Les Pâmoisons de Margot/Texte entier

Éditions Prima (Collection Gauloise ; no 190p. 1-48).

RENÉE DUNAN

LES PÂMOISONS de
MARGOT

I

Le Réveil de Margot

Margot avait mal dormi cette nuit-là.

Mettez-vous à sa place, en somme ! Vous feriez comme elle, vous, qui avez l’air de trouver que Margot aurait pu en écraser comme une souche. La vérité c’est que Margot était sans amant depuis un bon mois.

Oui ! Ç’avait été une histoire compliquée comme un roman des plus policiers, ou une enquête sur l’assassinat d’une star de cinéma par une princesse cornette… N’attendez pas que je vous dise tous les détails de cette aventure. Mais, au titre d’ami, je vous en raconterai l’essentiel.

Voilà donc : Margot s’attestait, vous ne sauriez en douter, une belle fille, blonde comme les blés de Beauce, et dont la chair bulbeuse et pleine était plus attirante, selon un vieux dicton, qu’un boisseau de puces… Elle était, en sus, ardente au déduit, et avait en amour une science absolument exceptionnelle. Ce sont des vertus qui attachent. Et ce n’était pas tout. Margot cultivait encore ce minimum de perversité sans quoi la passion est bourgeoise comme un cartonnier de notaire. Elle savait des secrets qui sont propres à herculiser les amants. Elle se servait d’elle-même, avec un art qui dépassait la commune mesure. Bref ! elle était de ces maîtresses qu’on ne quitte pas sans un serrement de cœur…

Or, elle avait eu comme amant le jeune poète Flavien Terebenthe, qui était aussi reporter spécialiste du chien écrasé, pour la banlieue Est, dans le grand quotidien Paris-Minuit. C’était un joli jeune homme, un peu douteux de mœurs, et sans doute d’honnêteté sujette à diverses cautions, mais amoureux comme un singe rouge, et plongé dans le freudisme jusqu’au sinciput…

Et on sait, dans le monde contemporain, que le Freudisme, ou philosophie de la sexualité, est à la fois chose profonde et lascive tout comme les agréments d’une courtisane sicilienne, comme aussi une lecture agréable, au lit, entre les gens unis par une affection qui ne demande qu’à s’extérioriser en gestes bien choisis… Certes, Margot, n’avait cure du Freudisme. Le médecin viennois qui l’inventa ne lui disait rien qui vaille, et même elle n’avait jamais pu prononcer, sans s’en accrocher sa langue à ses dents, le mot psychanalyse qui désigne la doctrine de Freud. Mais elle était pleine de respect pour Flavien Terebenthe, lequel disait cela et, d’autres vocables difficiles sans faire la grimace.

Tout était donc, entre Margot et son poète, heureux et promis à un avenir bourré de félicités jusqu’à la gueule, à la façon d’un tromblon mexicain, quand il était advenu un sombre drame.

Flavien s’était amouraché d’une femme canon.

La femme canon qui séduisait le disciple de Freud était une donzelle de cent trente-deux-kilogs trois cent trente grammes, qui s’exhibait dans les foires. Elle se faisait mettre un canon de quatre-vingt-dix sur le râble ; on le chargeait, on le tirait, et elle amortissait de ses vastes reins le recul de cet ustensile dangereux…

Flavien avait senti, devant cette puissante personne, le coup de foudre. Son « subconscient », à la mode freudienne, lui disait depuis longtemps qu’il dut aimer une femme en dehors du commun, par le poids autant que par la force. Il fit donc une déclaration qui reçut un brillant accueil, et, comme la femme-canon, qui avait de l’ambition, partait pour les Îles Baléares, où l’on se proposait d’élire une reine de beauté, le poète s’embarqua avec elle.

Margot resta alors pantoise, abandonnée comme une fille-mère, versant toutes les larmes de son corps, et, certifiant qu’on ne la reprendrait plus à aimer qui que ce fût.

Ce serment dura un mois. Pendant un mois, la belle gosse, dont les appas exubérants attiraient les mâles, et dont le roulis de croupe donnait le vertige même aux vieux messieurs qui cherchent une âme sœur sur les boulevards autour de la Madeleine, refusa pourtant de s’en laisser conter.

Mais au bout du mois, elle était à bout de forces.

Et voilà pourquoi elle n’avait par dormi cette nuit-là.

Toutes les heures des rêves lubriques l’avaient bouleversée et fait haleter comme un coureur de Marathon. Elle s’imaginait mille choses irracontables et bouleversantes, qui lui faisaient faire des sauts de carpe sur son matelas.

Total : elle ne pouvait trouver ce bon sommeil reposant qui est au lit une si ravissante joie.

Et Margot s’éveillait maintenant la bouche pâteuse, l’échine moite, la tête lourde, les reins brisés, enfin aussi lasse que si elle avait passé une nuit amoureuse avec un amant très énergique et puissant.

Et ce n’était pas drôle, car elle avait comme métier, ce que je ne vous avais pas dit, de secrétariser chez un industriel spécialisé dans la fabrication des oranges de faïence pour la décoration des salles à manger…

Elle s’étira en poussant des gémissements.

— Oh ! quelle cosse, Seigneur !

Et elle aurait voulu prendre un repos que défendait la pendule car il était huit heures, et à neuf heures il fallait être au bureau.


II

Réflexions

Inutile de vous dire, mon très cher lecteur, et vous, ma lectrice adorable et trop lointaine, que la nuit de Margot n’avait pas eu comme résultat de faire régner l’ordre dans son lit.

Oui ! Il était dévasté comme si ç’avait été la veille le pillage de quelque Tamerlan. L’oreiller était parti au milieu de la chambre, expédié d’une main preste par Margot. C’est qu’elle avait cru, un moment, que ce fût un amoureux venu lui rendre visite ; or, dans la fureur de sa déception elle se vengea donc sur cet appareil sans gloire.

Le traversin était moitié au milieu du lit, moitié à terre, où il paraissait une sorte de prodigieux serpent-boa, un peu court, mais rattrapant cela par la puissance de son diamètre…

Les draps avaient subi un gaufrage soigneux dans tous les sens et sur tous les angles, de telle sorte qu’ils manquaient absolument de dignité. L’un d’eux, celui qui était naguère en dessus était en dessous, mais en dessous du lit, du moins pour partie, et l’autre, entortillé comme une lamproie, faisait la corde traditionnelle avec laquelle les détenus s’évadent des bastilles, après avoir scié les barreaux de leur geôle…

Mais que dire de la couverture ?

Margot s’était d’abord entortillée dedans, puis détortillée, elle la répandait dans sa chambre et à cette heure ce n’était guère qu’un infâme chiffon, moitié sous les formes importantes de la chère enfant, moitié ailleurs. Un bout en traînait dans la cuvette, où Margot, espérant inutilement trouver le calme, grâce à l’usage de l’eau froide, avait, par trois fois, tenté de se plonger fragmentairement…

Là-dessus, la jeune fille était étendue.

Vous ne vous attendez pas que seule chez elle — et même en compagnie — Margot eut conservé les pudeurs puériles qui sont la spécialité des livres de certains romanciers édifiants, qui se rattrapent dans la vie.

Pas du tout. Elle était nue. Nue comme si c’était suite d’un vœu. Au demeurant elle n’utilisait jamais de chemises de nuit, sous le prétexte excellent que cela fait des plis et empêche de dormir.

