Les Oubliés et les Dédaignés/Préface

(p. i-iv).

PRÉFACE


On est généralement fixé et d’accord aujourd’hui sur le rôle philosophique du dix-huitième siècle. Nous n’avons donc pas pu songer à en éclairer des côtés nouveaux. Notre intention unique a été de chercher, en dehors de l’Académie et de l’Encyclopédie, le trait d’union qui rattache la littérature d’autrefois à celle de maintenant. Nous n’avions pas à suivre la filiation des talents supérieurs ; mais dans un ordre modeste et comme complément à la grande histoire, l’étude de certaines intelligences effacées, égarées ou isolées, nous a paru assez intéressante pour que nous ayons cru devoir y consacrer ce volume.

On reconnaîtra que nous avons évité l’enthousiasme et le parti pris, deux dangers dans ce genre d’études, et que nous n’avons fait plier devant aucun système ces personnalités diverses. De l’enthousiasme, il ne nous était guère possible d’en éprouver pour ces natures, la plupart sans élévation, et, quant à un système, tout au plus pouvions-nous les rallier à la désorganisation du principe classique.

Un ouvrage par lequel nous avons préludé à ces exhumations, et qui est consacré tout entier à l’examen des deux cents volumes de Rétif de la Bretonne, nous a prouvé qu’il n’était pas impossible de vaincre certaines préventions du public et de défaire en partie ses opinions[1]. Les œuvres, jadis tant conspuées, du romancier des halles, sont aujourd’hui en haute valeur dans les ventes publiques. Il y a évidemment sinon réaction, du moins curiosité. Nous n’avons pu nous empêcher de tirer de ces symptômes un encouragement.

Il nous a semblé, en outre, que le mouvement d’attention que nous voulions essayer de diriger sur ces écrivains, tombés en disgrâce, avait son équivalent dans le mouvement de vogue qui s’est déterminé, depuis trente ans, en faveur d’un assez grand nombre d’artistes français du dix-huitième siècle, longtemps négligés, tels que Jeaurat, Chardin, Lépicié, Moreau le Jeune, Debucourt. Les analogies de manière et de tempérament nous ont paru nombreuses. Excès de naïveté ou de préciosité, tout, dans l’une et l’autre œuvre, est empreint du même cachet national. Pastellistes de cuisinières, romanciers d’alcôve, graveurs de courtilles, ils disent bien les mœurs de leur époque, surtout les mœurs d’exception, et ils ont cette qualité énorme, la vie, qui fait parfois défaut aux grands maîtres.

Ces auteurs sont surtout des hommes avant d’être des auteurs ; la préoccupation du public n’est que secondaire chez eux, et tout est bien dès qu’ils sont satisfaits. Ils maltraitent le style pour arriver à l’effet plus rapidement. Déjà déconsidérés dans leur temps, on ne s’étonne pas s’ils disparaissent complètement sous l’Empire, refoulés par les pâles restaurateurs du bon goût. Il fallait une époque comme la nôtre, dégagée de toute rhétorique, idolâtre d’individualisme, interrogeant l’art avec des yeux avides et agrandis, pour venir réveiller leur mémoire, remettre leur talent en question, et leur restituer une part d’influence dans le passé aussi bien que dans le présent.

Peut-être nous reprochera-t-on, malgré cela, de n’avoir pas repoussé à coups d’aviron quelques-unes des ombres informes qui se cramponnaient à notre barque. Si Linguet, si Mercier rencontrent une certaine indulgence, les autres courent le risque d’être rejetés une seconde fois par l’opinion. Cela ne nous regarde plus. Nous avons cru nécessaire de distribuer sur les derniers plans de notre composition plusieurs figures à demi confuses, autant pour renforcer les figures principales que pour indiquer les limites où doit, selon nous, s’arrêter l’investigation littéraire. Nous avons fait l’ordre dans l’ombre, comme d’autres font l’ordre dans la lumière.

En tout cas, la sympathie relative et la préoccupation des procédés ne nous ont jamais fait perdre de vue le sens moral. Si parfois nous avons montré peu de vigueur dans le blâme, c’est que le scandale, partant de bas et n’ayant plus aucune portée, ne nécessitait pas une grande déperdition d’indignation. Nous avons mieux aimé plaindre que flétrir. À quoi bon un masque de verre pour étudier les frivolités de Dorat-Cubières et de la Morency ?

Chemin faisant, nous avons redressé les erreurs des biographies officielles. Aux documents que les faiseurs de dictionnaires se passent de main en main avec une sérénité imperturbable, nous avons préféré les notes de famille, les souvenirs des contemporains, les correspondances. À défaut de ces témoignages, nous avons demandé la physionomie d’un homme à son œuvre, et l’œuvre nous a souvent donné plus que la biographie.

  1. Rétif de la Bretonne, un vol. in-12, avec portrait et fac-similé ; tiré à 500 exemplaires sur vergé, vélin et papier de Hollande. — Paris, 1854 ; Alvarès, éditeur, rue de la Lune.