Les Pères de l’Église/Tome 1/Seconde Apologie (saint Justin)


Pour les autres éditions de ce texte, voir Apologies (saint Justin).

SECONDE APOLOGIE.

I. Romains, ce qui vient d’arriver sous Urbicus dans cette capitale, et la conduite tyrannique de vos autres magistrats sur tous les points de l’empire, me forcent, dans vos propres intérêts, de vous adresser cette nouvelle requête ; car vous êtes hommes comme nous, et de plus, vous êtes nos frères, quand vous ne le sauriez pas ou que vous rougiriez de l’être, à cause de l’éclat de vos titres et de vos dignités.

Si vous exceptez les hommes persuadés qu’il existe un feu éternel réservé aux méchants et aux voluptueux, tandis que les amis de la vertu, ceux qui règlent leur vie sur celle de Jésus-Christ, vivront à jamais avec Dieu, exempts de tous maux, c’est-à-dire excepté les hommes qui sont devenus Chrétiens, tout le reste est contre nous.

Rencontrez-vous un homme justement puni pour ses crimes, par un père, par un voisin, un ami, un fils, un frère, un époux, une épouse ? nous avons en lui un ennemi juré. Sa volonté obstinée au mal, son amour effréné des plaisirs, son cœur rebelle à la vertu, l’arment contre les Chrétiens. Ajoutez la haine infatigable du démon qui attache à son culte, anime de son esprit, tient sous sa dépendance des juges de ce caractère, et vous connaîtrez les ennemis qui ne cessent de vous demander notre mort.

Le fait dernièrement arrivé sous Urbicus va vous en convaincre.

II. Il importe que vous en connaissiez la cause ; je vais vous exposer tout ce qui s’est passé. Une femme avait un mari extrêmement débauché, elle était elle-même de mœurs peu régulières. Mais devenue Chrétienne, elle ne se contenta pas de changer de conduite, elle voulut encore tirer son mari de ces criminelles habitudes. Elle lui parlait de la doctrine de Jésus-Christ, elle lui montrait dans l’avenir les feux éternels réservés à ceux qui vivent au gré de leurs passions et refusent d’écouter le langage de la raison. Mais celui-ci, loin de renoncer à ses désordres, s’y plongea de plus en plus, au point d’aliéner entièrement de lui le cœur de sa femme : elle crut ne pouvoir sans crime rester avec un mari dont les passions effrénées souillaient le mariage et ne respectaient aucune loi, elle résolut donc de quitter sa couche et de faire rompre ses liens. Mais ses amis l’engagèrent à user de patience, à différer encore. Ils lui représentaient que son mari pouvait changer ou du moins lui donner cet espoir. Elle se laissa gagner et se fit violence pour rester avec lui ; mais dans un voyage qu’il fit à Alexandrie, il lui déclara qu’il ferait pis encore. C’est alors qu’elle craignit d’être la complice impie et sacrilége de ses turpitudes, si elle continuait à partager sa table et son lit : elle lui envoya donc ce que vous appelez un libelle de divorce.

Ce digne mari, qui aurait dû se réjouir de ce que sa femme, qui se livrait auparavant au vin et à tous les genres d’excès avec des esclaves et des ouvriers, non-seulement était changée, mais voulait le changer lui-même, refusa le libelle et l’accusa d’être Chrétienne. Alors, prince, elle vous présenta à vous-même une requête, demandant qu’il lui fût permis de régler ses affaires domestiques, et promettant de répondre ensuite à l’accusation. Vous consentîtes à sa demande.

