L’Année terrible/Les Pamphlétaires d’église

L’Année terribleMichel Lévy, frères (p. 299-305).


                         IX

Ils nous apportent Dieu dans une diatribe.
Ils sont le prêtre, ils sont le reître, ils sont le scribe.
Regardez écumer leur prose de bedeau.
Chacun d’eux mêle un cri d’orfraie à son credo,
Souligne avec l’estoc sa prière, et ponctue
Ses oremus avec une balle qui tue.
Voyez, leur chair est faible et leur esprit est prompt.
Ils jettent au hasard et devant eux l’affront
Comme le goupillon jette de l’eau bénite.
La faulx sombre à leur gré ne va pas assez vite ;
On les entend crier au bourreau : Fainéant !
La mort leur semble avoir besoin d’un suppléant.
Ne pourrait-on trouver quelqu’un qui ressuscite
Besme et fasse sortir Laffemas du Cocyte ?
Où donc est Trestaillon, instrumentum regni ?
Où sont les bons chrétiens qui hachaient Coligny ?
Puisque décidément quatre-vingt-neuf abuse
Rendez-nous le roi Charle avec son arquebuse,


Et Montrevel, le fauve et rude compagnon.
Où sont les portefaix utiles d’Avignon
Qui traînaient Brune mort le long du quai du Rhône ?
Où sont ces grands bouchers de l’autel et du trône,
Dont le front au soleil des Cévennes suait,
Que conduisait Bâville et qu’aimait Bossuet ?
Certe, on fait ce qu’on peut avec les mitrailleuses,
Mais le bourgeois incline aux douceurs périlleuses,
Il en arrive presque à blâmer Galifet,
Le sang finit par faire aux crétins de l’effet,
Et l’attendrissement a gagné ce bipède.
Quel besoin on aurait d’un président d’Oppède !
Comme un Laubardemont serait le bienvenu !
L’arc-en-ciel de la paix, c’est un grand sabre nu.
Sans le glaive, après tout le meilleur somnifère,
Nulle société ne se tire d’affaire,
Et c’est un dogme auquel on doit s’habituer
Que, lorsqu’on sauve, il faut commencer par tuer.

Donc on est écrivain comme on est trabucaire !
On se fait lieutenant de l’empereur, vicaire
Du pape, et le fondé de pouvoirs de la mort !
On est celui qui ment, déchire, aboie et mord !
Ils viennent, louches, vils, dévots, frapper à terre
Rochefort, l’archer fier, le puissant sagittaire
Dont la flèche est au flanc de l’empire abattu.
Tu déterres Flourens, chacal ! qu’en feras-tu ?
Ils outragent leurs pleurs, les veuvages, les tombes,


Blanchissent les corbeaux, noircissent les colombes,
Lapident un berceau que protège un linceul,
Blessent Dieu dans le peuple et l’enfant dans l’aïeul,
Les pères dans les fils, les hommes dans les femmes,
Et pensent qu’ils sont forts parce qu’ils sont infâmes !

                            *

Nous les voyons s’ébattre au-dessus de Paris
Comme un troupeau d’oiseaux jetant au vent des cris,
Ou comme ce bon vieux télégraphe de Chappe
Faisant un geste obscur dont le sens nous échappe ;
Mais nous apercevons distinctement leur but.
L’opprobre que la France et que l’Europe but,
Ils veulent, meurtriers, nous le faire reboire.
Rome infaillible emploie à cela son ciboire.
Le sanglant droit divin, l’effrayant bon plaisir,
Le vice pour sultan, le crime pour visir,
Eux ayant le festin, le pauvre ayant les miettes,
L’espoir mort, la rentrée affreuse aux oubliettes,
Voilà leur rêve. Il faut pour vaincre jeter bas
Ce Christ, le peuple, et mettre au pavois Barabbas,
Il faut faire de tous et de tout table rase,
Il faut, si quelque front se dresse, qu’on l’écrase,
Il faut que le premier devienne le dernier,
Il faut jeter Voltaire et Jean-Jacque au panier !


Si Caton souffle un mot, qu’à la barre on le cite.
Et qu’on traîne devant monsieur Gaveau, Tacite !
Il s’agit du passé qu’on veut galvaniser ;
Il faut tant diffamer, insulter, dénoncer,
Mentir, calomnier, baver, hurler et mordre,
Que le bon goût renaisse à côté du bon ordre !

