Les Pêcheries de Terre-Neuve et les traités

Anonyme
Les Pêcheries de Terre-Neuve et les traités
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 6 (p. 111-141).
LES
PÊCHERIES DE TERRE-NEUVE
ET LES TRAITÉS

L’île de Terre-Neuve est située devant l’embouchure du fleuve Saint-Laurent, dont elle fait un lac immense avec deux issues vers l’Océan ; elle a la forme d’un grand triangle et ne compte pas moins de 400 lieues de côtes, profondément découpées, surtout dans l’est et dans le sud, offrant un nombre considérable de havres ou de baies accessibles à tous les navires. L’aspect de ces côtes est triste et grand dans sa tristesse ; les terres sont hautes, grisâtres, sans verdure, et la mer brise avec fureur sur ces falaises désolées. À l’intérieur, la nature est belle et sauvage ; on trouve de beaux lacs, d’innombrables torrens qui roulent vers la mer, des forêts de sapins et de bouleaux souvent impénétrables, un sol mouvementé, une végétation puissante et qui semble pressée de vivre pendant les mois si courts que lui garde l’été. Dès que l’on s’écarte des côtes, on marche en pleine solitude : partout un silence profond ; pas une maison, pas une âme. Le climat est de fer. Les beaux jours sont rares, même aux mois de juillet et d’août, et le brouillard les obscurcit souvent. Le caractère du pays s’harmonise d’ailleurs avec le ciel qui l’éclaire : les horizons sont pâles et sévères ; le soleil n’est pas fait pour eux. D’octobre en avril, la terre se couvre de neige, et les baies sont prises par les glaces. En février, la banquise de la mer de Baffin descend, entraînée dans le sud par le courant polaire ; elle rencontre les côtes de Terre-Neuve, s’y brise et forme autour d’elle un dangereux écueil qui subsiste encore dans les premiers jours de juillet. D’énormes blocs de glace, connus sous le nom d’ice-bergs, viennent achever l’œuvre de la banquise : les uns s’échouent à l’entrée des havres et parfois les rendent impraticables ; les autres restent en vue des côtes comme pour en défendre l’approche, ou sont poussés vers le large par le courant et par le vent. L’île de Terre-Neuve n’a pas d’histoire précise. Découverte en 1497 par un Vénitien, Jean Cabot, elle a longtemps servi d’asile aux aventuriers de toutes les nations assez hardis pour franchir l’Océan. Pendant plus d’un siècle, Anglais et Français se la sont disputée sans trêve, avec des alternatives de succès et de revers, les uns établis à Saint-Jean, sur la côte est, les autres à Plaisance, sur la côte sud. Le traité d’Utrecht termina la lutte en reconnaissant la propriété de l’île à l’Angleterre et en conservant à la France le droit de pêche sur une partie du littoral. La population de l’île anglaise est aujourd’hui de 150,000 habitans, répartis principalement sur les côtes de l’est et du sud ; la seule ville que l’on y trouve est Saint-Jean, capitale et siège du gouvernement représentatif dont la métropole a doté sa colonie. Les autres baies habitées de la côte ne présentent en réalité que des agglomérations plus ou moins importantes de commerçans et de pêcheurs. Jusqu’à ces dernières années, Terre-Neuve n’a connu d’autres moyens d’existence et d’autre industrie que la pêche du phoque sur les banquises, dans les derniers jours de l’hiver, et celle de la morue et du hareng pendant la saison d’été. Aujourd’hui les gisemens miniers récemment découverts sur certains points du littoral sont un élément de prospérité future pour la population.

Au sud de l’île de Terre-Neuve, et séparées d’elle par un canal d’une vingtaine de milles, se trouvent les deux petites îles de Saint-Pierre et Miquelon, qui sont la propriété de la France.


I.

L’industrie de nos pêcheurs dans les parages de Terre-Neuve se divise en trois catégories : la pêche sur les bancs, celle des îles Saint-Pierre et Miquelon et celle de la côte de Terre-Neuve proprement dite. La pêche sur les bancs, se faisant en pleine mer, est commune à toutes les nations ; elle ne nous met en rapport avec l’Angleterre qu’au point de vue commercial du trafic de l’appât. Celle des îles Saint-Pierre et Miquelon est toute locale et se fait en eaux françaises. La pêche de la côte a lieu sur la partie du littoral anglais que les traités nous réservent ; elle présente un caractère politique et tout particulier que n’ont pas les deux précédentes. Ces pêcheries dans leur ensemble emploient chaque année 9,000 matelots environ, et rapportent au commerce français de 15 à 20 millions ; l’état les considère comme la pépinière le plus précieuse des équipages de ses armées navales, et c’est à ce titre surtout qu’il les subventionne et les protège.

Les armemens pour la pêche de la morue commencent dès le mois de janvier dans les ports de France ; ils ont lieu principalement à Saint-Brieuc, Saint-Malo, Saint-Servan, Granville, Dieppe et Fécamp. Les navires des bancs partent dans les premiers jours de mars, chargés de sel et de marchandises diverses à destination de Saint-Pierre. Ce sont en général des trois-mâts et des bricks, jaugeant de 100 à 300 tonneaux, ayant en moyenne de 15 à 30 hommes d’équipage, et dont les effectifs s’augmentent au départ d’un personnel nombreux payant son passage pour aller s’engager à Saint-Pierre pendant la saison de pêche. Le temps n’est pas éloigné où ces bâtimens, lourdement construits, hors d’âge et médiocrement armés, paraissaient pour la plupart incapables de résister aux coups de vent de l’Océan ; les désastres étaient alors fréquens, et trop souvent ils avaient pour cause la sordide avarice qui présidait aux armemens. Ce déplorable état de choses s’est heureusement amélioré. Déjà le progrès devient sensible ; on peut voir aujourd’hui sur les bancs des navires neufs et bons marcheurs.

Le gouvernement, pour encourager les armateurs, constitue des primes en leur faveur dans les conditions suivantes. Les bâtimens expédiés par les ports de France sont armés avec sécheries ou simplement avec salaison à bord. Dans le premier cas, l’armateur s’engage à faire sécher le poisson sur les graves de Saint-Pierre ou de la côte nord-est de Terre-Neuve ; il est alors tenu, pour avoir droit à la prime de 50 fr. par homme, d’avoir au moins 50 hommes d’équipage, si le bâtiment jauge 158 tonneaux ou au-dessus, — 30 hommes au moins, si le tonnage est compris entre 100 et 158 tonneaux, — 20 hommes au moins, s’il est inférieur à 100 tonneaux. Les navires armés avec salaison à bord ont droit à la prime de 30 francs par homme ; le minimum de leur effectif n’est pas fixé. À moins de mauvais temps exceptionnels, les bancquiers sont réunis sur la rade de Saint-Pierre vers le 20 avril, et c’est alors que les Anglais de la côte sud de Terre-Neuve leur apportent la boitte ou l’appât de la première pêche. La morue se prend à la ligne ; on amorce, suivant la saison, avec du hareng, du capelan ou de l’encornet. Ces trois poissons de passage se succèdent chaque année dans les eaux de Terre-Neuve à peu près aux mêmes époques. Au printemps, le hareng se présente en bandes serrées dans les baies de la côte anglaise ; nos voisins le prennent à la seine et viennent aussitôt le vendre à nos pêcheurs. Dès qu’ils sont en vue de Saint-Pierre, les capitaines des navires bancquiers vont à leur rencontre. Le marché s’établit au large, on discute bruyamment, tout en faisant route, et, quand on arrive en rade, le cours du jour est fixé. Le capelan fait son apparition vers le 15 juin. On le pêche sur les côtes de Terre-Neuve et de Saint-Pierre et Miquelon ; il a pour habitude de frayer au rivage ; souvent la mer l’échoue sur les grèves, où l’on n’a d’autre peine que celle de le ramasser. C’est un petit poisson sans vigueur, victime inoffensive de la morue, qui le poursuit jusque dans le nord. Malgré certain air de famille, ce serait faire injure à la sardine que de supposer qu’il en est le parent ; son passage est de courte durée : à la fin de juillet, il a disparu. L’encornet vient en dernier lieu. Il rappelle à peu près la seiche de nos pays ; on emploie, pour le pêcher, une ligne armée de plusieurs hameçons réunis en faisceau et qui prend le nom de turlutte ; la turlutte est peinte en rouge pour attirer la curiosité vorace du poisson, qui se prend avec la plus grande facilité. Au mois d’août, quand l’encornet donne, la population de Saint-Pierre n’a d’autre occupation que cette pêche ; chacun s’en mêle, sans distinction d’âge ni de sexe ; des enfans qui marchent à peine ont déjà la turlutte en main.

Hareng, capelan, encornet, en un mot tout ce qui sert d’appât pour amorcer les lignes, prend à Terre-Neuve le nom de boitte, et de l’abondance de la boitte dépend directement le succès de la pêche. Cette question a pour nos pêcheurs un intérêt d’autant plus grand qu’ils se trouvent au début de leurs opérations sous la dépendance du trafic de l’appât de provenance anglaise. Depuis que l’île de Terre-Neuve, émancipée par la métropole, jouit d’un self-government, son parlement, jaloux de notre industrie, a pris relativement à la pêche et à l’exportation du hareng des mesures vexatoires qui, sans nous porter de sérieux préjudices, ont fréquemment ébranlé la confiance dans les armemens. Si la boitte cessait en effet brusquement de nous arriver de la côte anglaise, la première pêche sur les bancs serait gravement compromise. Jusqu’à ce jour, les armateurs ont cherché, sans y réussir complètement, à se mettre à l’abri de cette éventualité. La meilleure solution serait incontestablement celle qui laisserait aux pêcheurs anglais toute liberté du trafic de l’appât avec nos pêcheurs ; la population de Terre-Neuve en a toujours, et d’autant plus vivement exprimé le désir, que ce trafic est pour elle un élément de prospérité.

