Les Pamphlets d’Église

Les Pamphlets d’Église
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 67 (p. 204-217).

LES
PAMPHLETS D’ÉGLISE

I. — L’Athéisme et le péril social, par M. l’évêque d’Orléans. — II. — Lettre pastorale sur les Malheurs et les Signes du temps, par le même. — III. — Lettre pastorale sur les Dangers actuels du Saint-Siège et sur la Crise sociale, par M. Plantier, évêque de Nîmes. — IV. — Les Odeurs de Paris, par M. Louis Veuillot.

Ce n’est ni le hasard, ni le plaisir d’écrire une épigramme trop facile qui nous font associer, sous un même titre, l’œuvre et le nom de M. Veuillot à ceux des deux éminens prélats, dont l’exemple nous a valu tant de productions belliqueuses de la part du haut clergé. Ce rapprochement, ils l’ont eux-mêmes cherché en poursuivant des succès dont on ne les savait pas jaloux ; il ne surprendra malheureusement personne, et s’il nous expose à blesser la modestie connue de M. Veuillot, il ne peut que plaire à l’humilité chrétienne de son ancien contradicteur. Et pourquoi rougir du voisinage ? M. Veuillot, qui peut l’ignorer ? est aujourd’hui l’une des principales puissances de l’église. Il fut un temps où une partie notable de l’épiscopat français se faisait honneur de répudier cet allié compromettant ; depuis sa mémorable victoire sur les catholiques libéraux, victoire si nettement constatée par un manifeste pontifical, non-seulement on l’accepte, mais on l’imite, et il fait école ! Réduire ses adversaires à un tel rôle, n’est-ce pas les avoir vaincus deux fois ? M. Veuillot a eu cette fortune ; autrefois honni et conspué, c’est lui qui maintenant donne le ton et mène le chœur. Il est devenu presque impossible de discerner les nuances qui le distinguent de ses anciens accusateurs. Si l’on met de côté d’inévitables différences de forme résultant de la diversité des situations et des tempéramens, ce sont des deux parts les mêmes procédés de polémique, les mêmes effets oratoires, les mêmes dénigremens, et, chose plus grave, c’est le même fonds d’idées. Pour M. l’évêque d’Orléans comme pour M. Veuillot, l’ennemi qu’il faut anéantir à tout prix, c’est le philosophisme, c’est-à-dire la liberté de penser. Elle seule en réalité est en cause dans ces gémissemens, dans ces sarcasmes, dans ces colères sur les signes du temps, sur les malheurs du temps, sur les odeurs du temps ! Notre temps offre en effet beaucoup de symptômes qui ne sont guère rassurans pour l’avenir ; mais, si nous avions à les classer, ce n’est ni Garibaldi, ni le positivisme, ni M. Renan, ni les chanteuses populaires, ni le tremblement de terre, ni la sauterelle africaine, ni le débordement des fleuves que nous placerions en première ligne. Il est un symptôme encore plus significatif à nos yeux que ces divers fléaux : c’est le débordement des libelles épiscopaux.

Ce phénomène, dont l’apparition était d’ailleurs prévue, a cela de précieux, qu’il nous permet d’étudier à fond les dispositions et les pensées d’hommes qui ont dans leurs mains de puissans moyens d’influence, et qui étaient, ce semble, jugés avec beaucoup d’illusion. Que n’a-t-on pas dit par exemple de l’esprit libéral, conciliant, éclairé de M. l’évêque d’Orléans ? Qui ne se rappelle, et qui n’a jusqu’à un certain point partagé les espérances dont il a été l’objet ? Il était le second de M. de Montalembert dans cette guerre généreuse que l’illustre orateur avait entreprise contre l’absolutisme de son propre parti. M. Veuillot était alors un pestiféré dont on s’écartait avec une sainte horreur. M. Dupanloup dénonçait à grand bruit les usurpations de ce laïque turbulent sur le pouvoir pastoral, et fut fort admiré pour ce trait de courage. On le désignait partout comme le réalisateur futur du fameux programme « l’église libre dans l’état libre. » Il manquait à la gloire de l’Académie ; il y fut reçu. On y célébra ses lumières, son libéralisme, sa tolérance, aux applaudissemens du bon public. Il n’a pas plus tôt pénétré dans le cénacle qu’il y règne en maître. Il y fait et défait à son gré les élections. Il y prononce l’exclusion contre des hommes qui eussent honoré l’Académie, et il est obéi. Il faut bien accorder quelque chose à ce prodige, à ce rara avis qu’on nomme un évêque libéral ! Il devient en un mot l’homme nécessaire, toujours en vertu du même prestige, la réconciliation de l’église avec la liberté. Et à quoi aboutissent toutes ces belles illusions ? À un mandement dans lequel les tremblemens de terre, les inondations, le choléra et les sauterelles, « tout cet appareil de la nature émue, » comme dit éloquemment M. Plantier, sont présentés comme l’expression du courroux de Dieu contre les excès du positivisme et de la morale indépendante. Malheur à nous si nous ne comprenons pas ce premier avertissement ! Voilà la philosophie que nous propose M. Dupanloup. Encore un pas, et le tonnerre, émancipé par Franklin, est replacé au rang des choses sacrées comme au temps de Calchas et de la belle Hélène !

