Les Pamphlets de Marat/Dénonciation contre Malouet

Texte établi par Charles VellayCharpentier et Fasquelle (p. 211-217).

DÉNONCIATION CONTRE MALOUET

(Août 1790)

L’émotion soulevée par la publication de C’en est fait de nous fut énorme. Camille Desmoulins lui-même s’éleva avec force contre ce pamphlet, parce que Garran de Coulon s’y trouvait personnellement attaqué[1]. Dans la séance de l’Assemblée nationale du samedi soir 31 juillet, Malouet dénonça simultanément C’en est fait de nous et le numéro 35 des Révolutions de France et de Brabant[2]. Après discussion, l’Assemblée décréta « que, séance tenante, le procureur du roi au Châtelet sera mandé, et qu’il lui sera donné ordre de poursuivre, comme criminels de lèse-nation, les auteurs, imprimeurs, colporteurs d’écrits excitant le peuple à l’insurrection contre les lois, à l’effusion du sang et au renversement de la constitution[3] ». Dans la séance du 2 août au soir, l’Assemblée modifia son décret et déclara qu’il n’aurait aucun effet rétroactif, sauf en ce qui concernait l’écrit intitulé : C’en est fait de nous. Camille Desmoulins se trouvait ainsi hors de cause, et Marat était seul poursuivi.

C’est pour répondre à la dénonciation de Malouet, que Marat publia sa Dénonciation à la Nation contre M. Malouet, par M. Marat, auteur de l’Offrande à la Patrie, du Moniteur, et du Plan de Constitution, etc.[4].

Cher ami du peuple, recevez quelque consolation, en apprenant à quel point vous êtes aimé de tous les bons citoyens.

À l’ouïe de la dénonciation faite, samedi soir, par l’infâme Malouet, contre vous et Desmoulins, un air de jubilation éclatait sur la face des noirs ; mais un morne silence, mêlé d’inquiétude, régnait dans les tribunes. À la lecture du funeste décret, les acclamations des noirs et des impartiaux étaient bruyantes ; rien n’égalait la sombre tristesse qui s’était emparée du public.

Nos prétendus pères de la patrie n’ont point examiné votre feuille, n’ont point constaté si elle est réellement de vous cependant vous avez été déclaré criminel de lèse-nation. Jamais le sénat romain, sous Auguste et Tibère, donna-t-il des marques plus éclatantes d’asservissement et de prostitution ? La légèreté avec laquelle l’Assemblée nationale, sur la parole d’un de ses membres flétri dans l’opinion publique, vient de livrer au glaive d’un tribunal de sang, deux citoyens intacts, pour fait de leur zèle patriotique, glace d’effroi tous les esprits. Une pareille témérité serait inexcusable dans des polissons de collège ; comment l’excuser dans de graves sénateurs ? Ils diront qu’ils étaient ivres ; mais que penser de leur sagesse !

Quel poids terrible ne doit pas mettre dans la balance du Châtelet le jugement de l’Assemblée nationale, abstraction faite des raisons concertées entre les ennemis de la révolution qui remplissent ces deux corps. Ou je suppose pour un moment que, malgré la préoccupation défavorable, donnée par le législateur, le juge ne trouve dans les écrits dénoncés aucune charge de nature à constituer un crime de lèse-nation, que voulez-vous que la nation pense de la judiciaire de ses représentants ? Qu’au lieu de s’en rapporter à un tribunal plus que suspect, le public juge par lui-même, et que, loin de voir deux ennemis de la nation dans Marat et Desmoulins, il les reconnaisse pour ses plus zélés défenseurs ; que prétendez-vous que la nation pense du patriotisme de ses représentants ? Enfin, je suppose qu’au lieu d’absoudre les accusés, le Châtelet, saisi du même esprit de vertige que l’Assemblée nationale, les ait fait jeter dans des cachots, en attendant qu’elle leur fasse expier par un supplice infamant les crimes de leurs persécuteurs, quelle matière à d’éternels regrets ! Quand on pense aux dispositions anti-patriotiques de ces juges iniques, aux prévarications dont ils se sont rendus coupables dans toutes les causes qui regardaient la liberté publique, comment l’Assemblée nationale ne frémit-elle pas d’horreur, d’avoir tenu sous le glaive des bourreaux deux citoyens irréprochables, parce qu’ils sont trop chauds patriotes.

Suivons maintenant les dispositions et les conséquences de son alarmant décret.