Elle était donc étalée dans son lit, pareille à une Danaé venant de recevoir la pluie d’or, et qui calculerait sa valeur marchande. Elle ressemblait encore, si vous voulez, à la belle O’Morphi, après que le roi Louis Quinzième lui avait fait… des amabilités. Ses seins droits avaient des sommets amarante. Ils affectaient la forme même de ces coupes élégantes où les empereurs romains buvaient le Cecube ou le Falerne — vins louables. Sa taille mince s’évasait en un élargissement ample et majestueux, qui eut évoqué aux yeux de Jupiter, dieu lascif, cette Europe qu’il aima génisse, dit la mythologie. Ses jambes longues, bien cambrées au mollet, avec leurs cuisses robustes et musclées, auraient enfin séduit un sculpteur désireux de figurer cette Atalante qui fut une bonne coureuse, au même titre que nos aimables championnes de cross-country, et dont les poitrines plaisantes apprennent à s’agiter sur le rythme ternaire de l’amble pour premiers prix…

Brave Margot ! elle aussi aurait pu courir le cent mètres plat comme Mlle Radideau, ou nager sur le dos — ça lui aurait plu — ce crawl qui fait la gloire de Mlle Salgado. Mais elle ne s’y adonnait point parce qu’elle avait d’autres désirs.

Ou plutôt elle avait le Désir…

Et il est, chaque homme de science vous le dira, l’ennemi des sports.

Au demeurant, nous faisons toutes réserves sur cette affirmation dont notre expérience nous dit qu’elle est douteuse.

Mais revenons à Margot, qui s’éveillait.

Vautrée dans son lit saccagé, elle s’étirait encore et tendait vers elle ne savait quoi ses bras polis et moites.

Ce faisant, elle disait :

— Zut, quelle cosse !

Elle se mit à rire en même temps, car le souvenir de sa nuit lui revenait. Souvenirs pénibles et tendres.

Pénibles certes, car il n’est rien de si douloureux que de vouloir être deux et de se sentir seule.

Elle avait étreint, durant cette nuit agitée, tout ce qui se présentait : matelas, oreiller, traversin, et même la chimère de l’air…

Et ç’avait été autant de déceptions douloureuses.

Je ne sais pas si vous connaissez ces déplaisirs. Oui ! évidemment, elles doivent vous être épargnées. Vous avez, femmes, des amants flambants et passionnés sous — si j’ose dire — la main, pour toutes les minutes où le désir passe en vous…

Et vous, messieurs, que vous préfériez les brunes ou les blondes, vous disposez de la petite aimée toujours prête à divertir vos élans…

Alors vous allez mépriser cette pauvre Margot, qui, depuis un grand mois, était hors de l’atteinte de l’homme. Vous allez penser et dire hypocritement, qu’elle n’était pas si malheureuse que ça. Je voudrais bien vous y voir. Vous pousseriez des cris qu’on entendrait jusqu’aux îles Sous-le-Vent…

Margot ne gémissait d’ailleurs pas. Elle avait du stoïcisme. Mais elle sentait que le malheur est grand au monde et elle en souffrait.

Oh ! ce n’était pas que dans des moments choisis, l’illusion ne fût venue la soulager, et une tendresse lui en restait au cœur.

Les Hindous disent que le monde n’existe pas. Ce serait, selon leur formule : « Le rêve d’un rêve ». Eh bien, pourquoi Margot, rêvant qu’elle avait près d’elle un amant plein d’allant, n’aurait-elle pas, à certaines minutes, cru que c’était la vérité même ?

Il y a des instants où l’on peut croire que telle ou telle chose irréelle se produit en vérité. C’est même un des soulagements de l’existence.

Et Margot avait cinq ou six fois cru sincèrement qu’un incube, comme disaient jadis les magiciens, la venait aider à se divertir.

Mais la fatigue en résultait, puis le découragement, puis le regret…

Et elle se disait que le monde est bien mal fait, puisqu’on peut être bondée d’amour, et en désir de l’épancher, sans avoir la possibilité de le faire autrement que par erreur, ce qui est déplorable…


III

Décisions

Margot sentait tout cela et d’autres choses, comme une nouvelle irritation prochaine, qui allait de nouveau rester insatisfaite.

Aussi se prit-elle la tête dans les mains, pour méditer plus à l’aise, et dit-elle enfin :

…elle courut après, le rattrapa (page 15).

— Il faut que cela cesse.

C’était une formule que bien des gens prononcent tous les jours sans que rien soit changé. Margot le savait et elle compléta son vœu par cette affirmation :

— Et, dès aujourd’hui, cela cessera.

Ceci dit, elle sentit qu’elle s’était bien avancée, et, pour se donner confiance, se leva. Elle alla se regarder devant la glace afin de voir si son corps pouvait provoquer à l’amour.

Elle était d’ailleurs belle, incontestablement belle.

Or, quand on est belle, c’est la sagesse des nations qui le dit, et elle ne doit pas se tromper, on est une fascination pour les mâles.

Et lesdits mâles vous courent donc après, dans le désir avoué de vous faire participer à des pâmoisons d’ordre galant.

Par suite, Margot, qui raisonnait à ravir, pouvait certifier que belle et tentante elle n’aurait qu’un pas à faire pour trouver l’âme et le corps frères.

Et cela la consola.

Elle se passa une paume précautionneuse sur le torse, et soupesa sa poitrine allègre et provocante.

— Hein ! fit-elle enthousiasmée, si avec ça on ne pouvait pas trouver un amant.

Il est vrai qu’elle le désirait fait sur commande, cet amant.

Que voulez-vous, elle aimait les blonds. On peut évidemment aimer les bruns. Il en est de charmants et qui possèdent à un haut degré les vertus — qui sont aussi un peu le contraire — propres à réjouir et faire pâmer les femmes amoureuses.

Mais qu’y faire ? Margot ne sentait rien, absolument rien devant un homme brun. Elle le regrettait. Ce ne sont pas des choses plaisantes que ces sentiments. Ce sont même, sous un certain angle, des vices.

Seulement, il faut vivre avec ces vices-là, comme on vit avec un nez en trompette ou six doigts de pied.

Et il ne suffisait pas que Margot put trouver l’homme qui pourrait la séduire, il fallait encore qu’il fût blond. Encore une nuance de blond était-elle nécessaire

Elle détestait le blond qui tourne au roux. Car le roux était son abomination.

Ah ! ce n’est pas tout que d’être de tempérament amoureux. Le pire c’est de posséder des exclusives et de ne pouvoir trouver le plaisir que dans des conditions qui sont parfois assez délicates à réaliser.

Cependant, malgré les difficultés revues, Margot qui se regardait toujours et sentait son enthousiasme augmenter devant les grâces de son corps, reprit plus affirmativement que jamais :

— Ce soir, sûrement, je ne couche pas seule. C’est vraiment trop bête.

Et elle esquissa un pas de danse pour se confirmer dans son intention.

Puis une idée lui vint :

— Et en attendant ce soir, je veux que cette journée soit amoureuse à chaque heure.

C’était beaucoup désirer. Mais Margot s’attestait têtue, et elle reprit, comme pour trouver une excuse à cette ambition excessive.

— Parfaitement, il faut que je sois aimée tout le jour.

C’était une sorte de provocation à obéir aux attentes de son patron, et du secrétaire dudit patron. Elle s’était toujours refusée à eux. Ils étaient blonds pourtant et donc rentraient dans la classe des hommes supportables.

Eh bien, ce jour même, elle leur permettrait des privautés.

