilèges et les horreurs. » (P. 237.)

Quelle que soit l’énergie de Saint-Simon en parlant de la révocation de l’édit de Henri IV, il est un aspect du règne de Louis XIV qu’il ne peut envisager sans une tout autre indignation. Abus d’autorité, guerres inutiles ou ruineuses, fautes d’état, il parle de tout cela avec l’accent du politique, mais qu’il s’agisse des mœurs privées du roi, sa tête s’échauffe, sa plume s’emporte, et il n’est pas d’expression assez ardente pour donner cours à sa colère. Aurait-il craint ses propres violences ? La première fois qu’il aborde ce sujet dans le Parallèle, il semble prendre contre lui-même des précautions et chercher à se modérer. « Ce n’est pas sans effroi, dit-il, que j’entre dans cette carrière. Il s’agit d’un monarque dans la cour duquel j’ai pas sémes plus belles et mes plus nombreuses années dans l’habitude du plus religieux respect, qui souvent a fait naître et nourri en moi l’admiration la plus fondée, d’un prince qui a été plus maître qu’aucun roy dont on puisse se souvenir, même par la lecture, qui l’a été longtemps au dehors, presqu’autant qu’au dedans, et dont la terreur dure encore par la longue impression qu’elle a faite. Il est vray que plus il a été puissant, grand, absolu, arbitre longtems de l’Europe, plus aussi il a été homme et payé plus chèrement tribut à l’humanité. » (P. 83.) Après avoir rappelé « sa jeunesse passée à l’abri des embûches » (p. 102), son mariage et ses premiers temps de fidélité, Saint-Simon compare le grand-père et le petit-fils : « Henri IV eut deux épouses qu’il put regarder comme deux ennemies. Louis XIV au contraire avait une épouse qui avoit de la beauté, qui ne vécut jamais que pour luy, avec la douceur, la complaisance, la vertu la plus parfaite, et qui, pour l’amour de luy avoit oublié sa maison, sa patrie, et étoit devenue aussi passionnée Françoise que les plus naturels François. » (P. 103.) « Louis XIV n’a donc rien eu des excuses et des tentations d’Henri IV. » (P. 102.)

Puis il passe en revue chacun des entraînemens du roi ; s’il réserve quelque indulgence pour la personne de Mlle de La Vallière, il s’exprime au sujet de Mme de Soubise, de Mme de Montespan et du roi avec la dernière sévérité : « Deux maîtresses, dit-il, publiquement aimées en même temps et publiquement montrées telles, c’est l’inouy sérail devant lequel Louis XIV tint sa cour prosternée pendant plusieurs années, en présence de la reine, » à laquelle il n’avait rien à reprocher. Jamais, avant Louis XIV, on n’avait légitimé les enfans nés d’un double adultère ; c’était un « fait sans précédent, même en Espagne, où un reste de mœurs mauresques a rendu les lois si indulgentes aux bâtards, si fort au delà de celles de tous les pays chrétiens ; ce qui n’étoit donc pas dans l’estre fut produit par la corruption de la cour et l’adresse de l’esprit. » (P. 110.) Harlay étoit lors procureur général, et depuis premier président, cynique austère, mascarade de sénateur des plus heureux temps, dont l’ambition étoit sans bornes et qui jamais ne connut rien capable de l’arrêter ; le célèbre magistrat n’osa présenter de front de quoi effrayer le parlement qui n’étoit pas mort encore. Il s’avisa de le surprendre et il y réussit. Le chevalier de Longueville étoit fils du comte de Saint-Paul tué sans alliance au passage du Rhin, et d’une mère vivante qui avoit son mari quand elle eut ce fils. Ce mari vivoit encore et tous deux de haut parage ! L’amour passé et repentant servit l’amour présent. Mme de Longueville et M. de La Rochefoucault étoient dans la haute dévotion, et, quoique dans Paris, l’un et l’autre ne se voyoient plus et n’avoient pas même le moindre commerce, quoique la plus intime amitié et confiance subsistât toujours entre eux. Le roi n’avoit revu La Rochefoucault qu’avec peine quoique son fils fut favori. Le fils pressa son père, et celui-ci sortit des bornes prescrites par la piété, entre lui et son ancienne amie, pour lui persuader de reconnoître et d’essayer de faire légitimer leur petit-fils. Ce mot se peut lâcher sans scandale par la notoriété du fait et par celle de la façon également dure et sainte dont la nouvelle de la mort du comte de Saint-Paul fut annoncée et reçue par Mme de Longueville, qui l’aimoit uniquement. Elle ne résista pas au duc de La Rochefoucault. Harlay conduisit l’affaire, le parlement n’en prévit pas les conséquences, la légitimation passa sans nommer la mère. Jamais cela n’étoit arrivé, ni ne s’étoit osé présenter. L’exemple fait, la légitimation des doubles adultérins du roi sans nommer la mère ne put être refusée, et ils sortirent ainsi du sein du néant. »