Au sud de l’île de Terre-Neuve, à partir du méridien de 50° 40’ ouest, on rencontre, en allant vers l’ouest, une suite de bancs sur lesquels la profondeur de l’eau varie de 30 à 100 mètres. M. le contre-amiral Cloué, dans son Pilote de Terre-Neuve, donne sur les causes probables de l’existence de ces plateaux dans l’Océan les explications suivantes : « C’est en grande partie au gulf-stream qu’il faut attribuer la formation de ces bancs. On sait que ce fleuve d’eau chaude, qui remonte l’Atlantique septentrional en suivant à peu près un arc de grand cercle, tourne à l’est en arrivant aux bancs de Terre-Neuve ; c’est là qu’il rencontre le courant froid qui descend de la mer de Baffin, le long des côtes du Labrador et de Terre-Neuve. Le changement de direction du gulf-stream n’est pas la seule conséquence du choc de ces deux masses d’eau : le courant qui arrive du nord entraîne pendant une bonne partie de l’année un très grand nombre de ces immenses montagnes de glace (ice-bergs) arrachées à la zone arctique ; au contact des eaux chaudes du gulf-stream, ces montagnes de glace se fondent et opèrent ainsi, depuis plus de cinq mille ans, le dépôt des pierres et de toutes les matières solides qu’elles renferment et charrient depuis qu’elles ont quitté les continens polaires. En même temps, le gulf-stream apporte aux eaux tropicales son tribut d’innombrables animaux marins que la mort saisit au contact des eaux froides, dont les coquilles et les débris s’amoncellent sans cesse, et finissent, avec l’aide des siècles, par combler les abîmes de la mer. »

Le Grand-Banc, le Banc à Vert et le Banc de Saint-Pierre forment un groupe qui semble se rattacher directement à l’île de Terre-Neuve. Le Banc de Misaine, le Banc d’Artimon, le Banquereau, le Banc de l’île de Sable, le Middle-Ground et le Banc du Canseau sont plus rapprochés de la Nouvelle-Écosse. C’est là, sur ces hauts-fonds couverts d’herbes marines, que la morue s’est donné rendez-vous. Descend-elle avec le courant polaire, cherchant les régions moins froides pour y frayer tout à son aise ? Est-elle poursuivie par un poisson plus gros ? Quelles sont les raisons qui la font affluer sur un point plutôt que sur un autre, et se déplacer tout à coup, sans causes apparentes, au désespoir de nos pêcheurs, qui constatent chaque année ces étranges caprices sans pouvoir les expliquer ? Nul ne saurait le dire. On est réduit aux conjectures sur la loi qui régit les migrations bizarres de cette innombrable famille. Ce qui doit en tout cas nous rassurer sur la conservation de l’espèce, c’est sa prodigieuse fécondité ; on compte en effet par millions les œufs déposés par la femelle et que vient féconder le mâle.

Dès que la flottille des bancs a terminé son approvisionnement de « boitte », elle appareille et va se mettre en pêche. Les navires venus de France s’établissent pour la plupart sur le Grand-Banc et sur le Banquereau ; les goëlettes armées dans la colonie de Saint-Pierre se tiennent généralement sur le Banc de Saint-Pierre et dans les parages voisins. Chacun, après avoir choisi sa place, laisse tomber l’ancre et débarque ses chaloupes. Dès lors commence pour les équipages une vie de rude labeur et de dangers presque incessans. Tous les jours, vers quatre heures de l’après-midi, les lignes de fond ou palangres sont amorcées et disposées dans les chaloupes. Ajoutées les unes aux autres, elles mesurent jusqu’à 6 kilomètres d’étendue, et ne portent pas moins de 500 hameçons. On les tend sur le fond au moyen d’ancres ou de pierres en marquant la place par des bouées. Les chaloupes sont montées par 7 ou 8 hommes. Ce sont de lourdes embarcations, ayant environ 7 mètres de quille, creuses et larges, solides à la mer, mais difficilement maniables en raison de leur poids. Par gros temps, il devient souvent impossible de les embarquer ; dans ce cas, il faut se résoudre à les perdre. Les navires les installent « en dromes » au-dessus de leurs ponts, ou les assujettissent solidement à l’extérieur : les grands bancquiers en ont jusqu’à quatre pour parer aux avaries. Un bâtiment de 300 tonneaux arme généralement deux chaloupes et met dehors 10,000 hameçons ; les palangres sont tendues à sa voile, formant un cercle autour de lui. Ce travail est long et parfois difficile, et fréquemment les pêcheurs ne sont de retour à leur bord que bien avant dans la nuit. Au jour se fait le travail inverse, et les lignes sont relevées en commençant par le bout du large. Cette double opération s’appelle « une marée ». Il est rare qu’un bancquier se résigne à ne pas expédier ses chaloupes ; on est souvent confondu de les voir tenir la mer par grande brise et temps forcé.

Si la place est mauvaise, il faut appareiller et changer de mouillage. Si tout d’abord l’endroit est bien choisi sur un fond de sable ou de petits graviers dont la morue fait ses délices, le poisson s’accumule promptement dans les cales. Dès qu’il arrive à bord, les « trancheurs » enlèvent la tête, les « décolleurs » l’arête médiane ; on le lave avec soin, et les foies sont mis à part. Quand la morue est ainsi préparée, on l’arrime entre deux couches de sel, et c’est là qu’elle prend cette forme aplatie que nous lui connaissons ; elle est alors à l’état de « morue verte, » et peut se conserver pendant quelque temps.

La morue de grande taille, la plus appréciée des armateurs, se trouve surtout dans les parages du Grand-Banc ; débarrassée de sa tête, elle mesure environ 0m,60 ; elle atteint parfois des dimensions plus considérables, on en a vu qui ne pesaient pas moins de 45 livres. Sur le Banquereau et sur le Banc de Saint-Pierre, le poisson est plus petit, et les pêcheurs l’appellent « petit moruau » ; à grandeur égale d’ailleurs, la morue du Grand-Banc est plus lourde et mieux nourrie que celle du Banquereau. On explique la présence du petit poisson sur les bancs où la profondeur est moins grande en disant que la morue va frayer sur les petits fonds. On prétend aussi que le Banquereau, se trouvant sur son passage quand elle remonte dans le golfe Saint-Laurent à mesure que la température s’élève, ne peut suffire aux exigences de nourriture d’une population si compacte ; de là l’infériorité de poids du poisson que l’on y pêche. Un navire de 200 à 300 tonneaux dont la pêche est favorisée prend en moyenne de 1,000 à 1,500 morues par jour ; dans les années heureuses, la valeur d’une bonne journée sur les bancs peut atteindre et souvent dépasser 2,000 francs. La part de l’équipage dans les bénéfices est presque toujours d’un cinquième. Les pêcheurs sont d’ailleurs responsables dans la même proportion des avaries faites aux agrès de pêche. Si les résultats sont bons, un matelot bancquier gagne environ 1,000 francs dans la saison, y compris les avances qu’il a reçues au départ.

Des coups de vent fréquens, la brume épaisse qui couvre les bancs pendant des semaines entières, des courans violens, les abordages, si redoutables dans ces parages sillonnés par les paquebots d’Amérique et d’Europe, tels sont les risques à courir chaque jour et presqu’à chaque instant. Il faut avoir vu nos pêcheurs à l’œuvre pour se rendre compte de la somme de fatigue et de peine que représente le chargement d’un « bancquier. » Que de chaloupes ont disparu, égarées dans la brume et surprises par le mauvais temps ! Chose bien triste à dire, il faut attribuer la perte de plus d’une embarcation à l’état d’ivresse de ceux qui les dirigent. Vivant dans une humidité constante, dormant peu, travaillant presque sans relâche, forcés de conserver pendant des journées entières de lourds vêtemens trempés de pluie, ayant à lutter contre un danger souvent terrible, capable de paralyser le courage de l’homme le plus brave, s’il est de sang-froid, nos pêcheurs demandent à la mauvaise eau-de-vie qu’on leur délivre où qu’ils se procurent l’insensibilité physique dont ils ont besoin pour ne pas faiblir dans l’accomplissement de leur rude besogne. Il n’est pas exagéré de dire que les équipages des bancs sont presque toujours et plus ou moins sous l’influence de l’alcool. L’autorité du capitaine est nulle en pareille matière ; il sait par expérience qu’après avoir bu l’homme oublie le danger et supporte mieux la fatigue ; aussi bien le laisse-t-il boire. L’armateur fait les frais du liquide et les fait largement, car il n’y perdra rien. Or qu’arrive-t-il ? — Un soir, le temps a mauvaise apparence ; le vent fraîchit, la mer est grosse. Tout d’abord on hésite à partir, et pourtant, si la pêche est bonne, une « marée » perdue ne se retrouve pas. L’intérêt l’emporte ; pour se donner cœur à l’ouvrage, « on boit un bon coup » et l’on part. La chaloupe s’éloigne, couverte à chaque instant par la lame ; la nuit se fait, et l’on jette à l’eau les palangres. Chemin faisant et tout en travaillant, les pêcheurs font circuler la bouteille ; c’est une rude soirée, et l’on boit en conséquence. Le vent redouble ; mais qui pense au danger ? À quoi bon réduire la voilure ? Puis tout à coup une rafale arrive : l’embarcation se couche, s’emplit, chavire, et tout est dit ! De pareils faits ne sont pas rares ; mais qui songe à s’en émouvoir ? La vie humaine n’est en réalité que la monnaie courante du capital engagé dans la pêche. L’homme devient insouciant de sa propre existence ; on dit des malheureux disparus à la mer : « ils n’ont pas eu de chance ! » C’est là leur oraison funèbre. Indépendamment des accidens de chaloupes, le bâtiment lui-même est souvent compromis soit à la suite d’un abordage, soit par le mauvais temps, et parfois la flottille entière se trouve en perdition. Pendant la tempête du 23 août 1873, vingt goëlettes de Saint-Pierre ont été englouties sur les bancs.

La première pêche se termine vers le 10 juin. À cette époque, les bancquiers rentrent à Saint-Pierre, déposent leur poisson sur les graves, s’il doit être séché, le transbordent sur les long-courriers venus de France, s’il doit être expédié comme morue verte, ou le conservent à bord dans l’espoir de compléter rapidement leur chargement. À l’arrivée du capelan, chacun fait provision de boitte et retourne sur les bancs. Le petit port de Saint-Pierre prend, à la rentrée des bancquiers, une animation pittoresque. En quelques jours, la rade se couvre de navires ; chaque vent favorable en amène plusieurs au mouillage, c’est un plaisir de les voir avec leurs voiles tannées, leurs chaloupes en drome, louvoyer dans les passes, choisir leur poste et le prendre avec une rare habileté. La division navale, venue des Antilles pour surveiller la pêche, est alors en partie réunie devant Saint-Pierre ; des hauteurs qui dominent la rade, on aperçoit cette flotte de trois cents navires à l’ancre, que les grandes mâtures des bâtimens de guerre semblent couvrir de leur pavillon.

C’est l’encornet qui remplace le capelan sur les hameçons ; moins exact que ses confrères, il se fait souvent attendre, parfois même il n’arrive pas : dans ce cas, on revient au hareng. Pour éviter une perte de temps, bon nombre de pêcheurs prennent l’encornet sur les bancs. Dès qu’ils ont complété leur chargement ou quand la saison devient trop rigoureuse, les bancquiers retournent en France. Les uns s’y rendent directement, les autres rentrent à Saint-Pierre, pour embarquer leur personnel et prendre leurs dernières dispositions. Vers la fin de septembre, tous nos bâtimens sont partis.