Toutes les privautés…

Et, rassérénée par cette certitude de ne pas chômer plus longtemps elle commença de se vêtir.

Quand on se vêt pour l’amour, il faut y apporter certains raffinements importants, et certaines élégances érotiques qui sont connues de toutes les femmes dignes de ce nom. On se souvient que les dames de la haute société, qui font des adultères « mondains » dans les romans de Paul Bourget, ont en effet une connaissance particulière des jupes qui ne se froissent pas, des lingeries qui peuvent supporter le contact d’une main nerveuse et crispée par le désir et de bien d’autres détails… utiles.

Eh bien, voulez-vous me dire, je vous prie, pourquoi une secrétaire-dactylo, qui n’était pas une enfant, n’aurait pas connu ces choses-là aussi ?

Elles ne sont pas, que nous sachions, réservées au faubourg Saint-Germain.

Et Margot s’habilla avec une habileté qui prouvait sa connaissance approfondie des desiderata de cet après-midi, dévoué au dieu d’Amour.

Ce faisant, elle chantonnait :

— Je suis à toi…


IV

En autobus

À peine vêtue, quoiqu’elle l’eût fait avec un soin prévoyant, Margot sentit une hâte d’aller dans la rue essayer ses charmes, la posséder nerveusement. Elle dévora le fond d’une boîte de gâteaux, en guise de petit déjeuner. Elle chantait aussi sur un air nouveau : Je suis à toi… qui, pour l’heure, lui semblait le chef-d’œuvre de toutes les littératures, puis elle s’examina encore d’un regard et descendit.

Comme elle passait devant la loge de sa concierge, elle vit en sortir le fils de cette estimable surveillante de l’immeuble, qui lui dit :

— Mademoiselle Margot, il y a quelque chose pour vous.

C’était un jeune homme assez gracieux, d’une couleur de cheveux un peu incertaine, mais en somme qu’on pouvait dire blonde en clignant des yeux…

Margot le suivit dans la loge, où il fit semblant de fourgonner dans les lettres arrivées un moment plus tôt, et non triées. Puis il se tourna vers la belle secrétaire du marchand d’oranges en faïence, pour dire :

— Comme vous êtes jolie, mademoiselle, ce matin.

— Vous trouvez ?

— Et comment. Tenez, vous me faites un effet.

Elle dit, en riant joyeusement :

— Il faut laisser l’effet se faire.

— Je ne demande que ça, fit l’autre, qui s’élança sur Margot et la saisit par ses appas les plus provocants…

— Hé là ! fit-elle en se défendant assez mal, mais juste assez pour sembler victime, chose à laquelle les femmes tiennent toujours, on se demande pourquoi.

Et elle se laissa pousser sur un canapé boiteux, d’un rouge blanchi sous le harnois, qui se trouvait là juste à point. Puis elle répéta sans y croire :

— Voulez-vous me laisser, petit libertin ?

Lui ne disait rien, trop occupé à recenser les grâces de cette jeune fille qui lui promettait, par sa défense médiocre et déjà abandonnée, des délices importantes, variées et aiguës.

Hélas ! le malheur vint.

Le malheur, représenté par Mme Concierge elle-même, qui entra le balai au poing, comme une épée de chevalier.

Et elle surgit juste comme sa progéniture posait sur une chair tiède et propre à mille emplois galants, une main pleine de fièvre et d’ardeur.

Et Mme Concierge cria :

— Hé !…

C’était, chez elle, le signe de l’indignation.

Margot comprit que les choses se gâtaient et que sa première expérience, quoique insuffisante, devait être tenue pour terminée, d’ailleurs assez mal.

Elle se releva et se précipita vers la porte, d’un pas rapide qui ressemblait plutôt à un départ de course.

Et elle sortit de la loge enveloppée de malédictions dont nous épargnerons, à nos chastes lecteurs le détail, encore que l’argot le plus moderne s’y mélangeait à des formules antiques, mais qui en perdaient pour si peu rien de leur puissance évocatrice.

Et Margot pestait en fuyant :

— Quelle vieille taupe ! disait-elle.

Et, en sa pensée, se formulait ce regret :

— Si j’avais aidé le petit, au lieu de me débattre et de le laisser se débrouiller tout seul, on aurait peut-être eu le temps de réaliser… quelque chose.

Or, Margot n’était pas contente.

À ce moment passait un autobus, elle courut après, le rattrapa et y monta sans faire attention que sa jupe déjà courte et relevée depuis les galantes investigations du jeune fils de Mme Concierge, révélait un peu plus de ses formes qu’il n’est décent de le faire.

Du moins jusqu’à ce que le nudisme triomphe chez nous.

Mais un vieux monsieur, qui allait à la Bourse et n’aurait pas voulu, pour toutes les joies du paradis, manquer à la perte de son argent, se sentit impuissant à séduire cette enfant puisqu’il lui fallait être ailleurs dans l’heure suivante.

Et, par suite, il s’indigna.

Il dit à Margot :

— Petite dévergondée, qu’est-ce que vous montrez-là ?

— Quoi ? fit-elle.

Car elle ne comprenait rien à l’intervention du macrobite, qui écumait comme un singe mangeant un bout de savon.

— Vous êtes une libertine, reprit l’autre.

— Possible, fit Margot, mais vous êtes un vieux cocu.

Alors, prenant à témoin tout le monde sur la plateforme de l’autobus, l’antique débris cria :

— Voilà les jeunes filles modernes, elles ne respectent même pas mes cheveux blancs…

— Ils sont teints en acajou, dit Margot, qui se tordait.

Mais l’autre continua, au sommet de l’indignation :

— C’est une honte et je porterai plainte au foyer de la Société…


V

Scandale

— Quelle société ? demanda narquoisement Margot.

Et l’homme, grand comme sur des échasses, se gonfla pour dire :

— La Société contre les exhibitions lascives.

— Quoi ?

— Oui, mademoiselle, la Société contre les exhibitions lascives, qui est encouragée et subventionnée par les pouvoirs publics, et dont je suis le trésorier.

Tout le monde se tordait sur la plate-forme.

Et le géronte continua :

— J’ai même le pouvoir, comme un garde champêtre, de vous faire arrêter.

— Mademoiselle est fort correcte, dit un jeune homme à monocle que le verbiage du vieux ennuyait.

— Elle est correcte parce que vous êtes un débauché, hurla le birbe. Mais pour un homme honnête elle est impudique.

— En quoi ?

— En ce qu’elle montrait, en courant après l’autobus, ses… ses… ses…

Margot se sentit rougir. Elle aimait l’amour, et même les hommes, mais il lui était désagréable de se voir jugée en public comme une fille de mauvaise vie, qui fait voir sans pudeur le plus secret de ses agréments.

Aussi répondit-elle :

— Vous mentez, monsieur, je suis incapable…

Margot commença sa petite opération (page 21).

— Ah ! je mens, aboya l’autre, eh bien, regardez…

Et il souleva la jupe de Margot.

— Oh honte ! oh scandale ! sa culotte était déchirée…

De telle sorte que l’on voyait la chair à travers une large fente.

Et tout le monde opina sur cet événement selon son tempérament.

Une jeune femme, qui écoutait tout en souriant, sentit soudain l’indignation la posséder et elle fit :

— C’est de l’obscénité !