Cette anecdote inédite n’est que le début du chapitre. Une fois lancé sur le compte des bâtards légitimés, Saint-Simon ne s’arrête plus. Il énumère complaisamment les distinctions dont ils furent revêtus, les charges qui devaient les relever : « Le roi, dit-il, qui ne se complaisoit qu’aux enfans de sa personne qui ne pouvoient être que ce qu’il les faisoit, au contraire des princes légitimes enfans de l’état, et grands, sans lui, par leur être, ne voulut des deux faire qu’une seule famille. » (P. 112.) Il reprend un à un les mariages faits sous les auspices de Louis XIV, insiste sur celui du duc de Chartres avec la bâtarde du roi, qui fit jeter les hauts cris à la princesse Palatine et s’écrie : « Que diroit-on de particuliers dont l’un épouseroit la bâtarde et doublement adultérine du frère de son père? » (P. 112.) « En effet, le roi fit si bien, qu’excepté le roi d’aujourd’hui, la branche d’Espagne et la seule mademoiselle de la Roche-sur-Yon, il n’est aucun prince ni princesse du sang qui ne sorte en directe des amours du roi et de Mme de Montespan. » (P. 115.) Seul, le comte de Toulouse trouve grâce devant lui. « Je dois lui rendre, dit-il, la justice qui lui est due, et avouer nettement qu’il n’eut point de part à cette élévation si radicalement destructive de l’honnêteté publique, de l’Évangile et de toutes les lois, l’écueil certain de toutes les femmes, la destruction des familles et le renversement des mariages. » (P. 109.)

Quand il arrive à Mme de Maintenon, il s’exprime en des termes plus violens encore. « Jusqu’ici il ne s’agit, dit-il, que des maîtresses de ces deux monarques (Henri IV et Louis XIV), mais que dire d’une amphibie sortie des eaux de la mer, d’une naissance inconnue, de commencemens serviles, épouse d’un cul-de-jatte qui ne subsistoit que de son esprit et de ses plaisanteries, veuve réduite à vivre de la charité de sa paroisse et peu après de ses appas, devenue gouvernante d’enfans obscurs nés pour le néant et cachés au monde, puis produite au jour avec eux dans la domesticité de leur mère, y être insupportable au roi qui, plus d’une fois, ne put obtenir de Mme de Montespan de la chasser, s’y accoutumer enfin, s’en laisser ensorceler après jusqu’au point, non pas d’en faire sa maîtresse, mais de l’épouser, tout parfaitement instruit qu’il fut de son état et de sa conduite, d’être deux fois au moment de la déclarer, la montrer reine dans le particulier en plein, et en public avec des voiles, de lui rendre des assiduités longues et journelles, sans y manquer un seul jour, de souffrir à peine une gaze sur leur mariage et de la déchirer presque à sa mort, telle fut la fameuse Maintenon, dont l’adresse et la toute puissance » seront traitées plus tard. « La chute de la gloire d’un si grand roi dans un gouffre si profondément honteux à quarante-six ans qu’il avoit lors, porte injure à l’humanité et n’a point de semblable, ni rien qui en approche dans tous les siècles. On ne peut donc en faire aucune comparaison avec les promesses de mariage que fit Henri IV, quelque fâcheuses qu’en aient pu être les suites. Celles de ce mariage trop réel se feront longtemps et cruellement sentir à la France, celles des faiblesses d’Henri IV n’ont fait que la menacer. » (P. 105-106.)

