Les Oubliés et les Dédaignés/Mercier

(p. 43-84).

MERCIER


I

Mercier, un de ces énergiques et singuliers talents que nous n’avons pas toujours voulu comprendre en France, a longtemps joui d’une réputation considérable à l’étranger, dans le Nord et surtout aux pays allemands. Ce n’est pas la première fois que de telles bizarreries se produisent, et cela devrait nous donner à réfléchir. C’est souvent avec trop de passion nous-mêmes que nous jugeons les écrivains de passion.

Mercier s’est pour ainsi dire installé par force au milieu de la littérature de son époque, qui ne voulait pas de lui. Et, s’il n’a pas fini par avoir raison de tout le monde, du moins a-t-il fini par avoir raison de lui-même, ce qui est déjà quelque chose, et par se constituer une inébranlabilité de résolution, une volonté littéraire qu’il faut admirer.

Il naquit à Paris, le 6 juin 1740, d’une famille de commerçants. Ses deux prénoms furent Louis-Sébastien. Ce fut tout d’abord un jeune homme exclusivement épris de sciences et de belles-lettres, car à l’âge de vingt ans on le trouve professeur au collège de Bordeaux. Il débuta par toutes sortes de choses, par des héroïdes, par des discours académiques, par des traductions, par de mauvais petits romans, dont lui-même a fait plus tard assez bon marché, et dont nous ne parlerons pas. Il ne commença guère à être connu — et à se connaître — que du jour où il aborda le drame, auquel l’avaient prédisposé ses études des langues anglaise et allemande. Alors seulement Mercier sentit qu’il venait de trouver un terrain à son pied, un moule à sa fantaisie, le drame, qui se moque d’Aristote et de sa permission de vingt-quatre heures, qui accouple le rire et les larmes, qui se fait aussi grand et aussi bas que possible ! Voilà ce qui convenait à notre jeune enthousiaste, lequel avait quelque chose en lui de la nature bouillante de Diderot.

Mais, si le drame lui convenait, en revanche le public ne s’accommodait guère du drame, que les critiques bornés s’obstinaient à qualifier de genre bâtard. Le public supportait tout au plus La Chaussée, parce que c’était un homme de transition et de petit talent. Empreints d’une spontanéité plus franche, revêtus d’une couleur plus vraie, les drames de Mercier ne réussirent qu’à l’offusquer. Mercier ne se rebuta pas devant l’insuccès ; ce furent les comédiens qui se rebutèrent et qui prirent contre lui le parti du public, en ajournant indéfiniment la représentation d’une de ses pièces déjà reçue, et en lui en refusant successivement deux ou trois autres. Sébastien Mercier, irrité à juste titre, publia contre eux un mémoire virulent[1], et se fit recevoir avocat, dans le seul but de leur intenter un procès.

Sans doute, c’est de ce moment-là que datent ce fier orgueil et ce talent irascible qui devaient tour à tour faire de lui un sujet de risée et un sujet d’admiration. Nouveau Coriolan, retiré chez les littératures étrangères, il revint un beau jour mettre le siège devant la littérature de sa patrie, l’Essai sur l’art dramatique à la main. Ah ! nous parlons, nous autres, des romantiques et de leur croisade contre le grand siècle ! Lisez Mercier, et vous verrez combien auprès de lui les novateurs de 1830 paraissent petits en audace et en violences. On a appelé, je crois, Racine et Boileau des polissons ; lui les appelle les pestiférés de la littérature. Cet Essai, composé sous l’impression des refus outrageants de la Comédie française, produisit un certain émoi dans le monde littéraire et ébaucha sa réputation d’écrivain paradoxal. Dans cet écrit, remarquable cependant par beaucoup de côtés, il établit que Plaute n’est qu’un misérable farceur, que l’Iliade ne vaut pas les contes de Perrault, et que Racine a perdu la poésie française. Pour le temps, c’était hardi.