Je ne relèverai pas ici le ridicule d’avoir fait un crime de lèse-nation du colportage des écrits nommés inflammatoires ; ridicule si choquant que les colporteurs eux-mêmes se sont amusés de la sagesse de nos législateurs.

Je ne dirai rien non plus de l’absurdité de rendre responsables et imprimeurs et publicateurs d’un écrit dont l’auteur se nomme, surtout lorsque l’auteur est un homme connu : car les rendre responsables de l’écrit, c’est les rendre arbitres des sentiments et des opinions de l’auteur ; or dès cet instant, la liberté de la presse est anéantie pour toujours.

Mais je demande si ce n’est pas le comble de la stupidité d’ériger en crimes de lèse-nation les conseils donnés au peuple de veiller à son salut, d’ôter aux méchants les moyens de l’affamer, de le ruiner, de l’asservir et de l’enchaîner ; de punir ses agents infidèles, ses mandataires perfides, et d’exterminer ses implacables ennemis, traîtres et conspirateurs.

Le comble de la stupidité ? Ah ! disons plutôt le comble de la tyrannie ; car les despotes n’ont pas tous recours à de pareilles lois ; elles ne sont faites que par les tyrans : oui, la plus affreuse tyrannie est celle qui impose silence à la patrie, pour métamorphoser en crimes de simples opinions. Vérité toujours admise dans la théorie, mais trop souvent méconnue dans la pratique.

Quel plus affreux attentat que d’empêcher les hommes de se servir de leur raison dans les affaires publiques, celles du monde qui les intéressent le plus : quelle plus cruelle oppression que de leur donner notre volonté pour règle de la leur, et de les empêcher de réveiller des infortunés que nous allons faire périr ; quelle conduite plus révoltante que de réclamer pour nous un droit dont nous prétendons les priver ? Et puis n’est-ce pas une injustice criante que de ne pas distinguer l’homme de sa manière de voir ; de confondre ses intentions avec ses moyens, et de condamner l’écrivain pour ses erreurs ? La liberté de tout dire n’a d’ennemis que ceux qui veulent se réserver la liberté de tout faire. Oui, je ne crains pas de le dire : il n’est pas d’opinions dangereuses, point d’opinions incendiaires, tant qu’elles sont libres ; ces mots vagues et insignifiants, qui laissent à chacun la faculté d’en faire une application arbitraire, ont été inventés par les agents du despotisme, comme le plus sûr moyen de proscrire, à ce titre, tout ce qui s’opposerait à leurs desseins. Comment les entend-on répéter sous l’empire de la liberté ? Sans doute ce sont de simples opinions qui ont fait si souvent le malheur du monde : mais ces opinions n’auraient eu aucune influence redoutable, s’il avait été permis de les combattre. Quand il est permis de tout dire, la vérité parle toujours et son triomphe est assuré ; ici le remède résulte du mal même ; or, si la liberté enfante les opinions insensées, elle enfante aussi la vérité qui les étouffe. L’erreur ne règne que parce qu’il n’est pas permis de mettre la vérité aux prises avec elle. Non, il n’est point de plus grand fléau pour l’humanité que l’ignorance ; c’est d’elle que naquirent tous les préjugés funestes, les préjugés destructeurs. Empêchez la libre communication des idées, bientôt le champ de la politique ne se couvre plus que des plantes vénéneuses qu’il plaît aux tyrans d’y laisser germer. Car, après avoir établi qu’il est des opinions criminelles, ils érigent aussitôt un tribunal pour les réprimer ; dès lors, ce n’est plus ce qui est dangereux qui est puni, mais ce qui offusque ce tribunal : inconvénient terrible qui perdit toujours la liberté.

Il est donc souverainement important de n’opposer d’autre barrière aux opinions insensées, aux faux systèmes, que les armes d’un esprit éclairé. Que toutes les opinions aient donc le champ libre ; peu à peu la vérité germera au milieu d’elles ; puis, s’élevant tout à coup comme une reine majestueuse, elle régnera seule avec l’empire irrésistible de la raison.

Ainsi, les discours et les écrits les plus indécents, les plus emportés, les plus violents, les plus atroces, les plus scandaleux, ne peuvent jamais faire des crimes de lèse-nation ; pour commettre ces crimes, il faut agir contre la nation, il faut travailler à lui enlever sa souveraineté, ruiner ses intérêts, porter atteinte à sa liberté, ou mettre son salut en péril.