On voit par l’exagération des termes quelle est la violence du sentiment qui entraîne l’écrivain. Quand il revient au caractère politique de Louis XIV, son style se modère et l’expression devient plus juste, sans cesser d’être aussi forte. Il cherche à sonder le problème du pouvoir absolu, en étudiant successivement le despote qui l’exerce et les hommes qui le subissent; sa pensée va du prince aux sujets, alternant les portraits, les analyses, recherchant les causes et les conséquences. « Louis XIV, dit-il, devenu promptement le plus absolu des rois après la paix des Pyrénées, ne perdit jamais le souvenir de ce qu’il avoit essuyé de ses sujets auparavant et fut environné de ministres dont l’intérêt tout entier fut de le rendre tel qu’on l’a vu dans sa cour, toujours roi et jamais homme. Aussi n’aima-t-il jamais que lui et pour lui, ni dans sa cour, ni dans sa famille et ne connut point comme Henri IV et Louis XIII le bien et le plaisir d’avoir des amis. » (P. 117.)

« Une vanité, dit ailleurs Saint-Simon, qui porta l’orgueil au comble, qui s’étendit sur tout, qui le persuada que nul ne l’approchoit en vertus militaires, en projets, en gouvernement; de là ces tableaux et ces inscriptions de la galerie de Versailles qui révoltèrent les nations, ces prologues d’opéra qu’il chantonnoit lui-même, cette inondation de vers et de prose à sa louange dont il étoit insatiable, ces dédicaces de statues renouvelées des payens et les fadeurs les plus vomitives qui lui étoient sans cesse dites à lui-même et qu’il avaloit avec délectation ; de là son éloignement de tout mérite, de l’esprit, de l’instruction, surtout du nerf et du sentiment dans les autres; de là tant de mauvais choix en genres principaux; de là sa familiarité et sa bienveillance uniquement réservées à qui il se croyoit supérieur en connoissance et en esprit, surtout une jalousie d’autorité qui décida, qui surnagea sur toute autre espèce de justice, de raison et de considération quelconque. » (P. 9/1.)

Saint-Simon assure qu’il se méfiait des gens d’esprit. N’est-ce pas un grief personnel de l’auteur des Mémoires dont l’esprit frondeur inquiétait le roi? « Louis XIV, dit-il, si on en excepte Mme de Montespan et le particulier de chez elle où il y avoit infiniment d’esprit, le craignit jusque dans les courtisans les plus jeunes. Il ne se plaisoit qu’avec les personnes de l’un et l’autre sexe sur qui il se sentoit beaucoup de supériorité ou qui avoient l’adresse de bien cacher leur esprit, de lui paroître fort inférieur au sein. C’est ce qui a maintenu ses moindres ministres, c’est ce qui a si aisément et si continuellement valu à des enfans les survivances des plus importantes places de secrétaire d’état de leurs pères et qui les y a établis en chef dans leur première jeunesse par la mort de leurs pères. Louis XIV s’applaudissoit avec une complaisance extrême de les former aux affaires et rien ne lui plaisoit tant que leur aveu feint ou véritable d’ignorance. Aussi a-t-on vu comment les affaires ont tourné depuis que de pareils ministres ont gouverné. » (P. 124.)