Son mari ne pouvait plus la poursuivre ; mais alors il tourna sa fureur contre un certain Ptolemée, qui l’avait instruite dans la religion chrétienne, et qu’Urbicus fit mettre à mort. Mais voici comme il parvint à ses fins. Il pria un centurion de ses amis de se saisir de la personne de Ptolemée pour le jeter en prison, et de se borner à lui demander s’il était Chrétien. Ptolemée, qui avait horreur du mensonge et de la moindre dissimulation, n’hésite pas un moment à répondre qu’il est Chrétien. À ce mot, le centurion le jette dans un cachot, dont on le tira après de longues souffrances, pour le conduire devant le tribunal d’Urbicus. Celui-ci lui fit la même question et en obtint la même réponse. Plein d’une noble confiance qu’il avait puisée à l’école de Jésus-Christ, Ptolemée confessa une seconde fois le nom chrétien, car nous ne pouvons nier en pareille circonstance que pour deux raisons : ou parce que nous condamnons la chose dont il s’agit, ou parce qu’elle nous condamne nous-mêmes et nous force à rougir ; mais rien de semblable ne se rencontre dans un vrai Chrétien. Sur la sentence d’Urbicus, Ptolemée est traîné au supplice. Cette injustice révolte un autre disciple nommé Lucius, qui se trouvait là par hasard. Il interpelle le préfet en ces termes : « Pourquoi condamnez-vous un homme qui n’est accusé ni d’adultère, ni de vol, ni d’homicide, ni de rapt ; qui n’est, en un mot, convaincu d’aucun crime, et qui seulement confesse le nom chrétien ? Croyez-moi, Urbicus, ce jugement ne s’accorde pas avec les intentions ni du pieux empereur, ni du philosophe son fils, ni du sacré sénat. » Urbicus, sans autre réponse, dit à Lucius : « Tu me parais aussi faire partie de ces gens-là ? — Oui, certainement ! » s’écrie Lucius. Alors le préfet commande qu’il soit aussitôt conduit au supplice. Et Lucius, de son côté, lui rend grâce de ce qu’il le délivrait de pareil maîtres, et lui ouvrait la voie pour remonter vers son père, le roi des cieux. Il en survint un troisième qui fut livré au même supplice.

III. Je m’attends à quelques embûches semblables de la part de ces hommes dont j’ai parlé. Ils me feront aussi attacher au poteau. Je n’échapperai certainement pas à ce Crescent, qui aime le bruit et l’ostentation. On l’appelle philosophe : mérite-t-il ce nom, lui qui ne nous connaît pas et qui, pour complaire à la multitude, nous accuse d’être des impies et des athées ? S’il nous persécute sans nous connaître, n’est-il pas le plus méchant des hommes, bien au-dessous de l’ignorant ? Car celui-ci s’abstient de parler de ce qu’il ne sait pas, et de porter faux témoignage. S’il est instruit de notre doctrine, il n’en comprend donc pas la sublimité ? Et s’il la comprend, d’où vient sa conduite à notre égard ? Craint-il qu’on ne le soupçonne d’être Chrétien ? Dès lors il n’en est que plus lâche et plus indigne. On ne voit en lui que l’esclave de la peur et du préjugé populaire le plus insensé.

Je veux que vous sachiez jusqu’où va son ignorance : j’ai pu m’en convaincre par les différentes questions que je lui ai proposées. Pour que vous soyiez bien convaincu de la vérité, je suis prêt à les renouveler devant vous, si vous ne connaissez pas nos discussions. Prince, cette attention est digne d’un empereur.

Mais si vous avez entendu parler et des questions et des réponses, il est évident pour vous qu’il ne connaît pas notre doctrine, ou que s’il la connaît, la crainte lui ferme la bouche et l’empêche de se prononcer, comme Socrate, pour la vérité. Dès lors ce n’est pas un philosophe, mais un esclave des préjugés, puisqu’il oublie cette maxime de Socrate, si belle et si philosophique : « Si vous respectez l’homme, respectez encore plus la vérité. » Mais vous ne verrez jamais s’élever à cette hauteur un cynique qui résume tout dans l’indifférence et qui ne connaît rien de mieux.