On a beaucoup ri de cette façon peu nouvelle d’envisager les phénomènes de la nature, et M. l’évêque d’Orléans, dans sa nouvelle brochure, écrite en réponse aux rieurs, se montre quelque peu embarrassé d’un succès qu’il n’avait point prévu. Il voudrait bien n’avoir pas écrit tant de choses si peu compatibles avec la largeur d’esprit qui sied à un académicien ; mais, quel que soit le mobile qui le pousse à les atténuer, il est un fait beaucoup plus digne de fixer l’attention : c’est le nombre de partisans que sa théorie a trouvé dans l’épiscopat. Elle est devenue le thème stéréotypé de la plupart des mandemens que le mois dernier a vu éclore. Cette argumentation, renouvelée des augures et depuis si longtemps mise au rebut, fait invariablement les frais de ces pieux manifestes. Et sa valeur doctrinale, dont tout le monde peut juger, est relevée par un esprit de mansuétude et de charité dont l’extrait suivant du mandement de M. Plantier ne donnera qu’une faible idée : « Une échéance redoutable va bientôt arriver. Déjà les fils de Satan la saluent avec une joie sinistre. Ils se disent avec une conviction qui tressaille que, la France une fois éloignée de la cité des papes, ils en feront aisément leur proie ; leurs ricanements et leurs cris féroces ont frappé vos oreilles plus encore que les nôtres. Puisqu’ils ont l’audace de fixer ainsi un jour où ils s’empareront de votre héritage, ô mon Dieu, ne pourriez-vous pas faire sonner avant l’heure de ces désolations celle de votre vengeance ?… Adorable protecteur des justes en péril, hâtez-vous de nous donner cette espérance et surtout de la vérifier ! » Dieu bon, Dieu clément, Dieu juste, refuserez-vous cette satisfaction à cet excellent M. Plantier ? Vengez-vous, mais surtout vengez-le, car tel est le sens de cette supplication passionnée. La noblesse et la douceur de ces sentimens sont, on le voit, à la hauteur de la force de raisonnement qui brille dans ces écrits. Est-ce là un progrès de la controverse religieuse et le genre d’enseignement qu’on a le droit d’attendre d’elle ? Est-ce là un titre pour revendiquer la direction morale des sociétés actuelles ?

Nous n’avons donc pas exagéré l’importance de M. Veuillot en rendant hommage à son influence si facile à reconnaître dans toutes ces productions. Désavoué autrefois comme l’enfant perdu du parti, il voit aujourd’hui graviter autour de lui en satellites fidèles la plupart de ceux qui l’ont combattu. De là le seul genre d’intérêt que son récent ouvrage sur les odeurs de Paris puisse avoir à nos yeux. Ce livre considéré en lui-même n’est qu’un ramassis d’articles indigestes, écrits au jour le jour, sans plan, sans suite et sans idées ; il a dû tout son succès au scandale, aux personnalités, à une curiosité malsaine, à une satire dont la principale originalité consiste à assassiner les gens avec un couteau sacré ; mais, parmi les odeurs plus ou moins nauséabondes qu’il invite le public à y respirer, on découvre avant tout le parfum qui est propre au parti auquel appartient M. Veuillot ; cela suffit pour faire de ce livre un document curieux.