Après la mort de Louis XIV, Saint-Simon jette un coup d’œil sur l’état de la France, dont il montre toutes les forces épuisées : « Tels furent, dit-il, les fruits d’un gouvernement de cinquante-cinq ans, des funestes maximes du cardinal Mazarin soutenues de la perfide ambition de Louvois. L’excès du déplorable ne fut pas un spectacle si frappant, quelque horreur qu’il put inspirer. Tout se peut réparer avec le temps, de la suite et des hommes, mais des hommes il n’y en avoit plus. Louvois, pour sa grandeur, avoit tari les généraux et les capitaines dont aucun ne pouvoit plus se former. » (P. 359.) Et plus loin il revient sur la même idée: « On se plaint tout haut qu’il n’y a plus d’hommes, qu’on n’en peut trouver pour aucun employ ; les plus petits sont dans la même pénurie. On vient d’en voir la cause due aux maximes pernicieuses de ce très long règne. Les remèdes, à qui les voudroit employer, ne seroient pas faciles; il faut bien du temps et de la suite pour redresser le mauvais génie si longuement et si soigneusement répandu et reçu dans toute une nation. Ce malheur si grand en soi et source de tant d’autres n’attira jamais le repentir du roi, ni celui de ses ministres. »

Un dernier trait peint cette absorption universelle... « Il étoit idolâtre de son autorité sans bornes. Il l’étoit au point qu’il n’y avoit homme qui eut osé prononcer devant lui le mot d’état, le bien de l’état, l’intérêt de l’état. À ce langage si naturel et si usité jusqu’à lui, il en avoit substitué un autre, le service du roi, l’intérêt du roi, l’honneur du roi, en un mot toujours le roi et jamais l’état. »

Ainsi la sévérité de Saint-Simon à l’égard du gouvernement de Louis XIV ne se dément pas. Seuls, les malheurs des dernières années de sa vie parviennent à l’émouvoir. « A peine vit-il son salut par le traité de Londres que ce prince voit périr sous ses yeux son fils unique, une princesse qui seule faisoit toute sa joie, ses deux petits-fils, deux de ses arrière-petits-fils, et périr de manière à le percer des plus noirs soupçons, à lui persuader de tout craindre pour lui-même et pour l’unique rejeton qui lui restoit d’une si nombreuse et si belle postérité. Parmi des adversités si longues, si redoublées, si intimement poignantes, sa fermeté, c’est trop peu dire, son immutabilité demeura tout entière; même visage, même maintien, même accueil, pas le moindre changement dans son extérieur, mêmes occupations, mêmes voyages, mêmes délassemens, le même cours d’années et de journées, sans qu’il fut possible de remarquer en lui la plus légère altération. Ce n’étoit pas qu’il ne sentit profondément l’excès de tant de malheurs, ses ministres virent couler ses larmes; son plus familier domestique intérieur fut témoin de ses douleurs. Partout ailleurs sans se montrer insensible, il se montra inaltérable et supérieur à tout sans la plus petite affectation et sans espérance déplacée. Il parloit comme à son ordinaire, ni plus ni moins, avoit le même air, déclaroit les mauvaises nouvelles sans détour, sans déguisement, sans plainte, sans accuser personne, courtoisement et majestueusement comme il avoit accoustumé. Un courage mâle, sage, supérieur lui faisoit serrer entre les mains le gouvernail parmi les tempêtes, et dans les accidens les plus fâcheux et les temps les plus désespérés, toujours avec application, toujours avec une soumission parfaite à la volonté de Dieu et à ses châtimens. C’est le prodige qui a duré plusieurs années avec une égalité qui n’a pas été altérée un moment, qui a été l’admiration de sa cour et l’étonnement de toute l’Europe. » (P. 99.) Ailleurs, Saint-Simon, après avoir énuméré les fautes du roi, se demande ce qu’on doit penser de sa gloire, et revient sur la même idée en montrant ce qui demeurera pour la postérité la vraie grandeur de Louis XIV. « Disons-le encore une fois avec l’épanchement d’un vrai Français naturellement si aise quand la vérité n’arrête point ses louanges. C’est du fond et de la durée de cet excès de maux d’estat et domestiques, les plus cruels à un roy superbe et si longuement accoutumé à donner la loy partout, et au bonheur le plus long, le plus complet et le plus suivi, c’est dis-je, du fond de cet abyme de douleurs de toute espèce que Louis XIV a su mériter du consentement de toute l’Europe ce surnom de Grand que les flatteurs lui avoient avancé devant le tems. Le nom de Grand qui ne fut alors qu’extérieur devint en ces derniers tems le nom justement acquis, le vrai nom, le nom propre de ce prince qui laissa voir avec simplicité, la grandeur de son âme, sa fermeté, sa stabilité, son égalité, un courage à l’épreuve des plus épouvantables revers et des plus cuisantes peines, une force d’esprit qui ne se cache rien, qui ne se dissimule rien, qui voit les choses comme elles sont, qui de là s’humilie en secret sous la main de Dieu, en espère tout contre toute espérance, affermit sa main sur le gouvernail jusqu’au bout, ne se rebutte de rien, ne s’obscurcit de rien, conserve son extérieur dans tout l’ordinaire de sa vie, toute sa bienséance, toute sa majesté, avec une égalité si simple et si peu affectée que l’étonnementet l’admiration qui en naissoient en tous ceux qui le voyoient, et en public et en particulier, leur fut tous les jours nouvelle; en sorte que nul ne pouvoit s’y accoustumer. « 