IV. Vous nous dites souvent : « Vous autres Chrétiens, si vous aspirez à mourir, que ne vous tuez-vous vous-mêmes ? vous jouirez plus tôt de votre Dieu et vous nous causerez moins d’embarras. »

Nous ne nous tuons point nous-mêmes ; interrogés, nous professons hardiment le nom Chrétien. En voici la raison : nous savons que c’est en vue de l’homme que Dieu a créé le monde. Nous vous avons déjà dit que le moyen de lui plaire, c’est de l’imiter ; que se déclarer pour le mal, par sa conduite ou par son langage, c’est l’offenser. En nous donnant la mort, nous empêcherions quelqu’un de recevoir la vie, d’être instruit de la foi chrétienne ; nous détruirions autant qu’il est en nous le genre humain ; nous contrarierions les vues de la Providence. Interrogés, nous confessons sans hésiter, et pourquoi ? C’est que nous n’avons à rougir d’aucun crime, c’est que nous savons que Dieu aime avant tout la vérité, et que nous nous croirions des impies si nous la dissimulions jamais ; c’est que nous brûlons du désir de vous la faire connaître et de vous désabuser de vos erreurs et de vos injustes préjugés.

V. Vous dites encore : « Mais si Dieu est pour vous, pourquoi vous laisse-t-il opprimer, livrer au supplice par ceux que vous appelez des impies ? »

Vous partez d’une fausse idée que je vais détruire. Quand le Dieu qui créa le monde eut soumis la terre à l’homme et disposé les astres, qu’il fit évidemment pour lui, de manière à rendre la terre féconde et ramener le retour des saisons, il commanda à ses anges de veiller sur l’homme et sur tout ce qui respire sous les cieux. Tel est le noble emploi qui leur fut confié. Mais plusieurs d’entre eux se corrompirent et furent appelés démons ; ils placèrent le genre humain sous leur joug, se firent rendre un culte, dresser des autels, immoler des victimes, et avec tous les crimes enfantèrent tous les maux. Vos poëtes en ont fait des dieux, et les ont désignés sous les noms que chacun de ces anges déchus avait pris.

VI. Mais le Dieu, père de l’univers, n’a point de nom parce qu’il est incréé. Celui qui reçoit un nom est moins ancien que celui qui l’impose. Aussi ces mots : Dieu, Père, Créateur, Maître, Seigneur, sont moins des noms que certaines manières d’exprimer ou des œuvres, ou des bienfaits. Il en est de même de son fils, le seul proprement appelé Fils, le Verbe qui précède toutes les créatures, qui existait avec le Père, qui est engendré du Père, par qui ce Dieu a tout créé, tout embelli : ce fils est désigné sous le nom de Christ, parce qu’il a reçu l’onction divine et que c’est par lui que Dieu a mis l’ordre dans l’univers. Car ce mot Christ renferme une signification toute mystérieuse, comme le mot Dieu n’est qu’une manière d’exprimer l’idée que nous avons naturellement d’un être ineffable. Le Verbe s’appelle encore Jésus, et ce mot le désigne en même temps comme homme et comme sauveur. Car il s’est fait homme, comme nous l’avons déjà dit, il a été mis au monde par la volonté de Dieu le père, pour sauver les hommes qui croient en lui et renverser l’empire du démon. Ce qui se passe aujourd’hui sous vos yeux peut vous en convaincre. En effet, au milieu de cette capitale, par tout l’empire, les Chrétiens triomphent du démon ; ils guérissent, au nom de Jésus crucifié sous Ponce-Pilate, des hommes dont cet ennemi s’était emparé, qu’il se plaisait à tourmenter, et que n’avait pu délivrer tout l’art des magiciens et des enchanteurs. De toute part sa puissance sur l’homme est détruite, renversée par les disciples de Jésus-Christ.

VII. Aussi est-ce en faveur des Chrétiens que Dieu conserve le monde. Sans eux, il aurait déjà disparu : tout serait dissous, confondu ; il n’y aurait plus ni méchants, ni démons. Oui, s’ils n’étaient la cause qui arrête le bras de Dieu, vous auriez cessé de nous persécuter et le démon d’allumer contre nous la haine. Le feu du jugement tombé du ciel consumerait tout sans distinction, comme autrefois le déluge détruisit toute la race humaine, à la réserve d’un seul homme que nous appelons Noé, et vous Deucalion, d’où sortit ensuite cette nouvelle génération d’hommes bons et mauvais qui s’est si fort multipliée. Nous disons qu’il doit arriver une conflagration générale et non un changement, une transformation des êtres les uns dans les autres, comme l’entendent les stoïciens : ce qui paraît absurde.