Un homme, aux trois quarts gâteux, qui ouvrit des yeux grands comme des soucoupes, en perdit le peu de parole qui lui restait, et murmura :

— Ah… aoua… aoua…

Une dame, d’un certain âge, fort fardée, mais portant une voilette, grogna avec un regard rapide vers Margot :

— Pouah ! où se parfume-t-elle ?

Mais, en face du parti hostile, se révéla soudain un parti ami.

Il était constitué par le jeune homme au monocle et un autre, qui portait des lunettes, par une jeune dame aimable et pleine de sourires accueillants, par enfin un gaillard robuste et mélancolique, qui prit la parole :

— Si cette jeune fille vous gêne dit-il au vénérable personnage qui gémissait devant l’étalage des intimités de Margot, vous n’avez qu’à descendre.

— Je suis chez moi.

— Nous aussi, répondit le monoclé. Et nous sommes même les plus forts, de telle sorte que si vous continuez à nous raser avec votre boucan, nous allons vous débarquer sans plus de façons.

Mais le vieux tenait toujours levée la jupe de Margot, et il désignait d’un index vengeur ce qu’on voyait d’une peau crémeuse et douce, certainement, au toucher, puis l parla d’une voix de tonnerre :

— Voilà donc ce qu’on voit de nos jours… Voilà le monde moderne… Des audacieux osent défendre une fille qui montre cela…

— Elle ne le montrerait pas si vous laissiez tomber sa robe, répondit le personnage à lunettes.

— Elle le montrait en courant pour rattraper l’autobus.

— Eh bien, attendez, pour revoir ce spectacle, qu’elle courre après une autre voiture, et fichez-nous la paix.

Mais Margot, désespérée, comme l’autobus ralentissait, sauta à bas en hâte, la figure écarlate et rongée de remords.

Car c’était ce petit imbécile de fils de Mme Concierge qui, très certainement, était le coupable. Il n’avait jamais pris de leçons pour explorer les intimités féminines. Il s’était précipité sur les lingeries de Margot comme une chignole dans un bout de bois blanc.

Et il en était résulté un accroc irréparable.

Mais Margot se disait aussi :

— Bah ! qu’est-ce que cela fait, on va s’amuser tout à l’heure.

Car elle se souvenait de sa promesse de trouver de l’amour, beaucoup d’amour, et tout de suite.

Et son aventure était loin de la décourager…


VI

AU BUREAU

L’industriel dont Margot était secrétaire se nommait Papyracé et il était d’origine syrienne. Il avait trouvé un procédé si merveilleux pour la fabrication des oranges en faïence, que le monde entier était depuis peu inondé de ses produits. Habile commerçant, plein d’astuce et de finesse, il était promis aux plus hautes destinées et le 14 juillet suivant, devait voir son élévation aux gloires de la Légion d’honneur.

Margot entra dans l’antichambre de la maison, au second, avec un rire joyeux :

— Bonjour, tout le monde !

Il n’y avait justement personne et cela la fit rire plus fort.

Alors, elle gagna le bureau où s’exerçait son office de dactylo et s’y trouva seule également.

Elle alla voir dans la pièce voisine, il n’y avait encore personne d’arrivé.

— C’est bien de moi, fit-elle, je fais du zèle et on ne m’augmentera même pas…

Mais une idée lui vint. Puisqu’elle se trouvait à l’abri des regards curieux, ne pourrait-elle visiter les détériorations de sa petite culotte et, au besoin, y remédier ?

Car évidemment, au cas où elle provoquerait assez les amateurs pour entraîner à des suites… actives, le secrétaire et le patron, il n’était pas mauvais que le chemin fût libre vers ses agréments…

Mais, d’autre part, il y a une telle négligence, un tel manque de soin dans le fait de porter une culotte déchirée, qu’elle regrettait, malgré les facilités que cela offrait au séducteur, de se voir ainsi dévêtue d’avance…

Elle y réfléchit, puis décida :

— Je vais tout simplement quitter cette culotte.

C’était une excellente idée. On rencontre beaucoup de femmes qui omettent de se vêtir de cet encombrant vêtement, lequel se nommait jadis pantalon.

On le constate fort bien pour peu qu’en un lieu quelconque on se trouve devant une femme qui croise ses jambes avec sérénité…

Et il n’y avait aucune raison pour que Margot ne fit pas comme ces personnes, généralement du meilleur monde.

Elle se décida donc à quitter cet « inexpressible » dont le seul nom, en Angleterre, déchaînait il y a peu d’années, un terrible scandale.

Elle se savait seule, et n’avait aucune précaution à prendre.

Et Margot commença sa petite opération.

Mais…

Mais un autre employé était entré dans le bureau voisin.

C’était un homme discret, jusqu’à éviter de se faire ouïr et de se montrer…

Et la jeune fille ne l’avait pas vu.

Entendu moins encore.

Aussi justement, lorsqu’elle se trouva avec les deux jambes de son pantalon ramenées à hauteur de ses chevilles, fut-elle abasourdie de voir entrer l’autre employé.

Elle fut même si surprise qu’elle se leva debout d’un coup, car elle s’était assise pour mener le déculottage à bien. Et, debout, irritée, elle voulut aussitôt se précipiter dans le bureau du patron, tout à côté afin d’y terminer en paix les opérations…

Mais elle n’avait pas prévu que la culotte put constituer un obstacle à une fuite rapide.

Et, trébuchant dans ses entraves, elle tomba sur le tapis.

Oh ! ce ne fut pas de ces chutes où l’on se casse quelque membre important et où l’on trouve un évanouissement qui résiste des heures aux méthodes de réveil les plus énergiques… Ce fut une chute molle et lente, mais dangereuse pour la pudeur.

Car, une fois de plus, Margot étala aux regards ses formes les plus alléchantes.

Et le nouveau venu se précipita.

Mais pas pour la relever…

Tout au contraire, pour que sa chute fût plus complète. Ou plutôt afin que de purement physique elle devint aussi, en quelque façon morale…

Bref, il prétendit profiter des circonstances pour mettre à mal la chasteté de Margot, laquelle, au demeurant, n’aurait pas demandé mieux en tout autre moment, et ailleurs.

Mais ici, à l’heure où tout le monde allait arriver, c’était par trop dangereux…

Hélas ! elle se trouvait prise de telle façon qu’elle devait succomber.

Elle en prenait même son parti…

Quand soudain…


VII

Danger

Quand soudain…

Ah ! on peut dire que la vie d’une dactylo dans l’industrie des oranges artificielles est pleine de surprises et de dangers, car le secrétaire du patron entra.

C’était un blond incontestable, tirant sur la couleur du beurre d’Isigny, et qui portait très haut une tête vague et myope de vieux perroquet mondain.

Il s’arrêta dès le seuil, puis regarda tout sans qu’on le vit.

Il admirait cet emmêlement de jambes et de bras, cette violence facile, et à laquelle la victime n’offrait que des résistances de simple littérature, les aperçus charnels qui se manifestaient, et même des détails nettement attentatoires aux mœurs.

C’est à ce moment qu’il intervint d’un seul mot :

— Adolphe !

C’était le nom de l’employé.

Surpris et terrifié, l’individu qui allait faire subir à Margot complaisante, tout un lot de surprises et d’outrages peut-être inédits, se releva et se mit soudain au port d’armes.

Et Margot, ahurie, resta sur le tapis, dans une tenue qui ne laissait aucun doute sur son absence de vergogne.

Sa culotte, au surplus, se tenait au beau milieu de la pièce en un tout petit tas rose.

— Adolphe, reprit le secrétaire en premier, que faisiez-vous donc quand je suis entré ?