Ne voulant pas renoncer au théâtre sur le simple caprice de trois ou quatre comédiens, Mercier se décida à faire imprimer ses drames, laissant au hasard le soin de les acheminer vers la scène. Presque tous furent représentés en province et y obtinrent beaucoup de succès : ce qui, au bout de quelques années, força la main aux théâtres de Paris et les amena à composition. L’Habitant de la Guadeloupe, le Déserteur et la Brouette du Vinaigrier attirèrent principalement la foule aux Italiens. Ce qu’il y eut de singulier pour la première de ces pièces, c’est qu’on la joua sans sa permission. Ô retour des choses d’ici-bas ! Mercier, cloué sur son lit, tremblait la fièvre, tandis qu’on l’applaudissait au théâtre. Le Déserteur, représenté plusieurs fois devant Leurs Majestés, lui valut une pension de 800 livres ; sur les instances de Marie-Antoinette, il changea le dénoûment, dont l’effet était terrible, et il y substitua une variante à l’usage des âmes douces. C’est, dit-on, à l’impression produite par ce premier dénoûment que l’on doit l’abrogation de la loi qui condamnait les déserteurs à la peine de mort.

Le plus discuté de ces drames, la Brouette du Vinaigrier, est aussi le plus caractéristique et celui auquel la curiosité attacha le plus de vogue. « Quand je rencontre dans la rue la brouette d’un vinaigrier, écrit-il quelque part avec complaisance, je me dis : Et moi aussi, je l’ai fait rouler à ma manière sur tous les théâtres de l’Europe, au grand étonnement des critiques ; et maintenant la brouette y est naturalisée, comme le coffre doré de Ninus dans Sémiramis[2]. »

Ainsi qu’on le pense bien, cet orgueil naïf dut éprouver un assez grand nombre d’échecs. En 1777, Mercier s’étant brouillé avec son libraire, ce dernier fit publier l’avis suivant : « Le sieur Ruault, libraire, rue de la Harpe, à Paris, avertit le public qu’il offre au rabais les quatre meilleurs drames de M. Mercier, qu’il donnera à raison de la modique somme de dix sous l’exemplaire broché, savoir : Childéric Ier, roi de France, drame héroïque ; Nathalie, le Juge et Jean Hennuyer, évêque de Lisieux. Ces drames, les seuls dont il ait fait l’acquisition, se vendaient ci-devant, quand on le pouvait, trente sous la pièce. Le libraire prévient les amateurs de la dramaturgie que, passé le mois d’avril prochain, il ne sera plus possible d’en trouver, parce qu’il est déterminé à faire un autre usage des six mille exemplaires qui lui restent. » Mercier ne trouva pas l’annonce plaisante.

Jusque-là, en effet, ce que ses drames lui avaient rapporté de plus positif, c’était un fort bel habit tirant sur le violet, avec lequel il alla faire sa première visite à Voltaire. Du plus loin que le grand homme l’aperçut : « Parbleu ! s’écria-t-il, voilà l’habit de Jean Hennuyer ! » Il ne se dit et ne se passa rien autre chose de remarquable dans cette entrevue. Plus tard, lors du dernier voyage de Voltaire à Paris, dans l’année où il mourut, Mercier retourna le voir, et le grand philosophe daigna cette fois laisser tomber un bon mot de ses lèvres à demi expirantes. « Vous avez si fort surpassé vos confrères en tout genre, lui disait Mercier, que vous surpasserez encore Fontenelle dans l’art de vivre longtemps. — Ah ! monsieur, répondit Voltaire, Fontenelle était un Normand : il a trompé la nature ! » Le mot était des plus jolis, et Mercier s’inclina avec un sourire flatteur. Ce n’était pas cependant qu’il aimât Voltaire ; loin de là. Il n’a jamais laissé passer une occasion de le tancer vertement. C’est ainsi qu’il dit quelque part, à propos de Rabelais, déprécié par l’auteur de Zadig : « Quiconque a lu Rabelais et n’y a vu qu’un bouffon, à coup sûr est un sot, s’appelât-il Voltaire. »