On trouverait difficilement, en raison des dangers qu’elle présente, une plus rude école du métier de la mer que la pêche des bancs ; aussi l’état la considère-t-il comme égalant en importance les pêcheries des côtes au point de vue du recrutement des équipages de la flotte. Elle emploie chaque année 4,000 hommes en moyenne, rompus à toutes les fatigues et formant incontestablement une classe de matelots d’élite. Au point de vue commercial, on estime que, dans les années où la pêche réussit partout, les résultats obtenus sur les bancs surpassent environ d’un tiers ceux que l’on obtient sur les côtes. Cette différence serait plus sensible encore, si l’exploitation bancquière atteignait le développement qu’elle comporte : elle est malheureusement sujette à de grandes fluctuations. Deux mauvaises années consécutives entraînent à des réductions considérables dans les armemens. C’est ainsi que la pêche des bancs, qui employait 4,000 marins en 1860, n’en occupait plus que 2,500 en 1863. En 1867, elle reprenait à peu près son importance, qu’elle conserve aujourd’hui grâce à l’activité toujours croissante de la colonie de Saint-Pierre. Ce petit port armait quatre-vingts goëlettes en 1868 ; il en arme aujourd’hui deux cents. On en peut évaluer le personnel à 1,800 hommes, pris en grande partie dans les équipages des navires venus de France avec sécheries à Saint-Pierre, et qui ne conservent que 20 matelots environ pour aller pêcher sur les bancs.

Cette industrie forme-t-elle en réalité des matelots pour le service courant des bâtimens de la flotte ? Répond-elle aux sacrifices que l’état s’impose en la subventionnant ? Nous ne le pensons pas. Examinez les équipages des navires bancquiers : vous y verrez surtout des hommes faits, jeunes encore, mais vieillis à la mer, ayant servi pour la plupart pendant trois ans et plus sur les bâtimens de l’état, congédiés provisoirement du service et qui généralement ne sont pas rappelés. Or ce qu’il faut à la flotte, ce sont des jeunes gens, vifs, alertes, pouvant se plier sans peine à la discipline militaire, si lourde à porter pour les classes de l’inscription maritime. Nous comptons sur la grande pêche pour former nos marins ; mais, parmi nos gabiers, combien en trouvons-nous ayant fait leur apprentissage à Terre-Neuve ? En revanche, plus d’un pêcheur des bancs raconte avec orgueil ses anciens exploits dans la mâture d’une frégate ou d’un vaisseau. Ne serait-il pas plus exact de dire que l’état complète à bord de ses navires l’instruction des hommes de l’inscription maritime et que les armateurs en profitent ? Nous parlons ici des matelots faisant la pêche, et non des 2,000 « graviers » environ, répartis à Saint-Pierre et sur les côtes de Terre-Neuve, provisoirement inscrits aux matricules de l’inscription maritime, figurant aux rôles d’équipage, et pour lesquels les armateurs touchent la prime. Ce sont en général des malheureux sans ressources, incapables de s’en créer dans leur pays par leur travail, trop contens de trouver à vivre pendant six mois de l’année, et de toucher, pour ce temps, un salaire qui varie de 50 à 150 francs. Leur condition est fort misérable : ils vivent sur les graves, entassés la nuit dans un cabanon souvent infect, maniant la morue, l’étendant au soleil, l’entassant en piles, et la chargeant sur les navires. À cette école, ils ne contractent guère que des habitudes d’indiscipline et de malpropreté. Marins plus que médiocres, ils ne sont pour la marine que d’assez tristes recrues, bien inférieures pour la plupart aux hommes de la conscription.

L’état ne nous paraît donc pas avoir, au point de vue militaire, plus d’intérêts engagés dans la question des grandes pêches qu’il n’en a dans toute autre branche de son commerce maritime, et tout nous porte à croire qu’en les favorisant par des mesures spéciales il ne fait qu’augmenter les bénéfices déjà considérables des armateurs, créant ainsi dans leurs mains un monopole dangereux pour le développement de notre industrie. L’institution des primes ne porte pas seulement sur le nombre d’hommes formant les équipages des navires partant pour la pêche ; elle s’étend aussi à l’exportation du poisson d’origine française, soit à l’étranger, soit aux colonies. Cette dernière concession laisse la porte ouverte à bien des abus. Nos pêcheurs peuvent acheter, quand ils veulent, la morue des traders anglais et l’exporter avec prime ; l’administration n’a pas de moyens de contrôle assez actifs pour s’en apercevoir. Si l’état, qui subventionne et court les risques d’être trompé, ne gagne rien à verser son argent dans la caisse des armateurs, tout au moins pourrait-il s’attendre à voir se perfectionner une industrie qui lui coûte si cher. Il est rare en effet qu’une exploitation comptant des siècles d’existence n’arrive pas avec le temps à modifier ses procédés. Rien de pareil à Terre-Neuve : on y pêche dans le respect de la routine ; les progrès sont si lents qu’on les devine à peine ; encore parlons-nous ici de la pêche des bancs, la mieux faite et la plus intelligente.

Nous employons à très peu près les moyens qui servaient sous Louis XV : lourds bâtimens, lourdes chaloupes et lourdes lignes. Les bâtimens sont, il est vrai, moins mauvais ; mais peut-on considérer le fait comme un progrès réel ? Ceux que nous avons vus disparaître tombaient en pourriture et révoltaient l’humanité. — Si les salaires ont augmenté, c’est dans une proportion bien faible. Quant au bien-être des hommes, qui, dit-on, s’est tant amélioré, on peut se demander s’il est permis d’en prendre moins de soin. On a constaté que depuis vingt-cinq ans le capital engagé dans la pêche demeurait stationnaire, tandis que le prix de la morue avait presque doublé. Qu’en faut-il conclure, sinon que les bénéfices réalisés sont assez considérables pour se passer aisément du progrès ? Les Américains partagent avec nos pêcheurs l’exploitation des bancs ; comparons leurs procédés avec les nôtres. Ils emploient des « goëlettes franches », jaugeant 100 tonneaux en moyenne, finement construites, parfaitement voilées et facilement manœuvrables avec un faible équipage, ayant une grande supériorité de marche et pouvant résister à tous les temps. Ces bâtimens sont un sujet d’envie pour nos ingénieurs et d’admiration pour nos officiers. Le seul port de Gloucester en expédie cinq cents sur les bancs. Au lieu des chaloupes énormes qui encombrent les ponts de nos trois-mâts et de nos bricks et font l’orgueil de nos pêcheurs, on y voit des embarcations légères que deux hommes dirigent aisément. Les lignes de pêche sont plus courtes et plus maniables que celles dont nous nous servons ; elles présentent le grand avantage qu’on peut les tendre et les lever deux et trois fois par jour, aux heures où la morue mord le plus à l’hameçon. On est frappé de l’ordre et du confortable qui règnent à bord de ces goélettes. Le poste de l’équipage est d’une propreté parfaite ; chaque homme a sa couchette et peut trouver quelque bien-être aux heures du repos ; l’installation d’un four permet de faire du pain pour la consommation journalière, alors que nos pêcheurs sont condamnés au biscuit pendant des mois entiers. C’est une croyance assez répandue dans nos ports qu’il n’est pas de pêche possible sans l’attirail du moyen âge qu’on trouve à perpétuité sur nos bâtimens, et pourtant les Américains s’en passent ; ils prennent autant, sinon plus de poisson que nous, avec moins de fatigue, et le salaire de leurs marins est plus élevé que le nôtre. Ne faudrait-il pas chercher la cause de cette infériorité qui s’attache non-seulement à l’industrie de la pêche, mais en général à notre commerce maritime, dans l’esprit invétéré de protection réglementaire qui paralyse l’entreprise individuelle, rend la concurrence impossible, arrête le progrès et s’exerce sans profit comme sans intérêt pour la marine militaire ?


II.

Les deux îles Saint-Pierre et Miquelon sont, depuis plus d’un siècle, tout ce qui reste à la France de ses possessions si belles de l’Amérique du Nord. Prises et reprises à diverses époques, elles nous ont été définitivement concédées par les traités de 1815. L’île de Saint-Pierre n’est en réalité qu’un rocher battu par tous les vents, sans végétation, sans culture, enseveli sous la neige pendant l’hiver, et perdu dans la brume pendant une grande partie de l’été. Elle a pourtant son importance en servant à nos pêcheurs de point de ravitaillement. La plus grande étendue de cette île ne dépasse pas 7 kilomètres ; elle présente sur la partie de l’est un port naturel, à peu près garanti des vents du large, où les navires sont à l’abri, sinon en sûreté. C’est là que s’est établie la petite ville de Saint-Pierre. L’île de Miquelon, sa voisine, est plus grande et moins aride ; mais, loin d’offrir un refuge assuré contre le mauvais temps, elle est un dangereux écueil où les naufrages se comptent tous les ans ; on ne voit sur ses côtes que carcasses échouées et débris de navires. Sans phares et sans signaux de brume, elle est à bon droit l’épouvante des marins de toutes les nations, qui l’ont surnommée « le cimetière des bâtimens. » Elle a tout au plus 1,000 habitans vivant du produit de leur pêche. La colonie, dans son ensemble, compte environ 6,000 âmes de population sédentaire. On y vit tristement : les hivers sont interminables et les froids rigoureux. Les grands coups de vent se succèdent à de fréquens intervalles, ébranlant les maisons, fouettant au visage de quiconque se hasarde au dehors une pluie glacée, sorte de givre bien connu dans le pays sous le nom de « poudrin » ; chacun reste au logis, les chiens eux-mêmes ont déserté la rue. En cette saison, pas un navire sur rade ; tout est morne et silencieux, on croirait que la ville est morte ou tout au moins endormie sous la neige. Les communications avec la métropole ont lieu par la voie d’Halifax ; elles sont lentes et souvent interrompues ; sans le télégraphe sous-marin qui relie la France à Terre-Neuve, on vivrait à Saint-Pierre pendant des mois entiers dans un oubli profond du monde. Au printemps, tout se réveille ; le premier bancquier qui mouille en rade ramène avec lui la vie. Saint-Pierre n’existe que par la morue et ne vit que pour elle. On la voit partout, on en respire partout l’odeur ; sans elle, pas de conversation sérieuse, pas de transaction possible ; elle intervient dans les mariages, figure dans les successions, se mêle à tous les procès ; sortant de l’eau, verte ou sèche, elle est l’âme de la colonie.

Nous avons dit comment se recrutaient les équipages des goëlettes armées à Saint-Pierre pour la pêche des bancs. Indépendamment de ces petits navires qui concourent à la grande pêche, il existe à Saint-Pierre et Miquelon une industrie toute locale qui s’exerce sur les côtes des deux îles et ne jouit pas des privilèges de la prime d’encouragement ; sans approcher de l’importance des grandes pêcheries, elle a pourtant son intérêt. La pêche des îles se fait avec des chaloupes, pirogues, canots et warys. En 1874, nous n’avons pas vu moins de cinq cents de ces embarcations montées par 1,200 ou 1,300 hommes, parmi lesquels les créoles de Saint-Pierre et Miquelon figurent au nombre de 400 à 500. Le développement rapide de ces armemens, qui se comptaient à peine il y a quinze ans, est bien fait pour plaider la cause de l’initiative individuelle et de la liberté d’action. À Saint-Pierre, le matelot commence à travailler d’abord au service d’un camarade. S’il a la main prompte et le coup d’œil du vrai morutier, s’il est sobre et rangé, il achète bientôt un bateau pour son compte et trouve un associé ; puis ce bateau se transforme en chaloupe et plus tard en goëlette. On voit ainsi s’élever des fortunes qui n’ont pas eu d’autre origine ; celles-là sont légitimes et n’ont pas pour base l’exploitation brutale du travailleur par le capital. La pêche locale emploie déjà les procédés des Américains ; en 1873, elle achetait à Boston cent cinquante de ces embarcations à la fois légères et solides qu’on voit à bord de leurs goëlettes, et qui sont connues sous le nom de doris. Ces doris remplacent avantageusement les chaloupes sur les navires de la colonie ; on les construit aujourd’hui sur les chantiers de l’île.