Il y a dans M. Veuillot deux visées bien distinctes : il aspire en même temps à la gloire du moraliste et au rôle du partisan religieux. Comme moraliste, il a adopté un procédé assez simple, mais assez peu varié : c’est l’injure. Lorsqu’il a bien insulté et vilipendé quelqu’un, il n’est pas éloigné de croire qu’il a beaucoup fait pour le convertir. Ce genre est un peu restreint et même à la longue assez ingrat ; cependant, tout bien considéré, il fait bien de s’y tenir, car chaque fois qu’il essaie d’en sortir, c’est pour tomber dans le genre ennuyeux, le pire de tous. Il s’est donc fait l’insulteur public, rôle vacant depuis les beaux jours de feu Proudhon, auquel M. Veuillot se désole si comiquement d’être comparé, et qui lui était infiniment supérieur dans cet emploi. Par ce temps de littérature faisandée, où le goût, la mesure, la dignité du langage et la justesse des pensées sont considérés comme d’absurdes billevesées, un tel parti pris était un élément de succès. À un public blasé et dépravé, fort indifférent au fond des choses, il faut avant tout de fortes épices et de gros mots. Il a été servi à souhait par M. Veuillot, et il a aussitôt adopté ce rival heureux de Mlle  Thérésa. C’est ainsi que cet apôtre, sous prétexte de convertir le monde, s’est mis à jeter de la boue à tous ses contemporains grands et petits. « Comme ils tripotent la morale ! » s’écrie-t-il dans sa vertueuse indignation, « et quelle horrible fricassée du dictionnaire ! » car notre homme a la prétention d’être un grand styliste, et son livre sur les odeurs exhale une odeur de pédanterie qui n’est pas des plus plaisantes. Il profite de l’occasion pour se soulager d’un long arriéré de haine et de rancune. Venger à la fois Dieu, la morale et ses propres injures, quelle volupté ineffable ! Il prend aux cheveux les héros de la petite presse, accusant celui-ci « de soûler d’impiété quelques centaines de butors pour un gage de quinze pistoles, » prédisant à celui-là « que ses argumens seront effacés sous le crottin des chevaux de Mlle  Zora. » Il en peint un autre mourant « enfoncé dans la pourriture du bel esprit, regrettant les joies de la luxure et de la ripaille jusque dans le cercueil. » Doué d’une imagination qui salit la laideur elle-même, il nous fait assister à tous les spectacles que lui offre Paris, depuis « le vomissement des orgies » jusqu’à « la romance tord-boyaux de Thérésa. » Il déguste en connaisseur toutes les ignominies. Il vous servira au besoin de guide dans cet égout dont personne ne connaît mieux les détours. Il s’en fait l’aimable cicerone. Il vous montre sous leur vrai jour des scènes dont vous ne soupçonniez pas toute la perversité. Il entre au théâtre où se joue la Biche au bois, et voici ce qu’il y voit : « une hydropique très avancée qu’on s’attend à voir dégonfler sur la scène, — des cagneuses, des mafflues, des pansues, des voûtées, des osseuses impudentes et gauches ! — ô effroyables déformations de la grue déplumée ! ô grouillement abominable d’où s’échappent des odeurs de soupente ! » Dans l’exposition des beaux-arts, il ne voit « qu’une cohue d’abjections où le proxénétisme se montre partout en ajoutant les puanteurs aux laideurs. » N’est-ce pas là l’accent même de la vertu ? Ces échantillons de la verve de M. Veuillot donnent une idée des riches couleurs que cette riante imagination doit prêter à un adversaire politique ou religieux. Il est même relativement modéré lorsqu’il appelle Voltaire un damné, Garibaldi un polisson et Lincoln un pauvre diable. Voilà où en est en France la littérature sacrée, et voilà ce qu’on nomme aujourd’hui un moraliste chrétien !

Qui le croirait pourtant ? ce rigide censeur s’attendrit à la fin. Il y a parmi les faiblesses humaines un vice qui a trouvé le chemin de son cœur ; il en parle avec une sorte d’enthousiasme mystique. Comment désigner cet objet de son culte ? laissons-le le nommer lui-même. « Nous sommes devenus un peuple fort propret ; nous avons pris le pli de la propreté. Or il n’y a que les peuples négligés sur cet article qui aient empire sur eux-mêmes ; ils ont le même empire sur le monde. L’empire appartient aux peuples malpropres. Je me contente d’énoncer cette grande vérité politique… Ces grands vieux Romains, ces politiques, ces législateurs si justement admirés, ne voulurent pas que les maisons se touchassent dans la ville. Par là point de difficultés sur le mur mitoyen, et, ce qui valait mieux, autour de chaque maison un cloaque toujours florissant… Ils étaient forts. Remarquez que tous les amans de la propreté sont faibles. Le corps humain est fait de saleté ;… mais ce stupide corps renie son origine et se vautre dans toutes les propretés imaginables, ce qui l’énerve et le tue. »

Que vous semble de ce cantique en l’honneur de la malpropreté ? Pouvait-on imaginer un plus digne couronnement à la morale que nous avons exposée plus haut ? Les grands vieux Romains, ces vigoureux pédagogues qui, pour me servir de l’expression consacrée, ont débarbouillé d’une main si rude les peuples enfans, assaini tant de cités et de provinces, construit des thermes pour le monde entier, seront, je le soupçonne, médiocrement flattés du singulier compliment qu’on leur adresse ici ; en revanche le bienheureux Labre applaudira du haut des cieux à cette réhabilitation d’une vertu si longtemps méconnue. Nous avons là non-seulement toute une philosophie de l’histoire, mais encore un moyen simple et facile de mesurer le degré de civilisation des différens peuples : du même coup l’Angleterre tombe au dernier rang, et l’Espagne monte au premier. On ne cherchera plus désormais un moyen de régénérer le monde : supprimez les établissemens de bains dans toute l’Europe, et vous aurez rendu un immense service à l’humanité. La méthode est d’ailleurs applicable aux individus comme aux nations : voulez-vous grandir en force et en sainteté devant Dieu, ayez le courage de renoncer à de malheureux préjugés, et cessez de vous vautrer dans la propreté ; tel est le chemin de la perfection. Hélas ! il disait donc vrai, ce voyageur fantaisiste qui, saisi de dégoût en visitant je ne sais plus quel couvent d’Italie, s’écriait dans sa perplexité : « La sainteté ne serait-elle donc que l’art de puer selon certaines règles ? »