Cette question ridicule, ne comportait aucune réponse, vu que le questionnant la savait bien, mais il agissait selon une vieille tradition, qui consiste à faire avouer aux coupables avant de sévir.

Et l’autre bafouilla :

— Monsieur, je… je…

— Oui ! vous étiez en train d’agir comme font, paraît-il les sauvages en guerre, lorsqu’ils conquièrent un village…

— Monsieur, je… je…

— Assez, vous aggravez votre cas.

Mais Margot, devant cette série de discours muets ou trop pompiers, éclata de rire.

Alors le premier secrétaire fit, avec un geste hautain :

— Ne recommencez pas !

Il montrait la porte à l’employé d’un geste de théâtre. Aussi, fort heureux de s’en tirer à si bon compte, l’autre s’esquiva-t-il rapidement.

Margot se relevait et abaissait sur ses jambes son amour de jupe, qui était un modèle de la maison Patou, copié avec l’art que mettent les Parisiennes dans le pastiche…

Un pastiche qui, d’ailleurs, vaut assez souvent mieux que tous les originaux.

Alors, le secrétaire, lorsque la porte fut refermée sur le coupable, regarda rapidement sa montre et calcula :

— Le singe ne va pas arriver avant un quart d’heure, j’ai le temps de mener à bien les opérations stratégiques de séduction avec cette belle enfant.

Le secrétaire était plein d’ardeur (page 29).

Et il dit :

— Entrez, ici, mademoiselle, car je ne pensais pas que vous fussiez si indécente et je ne sais si on vous gardera.

Margot sentit, à l’idée, qu’elle pourrait recevoir son congé, un frisson glacé lui parcourir les vertèbres.

Elle fit :

— Monsieur, je vous assure que…

— Assez, je vous aie vue.

— Mais, je vous dis…

— Je vous aie vue, vous ne faisiez aucune résistance à cet imbécile, que nous allons sacquer tout de suite.

Et il la regardait de ses yeux myopes, avec l’intention formelle de la faire consentir à…

Margot fit semblant de pleurer.

— Oh ! monsieur ne me chassez pas…

— Je ne sais ce que le patron va faire de vous.

— Ne lui dites pas.

— Je voudrais bien, mais…

Il se pencha, l’air dur et autoritaire :

— Venez ici !

Et elle comprit.

Aussi, bien loin d’aller se placer sur la chaise voisine de celle qu’occupait le secrétaire, alla-t-elle se mettre en hâte, sur les genoux même de l’homme, qui devint soudain écarlate et bienveillant.

Il chuchota :

— Ma petite Margot, je te jure que je dirai rien.

Elle le mettait déjà à son aise et il continua, toujours plus bas :

— Dis, tu veux bien. Oh ! je t’aime…

— Mais oui, gros bête, fit cordialement Margot, mais il faut tout de même se presser…

VIII

Surprise

Le secrétaire du marchand d’oranges en faïence était un homme de bureau absolument remarquable. Il tenait les comptabilités en partie double, quadruple et octuple comme un maître de la profession. Il avait une magnifique écriture, disons une calligraphie sans égale dans la rue du Sentier, rue d’Hauteville et même avenue d’Antin. Il additionnait comme une machine, avec une exactitude mathématique, et vous retrouvait, le temps de dire ouf, une erreur de trois millimes dans quinze cents bordereaux.

Bref, c’était le modèle des secrétaires en premier.

Mais, comme amoureux, il était beaucoup moins costaud.

Cela venait de son éducation.

Comme beaucoup de gens élevés dans l’amour, il n’y connaissait absolument rien…

Car la malchance avait voulu que sa mère, veuve, jeune et pleine d’ardeurs insatisfaites, eût des amants à la grosse et ne se gênât jamais avec son fils.

Au demeurant elle y avait gagné quelque fortune, ce qui est excellent, car, quoiqu’en dise le proverbe, la ceinture dorée a depuis longtemps le pas sur la bonne renommée…

Elle ne s’était pas qu’enrichie à ce jeu, elle y conservait sa fraîcheur, et c’est encore un imbécile préjugé de dire que l’amour fane et détériore le corps…

Il le fait beaucoup moins que la chasteté.

De telle façon que cette excellente femme était restée jolie, riche et heureuse, ce qui est autant de choses excellentes.

Mais son fils restait, lui, timide comme une bobine de Ruhmkorf. Il n’avait jamais osé jusque là prendre une femme ailleurs que dans les établissements spéciaux, où elles vous épargnent tous les risques de la vaine séduction.

Et il ignorait, en somme, comment faire avec Margot.

Excellente Margot, elle n’aurait pas demandé mieux que de faciliter les premiers pas dans l’amour libre de cet apprenti, mais il la gênait et elle était inquiète sur les suites.

Car le patron, s’il entrait et surprenait son secrétaire avec sa dactylo, en train de se livrer chez lui à des ébats galants, ne manquerait pas de les mettre tous deux à la porte.

Et cela ne tarderait certainement pas.

L’oreille tendue, l’œil fixé sur la porte qui pouvait s’ouvrir devant le danger, Margot n’était vraiment pas dans de bonnes conditions pour réaliser l’amour avec art, finesse, soin et science.

On la comprendra certainement et on l’excusera.

Cependant, les travaux d’approche du secrétaire continuaient, comme les sièges du temps jadis, à tourner autour des murs, sans rien tenter contre la place centrale.

Et Margot croyait entendre parler derrière la porte.

Elle dit :

— Écoute, mon petit chéri, laisse-moi, j’ai peur !

— De quoi ? fit ce quintuple sot, qui, dans son enthousiasme, oubliait totalement le lieu où il se trouvait.

— J’ai peur du singe.

— Il vient plus tard.

— Pas toujours.

Le secrétaire était si plein d’ardeur qu’il fit alors :

— Je m’en f…

— Ah ! mais non ! dit Margot.

Elle avait le plus grand désir de mener à sa conclusion logique et passionnelle, une aventure après laquelle elle courait depuis son réveil. Mais, tout de même, se trouver, en pleine crise, jetée sur le pavé, quand, à cette heure, elle gagnait ses quinze cents francs par mois, c’était là une chose à éviter.

Elle fit :

— Mon chéri, dis, laisse-moi, ce sera pour tout à l’heure.

— Mais non !

Et tout en disant : « Mais non ! » le pauvre diable ne faisait aucun progrès et se perdait en explorations vaines.

Margot voulut se dégager.

— Reste ! fit-il.

— Je te dis que le singe va nous surprendre.

— Il ne vient qu’à neuf.

— Il est neuf heures moins cinq.

Margot, incapable de se débarrasser de son amoureux, allait consentir à tous risques, pour en être libérée quand… Eh oui !

Car la porte, une fois de plus, s’ouvrit et…

IX

La justice

La porte, en effet, s’ouvrit.

Elle ne s’ouvrit point gentiment, paisiblement et comme il se doit dans la bonne société.

Elle fut ouverte par une poigne robuste et brutale, puis quelqu’un entra.

Un personnage, deux, trois…

En tête, un homme, chapeau sur la tête, tenant à la main et montrant une écharpe tricolore. Il disait :

— Au nom de la loi !

Margot et le secrétaire regardèrent avec stupeur ce groupe qui intervenait chez eux.

— Pas d’armes ! cria le commissaire en se tournant vers les deux sbires qui l’accompagnaient. Que personne ne fasse de gestes.