Mais dans ce temps-là, Mercier, qui était encore jeune et qui voulait connaître le monde, ne se faisait pas faute d’aller frapper au seuil de tous les hommes de lettres. Un jour, il prit le chemin du Marais, pour aller contempler dans sa gloire le vieux Crébillon, qui demeurait alors rue des Douze-Portes. Il frappe. Aussitôt les aboiements de quinze à vingt chiens se font entendre, ils l’environnent gueule béante et l’accompagnent jusqu’à la chambre du poëte. Mercier voit une chambre aux murailles nues, un grabat, deux tabourets et sept à huit fauteuils déchirés, dont les chiens s’emparent en grognant de concert. Au milieu, Crébillon le tragique, âgé de quatre-vingt-six ans, la tête et les jambes nues comme un athlète au repos, la poitrine découverte, fumait une pipe. Il avait de grands yeux bleus, des cheveux blancs et rares, une physionomie fortement caractérisée. À l’aspect de Mercier, il ôta sa pipe de la bouche en manière de salut, la remit, et, commandant silence aux chiens, il lui fit concéder, le fouet à la main, un des fauteuils. Après quoi, il se remit à fumer sans mot dire, l’œil fixe et tourné vers le plancher. Peu à peu revenu de son étonnement, Mercier lui demanda si son Cromwell serait bientôt fini.

— Je ne sais pas, répondit laconiquement Crébillon.

— Oserai-je vous supplier de m’en faire connaître quelques vers ?

— Quand j’aurai fini une seconde pipe.

Sur ces entrefaites, une femme entra, haute de quatre pieds et large de trois : c’était la maîtresse du poëte. Les chiens, par respect, lui cédèrent un fauteuil. Bientôt Crébillon posa sa seconde pipe, et commença à réciter des vers fort obscurs d’une tragédie qu’il avait composée de mémoire et qu’il récitait de même ; Mercier n’y comprit rien. Cependant il se crut obligé d’adresser force compliments au bonhomme, lequel parut tellement enchanté, qu’il le gratifia immédiatement d’une petite carte sur laquelle était son nom écrit en caractères très-fins. C’était un passe-port pour voir une de ses tragédies. Ensuite Crébillon revint à sa pipe et ne la quitta plus. Au bout d’un quart d’heure, Mercier comprit qu’il était temps de prendre congé. Il se leva. Les chiens se levèrent aussi, aboyèrent de nouveau et l’accompagnèrent jusqu’à la porte de la rue.

Le lendemain — vivant contraste — notre Sébastien Mercier entrait sur la pointe de l’escarpin chez Crébillon le fils. « Celui-ci, raconte-t-il, était taillé comme un peuplier, haut, long, menu : il contrastait avec la taille forte et le portrait de son père. Jamais la nature ne fit deux êtres plus voisins et plus dissemblables. Crébillon fils était la politesse, l’aménité et la grâce réunies. Il avait vu le monde, il avait connu les femmes autant qu’il est possible de les connaître : il les aimait un peu plus qu’il ne les estimait. Nos principes littéraires étaient d’accord : il me dit en confidence qu’il n’avait pas encore achevé la lecture des pièces de son père, mais que cela viendrait. Du reste, il regardait la tragédie française comme la farce la plus complète qu’ait pu inventer le genre humain. » On comprend que l’auteur du Sopha dut bien vite devenir l’homme de Mercier, qui depuis exalta souvent son talent et son caractère.

Les premières années de Mercier furent employées de la sorte à s’introduire dans le monde littéraire et à s’y créer des relations. Il gravit l’escalier sombre de la rue Plâtrière, et causa quelques minutes avec Jean-Jacques Rousseau, qui le prit pour un espion de la police. Il hanta le café Procope, et y acquit de bonne heure l’habitude de pérorer bruyamment à propos de tout. Au café Procope, il y avait la chambre des communes et la chambre haute, comme en Angleterre : ce fut dans la chambre des communes qu’il rencontra le poëte La Louptière et qu’il fit connaissance avec lui. La Louptière était le plus indigent et le plus honnête des auteurs ; il se contentait, par jour, d’une tasse de café au lait dans laquelle il trempait un morceau de pain. Touché de sa détresse, Mercier lui proposa une fois à dîner ; à quoi le poëte répondit humblement : « Je vous remercie, monsieur, j’ai dîné hier. »