                            *

Et quel rire ! ô ciel noir ! railler la France en deuil !
Ils lui font de la honte avec son vieil orgueil.
Ils l’accusent d’avoir mis en liberté l’homme,
D’avoir fait Sparte avec les débris de Sodome,
D’avoir au front du peuple essuyé la sueur,
D’être le grand orage et la grande lueur,
D’être sur l’horizon la haute silhouette,
De s’être réveillée au cri de l’alouette
Et d’avoir réparti la tâche aux travailleurs ;
De dire à qui voit Dieu dans Rome : il est ailleurs ;
De confronter le dogme avec la conscience ;
D’avoir on ne sait quelle auguste impatience ;
D’épier la blancheur que sur nos horizons
Doivent faire en s’ouvrant les portes des prisons ;
De nous avoir crié : Marchez ! quand nous agîmes
Contre tous les vieux jougs et tous les vieux régimes,
Et de tenir là-haut la balance, et d’avoir
Dans un plateau le droit, dans l’autre le devoir.


Ils lui reprochent, quoi ? la fin des servitudes,
La chute du mur noir troué par les Latudes,
Le fanal allumé dans l’ombre où nous passions,
Le lever successif des constellations,
Tous ces astres parus au ciel l’un après l’autre,
Molière, ce moqueur pensif comme un apôtre,
Pascal et Diderot, Danton et Mirabeau ;
Ses fautes sont le Vrai, le Bien, le Grand, le Beau ;
Son crime, c’est cette œuvre étoilée et profonde,
La Révolution, par qui renaît le monde,
Cette création deuxième qui refait
L’homme après Christ, après Cécrops, après Japhet.
Là-dessus ces gredins font le procès en règle
A la patrie, à l’ange immense aux ailes d’aigle ;
Elle est vaincue, elle est sanglante ; on crie : A bas
Sa gloire ! à bas ses voeux, ses travaux, ses combats !
Le coupable de tous les désastres, c’est elle !
Et ces pieds ténébreux marchent sur l’immortelle ;
Elle est perverse, absurde et folle ! et chacun d’eux
Sur ce malheur sacré crache un rire hideux.
Or sachez-le, vous tous, toi vil bouffon, toi cuistre,
Mal parler de sa mère est un effort sinistre,
C’est un crime essayé qui fait frémir le ciel,
O monstres, c’est payer son lait avec du fiel,
C’est gangrener sa plaie, envenimer ses fièvres,
Et c’est le parricide, enfin, du bout des lèvres !

Mais quand donc ceux qui font le mal seront-ils las ?


Une minute peut blesser un siècle, hélas !
Je plains ces hommes d’être attendus par l’histoire.

Comme elle frémira la grande muse noire,
Et comme elle sera stupéfaite de voir
Qu’on cloue au pilori ceux qui font leur devoir,
Que le peuple est toujours pâture, proie et cible,
Que la tuerie en masse est encore possible,
Et qu’en ce siècle, après Locke et Voltaire, ont pu
Reparaître, dans l’air tout à coup corrompu,
Les Fréron, les Sanchez, les Montluc, les Tavannes,
Plus nombreux que les fleurs dans l’herbe des savanes !

Peuple, tu resteras géant malgré ces nains.
France, un jour sur le Rhin et sur les Apennins,
Ayant sous le sourcil l’éclair de Prométhée,
Tu te redresseras, grande ressuscitée !
Tu surgiras ; ton front jettera les frayeurs,
L’épouvante et l’aurore à tes noirs fossoyeurs ;
Tu crieras : Liberté ! Paix ! Clémence ! Espérance !
Eschyle dans Athène et Dante dans Florence
S’accouderont au bord du tombeau, réveillés,
Et te regardant, fiers, joyeux, les yeux mouillés,
Croiront voir l’un la Grèce et l’autre l’Italie.
Tu diras : Me voici ! j’apaise et je délie !
Tous les hommes sont l’Homme ! un seul peuple ! un seul Dieu !
Ah ! par toute la terre, ô patrie, en tout lieu,
Des mains se dresseront vers toi ; nulle couleuvre,


Nulle hydre, nul démon ne peut empêcher l’œuvre ;
Nous n’avons pas encor fini d’être Français ;
Le monde attend la suite et veut d’autres essais ;
Nous entendrons encor des ruptures de chaînes,
Et nous verrons encor frissonner les grands chênes !