En résumé, entre les trois rois qu’il met en parallèle, Saint-Simon est juste pour Henri IV, bienveillant pour Louis XIII et ne se montre sévère qu’à l’égard de Louis XIV. Nous ne pouvons relever ici les exagérations de ses critiques, ni combler les étranges lacunes qui laissent dans l’oubli la politique extérieure et l’action militaire d’un règne qui a achevé l’œuvre d’Henri IV et de Richelieu. Il faudrait suivre pas à pas chacun des récits de l’auteur. Ce serait refaire en la résumant l’œuvre d’un des critiques les plus consciencieux qui se soit occupé de Saint-Simon[9]. Il suffit de dire que le Parallèle ne modifie en rien, sur Louis XIV, ce que nous a dit l’auteur des Mémoires : même mélange d’admiration et de passion, mêmes souvenirs d’une colère longtemps contenue. Parfois il se laisse aller à l’ardeur des sentimens qui l’emportent, puis la mémoire du roi se dresse devant lui, il s’arrête et voici les formes sous lesquelles il recouvre le dernier jugement sur le règne : « Que le respect profond que je conserve pour Louis XIV, sous lequel j’ai si longtemps vescu et que j’ai vu de si près, m’arreste sur un gouvernement d’écorce si brillante, de fond si destructif, si hérissé de grandes fautes. » (P. 428.)

Par les portraits que nous avons extraits du Parallèle il est aisé de deviner à quels rangs il place les trois premiers rois de la maison de Bourbon. Les dernières lignes de cet ouvrage le laissent voir distinctement. Après avoir en quelques pages rendu une sorte de sentence historique sur leurs défauts et leurs vertus, il termine par ces mots : « Enfin, c’est maintenant au lecteur à porter un jugement éclairé et équitable entre Henri le Grand, Louis le Juste et Louis XIV, qui, au moins dans les derniers temps de sa vie, a si bien mérité le nom de Grand par la magnanimité incomparable dont il a porté les plus cuisans malheurs d’état et de famille. Au lecteur, dis-je, à estre persuadé que la vérité la plus exacte a conduit ici tous les traits de ma plume et a sans cesse dominé ma juste reconnoissance, plus encore s’il se peut tous mes autres sentimens. » (P. 441.)