La morue prise dans les parages de Saint-Pierre est mise au sec sur les graves de l’île et des îlots voisins, et préparée sur les « habitations ». — « L’habitation » est tout un petit monde : à la tête se trouve un gérant, représentant de l’armateur, chargé d’acheter le poisson, de le faire sécher et de fréter les navires pour son expédition ; il a sous ses ordres un personnel de « graviers » plus ou moins considérable qui, du matin au soir, s’occupent du séchage, travail délicat, exigeant un sens spécial que seule peut donner l’expérience. Il faut choisir son jour, exposer la morue au soleil sur des claies disposées ad hoc, la retourner à l’heure voulue, la mettre en tas quand vient le soir, et la couvrir pour la préserver de l’humidité de la nuit ; il faut surtout, et c’est là le grand art, savoir apprécier la dose de chaleur qui lui convient ; qu’elle reçoive un coup de soleil, elle s’échauffe, et tout est perdu ! Quand elle est sèche, on l’arrime en barils et on l’expédie principalement aux colonies. Les Antilles et l’île Bourbon en font une grande consommation ; les nègres en raffolent, les créoles ne la dédaignent pas. La morue de provenance américaine fait à la nôtre une concurrence sérieuse ; sans les droits qui la frappent à son entrée dans les colonies, elle y primerait facilement nos produits. Les « habitations » sont nombreuses à Saint-Pierre, plusieurs d’entre elles n’emploient pas moins de 150 hommes ; elles s’établissent sur le rivage ; on y travaille sans relâche. Nous avons parlé des « graviers : » le côté saillant de leur caractère est l’horreur de la propreté. C’est en vain qu’on leur délivre chaque jour de l’eau pour y laver leurs vêtemens et leurs personnes ; dès qu’ils ont une heure de liberté, ils en profitent pour se battre ou pour dormir. La population flottante que la saison de pêche ramène tous les ans est naturellement pour le pays un élément de prospérité ; la présence des Anglais qui viennent apporter la boitte à nos pêcheurs ajoute encore à ses revenus ; ils s’approvisionnent dans nos magasins de vêtemens, de vivres, d’engins de pêche, et laissent dans la place une partie de l’argent que leur a valu leur trafic. C’est par millions que se chiffrent les affaires traitées dans la colonie ; elle n’en est pas beaucoup plus riche ; les travaux d’utilité publique, routes, améliorations du port, montage des phares et des signaux de brume, y sont exécutés par les équipages et les mécaniciens de la division navale ; son budget, subventionné par la métropole, suffit à peine à ses premiers besoins.

Le traité d’Utrecht, qui enlevait à la France l’Acadie et l’île de Terre-Neuve, nous conservait le droit de pêcher et de sécher le poisson sur une étendue de 200 lieues de côtes comprises entre le cap Bonavista (côte est) et la pointe Riche (côte ouest) en passant par le nord. Nous devenions en même temps maîtres absolus de l’île du cap Breton et libres de nous y fortifier. Ces stipulations sont établies par l’article 13 du traité. Remarquons qu’il n’existait en 1713 aucune population sur la partie de côte que le traité réservait à nos pêcheurs. La côte était déserte, la concurrence impossible ; le droit exclusif de pêche s’imposait de lui-même, sans qu’il fût besoin de le spécifier dans le traité.

La période qui s’écoula de 1713 à 1760 fut heureuse pour nos pêcheries. Appuyées sur l’île du cap Breton, où l’on vit s’élever Louisbourg, elles se répandaient dans le golfe Saint-Laurent, réussissaient à Terre-Neuve et n’occupaient pas moins de 16,000 marins. Le traité de Paris ruina les belles espérances qu’on fondait alors sur les colonies du nord de l’Amérique, en nous enlevant le Canada, le cap Breton, toutes les îles et toutes les côtes du golfe Saint-Laurent. Comme compensation, nous obtenions en toute propriété les deux îles Saint-Pierre et Miquelon, sous condition de n’y pas élever de fortifications. Aucune modification ne fut alors apportée dans l’exercice de nos droits de pêche à Terre-Neuve ; on se contenta de rappeler à cet égard les dispositions du traité d’Utrecht.

De 1713 à 1783, des contestations s’élevèrent au sujet de la concurrence faite à nos pêcheurs par les pêcheurs anglais dans les parages du cap Bonavista. La population de l’île s’était accrue, et quelques familles anglaises avaient profité du désarroi que l’état de guerre apportait dans nos pêcheries pour s’établir sur notre côte. Il fallait que la France réclamât l’expulsion des intrus ou renonçât à l’intégrité de son droit. La première mesure ne pouvait s’appliquer aisément à la veille d’un traité de paix. Le gouvernement britannique tourna la difficulté en obtenant que la France renoncerait à l’exploitation du littoral envahi (du cap Bonavista au cap Saint-Jean), et recevrait en échange une étendue de côte équivalente (depuis le cap Saint-Jean jusqu’au cap Raye), où ses droits s’exerceraient dans les conditions assignées par le traité d’Utrecht. Sur la demande du cabinet de Versailles, la déclaration suivante fut ajoutée au texte du traité : « sa majesté britannique prendra les mesures les plus positives pour prévenir que ses sujets ne troublent en aucune manière par leur concurrence la pêche des Français pendant l’exercice temporaire qui leur est accordé sur les côtes de l’île de Terre-Neuve, et elle fera retirer à cet effet les établissemens sédentaires qui y seront formés. » — Le traité d’Amiens ne changea rien à la question. Les préliminaires du 9 vendémiaire an X annoncent, il est vrai, que les droits de la France seront maintenus tels qu’ils existaient avant la guerre, sauf quelques modifications qui déjà semblaient nécessaires ; mais ce projet n’eut pas de suites : on revint simplement au texte de 1783. Les traités de Paris, 30 mai 1814 et 20 novembre 1815, rétablissent l’état de choses existant en 1792, et par conséquent reviennent, comme le traité d’Amiens, à l’acte de 1783, confirmatif de celui d’Utrecht. Telle est l’origine de notre droit de pêche, telles sont les bases sur lesquelles il repose ; rien n’est venu jusqu’à ce jour les amoindrir ou les modifier en principe. Les textes des traités n’ont pas cessé d’ailleurs d’être l’objet des interprétations les plus diverses de la part des deux parties intéressées. Nous allons voir renaître et grandir progressivement les difficultés déjà soulevées en 1783 par l’opposition bizarre d’un droit de propriété territoriale et d’un droit d’exploitation étrangère qu’il est permis de considérer comme exclusif dans l’esprit des traités.

Nos armateurs expédient chaque année dans le courant d’avril soixante navires environ, dont les effectifs peuvent être évalués à 3,000 hommes, et qui vont occuper les havres ou les baies de notre côte réservée. Ces havres ou ces baies, suivant leur importance, renferment une ou plusieurs « places de pêche, » plus ou moins estimées en raison de la quantité de poisson qui s’y présente. Les meilleures appartenaient jadis aux premiers arrivans. Les rixes fréquentes et les accidens qu’entraînait cette tolérance ont dû la faire abandonner. Les « places » sont aujourd’hui classées en trois séries, suivant leur valeur, les navires en trois séries correspondantes suivant leur tonnage, et tous les cinq ans le tirage au sort désigne aux armateurs les endroits qu’ils sont tenus de faire occuper, les bâtimens de la même série concourant ensemble pour les « places » de la série qui leur correspond. Les pêcheurs de la côte ouest arrivent les premiers. Ceux qui se rendent dans les baies du nord-est sont fréquemment contrariés à leur atterrissage par la banquise qui s’étend à l’entrée des havres ; quand tout d’abord ils réussissent à vaincre cet obstacle, leurs opérations peuvent être retardées jusqu’aux premiers jours de juin par l’abondance des glaces, qui souvent rend la pêche impossible. Dès qu’un navire est à son poste, il est en partie désarmé ou renvoyé sur les bancs, si la force de son équipage ou les moyens dont il dispose lui permettent ce double emploi. Engins de pêche et chaloupes, vivres et provisions sont mis à terre, et les pêcheurs prennent possession de leur habitation. Autour du hangar ou chaufaud où l’on tranche et sale la morue, en même temps qu’on l’y conserve, se groupent la maison du capitaine, les cabanes où couchent les hommes, les petits magasins de dépôt, et le cajot, sorte de cuve où l’huile de foie de morue s’élabore non sans odeur. Ce ne sont, à vrai dire, que des baraques en bois grossièrement construites, rarement planchéiées, trop souvent mal jointes et mal couvertes ; les pêcheurs dorment là quand ils peuvent et comme ils peuvent. La nourriture varie peu ; elle a pour base le pain et la morue à discrétion, le lard salé dans les grands jours. Comme sur les bancs, l’alcool a sa part, c’est le fonds qui manque le moins. La même baie réunit souvent plusieurs habitations : chacun travaillant pour son compte, on vit alors en société. Le plus ancien des capitaines reçoit le titre de prud’homme ; il est chargé de la police et devient l’arbitre des discussions.

Rien de plus varié que l’aspect de ces havres, et parfois rien de plus pittoresque. Les uns sont situés sur les parties les plus arides et les plus désolées de l’île ; la mer y bat en côte et rend la pêche difficile ; ce sont de mélancoliques séjours, et l’on en part sans regrets. Les autres, abrités du vent par de hautes collines, entourés de bois, servant d’estuaire à des cours d’eau profonds, ont un air calme et presque riant qui vous charme quand on vient du large. Cabanes et chaufauds s’élèvent tout autour ; çà et là des canots halés au rivage, des filets au sec, des agrès de pêche, un jardin si le sol s’y prête, une vache, quelques moutons (chose bien rare) ; on dirait un campement sur le bord de l’Océan. Quand vient la nuit, le tableau s’anime. Les pêcheurs arrivent de la mer, déchargent les chaloupes, et portent au chaufaud la morue. Comme un général au soir d’une bataille, le capitaine écoute les rapports de ses maîtres de pêche, approuve les uns, blâme les autres, examine le poisson et calcule les bénéfices de la journée. Après l’ouvrage, on fait la soupe, maigre potage d’ordinaire où les têtes et les queues de morue jouent le rôle prépondérant ; assis autour de la marmite, les matelots se racontent les événemens du jour, et souvent les discussions sont vives. Dès qu’ils ont pris leur repas, ces hommes, exténués de fatigue, vont dormir pendant quelques heures. Une lumière brille encore à la fenêtre du prud’homme, on entend la chanson bretonne d’un pêcheur qui pense au pays ; puis tout se tait, le crépuscule cesse à peine que partout la vie s’est éteinte.