Nous disons encore que l’homme, soit qu’il agisse, soit qu’il souffre, n’est pas soumis à la loi du destin.

Qu’il fasse le bien, qu’il fasse le mal, c’est toujours d’après le libre choix de sa volonté. Ne supposez pas une autre influence que celle du démon, quand vous voyez les gens de bien comme Socrate et d’autres encore persécutés et jetés dans les fers, tandis qu’un Sardanapale, un Épicure et leurs semblables paraissent heureux, et vivent dans l’abondance et dans la gloire. Voilà ce que les stoïciens n’ont pas compris, quand ils ont tout soumis à la nécessité.

Si l’homme, si l’ange sont condamnés à un feu éternel, c’est qu’ils l’ont mérité ; et pourquoi l’ont-ils mérité ? c’est parce que Dieu les a créés libres. Ils nous a faits capables de vice et de vertu ; et sans cette faculté de pouvoir choisir entre le bien et le mal, tout ce que nous ferions serait sans mérite.

Vous trouvez la preuve de cette vérité dans les lois et dans les règles si sagement établies par les législateurs et par les philosophes de tous les pays, pour apprendre à l’homme ce qu’il doit faire et ce qu’il doit éviter.

Nous pouvons encore prendre ici à témoins les raisonnements des stoïciens, quand ils traitent de la morale ; et par là nous verrons plus clairement encore les aberrations de leurs systèmes, lorsqu’ils essaient de raisonner sur les principes des choses et sur la nature des esprits. S’ils disent que l’homme soumis à la loi du destin ne fait rien librement, ou que Dieu n’est autre chose que le grand tout qui change de forme, se dissout, pour se renouveller, qu’annoncent-ils, sinon une profonde ignorance de la nature des êtres incorruptibles ? Que font-ils de Dieu considéré dans son tout ou dans ses parties, sinon une triste composé de tous les genres de misères et de corruption ? Sont-ils amenés à dire qu’il n’y a ni vices ni vertus, alors ils viennent heurter toutes les saines notions, révolter le bon sens et la raison.

VIII. Cependant comme les stoïciens, ainsi qu’il arrive aux poëtes eux-mêmes, ont professé d’excellents principes de morale puisés dans la raison naturelle à l’homme, plusieurs, nous le savons, ont été en butte à la haine et mis à mort. Nous pourrions citer Héraclite parmi les anciens, Musonius parmi ceux qui fleurirent de nos jours, et d’autres encore. Car le démon, comme nous l’avons déjà fait voir, a toujours poursuivi de sa haine ceux qui se sont appliqués à vivre selon la raison et à fuir le vice, quel que fût d’ailleurs leur système de philosophie. Faut-il s’étonner si des hommes qui veulent régler leur conduite, non sur une partie de la raison disséminée de toutes parts, mais d’après tout le Verbe, c’est-à-dire Jésus-Christ, objet de leurs études et de leur contemplation, éprouvent une guerre encore plus acharnée de la part de cet ennemi de toute vertu ? Tous les jours ils le confondent et préludent par là au châtiment qu’il doit subir dans des feux éternels. Si déjà nous pouvons le vaincre par la seule vertu du nom de Jésus, peut-on douter de la vérité de ces feux qui lui sont réservés, ainsi qu’à ses adorateurs, comme les prophètes l’ont annoncé, comme Jésus-Christ notre maître l’a enseigné lui-même ?

IX. Et qu’on ne répète pas, avec certains philosophes, que tout ce que nous disons du supplice des méchants au milieu de feux éternels n’est qu’un vain bruit, un épouvantail qui amène à la vertu par la crainte, quand il faudrait lui gagner les cœurs par les charmes de sa beauté et le sentiment de l’amour.

Je n’ai qu’un mot à répondre. S’il n’y a point d’enfer, il n’y a point de Dieu ; ou s’il existe, il ne s’occupe pas de l’homme : dès lors plus de vice ni de vertu. C’est bien injustement que les législateurs ont établi des peines contre les transgresseurs de leurs plus belles lois. Mais puisqu’ils ne sont pas injustes, le chef des législateurs ne peut l’être, lui qui n’ordonne rien que par son Verbe.