Il connut aussi dans sa jeunesse le musicien Rameau : « Un grand homme sec et maigre, qui n’avait point de ventre et qui, comme il était courbé, se promenait toujours les mains derrière le dos pour faire son aplomb ; il avait un long nez, un menton aigu, des flûtes au lieu de jambes, la voix rauque et l’humeur difficile. » Il connut encore le neveu de Rameau, moitié abbé, moitié laïque et qui vivait dans les cafés.

Par exemple, je ne sais pas ce qu’il fit à Chamfort, ou ce que Chamfort lui fit, mais l’auteur de Mustapha et Zéangir ne fut jamais de ses amis, Mercier le poursuivit partout de sa rancune et ne cessa de l’appeler l’académicien Champsec. Les inimitiés de Mercier étaient rares, mais elles étaient durables.

Souvent il se promenait avec l’abbé Maury, alors simple prestolet, qui n’avait pas de quoi dîner non plus et qui s’en consolait en parlant de son élévation future : « Voyez-vous, disait-il à Mercier, j’entrerai à l’Académie française bien avant vous. » L’abbé Maury n’avait rien écrit encore, pas même un mauvais sermon, mais il avait un vrai talent de prédicateur et une grande audace d’antichambre.

Un jour on vint annoncer à Mercier qu’un de ses jeunes amis venait d’être atteint d’un accès de fièvre chaude à la suite d’une chute de cheval, et conduit à l’Hôtel-Dieu. Mercier s’y transporta en toute hâte et aperçut, sur le lit indiqué, le satirique Gilbert, qui se tordait de douleur et ne cessait de répéter, en montrant son gosier : La clef, la clef ! Ce ne fut qu’après sa mort, et à l’ouverture du cadavre, que l’on comprit le sens de ces paroles attribuées à la folie. Gilbert, craignant qu’on ne lui enlevât certains papiers, avait avalé la clef de sa chambre. Au dire de Mercier, il se trouvait dans une certaine aisance au jour de ce trépas horrible, ce qui détruit un peu la légende.

II

Lorsqu’il connut bien Paris, hommes et choses, Sébastien Mercier songea à rassembler tout ce qu’il avait vu dans une vaste composition encyclopédique. Nul que lui ne pouvait mieux exécuter ce travail ; enfant de Paris, observateur pittoresque et puéril, œil curieux, plume ardente, il réunissait les conditions nécessaires pour intéresser et surtout pour surprendre. Déjà, dans l’Essai sur l’art dramatique et dans l’An 2240, rêve s’il en fut jamais, il avait laissé entrevoir ce projet qu’il commença à réaliser en 1781, sous le titre de Tableau de Paris.

Tout le dix-huitième siècle est contenu dans le Tableau de Paris, surtout le dix-huitième siècle de la rue ; il y a de tout : des tréteaux, des auberges à quatre sous, des réverbères, du guet, des greniers, de Bicêtre, des chiens tondus, enfin tout ce qui fait retourner la tête. Aussi Mercier avait-il pour habitude de dire qu’il l’avait écrit avec ses jambes. Cela ne ressemble guère aux Lettres persanes, mais cela ne vaut pas plus mal. « Si, en cherchant de tous côtés matière à mes crayons, j’ai rencontré plus fréquemment dans les murailles de la capitale la misère hideuse que l’aisance honnête, le chagrin et l’inquiétude plutôt que la joie et la gaieté, jadis attribuées au peuple parisien, que l’on ne m’impute point cette couleur triste et dominante. Il a fallu que mon pinceau fût fidèle. Il enflammera peut-être d’un zèle nouveau les administrateurs modernes, et déterminera la généreuse compassion de quelques âmes actives et sublimes. Je n’ai jamais écrit une ligne que dans cette douce persuasion, et, si elle m’abandonnait, je n’écrirais plus. » Sans doute ce but était très-louable, et cependant la police crut devoir s’en inquiéter après l’apparition des deux premiers volumes. Informé que plusieurs personnes étaient soupçonnées pour cet ouvrage et sur le point d’être poursuivies, Mercier alla trouver M. Lenoir et lui dit fièrement : « Ne cherchez plus l’auteur, c’est moi ! » Il partit alors pour la Suisse, où il se lia d’amitié avec le célèbre Lavater, qui se vanta (peut-être était-ce une douce raillerie) d’avoir deviné l’auteur du Tableau de Paris sur le seul examen de ses traits.