Mais l’hygiène et la morale de M. Veuillot nous font oublier son système comme chef de parti ; ce système n’a pas changé : c’est purement et simplement le vieil absolutisme clérical, et au fond il ne diffère en rien de celui de ses émules du haut clergé. Comme MM. Plantier et Dupanloup, M. Veuillot poursuit de ses anathèmes le philosophisme, le protestantisme et la révolution, — Garibaldi, Littré et Renan ; mais il a sur ses coopérateurs un grand avantage, celui de la franchise. Il déclare à haute et intelligible voix qu’à ses yeux « un peuple de démocrates est un peuple d’histrions. » Il n’est pas académicien ; il se soucie peu de plaire ou de déplaire à M. Thiers ; il ne se dit pas à chaque instant, comme M. Dupanloup, qu’il doit écrire avec les manchettes de M. de Buffon. Il se moque même très agréablement de M. Prevost-Paradol, qui s’est un peu pressé de le féliciter de sa conversion au libéralisme. Oui, sans doute, lui répond-il sur un air bien connu, je suis pour la liberté, mais pour celle de la vérité et non pour celle de l’erreur. On sait la suite du raisonnement : la vérité, c’est moi, et l’erreur, c’est vous ; donc, etc. Cette déclaration est catégorique, et l’on sait du moins à quoi s’en tenir avec le libéralisme de M. Veuillot. Interrogeons sur ce point M. Plantier. Sa doctrine en cette matière est absolument la même, mais que de précautions oratoires pour en atténuer l’expression !

« Ce n’est pas, nos très chers coopérateurs, nous le déclarons avec franchise, que nous soyons partisan absolu de toutes les libertés politiques glorifiées même par des hommes très honnêtes et parfois très chrétiens de notre époque. Il en est plusieurs auxquelles en vertu des vraies doctrines théologiques nous pourrions faire d’irréfutables objections. »

Nous voilà en plein brouillard, et le petit troupeau de M. l’évêque de Nîmes doit être bien embarrassé de trouver son chemin dans une telle obscurité. Écoutons maintenant M. l’évêque d’Orléans. Quelque libéral et académicien qu’il soit, il s’est laissé parfois aller à des emportemens de polémique tout à fait indignes d’un esprit vraiment compréhensif. Dans ces momens-là, il a complétement oublié les manchettes de M. de Buffon, et s’est livré à des violences de langage qui l’ont fait accuser, non sans quelque fondement, de faire appel au bras séculier. Vous êtes donc, lui a-t-on dit, pour un régime de contrainte ? Il nous faut renoncer à l’église libre dans l’état libre ? — Non, répond-il, je ne suis pas pour le bras séculier. « Je préfère, avec une alliance convenable, la liberté dans la justice. Je dis avec une alliance convenable, car la société et la religion ne sont pas faites pour vivre étrangères l’une à l’autre, mais pour s’aider l’une l’autre dans la justice et la liberté. Tel est le principe tutélaire des concordats. »

Cette déclaration manque totalement de clarté et pour cause ; cependant elle a un sens. Essayons de le dégager : je ne suis pas pour le bras séculier, Dieu m’en préserve ! que dirait l’Académie ? mais je suis pour le principe tutélaire des concordats, qui n’est pas autre chose que le bras séculier mis au service de l’église. — Fort bien, la société doit donc aider la religion, mais dans quelle mesure ? — Dans la mesure d’une alliance convenable. — Oui, j’entends, convenable, c’est-à-dire qui vous convienne ; mais par quels moyens ? — Par la justice et la liberté. — Quelle liberté ? Je vous entends encore : la liberté de la vérité et non celle de l’erreur. M. Veuillot nous a déjà dit cela, mais il a eu le mérite de nous le dire beaucoup plus nettement. Il malmène quelque part avec une sainte brutalité de langage ce qu’en son vocabulaire il nomme la cafardise libérale. Nous ne consentirons jamais pour notre compte à qualifier ainsi des tempéramens commandés par la dureté des temps En vérité, M. Veuillot est bien sévère pour la littérature sacrée.

Poursuivons cet examen. Qui n’a entendu parler de la tendresse toute particulière de M. Dupanloup pour la liberté de la presse ? Cette passion, longtemps contenue et même fort ignorée, a commencé de se montrer à la suite de certaines mésaventures survenues à des journalistes orthodoxes jusque-là assez satisfaits : elle est devenue tout à fait bruyante à l’époque de la campagne d’Italie, et l’occupation des Romagnes l’a portée jusqu’au paroxysme. Nous ne tirons de là aucune présomption, mais nous tous qui nous honorons d’aimer et de servir cette cause, nous avons intérêt à savoir ce que M. l’évêque d’Orléans entend par liberté de la presse. Il est lui-même écrivain et journaliste à l’occasion ; on a le droit de croire que cette question n’est pas nouvelle pour lui : il ne se sert pas, comme tant d’autres, d’un mot dont il ne connaît pas le sens et la portée. Constatons d’abord qu’il est tout à fait contraire au régime actuel de la presse, et que cet état de choses ne répond nullement à ce qu’il nomme la liberté. « Que d’autres, dit-il, sous une constitution perfectible, signalent les défauts du régime actuel de la presse à leurs points de vue spéciaux ! moi, évêque, je les signale au nom de la morale et de la religion. »