Il n’y a d’injustice que dans ceux qui refusent de se soumettre. Mais, dira-t-on, les lois varient selon le pays : telle institution en honneur chez un peuple est un objet de mépris chez un autre, et réciproquement.

Écoutez la réponse à cette difficulté :

« Les mauvais anges ont fait des lois conformes à leur méchanceté, et les hommes qui leur ressemblent n’ont pas manqué de les adopter. Ensuite la raison s’est fait jour, et à sa lumière on a vu qu’il s’en fallait de beaucoup que toutes les idées fussent saines et toutes les lois sages ; que le bien et le mal se trouvaient mêlés. » Voilà ma réponse aux adversaires. Je puis leur donner d’autres raisons semblables et plus développées, s’il le faut ; mais je rentre dans mon sujet.

X. Il est évident que notre doctrine l’emporte sur toutes les doctrines humaines. Car tout ce qui est le Verbe se trouve dans le Christ qui nous a apparu : le Christ tout à la fois Verbe, corps et âme. Ce que vous trouvez d’admirable dans les législateurs et les philosophes découle de ce Verbe, qu’ils ont entrevu sous quelques rapports ; mais comme ils n’ont pas connu tout ce qui est du Verbe, c’est-à-dire Jésus-Christ, ils sont souvent tombés dans les plus étranges contradictions avec eux-mêmes ; et parmi les sages qui ont paru avant que Jésus-Christ vînt comme homme sur la terre, ceux qui entreprirent de tout examiner, de tout réformer à l’aide de la raison, furent mis en jugement comme des impies, comme de hardis investigateurs. Le plus ferme, le plus inébranlable de tous fut en butte à toutes les calomnies répandues aujourd’hui contre nous. On disait de lui : « Il introduit le culte de nouveaux génies, et refuse de reconnaître comme dieux les divinités de son pays. »

En proscrivant les mauvais génies comme les seuls auteurs de tous les crimes que racontent les poëtes, il conseillait de bannir aussi ces derniers et Homère à leur tête.

Et parce que tous ignoraient le vrai Dieu, il les exhortait à faire usage de leur raison pour arriver à cette connaissance, et leur disait :

« Ce n’est pas sans peine que vous parviendrez à découvrir le Dieu père et créateur de tout ce qui existe, ni sans danger que vous le ferez connaître, quand vous l’aurez découvert. » Ce que l’homme n’a pu faire, le Christ l’a fait par sa puissance. Voyez ce même Socrate : personne n’a cru à sa parole au point de vouloir mourir pour sa doctrine ; et le Christ, qu’il n’avait fait qu’entrevoir, le Verbe qui pénètre tout, qui a prédit l’avenir par ses prophètes et par lui-même, lorsqu’il enseignait les hommes pendant sa vie mortelle ; le Christ, dis-je, a trouvé dociles à sa parole, non pas seulement les ignorants et les gens du peuple, mais les savants et les philosophes, qui pour lui ont méprisé la gloire et la crainte de la mort.

C’est qu’ils avaient pour les soutenir la force ineffable de Dieu le père, et non les ressources de la sagesse humaine.

XI. On nous égorge ; les démons et les méchants prévalent ; mais ils n’auraient pas ce triomphe d’un moment, si tout homme ne devait mourir, si l’arrêt de mort n’était porté dès sa naissance. Aussi rendons-nous grâces lorsque nous payons ce tribut.

Citons contre Crescent et ceux qui partagent sa folie un endroit remarquable de Xénophon, qui trouve naturellement ici sa place :

« Hercule, dit-il, passant dan un carrefour, rencontra la vertu et la volupté, qui lui apparurent sous l’aspect de deux femmes. L’une était revêtue d’une robe élégante et voluptueuse ; sa parure relevait encore l’éclat de son visage ; son regard était doux et langoureux : elle l’exhortait à la suivre, lui promettant des habits d’une grande richesse, toutes les grâces de la beauté, toutes les délices de la vie. Mais la vertu, sévère dans ses vêtements comme dans l’expression de son visage, lui disait : Si vous voulez vous ranger sous ma loi, je vous donnerai pour parure non un éclat qui passe, non une beauté qui se flétrit, mais une gloire pure, éternelle. »

