Les Pamphlets de Marat/Marat, l’ami du peuple, à ses concitoyens les électeurs

Texte établi par Charles VellayCharpentier et Fasquelle (p. 325-334).

MARAT, L’AMI DU PEUPLE, À SES CONCITOYENS LES ÉLECTEURS

(10 septembre 1792)

Depuis quatre années que j’exerce les fonctions de censeur public pour le salut de la patrie, j’ai démasqué une foule de traîtres et de conspirateurs. Dans le nombre des ennemis de la liberté couverts d’un masque civique qui m’étaient dénoncés, il est possible que quelques hommes équivoques, quelques innocents même dont le civisme était mal prononcé, aient été confondus dans la foule. Quel que soit mon respect pour l’innocence et mon amour pour la vérité ; quelque soin que j’aie pris de prévenir mes correspondants de signer dûment leurs dénonciations ; quelque attention que j’aie eue de rejeter celles qui étaient anonymes ; comment du fond des souterrains où j’ai été si longtemps condamné à vivre, aurais-je pu me procurer tous les renseignements convenables pour n’être jamais induit en erreur ? Que me restait-il donc à faire que de me rétracter aussitôt que l’équité m’en faisait un devoir ? Ce devoir sacré, je l’ai rempli constamment, même à l’égard des citoyens les moins dignes ; les feuilles de l’Ami du Peuple en font foi, car il est dans mes principes de rendre justice même au diable. D’après les motifs qui ont dirigé mes dénonciations et les mesures que j’ai prises pour arriver au vrai, il me semble que les sujets inculpés, quel que soit leur ressentiment, ne sauraient, sans renoncer à toute raison, me considérer comme calomniateur ; car la malveillance seule est le cachet de la calomnie. Lors donc qu’ils se trouvent inculpés sans fondement, tout au plus peuvent-ils m’accuser d’être mal informé, chercher à se laver de l’inculpation, et me plaindre de m’être trouvé dans la triste situation de ne pouvoir m’assurer de leur innocence.

Instruit que quelques citoyens inculpés dans mon placard sur les élections se récriaient hautement, je me suis présenté à la tribune du corps électoral pour demander qu’ils fussent entendus contre moi ; une voix réclame l’ordre du jour, à l’instant les applaudissements du corps entier me ferment la bouche et me rappellent à ma place. Quelque flatteur qu’ait été ce témoignage honorable rendu à la droiture de mes intentions, il a tourné contre moi : le sieur Deflers en a profité pour répandre furtivement un écrit scandaleux, dans lequel, sans songer à se laver de l’inculpation que je lui ai faite, il s’étend avec complaisance sur la gloire qu’il a acquise à servir les grands seigneurs, et il finit par faire pleuvoir sur ma tête les imputations les plus fausses et les plus absurdes ; il m’accuse d’avoir voulu frustrer mes créanciers, d’avoir enlevé la femme et les meubles d’un bienfaiteur…

Plus juste que le sieur Deflers, je ne le traiterai pas de calomniateur : je l’accuserai seulement d’avoir ramassé quelques mensonges publiés par des malveillants et embellis par mes nombreux ennemis.

Pour détruire ces inculpations odieuses, je ne lui opposerai pas le cours entier de ma vie depuis la Révolution. Mais à qui fera-t-il croire qu’un homme que n’a pu séduire l’or de la cour, que n’ont pu faire dévier un instant ni les décrets d’anathème, ni les poignards des assassins, qui a sacrifié à la défense de la liberté le soin de ses affaires, le fruit de ses travaux, son repos, sa santé ; qui s’est immolé tout entier au salut public, et à qui il ne reste aujourd’hui que des dettes et la gloire d’avoir combattu pour la patrie, soit homme à se couvrir d’opprobre par des tours de fripon ? Mais il n’est pas dans mes principes d’opposer de simples inductions à des charges directes ; je vais donc suivre mon dénonciateur ; repousser ses inculpations, éclairer le public abusé.

Loin de faire un crime au sieur Deflers de m’avoir dénigré, je le remercie de m’avoir fourni l’occasion de détruire des bruits faux répandus contre moi par les ennemis de la patrie et de faire éclater mon innocence. À des preuves que je produirai, s’il n’a pas renoncé à toute pudeur, il sera sans doute le premier à rougir de sa diatribe, et à regretter la publicité que je m’empresse moi-même de lui donner.

Pétition présentée au corps électoral par A. C. Deflers contre J. P. Marat.

Citoyens Électeurs,

Un de vos membres s’est rendu coupable d’un grand crime à mon égard ; je viens vous demander justice. C’est vous engager à me prêter toute votre attention.