Mercier choisit Neufchâtel pour résidence, et y acheva cette originale encyclopédie, dont le nombre des volumes s’accrut bientôt jusqu’à douze. La publication n’en fut terminée qu’en 1788, un an avant l’explosion de la Révolution. Elle se répandit à une très-grande quantité d’exemplaires et fut infiniment goûtée hors de France. C’est inouï ce qu’il y a de verve, d’ampleur, de variété, de savoir et d’esprit au fond de tout cela. Le dix-huitième siècle, qui, à l’heure où parut le Tableau de Paris, avait déjà sa provision de chefs-d’œuvre toute faite, s’entêta à repousser celui-ci[3].

Je ne saurais mieux donner une idée de l’enthousiasme soulevé en Allemagne par le Tableau de Paris qu’en extrayant d’un livre intitulé Menschliches Leben, etc., par C. F. Cramer, le morceau suivant qui s’élève jusqu’aux hauteurs du dithyrambe : « S’il arrivait qu’on rencontrât un ouvrage en douze volumes d’un Mercier latin, qui nous peignît l’ancienne Rome, avec ses mœurs locales, ses habitudes, ses folies, ses vices et ses vertus ; un ouvrage écrit avec l’esprit d’observation le plus réfléchi, démasquant avec le coup d’œil le plus pénétrant mille préjugés en fait de littérature, de politique et de morale, un livre écrit enfin sous le regard de la sainte humanité ; si, je le répète, l’on trouvait un trésor semblable, pensez-vous bien quel sort l’attendrait en Europe, et, de proche en proche, dans les autres parties du monde ?… Quel sort ? le plus brillant de tous ! La trompette de la Renommée en sonnerait pendant six mois ! Tous les docteurs de la terre accouraient, la poitrine haletante de plaisir, pour déchiffrer le manuscrit ; les Didot, les Unger, les Baskerville l’imprimeraient ; les Strange, les Wille l’enrichiraient de figures en taille-douce et de culs-de-lampe. Dans tous les pays vous en verriez naître des éditions de toute forme. Ces éditions seraient publiées avec une pompe qu’égaleraient à peine celle du catalogue d’Oxford, le Nouveau Testament cophte de Woide et la description de la Turquie par d’Ohsson. Bref, vous entendriez retentir dans les quatre coins de l’Europe un tel cri d’admiration, de joie et de surprise, que peut-être, pour quelque temps, les savants en oublieraient l’Iliade sanglante du chantre de l’Ionie et son Odyssée qui fourmille de tant d’erreurs géographiques !… » Il est supposable que Mercier fut satisfait d’un tel éloge, ou bien ce serait à désespérer de l’orgueil humain : car jamais sympathie plus effrénée n’accueillit un auteur, surtout un auteur français.

Dans cette période de sept années, il ne s’occupa pas seulement du Tableau de Paris ; il fit encore paraître Mon Bonnet de nuit, en quatre volumes, et, pour y faire suite, Mon Bonnet du matin, en tout huit volumes de mélanges agréables à lire. Il continua également à augmenter la série de ses pièces de théâtre. Une d’entre elles, qui met en évidence un caractère comique et fort bien saisi, est intitulée l’Homme de ma connaissance. Cet homme devient amoureux de toutes les femmes qu’il rencontre : d’abord épris d’une jeune veuve, il rend visite à la maîtresse de son meilleur ami et lui fait une déclaration ; puis, c’est la soubrette qu’il veut emmener dans son château ; ensuite, il voit une dame de cinquante ans et se laisse captiver par son amabilité. Surpris a ses genoux, il reconnaît qu’il était le jouet de toutes ces femmes, — lorsque, pour le consoler, on lui apporte un portrait. Le voilà sur-le-champ devenu amoureux de l’ange qui y est représenté, et il se mettrait immédiatement à sa recherche si son ami ne lui apprenait en riant que ce portrait n’est autre que celui de la reine Cléopâtre.