La pêche des havres se fait soit à la ligne, soit à la seine, toujours dans de certaines conditions prescrites par un règlement ; elle est d’ailleurs plus aléatoire que celle des bancs dans ses résultats. Nous l’avons dit, la morue a ses caprices ; elle abandonne pendant des mois entiers les lieux qu’elle affectionne, et tout à coup, alors qu’on désespère de jamais la revoir, elle y revient en masses. On peut ainsi compenser dans les derniers jours de la saison les pertes causées par son absence. On a vu prendre 10,000 morues d’un coup de seine, et le fait n’est pas absolument rare. À la côte ouest, la plupart des navires suivent le poisson à mesure qu’il remonte dans le nord. Cette pêche « en défilant le golfe » est une des plus lucratives, et bien des gens compétens dans la question voudraient la voir adopter par tous nos bâtimens. Deux ou trois fois par mois, les havres occupés sont visités par les navires de guerre affectés chaque année à la surveillance de la pêche. Les officiers qui les commandent doivent s’assurer que l’état des choses est conforme aux lois établies, inspecter les places, écouter les réclamations et réprimer les actes d’indiscipline. Sur plusieurs points, tout est en règle, et la majorité des établissemens fait honneur à ceux qui les dirigent ; les hommes y sont traités avec humanité en ce sens que l’on y tient compte de leur vie, de leur santé et de leur repos. Il en est d’autres où ce principe n’est pas toujours observé. Cabanes insuffisantes, sans planchers, presque sans toitures, où les pêcheurs s’entassent après une journée de travail sans relâche, et dorment dans une atmosphère indescriptible d’humidité malpropre ; vivres douteux, soins ignorés en cas de maladie ou de simple accident, tel est le triste état de choses, assez rare en vérité, mais qui pourtant se rencontre trop souvent encore aujourd’hui. De semblables abus sont signalés tous les ans, et chaque année les voit se reproduire, si bien qu’il faut croire que l’usage en consacre l’impunité.

En pareil cas, le grand argument des gérans et des capitaines consiste à dire que les hommes ne se plaignent pas. Il est rare en effet que les plaintes soient nettes et régulièrement établies, mais quiconque a pu bien étudier le caractère du marin ne s’en étonnera jamais. C’est un grand enfant qui n’arrive au fait qu’après des circonlocutions sans nombre ; aisément content de peu, il se contente de moins encore. Il sait d’ailleurs que, s’il se plaint, il trouvera difficilement à se placer l’année suivante ; or il a fait son métier de la pêche, et vous dira sans sourciller que le lard n’est pas mauvais alors qu’en le goûtant vous-même vous le trouverez détestable. Le matelot craint le capitaine, le capitaine redoute le gérant, le gérant tremble devant l’armateur ; la vérité qui suit cette filière arrive rarement au grand jour. Aux termes du règlement, tout bâtiment comptant 40 hommes d’équipage doit avoir un médecin. Six fois sur dix, cette prescription n’est pas observée. Certains armateurs déclarent que, le climat de Terre-Neuve étant aussi sain que celui de France, la présence d’un médecin n’a pas sa raison d’être. Que diraient ces messieurs, si, partant d’un principe aussi large, on les privait, ainsi que leur famille, des secours de la faculté ? Ne pourrait-on pas les amener à des sentimens plus humains en retenant, en tout ou partie, la prime aux bâtimens indûment expédiés sans chirurgiens ? Quelques heures avant le départ, les capitaines déclarent dans les bureaux de l’inscription maritime qu’ils ont vainement cherché un médecin ; pour ne pas entraver la pêche, l’administration se contente de mentionner le fait au rôle d’équipage, et le navire prend la mer, n’ayant pas toujours à bord les médicamens de première nécessité. Si les médecins ne se présentent pas, c’est qu’on les paie d’une manière insuffisante ; la meilleure preuve en est que les armateurs soucieux de la vie de leurs hommes n’en ont jamais manqué. L’économie qu’on réalise ainsi a malheureusement les plus tristes conséquences. Sans doute le climat est sain à Terre-Neuve ; mais faut-il en conclure que là, comme partout ailleurs, les maladies n’ont pas leur cours ? En outre, les accidens sont fréquens à la pêche ; il en est qui, soignés au début, seraient sans importance, et qui s’aggravent au point d’entraîner la perte d’un membre faute des précautions les plus élémentaires. Sur certains points de la côte où 300 hommes sont parfois réunis, on ne trouve pas un médecin. Aussi voit-on souvent se présenter à bord des navires de guerre des matelots qu’il faut amputer sur l’heure et qui la veille pêchaient encore dans leurs bateaux !

Les rapports des officiers qui se succèdent à Terre-Neuve s’accordent tous à reconnaître depuis plusieurs années que la pêche française est en pleine voie de décadence, et constatent les empiétemens toujours croissans des pêcheurs anglais sur notre côte réservée. On est porté tout d’abord à rechercher la cause de l’immobilité qui frappe notre industrie dans le développement progressif de la concurrence étrangère. Après avoir séjourné sur les lieux, on arrive à se convaincre que, si la pêche française est en souffrance, elle le doit surtout aux institutions qui lui sont propres. Quant à la concurrence anglaise, c’est au principe de nos droits qu’elle s’attaque : jusqu’à ce jour, elle n’en a pas affaibli l’exercice ; elle a des visées plus hautes, et ne tend à rien moins qu’à les faire disparaître. Comment admettre que soixante ou quatre-vingts navires, répartis sur une étendue de 200 lieues de côtes, où le poisson se trouve en abondance, aient été sérieusement gênés par une concurrence réelle, il est vrai, mais bien faible encore ? Notre côte réservée pourrait occuper de quatre cents à cinq cents navires ; en 1850, elle en recevait environ trois cents ; c’était une concurrence plus importante que celle des goëlettes anglaises, et cependant les armateurs n’en faisaient pas moins leurs affaires. Enfin le meilleur et le plus sûr moyen de s’opposer à la pêche concurrente n’était-il pas d’exploiter complètement le rivage dont nous avions la jouissance, en donnant à cette exploitation tout le développement qu’elle comporte ? Pourquoi donc ne l’avons-nous pas fait ? L’institution des primes d’encouragement, la concession des places, le règlement établi sur la manière de les exploiter, la prohibition de certains engins de pêche bien connus des Anglais, ont créé dans les mains de quelques armateurs, seuls assez riches pour faire face aux déboursés que comportent les armemens, un monopole presque absolu et peu favorable au progrès de notre industrie. Il est devenu difficile à toute entreprise qui n’a pas encore l’appui du capital de réussir à Terre-Neuve. Examinons en effet ce qui se passe à la côte est. Aux termes du décret de 1852, portant règlement sur l’occupation des havres, on entend par occuper une place « y déposer le nombre d’hommes d’équipage voulu par la série à laquelle le navire appartient, faire pêche effective dans le havre, trancher et saler à la place les produits de la pêche, y former et y entretenir un établissement complet. Toute place qui ne sera pas ainsi occupée perdra ses droits à l’armement des seines ». Donc voici des navires condamnés à pêcher dans un lieu et non pas dans un autre, immobilisés pour cinq ans, pendant lesquels ils courent le risque de ne pas voir une morue. Reportons-nous à la répartition des navires par série : nous y voyons que les bâtimens de moins de 100 tonneaux de jauge, classés dans la troisième série, ayant droit par conséquent aux dernières places de la côte, doivent compter « 20 hommes d’équipage au moins, si le navire ne doit pas armer une seine, et 25 hommes, s’il doit en faire usage. » Quiconque ne peut faire les frais d’un armement aussi coûteux se voit donc exclu de la côte est. Mêmes obligations pour devenir concessionnaire à la côte ouest. Là du moins les pêcheurs ont le droit de se déplacer, « la pêche étant réservée et demeurant, comme à la côte est, le privilège exclusif des navires occupant tous les havres portés sur le tableau de répartition où il est créé des places qui sont concédées par la voie du tirage ».

Que reste-t-il pour le petit navire monté par une dizaine d’hommes, armé en commun par de petites bourses, ayant besoin plus que tout autre de suppléer à la faiblesse de son équipage par l’initiative de ses pêcheurs et par la perfection de ses engins ? La pêche est libre, dit le règlement, « pour tous les navires pêcheurs sans exception, expédiés à la côte ouest, dans toutes les baies où il n’est pas créé de places particulières, et qui sont désignées sur le tableau de répartition des places comme affectées à l’exploitation commune de la pêche » ; mais en même temps ce règlement s’oppose à l’emploi de certains filets dont les Anglais, mieux avisés, se servent sous nos yeux, toujours avec succès, et condamne nos pêcheurs à des moyens surannés, à des mesures vexatoires, qui ont pour effet direct de paralyser l’effort des esprits entreprenans. Nous écartons en ceci la possibilité du dépeuplement des fonds de pêche par la nature des engins en action. L’abondance de la morue dans les parages de Terre-Neuve, ses mœurs nomades, sa fécondité prodigieuse, l’étendue considérable des lieux de pêche relativement au nombre des pêcheurs, semblent des garanties suffisantes contre l’affaiblissement de l’espèce.

N’est-il pas permis de croire que, si tout navire, petit ou grand, avait eu la liberté de venir à Terre-Neuve pour y pêcher sans frais obligatoires, sans restrictions et sans entraves, l’état ne se réservant qu’un seul droit, celui d’assurer la police des havres, notre flotte de pêche se fût accrue rapidement ? Avec la concurrence devenue possible, le personnel qu’elle emploie, et qui semble toujours le même, se rajeunissait ; le matelot, qui vit aujourd’hui sous la dépendance de l’armateur, retrouvait le droit de discuter son salaire et d’exiger qu’on comptât avec lui. Les ports de l’Océan, ceux du nord de la Manche, Dunkerque, Boulogne et Calais, dont la population maritime est si vaillante, avaient alors le champ libre. Notre exploitation se répandait partout sur les côtes au lieu d’y laisser des vides, et se défendait d’elle-même contre l’envahissement étranger.


III.

Il reste à parler de la situation précaire qui nous est faite à Terre-Neuve et des difficultés qui sont aujourd’hui l’objet de l’attention des deux gouvernemens de France et d’Angleterre.