Dans le moment où les dangers de la patrie font une vertu de la dénonciation, user de cette arme terrible pour calomnier est le plus grand attentat que puisse commettre le lâche qui la prostitue ainsi, puisque l’effet de sa lâcheté est de faire perdre à la victime qu’il frappe l’estime de ses concitoyens.

Marat, le prétendu ami du peuple, a sali les murs de la capitale d’une liste de diffamation dans laquelle je suis compris. J’y suis traité de vil intrigant, dénoncé comme machinateur. Mon genre de défense sera simple, l’exposé de ma vie depuis 1777, et l’exposé de celle du dénonciateur Marat depuis 1789.

Né dans cette classe heureuse, la seule où sous l’ancien régime se conserva le feu sacré de la vertu ; dans cette classe où, à l’abri des tentations de la pauvreté, on pouvait se passer des ressources de l’intrigue, une éducation soignée fut un des biens les plus précieux que m’a transmis une mère adorée. Idolâtre à l’excès de la liberté et ennemi de l’intrigue dès l’âge le plus tendre, ces dispositions m’éloignèrent également des emplois où il fallait sacrifier l’une ou employer l’autre. Il fallait cependant être quelque chose, c’était la manie du siècle : on acheta pour moi, dans la maison de la ci-devant comtesse d’Artois, une charge qui me forçait à surveiller les opérations financières des grands seigneurs.

Avec du caractère et de la probité, je ne pouvais tarder à devenir un surveillant très incommode. Me renvoyer était cependant difficile ; on supprima la charge que j’occupais, et en me remerciant de mes services, on me combla de brevets d’honneur et de pension.

Père de famille à cette époque, parfaitement indépendant du côté de la fortune, l’éducation de mes enfants, l’étude des sciences naturelles et de la philosophie employèrent tous mes instants jusqu’en 1788, que la déroute d’une maison de banque alliée à la famille de mon épouse, entraînant quelque désordre dans mes affaires personnelles, me força à passer en Brabant et en Angleterre pour recueillir les débris de ma fortune prête à s’échapper. Ce fut dans ce moment que le fugitif d’Artois, passant par le Brabant, me fit des offres les plus brillantes pour m’attacher à l’éducation de ses enfants. L’amour de mon pays, la haine que je portais toujours aux grands, dictèrent mon refus et déterminèrent la remise que je fis alors des brevets d’honneur et de pension auxquels je renonçai à cette époque.

De retour en France en 1790, mon premier devoir fut de partager avec mes concitoyens les travaux de la révolution dans la garde nationale, sans vouloir profiter des avantages qui tenaient à la division des citoyens en deux classes. Rangé parmi les sans-culottes dès 1790, je n’entrai dans aucune assemblée de section qu’avec eux, le 10 août 1792. (Ô patriote du 10 août[1] !)

Admis dans la Société des Amis de la Constitution, je m’aperçus bientôt que les Barnave, les Lameth et autres intrigants de cette espèce, faisaient tous leurs efforts pour rendre cette société l’instrument de leurs intrigues. La publicité seule pouvait les déjouer ; constamment ils s’opposèrent à cette mesure. Ce fut alors que, pour combattre leurs funestes projets, j’entrepris le journal de la Société, entreprise qui, outre les sacrifices de travail et d’argent, m’a coûté celui de l’amour-propre, puisque sans cesse occupé à faire briller les talents de mes concitoyens, j’ai toujours été forcé de renoncer à faire l’essai des miens.

Six semaines de détention après le massacre du Champ-de-Mars ont dû prouver qu’au moins je n’étais pas du parti des intrigants d’alors. Une santé affaiblie par les suites de cette détention et un travail continuel depuis cette époque m’auraient, je pense, ôté les moyens d’intrigue, quand même j’en aurais eu le goût.

Voilà, citoyens électeurs, celui que Marat, le prétendu Ami du Peuple, a l’impudeur de traiter de vil intrigant, dénoncé comme machinateur. J’ai rempli la première et la plus pénible portion de la tâche que je m’étais imposée, je vous ai parlé de moi ; je passe à la seconde, et j’accuse devant vous et en sa présence Marat, le prétendu Ami du Peuple, je l’accuse d’incivisme, de mauvaise foi et d’immoralité.