Concluons de là que les criminels de lèse-nation ne peuvent jamais se trouver parmi les écrivains patriotiques, si souvent l’épouvantail de ces criminels ; mais ils se trouvent à la cour, dans le cabinet ministériel, dans l’assemblée nationale, où ils se montrent avec insolence et impunité. Si on veut des exemples, je citerai la plupart des Capets, tous les ministres, toute l’engeance maudite des noirs et des demi-noirs, notamment les comités de constitution et des finances ; tous les membres du Châtelet, toute l’administration municipale, tout l’état-major de la milice parisienne.

Et, s’il fallait donner des exemples individuels, parmi les principaux criminels de lèse-nation, je citerais Bailly, Mottier, Brunville[5], Varien[6], Montlausier, Maury, Montmorin, Cazalès, Target, Desmeuniers, de la Luzerne, d’Albert de Rioms, la Tour-du-Pin, Necker et Riquetti l’aîné, les plus redoutables de tous, enfin Malouet, le plus scélérat de tous.

Rappelons ici le sujet de cette longue épître.

Le simple décret lancé contre les plumes patriotiques suffit pour rendre ses indignes auteurs criminels de lèse-nation.

À l’audace avec laquelle ils ont eux-mêmes foulé aux pieds la déclaration des droits de l’homme, et renversé les fondements de la constitution, que voulez-vous que l’on pense, si ce n’est qu’ils sont les plus perfides ennemis de la nation qui leur a confié ses pouvoirs pour assurer ses droits, son repos, son bonheur ; preuve évidente qu’ils ne croient pas à la révolution.

Je le répète, le honteux décret lancé contre les écrivains patriotiques est l’ouvrage des ennemis de la constitution, siégeant dans l’Assemblée nationale, qu’ils déshonorent. Cet attentat contre la liberté de la presse suffit seul, pour anéantir la liberté de penser et d’écrire, le plus beau des droits de l’homme ; tache flétrissante pour le législateur, tant qu’il subsistera : il est de son devoir de l’anéantir, et de son honneur de ne pas différer un instant de le proscrire avec ignominie.

Et qu’on ne pense pas que l’Ami du peuple fasse ici le plus petit retour sur lui-même ; ses principes sont connus, et sa conduite ne les a pas démentis.

Il était libre avant l’existence de l’Assemblée nationale, il sera libre en dépit de ses infâmes décrets ; et tant qu’il croira sa plume utile au salut du peuple, rien au monde ne sera capable d’arrêter sa plume. De tout temps il fit profession de mépriser les menaces des tyrans. Sûr de la justice de sa cause, et reposant sur son innocence, il brave également et le sceptre du monarque, et le glaive du Châtelet, et les foudres du sénat. Il ne confondra point le petit nombre de sages, dignes de toute la confiance de la nation, qui honorent encore l’Assemblée nationale, avec les adversaires de la révolution qui la déshonorent. Les premiers ont toujours eu ses hommages ; les derniers ne méritèrent jamais que ses mépris. Ignorants, hautains, avides et lâches oppresseurs, ils ne lui parurent jamais que des ennemis de la liberté, intéressés à défendre leurs usurpations contre le peuple qu’ils opprimaient. Longtemps il s’efforça de les faire chasser du sénat où ils n’ont aucun droit de siéger ; longtemps il chercha à dévoiler leurs perfides projets, il est parvenu à leur arracher le masque dont ils se couvrent. Malgré les beaux dehors qu’ils affichent, déjà on ne voit en eux que des fourbes, des fripons, des parjures, des perfides ; bientôt on ne verra en eux que des conjurés, des traîtres, des conspirateurs ; ils paraîtront dans toute leur turpitude, et l’inviolabilité qu’ils réclament lâchement à grands cris ne les garantira pas de la vindicte publique.

Marat, l’Ami du Peuple.

  1. Révolutions de France et de Brabant, no 37.
  2. Déjà, le 18 juin, Malouet avait dénoncé le journal de Camille Desmoulins (Cf. Moniteur, Réimp., IV, p. 663). L’article du no 35, écrit à propos de la fête de la Fédération, avait été jugé offensant pour le roi.
  3. Cf. Moniteur, Réimp., V, pp. 281-282.
  4. In-8o de 8 p. ; s. l. n. d. ; à la p. 8 : « De l’imprimerie de Marat. »
  5. François-Antoine de Flandres de Brunville, procureur du roi au Châtelet.
  6. Il s’agit, selon toute vraisemblance, du comte de Virieu, député du Dauphiné.