Nous aussi nous sommes certains que, pour arriver au vrai bonheur, il faut s’arracher à ce qui plaît dans la vie, et embrasser courageusement ce qui paraît difficile à la nature et contraire même à la raison. Que fait le vice pour couvrir sa laideur ? Il prend une sorte de masque, il se pare des dehors de la vertu, et par ce faux-semblant de la beauté incorruptible, car il n’a en propre que la corruption, il séduit l’homme, en fait son esclave et l’attache à la terre. Les maux qu’il enfante, il les attribue à la vertu. Celui qui sait démêler le vrai, le dégager de tout mélange impur, recevra des mains mêmes de la vertu une couronne qui ne se flétrira jamais. Ce qu’on a dit des athlètes et des héros, dont vos poëtes ont fait des dieux, pour peu que vous fassiez usage de votre raison, dites-le des Chrétiens. Ne voyez-vous pas qu’ils courent à la mort, que tous les autres cherchent à fuir ?

XII. Pour moi, lorsque je faisais encore mes délices de Platon, et que j’entendais reprocher aux Chrétiens tous les genres de crimes, tandis que je les voyais intrépides devant la mort, et les supplices qui causent le plus d’effroi, je ne pouvais me persuader qu’ils fussent des hommes cruels, avides de voluptés, je me disais : « Est-ce qu’un voluptueux, un débauché, un homme qui ferait ses délices de la chair humaine, embrasserait avec joie le trépas qui lui ravit tout son bonheur ? Est-ce qu’il ne chercherait pas plutôt à prolonger sa vie, à se soustraire aux magistrats, au lieu d’être son propre dénonciateur et son bourreau ? »

Mais voici les indignes manœuvres de certains hommes poussés par le démon. Comme les crimes qu’on nous impute sont punis de mort, ils enlèvent pour les mettre à la question quelques-uns de nos esclaves ; ce sont des enfants ou des femmes timides qu’ils forcent, par d’horribles tortures, d’avouer faussement des crimes qui ne sont que trop réels quand il s’agit d’eux-mêmes, puisqu’ils ne rougissent pas de les commettre en public et au grand jour. Mais comme ces crimes ne souillent pas notre conscience, nous méprisons l’accusation. N’avons-nous pas le Dieu incréé, ineffable, pour témoin de nos actions et de nos pensées ? Et que n’aurions-nous point à vous répondre, si nous voulions nous justifier ? Ne pourrions-nous pas nous prévaloir hautement de tout ce que vous nous reprochez, y faire voir une philosophie toute divine, et vous dire : « Ce sont les mystères de Saturne que nous célébrons, lorsque nous égorgeons un homme ? Quand nous nous abreuvons de son sang, ainsi que vous le dites, nous ne faisons que vous imiter dans le culte que vous rendez à l’idole de ce dieu, auquel vous offrez non pas seulement du sang des animaux, mais encore du sang humain ; car ce sont des libations de sang, et de sang d’hommes égorgés que fait en l’honneur de l’idole le personnage le plus distingué et le plus recommandable d’entre vous. C’est pour imiter votre Jupiter et vos autres dieux que nous nous livrons à de monstrueux amours avec de jeunes enfants, aux plus infâmes voluptés avec des femmes prises indistinctement au hasard. Ne pourrions-nous pas invoquer en faveur de notre conduite l’autorité d’Épicure et celle de vos poëtes ? » Mais parce que nous cherchons toujours, comme dans cette circonstance, à inspirer l’horreur et de ces barbares coutumes, et des démons auteurs de ces crimes, et des hommes qui les imitent, nous sommes en butte à tous les genres d’attaque. Encore une fois, nous nous en inquiétons peu, pleins de confiance comme nous le sommes en la justice du Dieu qui voit tout. Et plût au ciel que quelqu’un pût vous crier d’un lieu élevé avec la voix éclatante de vos acteurs tragiques : « Rougissez de rejeter sur des innocents les crimes que vous commettez vous-mêmes au grand jour ; rougissez d’attribuer vos infamies et celles de vos dieux à des hommes qui les ont en horreur. Rentrez en vous-mêmes, changez de vie. »

XIII. Quand j’ai vu quelles odieuses couleurs répandait le démon sur la doctrine de Jésus-Christ pour en détourner les hommes, j’ai livré au ridicule et l’auteur du mensonge, et ses lâches artifices, et tous les préjugés populaires. Je déclare que je n’ambitionne plus qu’une seule gloire, l’unique but de tous mes efforts, celle d’être reconnu Chrétien.