Lié d’intérêt avec les personnes qui, depuis 1789, ont été dans la plus intime relation avec cet homme, je peux mieux que qui que ce soit fournir les preuves de ce que j’avance ici. Eh bien, fort de ces preuves, fort de ma conscience, fort du mépris profond que j’ai voué de tout temps aux calomniateurs, je m’adresse à Marat et lui dis : quelle idée aurais-tu, toi qui te dis l’Ami du Peuple, quelle idée aurais-tu d’un homme qui, le 26 novembre 1790, aurait refusé de recevoir en paiement pour une très petite portion de sa solde (il s’agissait de 30 livres), non pas des assignats qui, à cette époque, perdaient 5 pour 100, mais des coupons d’assignats qui ne perdaient rien ? Quelle idée aurais-tu du civisme d’un homme qui aurait renvoyé avec mépris cette monnaie nationale ? Réponds, et prononce ta condamnation, car j’ai mes témoins à produire si tu as l’impudence de nier le fait.

Quelle idée aurais-tu d’un homme qui, débiteur envers son bienfaiteur et sachant que son créancier aurait mis opposition entre les mains d’un citoyen dépositaire de ses fonds, aurait été proposer à ce dépositaire de nier le dépôt ? Réponds et prononce ta condamnation ; car le créancier est le citoyen Saint-Sauveur ; le patriote Legendre est le dépositaire que tu as cherché à corrompre, et toi tu es le vil corrupteur.

Quelle idée aurais-tu d’un homme qui, se croyant proscrit et obligé de vivre dans les caves, recevrait pendant plus de deux ans les soins les plus tendres d’un citoyen peu fortuné et de sa femme, et qui, pour récompense de ses soins et de ses sacrifices, éloignant l’homme par une commission feinte, profiterait de son absence pour lui enlever et sa femme et ses meubles ? Réponds et prononce ta condamnation, car c’est le citoyen Maquet qui, par ma bouche, t’accuse de ces vols qu’il dénonça en présence de mille témoins prêts à se présenter.

Voilà, citoyens électeurs, l’homme qui me dénonce ; vous me connaissez maintenant, jugez et prononcez qui de lui ou de moi a droit à votre estime. Je vous demande justice, je vous demande vengeance, et si contre mon attente je n’obtenais de vous ni l’une ni l’autre, je me verrais forcé de me rappeler que comme l’insurrection est pour le peuple le plus saint des devoirs, la résistance à l’oppression est pour le citoyen le plus imprescriptible de ses droits.

A. C. Deflers.

Vous m’accusez sur des bruits absurdes, répandus par les ennemis publics, d’avoir enlevé la femme et les meubles du graveur Maquet, lequel, dites-vous, a tout fait pour moi.

Moi, que les assassins de Mottier forçaient de vivre dans un souterrain, enlever la femme et les meubles d’un homme en liberté ? Y songez-vous, M. Deflers, et est-il bien vrai que vous ne rêvez pas ? Encore faut-il pour dénigrer les autres avoir soi-même un grain de sens commun ; mais voyons. D’abord le sieur Maquet n’a jamais été marié, comment donc aurais-je enlevé sa femme ? Bien, est-il vrai qu’il a eu chez lui mademoiselle Fouaisse, âgée de 35 à 36 ans, dont il faisait sa fille d’établi et sa servante, dont il retenait depuis plusieurs années et les meubles et les honoraires, sans avoir daigné lui en donner une simple reconnaissance, dont il abusait de la timidité naturelle, en la retenant par la crainte à l’attache après l’avoir excédée de coups. Spectacle révoltant dont j’ai été témoin plus d’une fois, tandis qu’elle m’avait en pension. Comme cette bonne patriote s’était chargée de faire tenir mes manuscrits à mon imprimeur, et qu’elle me rendait tous les autres bons offices que j’aurais pu attendre du meilleur citoyen dans ma captivité, je m’intéressai à son sort. La voyant désolée de ne point recevoir de nouvelles du sieur Maquet, au bout de trois semaines d’absence employées à courir la Picardie pour se procurer des autorisations, à postuler la place d’inspecteur de marée à la halle de Paris, je la pressai de m’en apprendre la cause. Elle y consentit, en me demandant conseil. Je lui indiquai le moyen d’obtenir de son tyran et la reconnaissance de ses meubles et un billet du montant de ses honoraires.