Puis, à Margot, et à son compagnon :

— Vous y êtes, hein ? Ne bougez pas. Je veux que les témoins se rendent compte.

Mais déjà ils s’étaient désenlacés.

Le commissaire se tourna vers la porte.

— Le mari est là ?

Personne ne répondit.

— Quoi, il n’est pas entré avec nous ?

Un des témoins sortit et revint en hâte.

— Monsieur le commissaire, au moment où nous sommes entrés, il s’est évanoui sur le palier.

— Sacrebleu. Quel idiot. Ce n’est ni le lieu ni le moment de se trouver mal. Réveillez-le au plus tôt. Il faut qu’il reconnaisse les coupables.

Et à Margot éberluée, qui n’y comprenait goutte, il dit :

— Madame, votre mari s’est évanoui de désespoir devant vos débordements. Vous devriez avoir honte…

Elle répondit :

— Quel mari ?

— Votre mari. Je pense que vous n’en avez pas plusieurs.

— Je n’en ai même pas un seul.

Le commissaire la regarda :

— Ne vous moquez pas de la Justice, ou cela vous coûtera cher.

— Je ne me moque de personne.

— Eh bien, restez comme vous êtes, oui, dans cette tenue lascive et provocante, afin qu’il ne reste aucun doute à ce monsieur que vous trompez si insolemment.

Margot était une fille patiente. Il le faut bien lorsqu’on travaille pour autrui. On n’a pas le loisir de se permettre des indépendances qui vous feraient perdre votre gagne-pain.

Elle avait donc déjà subi mille et mille reproches absurdes et injustes, elle avait entendu des multitudes d’imbécillités, venues d’employeurs auxquels leur richesse donnait une façon d’omniscience, tout au moins à leurs propres yeux.

Et surtout avait-elle le respect de la magistrature et de ses représentants.

Mais, cette fois, son sang ne fit qu’un tour, et, en bonne faubourienne, elle retrouva l’accent du gavroche pour dire :

— Ah ! ça, dites donc, quand vous aurez fini vos singeries…

— Quoi ? fit le commissaire.

— Oui ! c’est à vous que je parle.

— Prenez garde !

— À quoi ?

— À ne pas outrager un magistrat dans l’exercice de ses fonctions.

— Je n’outrage personne. Vous n’êtes pas dans l’exercice de vos fonctions, puisque vous venez pour surprendre une femme mariée et que je ne le suis pas.

L’autre, un peu refroidi, hésita à répondre.

Et Margot reprit :

— Oui ! après tout, je fais ce que je veux ici. Je ne dois pas vous en rendre compte.

À ce moment délicat, un nouveau personnage entra.

C’était le mari trompé.

Il était étayé par un agent et respirait avec peine.

Il dit seulement :

— Erreur, monsieur le commissaire.

— Comment, erreur ? Vous me l’avez répété vingt fois. C’était au second de cet immeuble.

— Oui, mais la porte en face sur le palier.

— Vous ne pouviez pas le dire au lieu de me laisser entrer ici ?

— Je me suis évanoui.

— On ne s’évanouit pas dans ces circonstances-là. Vous êtes responsable.

Et tout le monde fit une rapide retraite vers la porte.

Margot, vite remise, riait déjà follement.

— Faites-vous régler, et allez-vous-en (page 38).

Tout le monde la regardait de travers. Mais il n’y avait rien à lui reprocher. S’il lui plaisait de disposer de ses charmes elle était libre, et de rire des erreurs d’autrui…

X

Le représentant

Lorsque tout le monde fut sorti et que la porte eut retrouvé son herméticité. Margot dit à son amoureux décontenancé qui récupérait toutes ses timidités :

— Voilà ce qui arrive. C’est grâce à vous.

— Pourquoi cela ?

— C’est vous, je vous ai entendu le dire, qui conseillez au patron de ne pas mettre de plaque sur la porte, parce que c’est plus aristocratique…

— Je croyais…

— Oui, mais c’est on ne peut plus andouille. S’il y avait eu une plaque, ces gens ne seraient pas entrés comme dans un moulin. Et nous n’aurions pas failli avoir des embêtements.

— Oh ! cela ne pouvait rien être.

Mais Margot ne riait plus du tout :

— Comment cela ne pouvait rien être. Vous êtes donc bouché à l’émeri ? Si le singe était venu durant que le commissaire était là, il lui aurait tout raconté, et nous étions fichus dehors dans la minute suivante. Moi je veux bien faire… tout ce qu’on voudra… et même un peu plus, ou comme on le veut, mais je tiens à gagner ma vie et je vous aurais crevé les yeux, aussi vrai que je me nomme Margot, si c’était arrivé. L’individu, commençait, sous ces paroles vives à se retrouver en train.

Il fit :

— On y retourne ?

— Ah ! non, alors. Merci ! Et puis il vous faudra prendre des leçons, car vous êtes un peu trop neuf.

Il rougit :

— C’est peut-être vous qui en savez trop long.

— Je ne vous ai pas demandé de venir m’instruire. Et dans cette matière-là, il est meilleur de tout connaître que de tout ignorer…

Le type boudait.

Elle conclut :

— En tout cas, c’est fini.

— Bien ! fit-il vexé. Et il s’en alla dans la pièce voisine avec une dignité parfaite.

Margot ramassa sa petite culotte :

— Ce que tu m’en fais voir, murmura-t-elle avec tendresse en la mettant dans sa poche.

Et elle se mit à rire.

Mais la porte s’ouvrait.

Un homme entra, rapide, cheveux au vent — il était nu-tête — et l’air heureux de vivre.

— Mademoiselle Margot, fit-il dès son premier pas, j’ai besoin de vous. Vite !

— Pourquoi faire ? demanda la jeune fille.

— Pour prendre note de sept commandes urgentes.

— Eh bien, vous les mettrez sur le bureau du patron.

— Non, je viens de le voir. Il ne viendra qu’à dix heures. Il m’a prié de venir vous les transmettre et de vous faire écrire les lettres de confirmation.

Cette fois, Margot avait à travailler de son métier de dactylo et elle s’inclina :

— Venez me dicter le détail.

— Non, pas sur votre machine. Elle n’aligne pas bien. Sur celle qui est dans le bureau du patron.

— Ça, je m’en fiche ! Allons chez lui !

Ils pénétrèrent tous deux dans la pièce où s’était passé le demi-drame précédent, et elle s’assit devant sa Noiseless.

Le représentant tira de sa serviette des pièces et allait commencer à dicter, lorsqu’il se pencha sur la secrétaire, et dit :

— Comme vous êtes délicieusement parfumée, mademoiselle.

— Moi, fit-elle en feignant l’étonnement.

— Oui ! vous. Pas la reine Pomaré, je pense.

— Bah ! je sens comme tout le monde.

— Le représentant, très allumé, renifla à petits coups rapides.

— C’est vraiment épatant, ce parfum-là. Comment le nommez-vous donc ?

— C’est l’Amour dans la Pagode.

— Eh bien, j’en suis ébaubi. Tenez, j’en perdrais presque la tête, si…

Et, d’un geste rapide, il enlaça Margot, puis se mit à l’embrasser avec une ardeur belliqueuse.

Ses baisers allaient au début sur la nuque et sur l’oreille droite, puis ils tournèrent, touchèrent le menton. Enfin, oh ! horreur ! Margot sentit sa bouche goulûment prise, et même elle rendit le baiser si ardemment offert.