Le Parallèle prendra place à côté des Mémoires[10]; il contient des pages trop belles pour demeurer au-dessous d’eux, sans que la composition discordante de cet ouvrage permette de le placer à un rang plus élevé. En le lisant, il semble qu’on écoute parler un vieillard la mémoire toute pleine des souvenirs du passé et ne se lassant pas d’en faire revivre les mêmes images sous des formes toujours diverses : « A quatre-vingts ans, disait un de ses neveux, son esprit étoit comme à quarante, sa conversation enchanteresse. Il ne vivoit plus depuis bien des années que dans sa bibliothèque, ne cessoit de lire et n’avoit jamais rien oublié. » Tel était l’homme dont les réflexions avaient depuis longtemps préparé ce livre, et dont l’éloquence surabondante devait entraîner la plume. Le duc de Luynes le peint à merveille : « Il avoit beaucoup lu, dit-il, avoit une mémoire fort heureuse, mais il étoit sujet à prévention. Il exprimoit fortement ses sentimens dans la conversation et écrivoit de même; il se servoit de termes propres à ce qu’il vouloit dire, sans s’embarrasser s’ils étoient bien françois. » (Mémoires du duc de Luynes, t. XIV, p. 146.) La vérité est que Saint-Simon se servait du vieux langage dont le XVIIIe siècle avait perdu l’habitude. Un contemporain disait d’un mémoire anonyme qui lui était attribué, non sans raison : « Il est inutile que M. le duc de Saint-Simon le désavoue : son style laconique, sec, dur, bouillant, inconsidéré, lui ressemble trop pour qu’on puisse s’y méprendre ; il ne peut être imité par personne[11]. » Son style comme son esprit étaient de cent années en arrière. Ni son caractère, ni sa conduite, ni ses mœurs n’étaient de son temps. Il méprisait son siècle, qu’il appelait : « cette horrible lie des temps, » et ses contemporains, sans lui rendre ses dédains, le laissaient passer avec surprise comme un représentant attardé d’un autre âge. Le livre dont nous venons d’extraire plus d’une page explique les sentimens de l’homme. Il avait vécu, en écrivant ses Mémoires, de la vie agitée de la régence, il était remonté jusqu’à sa jeunesse et aux heures écoulées au palais de Versailles ; ce retour sur le passé ne lui avait pas suffi : il voulait aller plus loin en arrière, dépasser la limite de ses souvenirs personnels, remonter le cours de l’autre siècle dont il n’avait vu que le déclin, prendre pour guide son vieux père, dont il regrettait si douloureusement que la mort ne lui eût pas permis d’apprendre davantage. L’horizon s’ouvrait devant lui. C’est alors qu’il voyait Louis XIV dans l’éclat de sa jeunesse, Louis XIII se dissimulant derrière Richelieu, Henri IV prodiguant l’esprit pour séduire autour de lui tout ce qui pouvait servir à sa politique ou à ses passions. Il était heureux de ressusciter tous ces morts d’une génération disparue, de rendre à ces figures éteintes la couleur et le mouvement et de s’ériger en juge de leurs actions. Respirant et se mouvant à l’aise dans le passé, Saint-Simon se sentait dans son élément véritable. Les agitations de la politique ne lui avaient apporté à leur suite que des déceptions. Sa vanité blessée jouissait d’une étude qui le faisait le maître et le censeur des rois. Du même coup il rendait hommage à la vérité, en s’inclinant devant Henri IV, à son père, en admirant Louis XIII, à lui-même en faisant descendre Louis XIV du piédestal où l’avait porté l’excès des louanges.