Le système actuel a donc des défauts, c’est ce qu’on ne songera pas à lui contester ; mais il les signale « au nom de la religion. » L’intervention de ce criterium, d’ailleurs si respectable, n’a jamais porté bonheur à la presse ; il n’a rien de rassurant pour elle, et commence à nous donner quelques inquiétudes. M. Dupanloup continue : « Soyons francs, il n’y a de largement permis à la presse que deux terrains de discussion, l’économie sociale et la religion. Vous avez voulu défendre, et c’était votre droit, la dynastie, la constitution, les formes politiques, et vous avez livré aux disputes les questions économiques, qui mènent droit à la discussion du prolétariat, et les questions religieuses, qui mènent droit à la discussion de l’église et de Dieu. Or qu’est-ce qui se passe ? Dans le premier chemin, on rencontre les propriétaires et on les calomnie ; dans le second, on rencontre le clergé et on le livre aux haines aveugles. »

Que conclure de ces prémisses ? Qu’il faut défendre les propriétaires contre la calomnie, et le clergé contre les haines aveugles, qu’il faut interdire ou tempérer par de sages lois les discussions qui y mènent tout droit ? Oui sans doute, mais il faut le penser et non le dire. Cette logique brutale serait bonne tout au plus pour M. Veuillot. M. l’évêque d’Orléans a sa réputation de libéral à ménager, il se garde bien de conclure. Il se borne à alléguer que les catholiques n’ont aucun moyen de défense et sont livrés pieds et poings liés aux coups des libres penseurs, à demander « que le gouvernement s’éclaire et devienne impartial, » c’est-à-dire apparemment que les libres penseurs soient à leur tour livrés pieds et poings liés aux coups des catholiques, enfin à regretter « que nous n’osions pas être hautement pour Dieu, pour l’église et pour l’âme contre les empoisonnemens de l’athéisme. »

Ce qui nous console de ce dernier reproche, c’est que M. Dupanloup non plus n’ose pas se prononcer hautement, car il ne conclut pas. Cette pensée secrète qui l’obsède, ce vœu impie contre la presse, à laquelle il doit tant, cette haine enfin qui se lit entre chaque ligne de son manifeste, il n’a nulle part le courage de les avouer ouvertement. Cette circonspection perpétue l’équivoque, et à ce titre nous paraît fort regrettable. Chacun doit avoir le courage de son opinion, et nous nous contenterons à cet égard de renvoyer M. l’évêque d’Orléans à son prochain sermon sur les inconvéniens du respect humain. Au reste, cette inconséquence, très sciemment calculée, ne peut tromper que les lecteurs inattentifs. Si M. Dupanloup juge prudent de ne pas conclure, tous ceux qui l’ont lu et qui savent ce que parler veut dire ont déjà conclu pour lui. Quelque rompu que soit un écrivain à la gymnastique évasive des restrictions mentales, il se dérobe moins facilement qu’il ne pense à la responsabilité de ses idées et de ses paroles. La pensée qu’il s’étudie laborieusement à déguiser dans tel ou tel passage jugé scabreux, elle éclate à son propre insu dans l’œuvre entière : en vain vous vous efforcez de la dissimuler, chacun l’a déjà nommée. M. Dupanloup ne demande nulle part en termes formels que la discussion des doctrines religieuses nous soit interdite, mais il accumule avec un soin minutieux, dans son ouvrage, toutes les raisons et tous les prétextes qui lui paraissent de nature à motiver l’adoption d’une telle mesure. Il s’abstient de toute attaque directe contre la liberté de la presse, mais il dénigre et injurie tous ceux qui en font usage. Il n’est pas assez bien en cour pour appeler sur eux les rigueurs du gouvernement, mais il appelle sur eux l’indignation du public, et il invite « les familles chrétiennes à leur fermer rigoureusement leur porte tant qu’ils persisteront dans une telle voie. » Il dénonce à ces familles les journaux auxquels elles ne doivent pas s’abonner, les librairies où elles ne doivent pas acheter. Il emploie en un mot consciencieusement tous les moyens de nuire à ses adversaires qui se trouvent à sa portée ; quelquefois même il en met en œuvre certains autres qui ne peuvent lui être d’aucun usage, soit distraction, soit force de l’habitude, soit espérance que les temps redeviendront meilleurs. C’est ainsi qu’ayant à citer des articles odieux de l’honorable M. Havet, que nous n’avons pas à justifier aux yeux des lecteurs de cette revue, il ajoute au nom de l’écrivain cette singulière mention : M. Havet, professeur, dit-on, au Collége de France. C’est là, si je ne me trompe, ce qu’on appelle recommander quelqu’un au prône. On le voit, M. l’évêque d’Orléans n’est pas seulement un métaphysicien, il est aussi un homme pratique, et s’il sait remonter à propos dans son nuage quand on lui demande une déclaration de principe qui pourrait l’engager, en revanche nul ne va plus droit au fait quand il s’agit de nuire à ses adversaires. Au reste, ne lui dites pas qu’il travestit ou méconnaît leurs intentions, ne le rappelez pas aux préceptes de la charité chrétienne : il a prévu le cas ; il vous répond qu’il ne veut pas la mort du pécheur ; il nous laisse même à tous un recours simple et facile. « Si je me suis trompé, dit-il, si les coupables sont meilleurs que je pense, qu’ils me démentent ; jamais je n’aurai eu de plus grande joie. » Moyennant cette petite précaution préliminaire, on peut s’en donner à cœur-joie sur le compte des empoisonneurs publics. Ils ne protestent pas : vous voyez donc bien que j’avais raison !