Il y a quarante ans, on trouvait dans nos havres une cabane, plus misérable encore que celles de nos pêcheurs, où vivait une famille anglaise. La misère qu’on y respirait, l’aspect famélique des habitans, la pensée que ces pauvres gens allaient se trouver sans ressources pendant les longs mois d’hiver, tout excitait en vous la compassion la plus légitime et la plus vive. Tous nos maux sont venus de là. Ces premiers résidens savaient se rendre utiles, et les capitaines les attiraient volontiers dans les havres ; c’était, à tout prendre, une société pour les soirées d’automne. L’hiver, on leur confiait la garde du chaufaud et du matériel qu’on laissait sur la plage. Il arrivait parfois que le gardien se montrait peu fidèle ; pour se justifier, quand le printemps ramenait nos navires, il imputait aux pêcheurs de phoques les vols commis sur l’habitation. Souvent le capitaine avait de son côté quelques raisons de se montrer facile, et l’on vivait en famille en se rendant tous les services que comporte l’amitié. L’Anglais pêchait tout à son aise ; qui songeait à le lui défendre ? La pêche était son seul moyen d’existence ; en la lui supprimant, on l’eût condamné, lui, sa femme et ses enfans, à mourir de faim. On lui fournissait des lignes, on l’aidait à construire un bateau ; en partant, on lui laissait des vivres. De fait, il n’y avait là qu’une question de simple humanité sans conséquences pour l’avenir. Or il arriva deux choses : l’Anglais eut beaucoup d’enfans, et, nos armemens diminuant d’importance, plusieurs points de notre côte, du French-Shore, comme on l’appelle, se trouvèrent abandonnés ; les résidens s’y implantèrent, et depuis n’en sont plus sortis. C’est alors qu’on ouvrit les yeux. La question n’était autre que celle qui déjà s’était présentée en 1783 ; mais elle devint infiniment plus complexe, et depuis trente ans les deux nations cherchent à la résoudre sans qu’elle ait fait un seul pas. Nous inférons des termes de l’article 13 du traité d’Utrecht un droit de pêche exclusif sur toute la partie de côte spécifiée dans l’acte de 1783. De son côté, l’Angleterre n’y veut voir qu’une obligation pour ses nationaux de ne pas gêner les nôtres ; autrement dit, elle réclame le droit de pêcher sur tous les points du French-Shore que nous n’occupons pas, voire sur ceux que nous occupons, sous condition de ne pas nuire à nos opérations. Voyons quels ont été à plusieurs reprises les efforts tentés pour sortir d’une situation qui semble aujourd’hui sans issue.

En 1844, des négociations s’établissent pour examiner les mesures qu’il serait nécessaire de prendre afin d’assurer aux pêcheurs français et anglais la libre exploitation de leur industrie et d’éviter les collisions qui ne pouvaient manquer de résulter de l’ordre de choses établi à Terre-Neuve. Ces conférences n’aboutissent qu’à une proposition de droit concurrent pour les Anglais sur une partie de notre côte en échange d’un droit analogue pour nos pêcheurs au Labrador et à Belle-Île ; on stipulait en outre en notre faveur la libre exportation de l’appât aux îles Saint-Pierre et Miquelon. Cette affaire n’eut pas de suites. De nouveaux pourparlers ne sont pas plus heureux en 1851. Le gouvernement français proposait alors de restreindre à la seule baie de Saint-George, abandonnée par nos pêcheurs, occupée de fait par les Anglais, ce partage de notre droit exclusif, moyennant des concessions plus importantes que celles dont il avait été précédemment question en 1844. Au mois de mai 1856, M. le capitaine de frégate Pigeard fut chargé de se rendre à Londres pour y discuter auprès du gouvernement britannique les termes d’un nouvel arrangement, et l’on put croire un instant à la solution possible du problème en question. Un projet de convention fut arrêté entre notre représentant et le département des colonies. Il établissait clairement la nature de nos droits sur les points les plus fréquentés par nos pêcheurs en échange d’une concession de droit de pêche commune dans les baies que nous exploitions peu, du fait de l’insuffisance de nos armemens. Au nombre de celles-ci se trouvait la baie de Saint-George, située sur la côte ouest de l’île, que les Anglais considéraient comme l’une des plus importantes de leur territoire au point de vue de la création possible dans l’avenir d’un établissement industriel à Terre-Neuve. Nous devenions en même temps libres de pêcher dans toutes les rivières, à Belle-Île et au Labrador. Cet arrangement avait le bon côté de n’avantager aucune des deux parties, ce qui semblait en garantir l’exécution.

Les ratifications avaient été échangées à Londres le 23 janvier 1857, et les deux gouvernemens semblaient d’accord. Quand on apprit à Saint-Jean de Terre-Neuve la nouvelle de ces préliminaires, des cris séditieux furent proférés contre la reine, le pavillon anglais fut attaché à la queue d’un cheval, qu’on promena dans les rues de la ville, et le gouverneur fut insulté dans sa demeure. Le parlement s’indigna dans une de ses séances et refusa positivement d’adhérer à la convention. Le gouvernement de la reine, en présence de cette déclaration, fit savoir aux commissaires français que le projet d’arrangement ne pouvait avoir de suites, que la sanction du parlement de Saint-Jean était indispensable aux négociations, et qu’il se reconnaissait impuissant à modifier l’opinion si hautement manifestée par ce parlement. Le gouvernement français se plaignit que la révision d’un traité dont les signataires avaient été l’Angleterre et la France fût soumise au bon vouloir d’un parlement étranger, et fit observer en même temps que l’établissement du régime parlementaire à Terre-Neuve ne pouvait dégager la métropole de ses engagemens avec nous. En résumé, cette tentative de conciliation n’avait eu d’autre effet que de mettre en pleine lumière les sentimens hostiles de la législation locale à l’égard de nos pêcheries et son influence prépondérante sur les décisions de l’Angleterre.

Quelle était, au milieu de ces pourparlers sans résultats, l’attitude de notre division navale à Terre-Neuve ? Chargée de faire respecter nos droits, que faisait-elle, alors que, sous ses yeux, on les violait ouvertement ? Sa situation n’était rien moins que facile. Tantôt elle recevait pour instructions de ménager les pêcheurs anglais, de fermer les yeux sur les contraventions, d’éviter en un mot toute cause de mésintelligence entre les deux pays ; c’est ainsi que, pendant la guerre de Crimée, nos croiseurs durent s’abstenir de toute surveillance effective. En d’autres circonstances, généralement à la suite d’une négociation rompue, on semble recourir à des mesures de rigueur pour faire rentrer nos pêcheurs dans le libre et plein exercice des droits que leur attribuent les traités. Nos officiers ont alors pour ligne de conduite de porter partout l’alarme, d’annoncer pour la saison prochaine une répression sévère de tous les abus. Les effets se faisant toujours attendre, les résidens s’inquiètent peu de ces menaces, et, si l’on s’en émeut, c’est à Saint-Jean, puis à Londres. Pendant la campagne de 1858, les riverains anglais sont prévenus par nos capitaines que tout exercice de pêche leur sera formellement interdit l’année suivante, et c’est alors que le cabinet de Saint-James, effrayé par les conséquences que peut entraîner une pareille mesure, met en avant la proposition d’une enquête parlementaire à Terre-Neuve, proposition agréée à Paris. Le soin de cette enquête fut confié à une commission mixte qui se réunit sur les lieux le 1er mai 1859. La France était représentée par M. le capitaine de vaisseau de Montaignac de Chauvance, commandant la division navale de Terre-Neuve, et par M. de Gobineau, premier secrétaire d’ambassade. Les délégués de l’Angleterre étaient M. Kent, remplissant l’office de colonial secretary de Terre-Neuve, et M. le capitaine Dunlop, commandant le Tartare.

Les commissaires des deux nations inspectèrent en commun les havres de la côte, se réunissant alternativement à bord du Tartare et de la corvette le Gassendi, interrogeant les riverains et les pêcheurs, soit en anglais, soit en français, suivant leur nationalité. Après chaque séance, un procès-verbal était rédigé dans les deux langues, et signé lorsque la commission en avait examiné le contenu et reconnu la traduction conforme. Les travaux de l’enquête furent terminés le 29 août 1859 à bord du Gassendi. L’étude approfondie des textes des traités, l’examen des interprétations diverses dont ils ont été l’objet de la part des légistes anglais, confirmèrent les délégués français dans l’opinion que nos droits étaient bien exclusifs, plus réels et plus étendus qu’on ne l’avait cru jusqu’alors. Aussi furent-ils conduits à penser d’un commun accord que ces droits étaient inattaquables, faciles à maintenir, et qu’il n’était pas besoin, pour les faire respecter, d’entrer dans une voie de concessions qui pouvaient nous les faire perdre. MM. de Montaignac et de Gobineau fixent à 3,000 âmes le chiffre de la population anglaise établie sur notre côte, et constatent qu’il a doublé dans une période de vingt ans. La lenteur de ce développement leur fait émettre l’opinion que, sans la tolérance commandée à nos stations navales, il n’y aurait pas eu d’immigration. En conséquence, le moyen le plus efficace de l’arrêter dans sa croissance est à leurs yeux d’interdire la pêche aux riverains pour les forcer à déguerpir, usant en ceci d’une sévérité graduée, et de multiplier nos établissemens sur notre côte réservée. La commission mixte s’arrêta dans ses conclusions aux propositions suivantes : organisation en commun d’une police locale chargée de régler les différends entre les sujets anglais et français ; liberté complète de vendre et d’acheter l’appât pour les pêcheurs des deux nations, sous la réserve qu’il serait interdit chaque année, sur la côte de Terre-Neuve, de seiner le hareng du 20 octobre au 1er avril suivant. Au mois de mars 1860, les travaux de la commission furent remis à l’étude et considérés comme pouvant servir de bases à un arrangement amical ; mais des difficultés s’élevèrent, un mouvement d’hostilité se produisit à Saint-Jean à la suite d’un commencement d’action des autorités anglaises dans un sens favorable à nos intérêts, et tout en resta là. Si l’enquête de 1859 n’eut d’autre résultat que le maintien du statu quo, les documens qu’elle a laissés sont toujours les plus certains et les plus clairs que l’on possède sur l’état des choses à Terre-Neuve dans un temps où l’on ne désespérait pas encore de pouvoir concilier nos intérêts et ceux d’une population qui semblait les menacer déjà. À dater de cette époque, la situation se complique de jour en jour.