L’heure n’est pas encore venue de prétendre juger ce que les découvertes nouvelles faites aux Archives des affaires étrangères ajouteront à la renommée de l’auteur des Mémoires. Le Parallèle ne le fera certes pas déchoir. Ce que nous avons entrevu des volumes consacrés aux duchés-pairies et aux grandes charges de la couronne nous donne la même espérance. Comme le disait un des admirateurs de Saint-Simon, tout y fourmille de vie. Ni une page, ni une biographie qui ne contienne des traits piquans qui rappellent soit un fragment des Mémoires, soit La Bruyère ou Tallemant. A. côté de ces découvertes sans prix de volumes entiers, que dire des pièces fugitives? C’est le titre que Saint-Simon leur donnait. Elles remplissaient d’innombrables portefeuilles et se retrouveront peu à peu. Que ne révéleront-elles pas sur les procédés de ce prodigieux écrivain? Grâce à elles, ne saurons-nous pas s’il travaillait son style ou si, comme nous le supposons, l’abondance de sa pensée faisait courir sa plume sans hésitation ni rature? Pour qui a étudié Saint-Simon, il n’est pas de problème plus délicat et plus intéressant. S’il se recopiait, quel labeur incroyable ! S’il écrivait de plein jet, quelle fécondité! A quelque parti que l’on se range, les admirateurs trouvent ample matière à l’éloge. Et ses biographes ! que ne découvriront-ils pas? Outre la notice faite par lui-même et qui laisse malheureusement les vingt dernières années sans commentaire, que de mémoires, de notes, de projets propres à jeter la lumière sur les occupations de sa vieillesse ! On a dit des vieillards qu’à un certain âge, ils relisaient et ne lisaient plus. Saint-Simon a-t-il été fidèle à cette règle? a-t-il lu les ouvrages qui commençaient à remuer son siècle? qu’en a-t-il pensé? de la rencontre de cet esprit du passé et de l’esprit nouveau a-t-il jailli une étincelle? enfin la correspondance si abondante de Saint-Simon se retrouvera-t-elle? Ne pourrons-nous pas, grâce à elle, refaire l’histoire de cette intelligence superficielle et profonde, partiale et libre, en laquelle se mêlent tant de grandeurs et tant de petitesses? Si les découvertes des Archives continuent avec autant de bonheur et de rapidité, il sera peut-être téméraire d’avoir parlé aujourd’hui de Saint-Simon, car dans peu de temps il n’y aura pas un lettré qui ne sache l’énigme de son caractère, ne connaisse le mystère de sa longue retraite et ne possède la clé de toutes nos conjectures.


GEORGES PICOT.

  1. Le Duc de Saint-Simon, son cabinet et l’historique de ses manuscrits, par Armand Baschet; Plon, 1874.
  2. Voyez, dans la Revue du 15 février 1880, une Édition nouvelle de Saint-Simon, par M. Gaston Boissier.
  3. Nous tenons à prévenir dès ce moment le lecteur que nous ne nous arrêterons pas à chacune des allégations hasardées de Saint-Simon. Nous ne relèverons que les erreurs de jugement, laissant à d’autres le soin de se livrer sur les faits à une critique plus étendue.
  4. Ce morceau qui a été donné, ici même, pour la première fois en 1834 et qui a été publié depuis par tous les éditeurs des Mémoires d’après le texte de la Revue, n’appartenait à aucun ouvrage connu de Saint-Simon ; nous l’avons retrouvé dans le Parallèle.
  5. Le récit de la conduite de Louis XIII au Pas-de-Suse se trouve dans les Mémoires. Edit. Boilisle, t. I, p. 172, et plus longuement dans l’un des fragmens inédits donnés par la Revue en 1834 et publié de nouveau ibid., p. 492. On y trouvera les citations qui font croire que Saint-Simon a exagéré le rôle de Louis XIII dans la confection du plan, à la réalisation duquel il contribua par un courage personnel que nul n’a contesté.
  6. Saint-Simon ajoute à ce récit : « Le cardinal demeura à Paris attendant l’événement et ne joignit le roi que lorsqu’il n’y eut plus rien à craindre. » (P. 50.) En fait, ceci est complètement inexact. Le roi partit le 1er septembre, le 4, Richelieu s’acheminait vers l’abbaye de Chaalis-la-Victoire, se tenant à portée du roi qui était à Chantilly, puis à Senlis, d’où se préparait l’offensive. (V. Marins lopin, Louis XIII et Richelieu. Lettres de Louis XIII à Richelieu.)
  7. Victor Cousin, Madame de Hautefort, p. 8.
  8. Mémoires, édition Chéruel, 1820, t. XII, p. 22.
  9. On ne saurait trop recommander de consulter sur ce point l’excellent livre de M. Chéruel : Saint-Simon considéré comme historien de Louis XIV, dans lequel l’auteur examine, discute et juge avec une rare compétence les allégations des Mémoires.
  10. Un tel chef-d’œuvre ne pouvait pas être longtemps dissimulé aux admirateurs de Saint-Simon. Nous sommes heureux d’apprendre que la maison Hachette qui possède le manuscrit des Mémoires a tenu à honneur de publier dans un délai fort court le Parallèle entre les trois rois.
  11. Chéruel, Saint-Simon, etc., p. 129.