Comme j’étais sur mon départ pour Londres, après l’anéantissement de la liberté par le massacre du Champ-de-Mars, elle me pria de lui chercher une place de gouvernante d’enfants ; Maquet, craignant qu’elle ne partît avec moi, la tint en chartre privée et fit tout ce qui dépendait de lui pour me faire tomber entre les mains des assassins de Lafayette, sans cependant trop se compromettre. Indigné de ces horribles procédés, j’écrivis à mademoiselle Fouaisse, par la voie de mon journal, d’ouvrir sa croisée, de crier au secours et de traduire devant le magistrat l’homme indigne qui la traitait en esclave. Voyez le numéro 555 de L’Ami du Peuple. Qu’en pensez-vous, M. Deflers, est-ce en sonnant le tocsin et en s’adressant aux magistrats que se font les enlèvements ? Deux jours après, je publiai un avis au persécuteur de mademoiselle Fouaisse (no 557) ; le sieur Maquet, tremblant de voir sa conduite dévoilée au grand jour, écrivit sur-le-champ à cette femme infortunée de venir retirer ses meubles. Ce qu’elle fit. Je lui avais conseillé de faire appeler le commissaire de section ; si elle l’eût fait, elle n’eût pas perdu six cents livres, car l’honnête homme ne lui compta que la moitié du billet qu’il avait fait ; mais il eut soin de tirer reçu du total. J’invoque ici le témoignage de mademoiselle Fouaisse, de la veuve Meugnier et du commissionnaire chargé du transport des meubles.

Et je renvoie mes concitoyens aux numéros de L’Ami du Peuple, en date des 20 et 22 septembre 1791, où toute l’histoire du sieur Maquet est développée ; pièces authentiques qui valent mieux que les bruits ténébreux propagés par des ennemis en démence. J’y renvoie M. Deflers lui-même ; qu’il les lise de sang-froid, s’il le peut, et s’il ne rougit pas de sa scandaleuse sortie, je ferai des vœux pour le retour de sa raison.

Au demeurant, je ne sais ce que le sieur Maquet a fait pour me sauver, mais je sais bien ce qu’il a fait pour me perdre.

Vous m’accusez d’avoir voulu corrompre le sieur Legendre pour frustrer M. Boucher de Saint-Sauveur de sa créance. Legendre est absent ; je m’engage à son arrivée de vous faire donner de sa main un démenti formel. En attendant, voici un témoignage de la femme et de M. Boucher ; vous ne les récuserez pas, je m’assure :

— « Comme mon mari n’a point de secrets pour moi, je déclare d’honneur que les inculpations faites dans la pétition de M. Deflers contre M. Marat sont fausses et calomnieuses.

« À Paris, ce 8 septembre 1792.
« Femme Legendre. »

— « Je déclare être absolument étranger et même ignorer les faits allégués dans l’imprimé de M. Deflers. Si j’ai obligé M. Marat, j’ai fait ce que j’ai pu et dû envers un homme opprimé par les ennemis de la patrie. Je n’ai jamais eu d’inquiétude pour mes avances, puisque par l’événement les meubles de M. Marat se trouvaient chez moi. Si j’ai cessé de voir M. Marat, que j’avais cultivé bien avant la révolution comme ami des sciences, c’est qu’ayant sa confiance, je me suis quelquefois permis d’adoucir quelques traits trop amers dans ses feuilles, ce qui lui a déplu ; mais ce sont là des malentendus qui ne touchent ni à l’honneur, ni à l’estime réciproque.

« Ce 9 septembre 1792.
« Boucher de Saint-Sauveur. »

Enfin, vous m’accusez d’avoir refusé en paiement des assignats qui ne perdaient que 5 pour 100 ; je vous observe qu’à cette époque les assignats perdaient 20 pour 100. Au demeurant, je n’ai aucun souvenir de ce refus : mais si mon chargé d’affaires l’a fait à mon insu, c’est que sachant très bien que je n’avais pour subsister et payer les personnes attachées à ma correspondance que les faibles honoraires que je retirais de mon travail, il lui paraissait dur que des sangsues qui s’enrichissaient à mes dépens, me fissent encore supporter la perte que faisait le papier monnayé. Que trouvez-vous donc là d’incivique ?

Voilà, je pense, de valables réponses à votre diatribe. J’espère qu’elles suffiront pour vous faire revenir de votre égarement, et je fais des vœux pour votre retour à la sagesse.

Apprenez, Monsieur, à mieux connaître l’Ami du Peuple. Vous lui avez été dénoncé comme fréquentant le café du sieur…, repaire d’aristocrates, près de la cour des Petits-Pères ; si c’est sans fondement, éclairez sa religion, justifiez-vous et réclamez sa justice ; il est prêt à se rétracter. Point d’humeur, M. Deflers, l’Ami du Peuple que vous avez invectivé sur parole désire vous trouver innocent ; il n’a de haine que pour les ennemis de la liberté et de la patrie[2].


  1. Interjection ironique intercalée par Marat dans le texte de Deflers.
  2. De l’imprimerie de Marat.