Il a appelé un jour Garibaldi un homme ridicule, donnant, comme tous ses collègues, avec un instinct bien caractéristique, la préférence de ses outrages au seul homme de notre temps qui ait eu quelque chose qui rappelle ce qu’on nommait jadis « la folie de la croix, « c’est-à-dire une foi entière, absolue, dans une idée, et qui ait sans relâche apporté sa vie en témoignage. Le général Garibaldi n’a pas réclamé contre l’honneur qu’on lui a fait, mais beaucoup de gens ont réclamé pour lui. Cette injure, même bénie par le pape, a paru excéder la mesure de ce qu’on permet en ce genre à un évêque. M. Dupanloup juge à propos de s’expliquer à cet égard. « On m’a accusé, dit-il, d’avoir mal parlé de Garibaldi ; mais en vérité je ne crois guère m’être trompé. Est-ce que le général Garibaldi n’est pas en activité dans une armée régulière ? Si l’un de nos généraux en France tenait de tels discours, on crierait au scandale, et le ministre sévirait. On ne touche pas à Garibaldi, soit parce qu’on ne le prend pas au sérieux, soit parce qu’on le craint. Qu’ai-je dit de plus ? » Ce qu’ai-je dit de plus est sublime dans son genre, mais il ne nous paraît pas de nature à encourager beaucoup ceux qui pourraient être tentés de demander des amendes honorables ou simplement des rectifications à M. l’évêque d’Orléans.

Ainsi le défaut de franchise dans les principes se retrouve également dans les procédés de la polémique. M. Dupanloup est dans son rôle et dans son droit en défendant l’idée de Dieu ; mais il n’y est plus lorsque, confondant indistinctement ses adversaires sous la commode dénomination d’athées, il attribue aux uns ce qui appartient aux autres, et leur prête à la plupart des intentions qu’ils n’ont jamais eues. Est-il bien sûr de comprendre toujours leurs ouvrages ? On peut en douter. On s’aperçoit trop souvent, en le lisant, que la connaissance de la théologie ne donne pas celle des questions d’histoire, de politique et de philosophie. Qui croirait qu’il trouve dans la presse actuelle « des articles qui lui rappellent l’accent des journaux révolutionnaires avant le deux septembre? » Autant vaudrait dire, comme le doux M. Plantier, « que nous appelons la servitude de l’église avec des grincemens dont Satan notre père doit être heureux et presque jaloux ! » Ce sont là des visions de malades contre lesquelles il est impossible de s’irriter et même de se défendre. Prouvez donc, disait Pascal, que vous n’êtes pas un tison d’enfer. S’il y a au contraire quelque chose de frappant dans le mouvement philosophique de notre temps, c’est le caractère peu agressif de son attitude vis-à-vis de l’église.

Non-seulement les écrivains qu’on attaque avec tant de violence s’abstiennent à son égard de toute démonstration hostile, mais on dirait parfois qu’ils ignorent jusqu’à son existence. Quelques-uns se piquent envers elle d’une impartialité qui les a plus d’une fois exposés au reproche de faiblesse. La plupart d’entre eux ne répondent que par le silence aux accusations envenimées qu’on dirige incessamment contre leurs personnes et leurs écrits. À lire par exemple les œuvres de ce grand et modeste savant qui se nomme M. Littré, qui se douterait que depuis plusieurs années M. l’évêque d’Orléans consacre assidûment ses veilles à le déchirer ? Qui se douterait que M. l’évêque d’Orléans, non content de combattre en les dénaturant, dans de nombreux volumes, les doctrines de cet écrivain, et ne pouvant appeler sur lui les sévérités du gouvernement, s’en est dédommagé en lui faisant fermer les portes de l’Académie ? Qui retrouverait la trace la plus fugitive de ces démêlés dans les œuvres de M. Littré ? Où surprendre dans ses sereines discussions l’ombre même d’un ressentiment ? Non, il habite un monde dans lequel le bruit de ces vaines agitations ne pénètre pas. Il n’est pas bien démontré qu’il connaisse l’existence de son pieux persécuteur ; en revanche, ce qui est parfaitement établi et certain, c’est qu’il ne lui en veut pas et ne peut pas lui en vouloir.