Impropre aux travaux agricoles en raison de l’extrême rigueur du climat, l’île de Terre-Neuve ne se connaissait d’autres ressources que celles qu’elle tirait de la pêche, quand on découvrit, en 1859, des mines de cuivre et de plomb qui promettaient un avenir plus riche aux habitans. Ces gisemens miniers n’avaient malheureusement, à de rares exceptions près, d’autres débouchés que la partie du littoral où nous avions le droit de pêche, et l’exploitation n’en pouvait avoir lieu qu’au préjudice de notre industrie. L’inconvénient n’était pas un obstacle pour la législature de Saint-Jean, et déjà les concessions étaient faites, quand le gouvernement britannique refusa de les ratifier. Le même gouvernement, se trouvant en présence d’un nouvel état de choses si contraire aux intérêts de sa colonie, provoquait en 1866 la reprise des négociations en laissant cette fois au parlement de Saint-Jean le soin d’en fournir les bases et de remettre ses conclusions dans les mains de M. le capitaine de vaisseau de Lapelin, alors commandant de la station française à Terre-Neuve. Ces conclusions sont caractéristiques. Tout d’abord il est admis que les sujets anglais, tant qu’il ne s’agit pas d’objets ou de travaux se rapportant à la pêche, ont le droit de construire des établissemens sur notre côte réservée, et de se servir du rivage. Conséquemment la législature locale a qualité pour accorder sur la côte française toutes les concessions qui ne seraient pas de nature à nuire à nos pêcheries ou à leur faire concurrence. Dans aucun cas, les sujets français ne pourront être autorisés à faire pêche soit à Belle-Île, soit au Labrador. La seule concession qui puisse leur être faite dans un arrangement à venir sera le droit d’acheter librement l’appât sur la côte anglaise, à l’époque où la pêche du capelan et du hareng est permise aux sujets anglais. En résumé, le parlement s’arrête aux propositions suivantes, qui sont la négation formelle de l’existence de nos droits : 1o Nomination d’une commission mixte, ne pouvant connaître que des affaires relatives aux pêcheries. 2o Les établissemens anglais existant actuellement à la baie Saint-George, à Cod-Roy, à la baie des Îles, à Bonne-Baie et à la Baie-Blanche, seront conservés. Les Français ne devront pas s’opposer à ce que les Anglais pêchent sur ces points. Des constructions pourront être élevées dans ces baies et sur les autres parties du littoral, pourvu qu’elles n’opposent pas d’obstacles aux privilèges de pêche des Français, tels qu’ils seront définis par la commission mixte. Les sujets anglais ne seront ni empêchés ni inquiétés dans leur pêche sur aucun point de la côte où ils ne feront pas concurrence aux Français. 3o La commission mixte ne pourra supprimer, comme nuisant au droit de pêche des Français, aucune des constructions établies depuis cinq ans, sans qu’une indemnité soit fixée ; mais nulle indemnité ne sera due pour la suppression des établissemens de ce genre qui seraient construits par la suite sans le consentement de la commission mixte. 4o La commission mixte déterminera la limite jusqu’à laquelle les Français pourront former leurs établissemens de pêche. Les Anglais auront le droit exclusif de la pêche des rivières et celle du saumon. 5o La zone du littoral dont les Français auront l’usage temporaire sera déterminée, afin que rien ne s’oppose aux concessions du territoire hors de cette zone, non plus qu’à la construction d’établissemens d’intérêt minéral sur cette zone elle-même.

Nous voilà bien loin des traités d’Utrecht et de Versailles, et M. le commandant de Lapelin, en repoussant énergiquement la possibilité d’une négociation sur de pareilles bases, écrivait avec raison : « On nous demande tout et on ne nous donne rien ! » Cet essai de conciliation dont le gouvernement anglais avait pris l’initiative est le dernier que l’on ait tenté. Depuis ce temps, nous avons vécu au jour le jour, voyant grandir les difficultés, constatant chaque année de nouveaux empiétemens et notre impuissance à les réprimer. En examinant dans leur ensemble ces négociations infructueuses, on est frappé du bon vouloir mis en action par l’Angleterre, et de l’opposition persistante que rencontrent ses propositions dans le parlement de Saint-Jean. Il n’est pas inutile de rechercher les causes qui divisent ainsi l’opinion de la métropole et celle de sa colonie. Si le gouvernement anglais n’est plus d’accord avec le nôtre sur l’interprétation à donner aux traités et sur la nature des droits qu’ils nous confèrent, c’est qu’il a changé d’avis. Jusqu’en 1838, les autorités anglaises n’émettent aucun doute sur la validité de ces droits, et nous les voyons, en plusieurs occasions, prendre en main nos propres intérêts. En 1788, un acte du parlement investit le gouvernement de tous les pouvoirs nécessaires pour faire enlever de la côte française « tous échafauds, cabanes, navires, bateaux appartenant aux sujets de sa majesté britannique, et qui pourraient servir à prendre le poisson, et, dans le cas où lesdits sujets refuseraient de s’éloigner des localités susdites, les officiers compétens sont autorisés à les faire partir sans aucune distinction de personnes, et nonobstant toute loi, usage ou coutume à ce contraire. » En 1802, l’amiral Gambier, gouverneur de Terre-Neuve, déclare que tous les établissemens de pêche doivent être détruits sans distinction, et que tous les sujets britanniques sont astreints à vider les lieux ; vingt-deux ans plus tard, un nouvel acte du parlement proroge pour cinq années les pouvoirs donnés à la couronne par l’acte précité de 1788. En 1835, les jurisconsultes de la reine, consultés par le ministère sur la question de savoir si, aux termes des traités, les sujets anglais ne pouvaient être admis à partager avec les Français le droit de pêche sur la côte réservée, déclarent que dans leur opinion les Français ont le droit exclusif de pêche sur la partie de la côte de Terre-Neuve mentionnée dans le traité de 1783. Les mêmes hommes spéciaux, appelés à se prononcer de nouveau en 1837, émettaient l’opinion suivante : « S’il existait réellement, dans les limites du district en question, un espace véritablement suffisant pour que les pêcheurs des deux nations pussent y pêcher sans être en contact les uns avec les autres (interfering with each others), nous penserions que ce pays n’est pas astreint à empêcher ses sujets d’y pêcher. Il paraît cependant, d’après le rapport de l’amiral Halkett, que cela est difficilement praticable, et nous pensons que, suivant la véritable portée du traité et de la déclaration, les sujets britanniques sont exclus (precluded) du droit d’y pêcher, s’ils ne peuvent le faire sans apporter quelque gêne à la pêche française. » C’est alors que lord Palmerston, répondant aux réclamations déjà nombreuses formulées par le gouvernement français au sujet de l’établissement des premières familles anglaises sur notre côte, déclare que « l’on ne trouve dans aucun des documens publics du gouvernement britannique que le droit des sujets français à la pêche exclusive, soit de la morue, soit du poisson en général, ait été positivement reconnu (specifically recognised). » Ainsi de 1713 à 1738 nous avons exercé à Terre-Neuve un droit de pêche que les hommes d’état et les jurisconsultes de l’Angleterre ont considéré comme exclusif, et ce n’est qu’à partir de cette dernière date que le droit exclusif se transforme en tolérance, ou tout au moins en droit concurrent. Il est malaisé de croire que le souvenir, parfois assez gênant, d’une politique entièrement contraire à celle qui prévaut aujourd’hui dans le parlement anglais ne soit pas venu s’ajouter aux raisons d’intérêt direct qui ont fait souvent au gouvernement de la reine une obligation de chercher à résoudre à l’amiable des difficultés sans cesse renaissantes.

Quant à l’attitude hostile de la législature locale de Terre-Neuve, elle est en grande partie la conséquence de l’émancipation d’une colonie qui se montre aujourd’hui jalouse à l’excès de ses pouvoirs, la considère comme une atteinte à sa liberté toute intervention de la métropole dans une affaire que seule, à ses yeux, elle a droit de juger. Les manifestations qui se produisirent à Saint-Jean en 1857, quand on y connut l’échange des ratifications de la convention Pigeart, en sont la preuve évidente. La question des pêcheries était loin de comporter autant de véhémence ; en réalité, on en fit un prétexte pour protester contre l’initiative anglaise, qui fut considérée comme un grave oubli des prérogatives constitutionnelles. On s’en émut au Canada, dans la Nouvelle-Écosse ; les hommes les plus importans excitaient alors l’opinion et publiaient dans les journaux de violentes attaques contre l’Angleterre ; l’évêque catholique de Terre-Neuve alla, dans une lettre restée célèbre, jusqu’à réclamer au besoin l’appui des États-Unis.

Nous avons indiqué l’origine et la nature de la question de droit existant à Terre-Neuve. Insoluble jusqu’à ce jour, nous inclinons à croire qu’elle n’a plus désormais de solution possible dans l’ordre des idées dont se sont précédemment inspirés les négociateurs. Pour le faire comprendre, prenons la question telle qu’elle s’impose actuellement sous nos yeux. Pendant la campagne de 1873, M. le gouverneur de Terre-Neuve évaluait à 20,000 âmes la population qui s’est implantée sur notre côte ; en faisant la part d’une exagération dictée par un légitime amour-propre, il est permis d’affirmer qu’elle a plus que triplé dans l’espace de quinze ans. Ces Anglais, misérables au début, sont maintenant installés en bon nombre dans une grande partie de nos havres, non plus comme autrefois à titre de tolérance, mais ouvertement ; ils pêchent librement, avec toute sorte de filets, sur les points que nous n’occupons pas, et fréquemment aussi dans les mêmes parages que nos pêcheurs. Ce sont non plus des familles abandonnées pour ainsi dire dans un pays désert, mais des agglomérations compactes de gens vivant dans l’aisance et travaillant à leur fortune. L’administration de Saint-Jean s’en occupe, leur envoie des pasteurs protestans, songe à leur donner des écoles, en un mot met tout en œuvre pour développer rapidement la formation des villages sur toute l’étendue du French-Shore. Les croiseurs anglais protègent partout leurs nationaux, sous la condition toutefois qu’ils ne gênent pas les nôtres. Il ne s’agit plus d’empiétemens partiels, qui n’atteignaient en réalité que la question de droit, c’est un envahissement en règle dont les progrès s’accentuent tous les ans. Le jour n’est pas loin où changeront les rôles, et l’on peut prévoir que bientôt sur la côte française les Français seront des intrus. Que fait la division navale chargée de protéger la pêche ? Son rôle est bien ingrat : partout elle constate le développement de la concurrence étrangère, partout elle proteste en invoquant notre droit exclusif, et toujours on lui répond que ce droit ne nous appartient pas.

Tout n’est pas là, car la question des pêches a cessé d’être le point d’intérêt dominant à Terre-Neuve. Depuis 1866, de nouvelles mines de plomb argentifère ont été découvertes dans la région qui s’étend parallèlement aux collines de la baie de Saint-George et sur la côte qui forme la rade est de Port-à-Port (côte ouest). L’absence de routes praticables ne laisse au minerai d’autre débouché que le rivage, et ce rivage est occupé par nous. Comme en 1859, la législature de Saint-Jean a favorisé de toute son action la mise en exploitation de ces mines ; nous avons protesté, et, par ordre du gouvernement de la reine, les concessions ont été déclarées sans valeur et les travaux interrompus. Faut-il en conclure que jamais ils ne seront repris ? Pouvons-nous détenir ainsi improductif un capital que les clauses d’un traité laissent entre nos mains ? En présence d’une population, non plus à l’état embryonnaire, mais régulièrement constituée, dont les besoins et les prétentions grandissent tous les jours, pouvons-nous espérer le maintien d’un privilège dont les circonstances ont rendu l’exercice impossible dans la pratique ? Quels que soient les traités, nos pêcheries sont une entrave à la prospérité d’un pays qui vient de sentir sa richesse et s’indigne de n’en pouvoir tirer parti.