Par-ci, par-là, les faiseurs d’épigrammes exerçaient leur malice contre Mercier, malice encore inoffensive, car il n’avait pas alors mis au monde ces foudroyants paradoxes astronomiques qui devaient plus tard augmenter de moitié sa renommée et diminuer d’autant son mérite. Voici comment se terminait un petit dialogue composé à propos de son Indigent, un de ses drames les plus pathétiques :

Mardi passé, j’eus un besoin urgent
De m’attendrir ; j’allai voir l’Indigent.
J’y versai tant de larmes que ma nièce
En les voyant me crut devenu fou…
— Moi, j’ai pleuré ce jour-là tout mon saoul
Rien qu’en lisant l’affiche de la pièce.

On lui a attribué une comédie semi-égrillarde sur Charles II, roi d’Angleterre, composée à l’occasion d’une aventure scandaleuse arrivée au comte d’Artois en 1789, et dont il est fait mention dans les mémoires secrets du temps. Disons que cette pièce, si elle ne peut supporter la représentation, peut du moins être lue sans danger.

Lorsqu’arriva la Révolution, Mercier était, si je peux m’exprimer ainsi, un talent sourdement célèbre. Il avait une activité prodigieuse, une imagination inépuisable ; tous les jours il travaillait régulièrement jusqu’à deux heures du matin. C’était à cette époque un homme dans toute la force de l’âge, un peu gros, mais doué d’une physionomie des plus expressives : l’œil ouvert et souriant, le nez mobile, la bouche serrée, fine et spirituelle, un grand air de franchise. Plus que ses pièces, disait-on, il avait eu des succès dans les coulisses de la Comédie française. Lorsque la politique vint détrôner la littérature, et que le peuple se fut improvisé dramaturge à son tour, Sébastien Mercier, comme tous les écrivains de France, se demanda ce qu’il allait devenir.

III

Un matin de l’an V, Mercier traversait le jardin du Palais-Royal, lorsque, devant un café, il se rencontra face à face avec un vieillard qui fredonnait une petite chanson, un vieillard cassé, maigrelet, vêtu d’un habit de tapisserie, ample comme une maison. Il attachait sur Mercier deux yeux malins et curieux. Celui-ci cherchait dans sa mémoire où il avait déjà vu cette figure, dont l’âge n’avait pas éteint l’effronterie. Tout à coup il crut se rappeler : « Le neveu de Rameau ! s’écria-t-il. — Moi-même, monsieur le dramaturge ; Rameau le fainéant, fils de Rameau le violon et neveu de Rameau le compositeur. » Mercier ne revenait pas de sa surprise. « Est-il possible ! disait-il, vous ici ! mais vous ne savez donc pas que tout le monde vous croit mort ? Voyons, parlez vrai : êtes-vous bien sûr d’être encore vivant ? » Le neveu de Rameau sourit et murmura : « Ai-je jamais été bien sûr de quelque chose ? Mais vous, monsieur Mercier, qu’êtes-vous devenu depuis le temps où vous faisiez jouer de si beaux drames, que je n’ai jamais été voir ? Vous n’avez pas vieilli, vous, et je vous retrouve tel que je vous ai laissé, la tête toujours droite, le jarret toujours ferme. On voit bien que vous n’avez fait que prospérer. À chacun selon ses œuvres. — Ah ! mon pauvre Rameau ! il s’est passé terriblement de choses depuis que nous ne nous sommes parlé, et je peux dire que j’en ai vu de grises ou plutôt de rouges ! Je ne marche plus que sur des ruines. Bien m’en a pris de faire mon Tableau en douze volumes, car aujourd’hui le modèle est tellement effacé, qu’il ressemble au portrait décoloré d’un aïeul relégué dans un galetas. — C’est vrai, monsieur Mercier ; mais qu’avez-vous donc vu de si extraordinaire ? — Hélas ! j’ai vu la Révolution française. Vous savez que je l’avais toujours prédite. (Ici Rameau sourit un peu.) J’ai éprouvé le sort de tous les prophètes, et si je suis debout à cette heure, c’est que le hasard s’en est mêlé. — Comme moi, soupira le neveu de Rameau ; mais ne serions-nous pas mieux à une table de café ? Vous me raconterez vos misères et je vous ferai grâce des miennes. Et puis, voyez-vous, s’il faut que je vous le dise en secret, il y a un mois que je n’ai pris une bavaroise. — Ah ! Rameau ! Rameau ! je vous reconnais maintenant tout à fait. »