Quant à ceux qui ont plus ou moins touché aux questions religieuses de notre temps, avec quels ménagemens ne l’ont-ils pas fait ! C’est une manœuvre bien peu loyale que celle qui consiste à leur imputer les déclamations étourdies de quelques échappés de collége réunis en congrès. Jamais au contraire on ne fut plus indulgent envers des adversaires plus implacables, et c’est précisément cette modération qui les désespère. Nous pourrions en citer mille exemples, mais « passons, pour n’être pas infini, » comme dit M. Plantier. Le mouvement philosophique de notre temps n’a pas seulement sur ses ennemis l’avantage de l’élévation et de la dignité du langage, il a aussi celui de la constante justice de ses réclamations. Loin de chercher à leur rendre blessure pour blessure, il n’a jamais pris vis-à-vis d’eux qu’une attitude défensive. Si l’église était menacée dans ses légitimes conditions d’existence, il serait le premier à s’en plaindre. Cette équitable impartialité est tout ce qu’il lui doit, et il ne s’est pas départi de cette ligne de conduite. Il n’est sorti un instant de sa neutralité que contraint par la nécessité de se défendre contre les folies furieuses de la réaction catholique de 1852. Il n’est nullement hostile au sentiment religieux, il en respecte les droits et le domaine ; mais il prétend aux mêmes franchises pour lui-même. Il prétend aborder avec une pleine liberté la discussion de tous les systèmes métaphysiques ; il veut enfin être libre dans sa sphère comme le sentiment religieux doit l’être dans la sienne. Tel est le sens de toutes les doctrines philosophiques qui ont paru dans ces derniers temps, depuis le positivisme jusqu’à la morale indépendante. Nous n’entendons nullement nous porter caution de tel ou tel système, nous repoussons même plusieurs de ces théories comme contraires à la liberté morale de l’homme ; mais nous estimons que chacun a le droit de raisonner et même de déraisonner sur ce point sans la permission de messieurs les évêques. C’est là ce qu’on appelle la liberté de penser, principe assez connu dans le monde. Quant au sentiment religieux, il n’est pas en péril, il survivra même aux apologies de ceux qui se disent ses défenseurs. Personne ne songe à l’attaquer, on ne songe qu’à l’empêcher d’être un instrument de tyrannie ou d’exploitation. On proteste contre ses usurpations ou ses priviléges, on ne lui a jamais contesté ses droits.

Y a-t-il là de quoi justifier tant de cris de colère et de sinistres prophéties ? « Ce qui se prépare en Europe est effroyable, s’écrie M. l’évêque d’Orléans. Je ne le verrai peut-être pas, mais je l’annonce ! » Oui, sans doute, c’est toujours une consolation ; mais ce souhait charitable n’est-il pas quelque peu hors de saison ? Est-il vrai, comme le dit M. Dupanloup, « que nous ayons la liberté de l’attaque, et qu’il n’ait pas celle de la défense ? » Qui s’en serait douté ? Nous qu’on dénonce du haut de cent mille chaires à la haine et au mépris des bonnes âmes, nous sommes les bourreaux, et ceux qui nous déchirent ainsi sont les victimes ! Cette proposition ne nous semble pas très spécieuse. Pourquoi ne pas l’avouer ? ici encore vous manquez de franchise. Il y a en effet en France une catégorie de personnes contre lesquelles vous n’avez pas « la liberté de l’attaque ; » mais oserez-vous soutenir qu’elle comprend tous ces philosophes, tous ces historiens, tous ces publicistes contre lesquels vous vous arrogez jusqu’à la liberté de l’injure ? S’il en est ainsi, leur immunité les défend bien mal ! Mais non, sortons enfin de l’équivoque ; qu’y a-t-il au fond de toutes ces doléances et de toutes ces colères ? Une querelle métaphysique ? Non, il y a la chute du pouvoir temporel. Tel est en réalité l’objet explicite ou sous-entendu de chacun de vos réquisitoires. Vous voudriez bien pouvoir vous en prendre aux véritables auteurs de cette grande révolution ; mais le « principe tutélaire des concordats » vous ferme la bouche, et voilà pourquoi vous frappez si bruyamment des écrivains inoffensifs. Le public naïf ne comprend rien à la violence de vos anathèmes contre des théories fort peu agressives, qui n’ont d’autre prétention que celle de vivre en paix. Peut-être prendra-t-il vos récriminations plus au sérieux lorsqu’il saura que ces théories innocentes ne figurent là qu’à titre de prête-noms. Que ne lui dites-vous par exemple une bonne fois : Le mot positivisme est une locution qui signifie le gouvernement actuel ?