Il ne s’agit plus de discuter les textes ; le traité d’Utrecht n’a plus sa raison d’être. En pareille matière, une situation s’impose comme un fait, on ne la ramène pas en arrière. Prétendons-nous, comme en 1859, faire déguerpir les Anglais de la côte ? Rien n’est plus impossible, et l’on n’y peut songer. Pensons-nous enrayer le progrès à Terre-Neuve en paralysant, à force de surveillance, l’action des résidens anglais ? Toute surveillance effective conduit aux mesures de rigueur ; toute mesure de rigueur frappant des sujets étrangers est la source certaine de grandes complications. Il serait d’ailleurs d’autant plus difficile d’entrer dans cet ordre d’idées que les officiers des deux marines se placent pour juger les faits à des points de vue directement opposés, conformément aux instructions contradictoires qu’ils reçoivent de leurs gouvernemens respectifs. Admettons-nous le principe de la pêche concurrente ? Ce serait ruiner du coup notre industrie et perdre les avantages que mettent en nos mains les traités. Si le rachat de nos droits doit être un jour mis en cause, — et c’est là que serait à nos yeux la solution favorable à nos intérêts, — nous devons en principe les conserver dans une intégrité parfaite ; l’impossibilité dans laquelle se trouve placée l’île de Terre-Neuve d’exploiter ses mines à la côte ouest en accroît encore la valeur. Rentrerons-nous dans la voie jusqu’à ce jour impraticable des concessions réciproques ? Ces concessions, comment les définir ? Les prétentions du parlement de Saint-Jean sont les mêmes : on nous demande tout, on ne nous donne rien ! Que ferons-nous donc ? car la situation présente ne saurait se prolonger longtemps. Nul ne pouvait répondre, quand tout à coup on entrevit une chance de voir la question se déplacer à notre avantage par l’entrée de l’île de Terre-Neuve dans la confédération du Dominion.

La création de l’état du Dominion remonte à 1841. Il fut alors constitué par la fédération parlementaire du Haut et du Bas-Canada. En 1867, les deux provinces réunies, qui jouissaient déjà d’une autonomie voisine de l’indépendance, s’incorporaient la Nouvelle-Écosse, le Nouveau-Brunswick, la province de Manitoba, la Colombie anglaise, et prenaient le nom de Dominion. À la même époque, le parlement de la confédération s’ouvrait à Ottawa, petit bourg canadien devenu capitale, et proclamait l’acte d’union voté par le parlement anglais. En 1873, l’île du Prince-Édouard s’annexait librement à la nouvelle puissance et venait en augmenter la richesse. Cette concentration de ses possessions de l’Amérique du Nord sous une même administration offrait aux yeux du gouvernement de la reine l’avantage de réunir dans un même faisceau des intérêts jusqu’alors en désaccord et de les garantir contre une agression possible et toujours redoutée des États-Unis ; on espérait aussi paralyser les agissemens d’un parti nombreux au Canada qui manifeste hautement ses sympathies pour l’union. Le Dominion jouit d’un gouvernement qui lui est propre, composé d’un parlement et d’un sénat qui décident souverainement toutes les questions. Partout, sauf à Halifax, les milices ont remplacé les troupes anglaises, les seuls fonctionnaires anglais sont le gouverneur-général et les lieutenans-gouverneurs de chaque état, auxquels il ne reste que l’ombre d’un pouvoir honorifique et que l’on choisit en Angleterre très sympathiques à l’esprit de la colonie. C’est une république fédérale en voie de formation rapide ; le jour n’est pas loin où l’élection d’un président rendra pour toujours le Dominion indépendant de la métropole. Nous retrouvons ici la ligne de conduite adoptée par l’Angleterre à l’égard de ses colonies. Pour les faire riches, elle les fait libres, et les abandonne promptement à leurs ressources administratives et financières.

Nos colonies sont à la fois si coûteuses et si pauvres, alors que plusieurs d’entre elles renferment d’incontestables élémens de richesse, qu’il est superflu de comparer un système qui a doté l’Angleterre de tant de possessions si belles avec une centralisation qui ne permet pas plus de coloniser que de faire vivre une colonie. L’esprit public en France s’inquiète peu de ces établissemens, quelque voisins ou lointains qu’ils soient ; on les confond souvent les uns avec les autres, on semble même ignorer qu’ils existent. Notre sol est si beau, si riche, si divers, qu’il semble devoir éternellement nous suffire, et cependant la société voit grandir dans son sein des appétits plus menaçans de jour en jour ; impuissante à les satisfaire, n’en viendra-t-elle pas à regretter trop tard de n’avoir pas ouvert un champ plus vaste à l’entreprise en favorisant largement le travail et l’esprit d’aventure dans ces pays nouveaux encore, où la terre féconde n’attend que le travailleur ? On a tant douté de nos aptitudes en matière coloniale qu’il est aujourd’hui de rigueur d’admettre qu’elles sont nulles. N’avons-nous donc rien su fonder ? Notre histoire ne garde-t-elle pas la trace éclatante encore des plus belles colonies qu’on ait vues ? Souvenons-nous de l’Inde, des travaux de Dupleix et de La Bourdonnaye, de Bourbon et de l’Ile de France, dont la richesse fut si grande, d’Haïti, la reine des Antilles, qui versait tous les ans dans la métropole 80 millions de revenu, et du Canada, ce beau pays dont l’âme est restée française malgré la prospérité que lui a donnée l’Angleterre. On ne remonte pas sans un sentiment mêlé de tristesse et d’orgueil le fleuve Saint-Laurent, cette merveille du monde où, le premier de tous, a paru notre pavillon ; on n’entre pas sans émotion dans Québec, qui garde encore en partie nos murailles, si glorieusement défendues que le vainqueur lui-même a consacré la gloire des défenseurs. Qui donc a dit, en présence de pareils témoins, que la France n’a rien su fonder ? Elle est encore vivante et bien aimée dans ces contrés lointaines, et nous avons pu nous convaincre que sa mémoire n’y périra pas. Ce ne sont pas des souvenirs épars, c’est une population tout entière qui garde notre religion, notre langue et nos usages ; elle s’étend dans tout le Canada, on la trouve jusqu’aux frontières des États-Unis. Il est rare qu’un de nos bâtimens de guerre se présente devant Québec ; le cas échéant, la ville est tout en fête. On se presse à bord, on entoure l’état-major et l’équipage des prévenances les plus affectueuses. « Nous venons voir nos gens, » disent les Canadiens en montant sur le pont, et rien n’est plus touchant que de les voir, avec leur bon sourire, parler à nos marins de cette patrie qu’ils aiment et conservent au fond du cœur sans l’avoir connue jamais. S’il est parfois douloureux, au lendemain de nos revers, de subir à l’étranger la pitié des uns et l’indifférence des autres, il est bien doux de s’arrêter, ne fût-ce que pendant un jour, dans un pays trop courtois pour blâmer ou pour plaindre ses hôtes, fidèle à la tradition de ses souvenirs et sincère dans son amitié.

On pense généralement à Québec que l’entrée de l’île de Terre-Neuve dans la confédération du Dominion ne se fera pas attendre plus de deux ans. La raison dominante de cette annexion se trouve dans la pauvreté de l’île anglaise, pauvreté qui rend impossible l’exploitation des mines, le percement des routes et l’exécution des travaux de nécessité première. Le crédit de la confédération couvrirait ses entreprises et lui permettrait de tirer un meilleur parti de son sol. Telle est à Terre-Neuve la manière de voir du parti le plus riche, et qui compte les futurs concessionnaires des gisemens miniers. Une autre opinion, répandue dans la classe laborieuse, soutenue par quelques hommes influens, ennemis jurés de notre droit de pêche, redoute l’augmentation des taxes, la réduction des pouvoirs de la législation locale, et s’oppose à l’annexion. Il existe en outre un troisième parti qui, tout en voulant le maintien de l’autorité administrative, affiche ouvertement ses sympathies pour les États-Unis ; c’est à son influence qu’il faut attribuer l’adhésion du parlement au traité de Washington, dont une des clauses ouvre aux pêcheurs américains les eaux territoriales de l’île de Terre-Neuve. Quant à l’Angleterre, tout semble indiquer qu’elle verrait sans déplaisir l’incorporation de sa colonie dans l’état du Dominion. L’intolérance du parlement de Saint-Jean n’est pas sans doute étrangère à cette attitude voisine du désintéressement d’un gouvernement dont la situation devient de jour en jour plus difficile à notre égard, et qui peut être à bon droit las d’un contrôle ingrat pour ses fonctionnaires, onéreux pour ses finances et d’importance médiocre pour son autorité dans l’Amérique du nord.

Cette annexion, si jamais elle a lieu, sera-t-elle favorable à nos intérêts ? Obtiendrons-nous du parlement d’Ottawa la solution que nous cherchons en vain ? Nous semblons l’espérer, et notre politique semble aujourd’hui l’expectative du changement qui doit se produire dans les destinées administratives de l’île de Terre-Neuve, le jour où la confédération du Dominion absorbera son autonomie. Notre espoir s’appuie sur les sympathies que la France a toujours trouvées au Canada et sur la grande influence de l’élément canadien dans les affaires de la confédération ; mais, si bien disposée que se montre à notre égard la nouvelle puissance, par quels moyens rendra-t-elle claire pour l’avenir une situation qui compte aujourd’hui cent soixante ans d’existence et qui n’est pas encore définie ? Nous n’en connaissons qu’un seul, radical en vérité, mais infaillible, le rachat absolu de nos droits. Que nous traitions avec l’Angleterre ou le Dominion, c’est là que nous conduit la logique des choses : tirer le meilleur parti possible de la cession de notre privilège, tel est le but auquel nous devons tendre pour sortir d’une impasse qui sera toujours, et quoi que l’on fasse, préjudiciable à nos intérêts. Enrayée par la tradition, immobilisée par le monopole, la pêche des côtes ne retrouvera pas son ancienne importance ; les intérêts qui s’agitent à Terre-Neuve la dominent et la condamnent, elle est sans avenir possible. En lui prêtant toujours et partout le concours de ses bâtimens, l’état assume une lourde charge, et le rôle de ses divisions navales devient de plus en plus ingrat. Si nous avons réussi jusqu’à ce jour à sauvegarder nos droits dans leur principe, faisons-les valoir quand s’en trouvera l’occasion, non plus en réclamant l’exercice d’un privilège affirmé par les traités, mais en réalisant d’une manière définitive le capital certain qu’ils représentent. Reportons alors tous nos efforts sur la pêche des bancs, et conservons-lui pour appui les îles Saint-Pierre et Miquelon, rajeunissons nos procédés, nous en aurons bientôt les bénéfices, et nous rendrons le rude état de nos marins moins dangereux et moins pénible.

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