Et, ma foi ! Margot qui, le matin à son lever, s’était promise de se livrer à l’amour, allait enfin voir son désir et son espoir satisfaits, quand la porte une fois de plus s’ouvrit… Et le patron entra…

XI

Expulsion

Le fabricant d’oranges en faïences venait de se voir commander douze tonnes de ses produits charmants, pour l’Espagne où l’on espérait, en les plaçant à côté des véritables orangers, encourager ces arbres, qui devenaient un peu lents à produire et leur faire créer pour imiter les imitations, des oranges de pulpe savoureuse par quantités prodigieuses. Il était donc heureux et sifflotait un air de sa façon, qui ne craignait aucune concurrence avec la Neuvième Symphonie.

Mais c’était aussi un homme bourré de moralité comme un tromblon mexicain, et, du premier coup d’œil, il vit à quoi s’occupaient sa secrétaire et son représentant

Il fit d’un ton indigne et sans douceur :

— Hein, qu’est-ce que je vois ?

Il n’avait d’ailleurs rien à demander à ce propos, le témoignage de ses yeux n’était pas trompeur.

Alors, il ouvrit les grandes écluses de son indignation :

— Quoi, mademoiselle Margot, c’est vous ?

La jeune fille, dégagée de l’étreinte un peu étroite du courtier, se tenait dans une posture comique et sans ombre de dignité, un peu plus découverte qu’il n’eût été nécessaire.

Elle murmura timidement :

— Monsieur, je n’ai pas pu me défendre.

— Vous n’avez pas pu vous défendre… Vous en avez

de bonnes. Il me semble que vous n’en aviez nulle envie…

Le représentant était gentilhomme, et il prit sur lui toutes les responsabilités, qui, au demeurant, lui revenaient :

— Monsieur, dit-il, toute la faute est sur moi.

— Vous, fichez-moi la paix ! cria le marchand d’oranges en faïence.

— Mais monsieur…

— Je vous dis de vous taire. Et quand à cette gourgandine, je la mets à la porte…

Car l’astucieux patron pensait, sans nulle vergogne, qu’il pourrait facilement trouver une autre dactylo et la paierait trois cents francs de moins, sous prétexte que la vie baissait de prix…

Mais il ne voulait point renvoyer le courtier, qui lui apportait d’excellentes affaires, et il y tenait.

Margot se mit à pleurer…

— Monsieur, excusez-moi, c’est par malchance, et j’allais écrire les commandes du représentant, quand…

— Je m’en fiche absolument, fit le marchand. Prenez vos cliques et vos claques, faites-vous régler, et allez-vous-en. Je ne veux pas que mon bureau devienne une maison de passe…

C’était un homme dur et sans nulle pitié. Margot le savait, aussi prit-elle son parti du malheur qui lui arrivait et se dirigeait-elle vers le dehors.

Elle pensait, avec une sorte de secrète ironie :

— Voilà quatre fois que je manque d’aboutir depuis ce matin et il est trop certain que la déveine m’accable, ne discutons plus.

Pendant ce temps, le singe, levant vers le ciel un bras vengeur, s’essayait à l’éloquence parlementaire. Il jetait pêle-mêle des injures, des prosopopées enflammées et des mots d’argot, car il sortait du faubourg Montmartre, où il avait passé sa jeunesse, et son langage n’apparaissait pas, malgré qu’il en eut, absolument académique.

Margot s’en alla se faire payer. Elle se sentait vraiment mélancolique. Avoir passé une nuit blanche, pourchassée, seule, par le démon de la luxure, et s’être promis de l’amour à foison, pour finalement, et sans amour, se voir mettre à la porte du lieu où elle gagnait son pain, ce n’était pas une réussite.

Enfin elle sortit.

Comme elle descendait l’escalier, elle croisa un beau jeune homme, qui salua en s’effaçant, puis demanda aimablement :

— Vous avez l’air triste, mademoiselle ?

— Il y a de quoi, fit-elle.

— Comment cela ?

— Je viens de me faire mettre à la porte de la maison où l’on m’employait.

— Pourquoi cela ?

Elle rougit un peu, puis d’un air embarrassé :

— Le patron rentrait, comme…

— Vous faisiez quelque chose de défendu ?

— C’est le représentant, qui prétendait… m’embrasser.

— Et c’est pour si peu de chose que cet imbécile de type vous a flanquée dehors ?

— Mais oui.

— C’est le marchand d’oranges en béton ?

— Oui.

— Eh bien, moi je ne vends que des valeurs de Bourse.

Des mines de diamants au capital de cent millions entièrement dus, et qui se trouvent aux îles Aléoutiennes, des puits de pétrole sous-marins, des « holding » destinés à élever au zénith des industries surprenantes : la laine artificielle, le coton fait avec des orties et bien d’autres choses. Je suis un honnête homme et j’ai besoin d’une employée, voulez-vous que je vous engage ?

Margot se mit à rire, car la chance semblait reparaître :

— Je veux bien.

— Alors, montez avec moi.

Et elle suivit son nouveau patron.

Au quatrième étage, elle pénétra dans un bureau luxueux, où un magnifique divan en cuir occupait tout un panneau. Et le financier dit :

— Venez, mademoiselle ! comment est votre nom ?

— Je me nomme Margot.

— Eh bien, Margot, venez voir un peu près de moi si nous sommes destinés à nous entendre ?

Elle s’assit.

— Ne craignez pas de malheur avec moi, car je suis le maître ici. On ne peut nous surprendre.

Et il passa la main autour de la taille de sa jeune compagne en riant.

— Comme tu es bien faite, Margot !

Elle fit :

— Oui ! On m’a souvent demandé d’être femme-nue au Théâtre de l’Aphrodision.

— Et tu n’as pas accepté, avec des grâces comme celles-ci ?…

Car il admirait du regard comme du toucher.

— Ma chère enfant, tu ferais une femme-nue admirable.

Une femme entra (page 43).

Et il commença, pour acquérir la certitude qu’il ne se trompait pas, à la dévêtir.

Elle avait confiance en cet homme, qui se trouvait le maître dans son logis, et elle ne faisait donc qu’un minimum de résistance.

Lui poussait de petits cris d’enthousiasme à chaque découverte d’une nouvelle beauté :

— Quelle poitrine ! C’est plus beau que la Vénus de Milo.

— Oh ! faisait-elle en simulant la confusion.

— Et ces hanches…

Elle souriait.

— Et ce grain de beauté…

Il l’étreignit ardemment.

— Margot, je t’aime…

Elle eut, vers son conquérant, un regard mouillé.

— Margot, je t’adore…

Elle lui permit de nouvelles privautés.

— Margot, je n’ai jamais aimé personne comme je t’aime…

— On dit ça ! fit-elle railleusement.

— Je le dis et je le pense…

Puis il compléta :

— Je vais même le prouver, Margot…

Elle gémit :

— Et toi, comment te nommes-tu ?

— Cyprien…

— Cyprien, je suis heureuse…

— Je l’espère bien.

Et elle allait se pâmer de délices, quand…

XII

Tout de même

Oui, Margot sentait venir le moment où elle atteindrait cette joie qui la fuyait depuis le matin, et qui, toute la nuit, l’avait hantée.

Elle était enfin proche.

Encore une demi-minute et elle entrerait dans le délicieux paradis.

Un paradis terrestre qui ne réclame pas de disparition, mais seulement la petite mort…

Quand, une fois de plus, la porte, c’était pourtant une nouvelle porte, et qui ne semblait pas ensorcelée comme celle du fabricant d’oranges, la porte donc s’ouvrit…

Et une femme entra.