Le vrai sens des mots et des choses une fois rétabli, le débat devient beaucoup plus intelligible ; mais la passion extraordinaire qu’il excite ne paraîtrait guère plus motivée, si l’on ne voyait si souvent les hommes s’entre-déchirer pour des fantômes. Il suffit en effet d’ouvrir les yeux pour reconnaître que l’objet même du débat, c’est-à-dire le pouvoir politique de la papauté, a depuis longtemps cessé d’exister. Il n’existe plus depuis le jour où le saint-siége n’a plus pu se passer d’un protecteur. Cette révolution n’est plus à faire, elle est faite… L’indépendance entendue dans le sens étroit et tout matériel que les partisans du pouvoir temporel donnent à ce mot est incompatible avec une protection. On n’est indépendant à ce point de vue qu’à la condition de se protéger soi-même. Du moment où il faut un protecteur, qu’importe que ce protecteur soit français, comme il l’est encore aujourd’hui, ou italien, comme il peut l’être demain ? Il n’y a plus qu’une indépendance possible, c’est l’indépendance morale. Voilà le grand fait qui domine désormais toute cette question. Ce fait ne date pas d’hier, il est le résultat du travail des siècles. Le monde a employé quinze cents ans à reviser la donation de Constantin ; ceux qui lui font un crime de l’avoir invalidée ne lui reprocheront pas dans tous les cas d’avoir agi à la légère. Il n’a manqué à leur égard ni d’impartialité ni de patience. Qu’ils prennent la peine d’étudier ce long procès instruit par l’histoire, et dont ils entendent aujourd’hui prononcer l’arrêt ! Ils y trouveront plus d’un enseignement qu’ils pourront mettre à profit. Ils assurent que les ravages causés par les inondations et les sauterelles africaines sont un avertissement pour nous ; cette chute immense que tant d’efforts réunis n’ont pu conjurer ne contiendrait-elle pas aussi quelque leçon pour eux ?

On se tromperait étrangement, si l’on supposait que ces réflexions nous sont inspirées par le plaisir des représailles. Le sentiment qui nous domine, c’est le regret de voir s’égarer dans la plus folle des entreprises un parti qui aurait pu être une force morale au moins relative au milieu de la dissolution qui nous menace, s’il avait mieux su comprendre sa tâche et ses devoirs. Ce parti aurait mieux à faire que de s’attaquer à des principes qui sont désormais au-dessus de ses atteintes. Lui qui est d’une clairvoyance si impitoyable pour les travers de ses adversaires, pourquoi ne s’appliquerait-il pas enfin à se réformer lui-même ? À la vérité il se prétend immuable ; mais son immuabilité a beaucoup varié dans le cours des siècles, elle peut varier encore. Qui sait ? peut-être est-il plus perfectible qu’il ne le suppose. Ne serait-il pas opportun d’essayer ? Il affecte de se croire sous le coup d’une persécution imminente de la part des libres penseurs. « On veut, dit M. Plantier, arracher à l’église son pain de chaque jour, on veut qu’elle n’ait pas un atome de propriété sur terre, on veut l’empêcher de parler et d’écrire. »

Voilà donc les appréhensions qui vous troublent ? Quand vous poussez ces cris d’alarme retentissans au nom du spiritualisme en péril, c’est à vos biens que vous pensez ! Et quand vous vous échauffez si fort en faveur de l’immortalité de l’âme, c’est que vous songez en réalité à l’immortalité du budget ! Quand vous dénoncez comme un piége de vos ennemis le principe de la séparation de l’église et de l’état, qui seul peut assurer votre indépendance, c’est que vous y voyez ces privations et ces sacrifices si chers à la primitive église. Non, vos dangers ne sont pas là ; regardez plutôt les églises coquettes et luxueuses qu’on vous bâtit partout. Est-ce donc pour des prêtres faméliques que s’élèvent à grands frais ces temples charmans de la dévotion aisée ? Il faut avoir l’imagination bien frappée pour y placer en idée les supplices de la tour d’Ugolin. Croyez-nous, successeurs des apôtres, craignez moins la pauvreté. Ce n’est pas la faim qui vous menace ; c’est la richesse, c’est le bien-être, ce sont ces chaînes dorées au moyen desquelles on s’assure de la docilité des églises nationales ! Voilà où vous mène directement votre attachement exagéré au « principe tutélaire des concordats ! » Si le sort de l’église russe vous paraît enviable, il ne tient qu’à vous de l’obtenir. S’il vous effraie, vous serez toujours libres de vous y soustraire ; mais ne craignez pas la pauvreté. Il y a des choses pires pour un prêtre, par exemple de tomber sous le joug et de devenir un fonctionnaire. Hommes de peu de foi, montrez plus de confiance dans la bonté de votre cause ! Il y a en France même et sous vos yeux de nombreuses églises qui vivent florissantes et prospères sans aucun secours de l’état ; pourquoi, vous qui vous appuyez sur tant de millions d’hommes, trembleriez-vous d’avance devant une épreuve que les pasteurs protestans affrontent avec de si faibles ressources ? Élevez vos cœurs et votre enseignement ; renoncez à des prétentions surannées, n’insultez plus personne pour des querelles métaphysiques, le Dieu devenir ne sera jamais dangereux pour les masses. Laissez là les eaux miraculeuses et les madones aux yeux mouvans ; abstenez-vous, s’il se peut, de maudire et de damner votre prochain ; enfin, ceci soit dit sans vouloir faire tort au dogme, souvenez-vous quelquefois que vous êtes les dépositaires du plus beau livre de morale qui ait paru parmi les hommes. Assez longtemps vous avez été les alliés ou les instrumens du despotisme, soyez une bonne fois les amis de la liberté, et, tenez-le pour certain, la liberté vous en récompensera ; mais surtout fiez-vous à elle, si vous voulez qu’elle se fie à vous !


P. Lanfrey.