J’abandonne Platon, non que sa doctrine soit contraire à celle de Jésus-Christ ; mais parce qu’elle ne lui est pas en tout semblable. Je porte le même jugement des autres, c’est-à-dire des disciples de Zénon, et de vos poëtes et de vos historiens. Ils n’ont saisi qu’une partie de la raison disséminée partout ; et celle qui se trouvait à leur portée, ils l’ont exprimée d’une manière admirable. Mais dans quelles contradictions ne sont-ils pas tombés sur les points les plus graves, pour n’avoir pu s’élever à la doctrine par excellence, à cette science sublime qui ne s’égare jamais ? Ce qu’ils ont dit d’admirable appartient à nous autres Chrétiens, qui aimons, qui adorons après Dieu le père, la parole divine, le Verbe engendré de ce Dieu incréé, inénarrable. C’est pour nous que ce Verbe s’est fait homme, c’est pour guérir tous nos maux qu’il les a tous soufferts. À la faveur de la raison qu’il a mise en nous comme une semence précieuse, vos philosophes ont pu quelquefois entrevoir la vérité, mais toujours comme un faible crépuscule. Ce simple germe, cette légère ébauche de la vérité, proportionnée à notre faiblesse, peut-elle se comparer avec la vérité elle-même, communiquée dans toute sa plénitude et selon toute l’étendue de la grâce ?

XIV. Princes, il nous reste à vous prier instamment de rendre publique cette requête ; vous y mettrez au bas ce qu’il vous plaira, pourvu que notre doctrine soit connue de tous, que la vérité brille à leur yeux, et qu’ils puissent sortir des ténèbres de l’erreur et de l’ignorance, ignorance coupable qui les expose à de justes châtiments. En effet, nous naissons tous avec la faculté de distinguer ce qui est honnête et ce qui ne l’est pas. Eh bien ! comment nos adversaires en usent-ils ? Sans nous connaître, ils nous condamnent sur la simple accusation des crimes qu’on nous impute, et, d’un autre côté, ils se plaisent à rendre leurs hommages à des dieux qui commettent ces crimes et qui les exigent des hommes. Quelle inconséquence ! Lorsqu’ils viennent, comme si nous étions coupables de ces infamies, demander qu’on nous livre à la mort, aux fers ou à tout autre châtiment, ne prononcent-ils pas un arrêt contre eux-mêmes ? est-il besoin d’appeler, pour les condamner, d’autres juges que leur conscience ?

XV. J’ai déjà, dans Samarie, ma patrie, frappé d’un juste mépris la doctrine de Simon, si erronée, si impie. Puisse votre autorité prêter appui à cette courte requête ! elle attirera tous les regards et nous pourrons peut-être changer tous les cœurs.

C’est l’unique but de nos efforts en vous adressant cet écrit. Certes, la doctrine des Chrétiens, si on en juge sainement, n’a point à rougir ; loin de là, elle s’élève au-dessus de toutes les doctrines humaines. Du moins, elle n’a pas le danger des principes d’un Épicure, d’un Sotade, d’un Philénis, ou des poésies de vos baladins et d’autres ouvrages semblables que tout le monde peut lire ou voir représentés sur la scène. Tout ce qui est en notre pouvoir, nous l’avons mis en œuvre pour la défense de la vérité. Puissent tous les hommes se rendre dignes de la connaître ! C’est la prière que j’adresse au ciel en terminant ce discours. Puissiez-vous vous-mêmes, en princes sincèrement pieux et philosophes, ne prendre conseil que de vos véritables intérêts et porter une sentence équitable !