Elle regarda le spectacle qui s’offrait à son regard soudain irrité, puis poussa un hurlement à glacer le cœur d’un tigre affamé.

— Misérables !…

Elle réitéra, soucieuse de se tenir dans la bonne tradition des paroles d’amoureuses trompées :

— Misérables !

Puis elle ajouta, ayant lu des pièces de théâtre romantiques :

— Je vous y prends enfin.

— Tais-toi, et fiche-nous le camp ! dit le jeune financier que cette intervention d’une maîtresse, mal attendue, surprenait, mais ne suffisait pas à décontenancer.

Mais la femme cherchait un acte définitif à accomplir, et c’était la raison de son peu d’éloquence. Elle trouva enfin.

Et elle tira de son sac un magnifique pistolet.

C’était une arme automatique extrêmement perfectionnée, et qui ne devait certainement jamais pardonner.

Et elle le dirigea vers son amant.

— Comment, tu oses me tromper avec cette fille de rien ?

Margot n’aimait pas qu’on l’insultât.

Elle riposta :

— Dites-donc, je vous vaux bien, espèce de pimbêche.

L’autre changea la direction de son arme et la dirigea vers la jeune fille, que cela ne suffit point à terrifier. En même temps elle disait :

— Oui ! c’est vous que je veux tuer.

Margot n’avait aucunement peur. Elle était de ces femmes pour qui tout passe après l’amour et l’orgueil. Ce qu’elle voulait, avant tout, c’était donc d’asseoir la survenante d’une solide réponse.

Et elle dit carrément :

— C’est du vice, de se servir comme ça d’une pétoire…

Il faut avouer que malgré l’incontestable tragique de la situation, l’amant eut envie de rire à cette réponse, et il cria joyeusement :

— Marthe, tu nous ennuies, remporte ta mitrailleuse. Je ne te dois rien. Je ne t’ai jamais juré d’amours éternelles, nous ne sommes pas époux, et, en somme, tu n’as absolument pas de reproche à me faire. Donc, le mieux est de t’en aller. Tu vas être en retard chez ton patron.

Elle dit orgueilleusement :

— Je m’en moque, je suis sa maîtresse. Il ne peut me coller dehors, ça ferait du bruit…

Le jeune Boursier tenta de canaliser le drame en faisant de l’esprit :

— Puisque tu es sa maîtresse, que dirais-tu si j’allais, moi, aussi le menacer avec un canon de 280 ?

Mais Marthe n’était pas accessible à la simple logique. Elle voulait s’en aller avec les honneurs de la guerre, ce qui, dans l’âme des femmes prime la plupart des autres sentiments.

Et, pour cela, il n’y avait qu’un seul parti à prendre, c’était de tuer quelqu’un.

Elle tira.

Il y eut un bruit terrible. Les vitres sonnèrent. Une fumée compacte se répandit dans la pièce et la malheureuse, convaincue qu’elle avait un meurtre sur la conscience, se laissa enfin tomber à terre en poussant des cris aigus.

— Pardon !… pardon !…

Dans le nuage qui emplissait la pièce, l’amoureux parvint à regarder le visage de la charmante Margot. Il était un peu pâle. Dame ! mettez-vous à sa place, l’émotion s’explique. Mais il n’y avait aucune trace de sang et de se sentir parfaitement bien portante, Margot connaissait même une félicité qui s’épanouissait en léger sourire.

Le jeune homme lui murmura à l’oreille :

— Tu n’as rien ?

— Non ! fit-elle.

— Alors je vais expulser cette braillarde.

Il se leva en riant.

— Qui a bien pu lui vendre des cartouches asphyxiantes comme ça ?

Il prit la gémissante Marthe à terre, puis lui dit :

— Maintenant que tu nous as tués, tu peux t’en aller, hein ?

— Oui ! dit-elle avec désespoir.

Et elle gagna la porte, le pistolet en main.

Cyprien et Margot se retrouvèrent seuls.

— Cette fois, grogna-t-il, je crois que nous allons être tranquilles ?

— C’est ta maîtresse, demanda Margot, un peu jalouse d’une femme que la passion, pouvait pousser au crime, chose dont elle se sentait tout à fait incapable.

— C’est-à-dire que c’est une petite amie que j’ai connue comme ça. Mais je ne l’ai jamais aimée.

Margot fit la moue :

— Tu me dis ça…

Et je le prouve.

Il l’enlaça de nouveau, après avoir quitté les derniers vestiges de vêtements dont elle couvrait une pudeur fort en danger.

— Ma chérie !

— Mon aimé !

— Ma belle, je t’adore !

— Moi aussi !

Ils articulaient les mots éternels des amants et le monde semblait tourner autour d’eux, lorsque soudain ils entendirent parler derrière la porte, puis on tenta d’ouvrir.

— Encore des em…nuyeux, dit le jeune homme.

Margot ne s’en souciait plus. Elle avait fermé à clé et se sentait libre enfin de s’adonner à cet amour qui la hantait. Elle dit doucement :

— Ah ! mon chéri, je suis à toi…

Il écoutait cependant, un peu inquiet de voir que l’on prétendait ouvrir malgré tout.

Il y eut plusieurs poussées, puis enfin la porte arrachée bâilla.

Et un agent entra, accompagné par Marthe qui gémissait :

— Oui, monsieur l’agent, je les ai tués tous deux.

L’agent était un brave homme, qui ne s’en faisait pas. Il aimait à voir de près les choses, et les crimes dont des mabouls s’accusent couramment.

Il demanda alors :

— Dites, madame. Ce sont ces personnes que vous avez tuées ?

— Oui ! c’est nous, répondit Cyprien.

— Pour des morts, vous ne vous portez pas mal.

Et à la pauvre Marthe, bien convaincue qu’elle avait laissé les autres agonisants dans une mare de sang, il dit sévèrement :

— Il me semble que vous les dérangez, et moi aussi…

Il la prit alors par la main :

— Venez !

Puis il sortit avec l’amoureuse et meurtrière qui n’y comprenait rien.

Le charmant financier alla regarder la porte.

— On peut la refermer tout de même. Et, cette fois, je crois que nous serons tranquilles…

Il emmena cependant Margot dans la pièce voisine :

— Enfermons-nous ici, et oublions tous ces gens qui nous dérangent.

Puis il s’assit à côté de Margot, qui, depuis trois heures, allant d’échec en échec, de catastrophe en cyclone, et de tornade en tragédie, finissait par perdre pied.

Il lui dit à l’oreille :

— Margot, cette fois, personne ne va venir.

— Tu crois ?

— J’en suis certain. Excuse-moi de n’avoir pu te protéger contre ces irruptions fâcheuses, mais la série en est finie.

Il répéta :

— Je t’aime.

Et il la mit sur ses genoux.

Elle retrouva un peu de rose pour ses joues et se cacha la face.

Puis ils se turent.

Sur la console, une pendulette comptait une à une des secondes qui n’étaient pas perdues pour les amoureux.

Pour les amants.

Autour d’eux le monde roulait ses turpitudes, ses hasards, ses misères, et ses aventures.

Du ciel, un rayon de soleil vint se promener à travers la fenêtre, sur la jambe nue et crispée de Margot qui se sentait heureuse.

Son rêve nocturne se réalisait enfin.

Elle gémit de délices.

Et son amant murmurait :

— Margot !… Margot !…