Quand ils furent assis dans le café : « Étiez-vous à la prise de la Bastille ? demanda Mercier. — Parbleu ! j’étais dedans, répondit le musicien ; grâce à M. de Saint-Florentin, qui m’y avait fait enfermer pour se débarrasser de mes demandes d’argent. — Eh bien, donc, reprit Mercier, vous saurez que, peu de jours après la prise de la Bastille, enflammé comme tant d’autres de l’amour du bien public, je me fis journaliste et fondai les Annales patriotiques. Ah ! le beau journal ! quel feu ! quel style ! quelle logique ! C’était le soufflet de forge de nos armées naissantes. Je le rédigeais de moitié avec un charmant garçon nommé Carra, qui n’avait que le tort d’être timoré. Au bout de quelque temps, aidé de mon éditeur, il m’arracha la plume des doigts, sous prétexte que j’allais trop loin. Du reste, je ne lui en veux pas. Il est mort sur l’échafaud, et moi je suis arrivé tout droit à la Convention. — À la Convention ? — Oui : Mercier le dramaturge est devenu Mercier le député, le député de Seine-et-Oise. Mais alors, révolté des excès démagogiques que j’avais chaque jour sous les yeux, je rompis avec les jacobins. Je m’étais trompé, je l’avouai ouvertement : j’avais pris la populace pour le peuple, cette affreuse populace, insatiable de sang, et qui fit l’horrible commentaire de cette phrase de Montaigne : « La populace, par tous les pays, déchiquète les cadavres et s’en met jusqu’aux coudes. » Quand le mensonge était à la tribune et le crime dans le fauteuil, que Robespierre était le seul orateur qui eût le droit de se faire entendre, je me souviens qu’un jour il osa comparer aux Romains ses complices sanguinocrates. Alors, moi, les apostrophant, je leur criai de toutes mes forces : Non, vous n’êtes pas des Romains ! La sonnette de Collot-d’Herbois, furieuse, s’agitait sur ma tête. J’ajoutai : Vous êtes l’ignorance personnifiée ! »

À son tour le neveu de Rameau leva les yeux sur Mercier comme pour s’assurer qu’il avait bien réellement encore la tête sur les épaules. Celui-ci continua : « Une autre fois, pendant que l’on débattait la proposition de ne pas traiter avec l’ennemi tant que celui-ci occuperait le territoire français, je m’écriai : Avez-vous fait un pacte avec la victoire ? Bazire me répondit : « Nous en avons fait un avec la mort ! » Tel était l’exécrable langage des scélérats coiffés de laine. Je les ai vus tous ces meneurs de peuple, tous ces remueurs de systèmes. J’ai vu Poultier, moine, joueur de gobelets, stentor de spectacles forains, acteur chez le Grimacier, puis enfin, pour couronner tant de gloire, représentant du peuple. J’ai vu Henriot le domestique, Hébert l’escroc, Sergent Agate, Jacob Dupont, qui se vanta publiquement à la tribune d’être un athée, et qui demanda à installer une chaire d’athéisme sur la place de la Révolution. J’ai entendu David, peintre du roi et barbouilleur de la République, crier à tue-tête : « Tirez, tirez à mitraille sur tous les artistes, vous êtes sûr de ne tuer aucun patriote parmi ces gens-là ! » Que n’ai-je pas vu enfin et que n’ai-je pas entendu ? Toutes les grandes scènes historiques m’ont trouvé au premier rang des spectateurs. Que de visions flamboyantes et sinistres ont passé devant mes yeux ! Une entre autres, dont je me souviendrai toujours. C’était le lendemain des massacres de septembre ; je descendais à pas lents la rue Saint-Jacques, immobile d’étonnement et d’horreur, surpris de voir les cieux, les éléments, la cité et les humains tous également muets. Déjà, deux charrettes pleines de corps morts avaient passé près de moi : un conducteur tranquille les menait, en plein soleil et à moitié ensevelis dans leurs vêtements noirs et ensanglantés, aux plus profondes carrières de la plaine de Montrouge que j’habitais alors. Une troisième voiture s’avance… Un pied dressé en l’air sortait d’une pile de cadavres ; à cet aspect, je fus terrassé de vénération : ce pied rayonnait d’immortalité ! Il était déjà céleste ! Je le vois encore, ce pied, il portait un signe de majesté que l’œil des bourreaux ne pouvait apercevoir ; je le reconnaîtrai au grand jour du jugement dernier, lorsque l’Éternel, assis sur ses tonnerres, jugera les rois et les septembriseurs ! »

Mercier, comme toujours, s’échauffait aux lueurs de son éloquence. L’insouciant musicien l’écoutait en savourant sa bavaroise.

« J’étais de la fameuse séance qui termina le sort de Louis XVI et qui dura soixante-douze heures. Vous vous représentez sans doute dans cette salle le recueillement, le silence, une sorte d’effroi religieux ? Point du tout. Le fond de la salle était transformé en loge où des dames, dans le plus charmant négligé, mangeaient des glaces, des oranges, buvaient des liqueurs. On allait les saluer, on revenait. Les huissiers, du côté de la Montagne, faisaient le rôle des ouvreuses de loges à l’Opéra : on les voyait ouvrir à chaque instant les portes des tribunes de réserve et y conduire galamment les maîtresses du duc d’Orléans-Égalité, caparaçonnées de rubans tricolores. L’ennui, l’impatience, la fatigue se caractérisaient sur presque tous les visages. C’était à qui dirait : Mon tour approche-t-il ? On appela je ne sais quel député malade ou convalescent ; il vint affublé de son bonnet de nuit et de sa robe de chambre, cette espèce de fantôme fit rire l’assemblée. Passaient à cette tribune des visages rendus plus sombres par de pâles clartés, et qui, d’une voix lente et sépulcrale, ne disaient que ce mot : la mort ! Toutes ces physionomies qui se succédaient, tous ces tons, ces gammes différentes ; tel député, calculant s’il aurait le temps de manger avant d’émettre son opinion ; tel autre qui tombait de sommeil et qu’on réveillait pour prononcer ; Manuel, secrétaire, escamotant quelques suffrages en faveur du malheureux roi, et sur le point d’être mis à mort dans les corridors pour prix de son infidélité : voilà ce que j’ai vu, voilà le spectacle auquel, navré de douleur, j’ai assisté, et à la peinture duquel l’histoire ne saura jamais atteindre. — Comment votâtes-vous ? demanda le neveu de Rameau. — Je me prononçai pour la détention perpétuelle, ce qui était un des moyens les plus probables de sauver cet infortuné monarque. Mais tout fut inutile. J’ai vu le fils de saint Louis bousculé par quatre valets de bourreau, déshabillé de force, garrotté à une planche et recevant si mal le coup de la guillotine qu’il n’eut pas le col mais l’occiput et la mâchoire horriblement coupés. Son sang coule, les cris de joie de quatre-vingt mille hommes armés ont frappé les airs ; son sang coule et c’est à qui y trempera le bout de son doigt, une plume, un morceau de papier ; l’un le goûte et dit : Il est b……… salé ! Autour du cadavre royal on crie des gâteaux et des petits pâtés. Oh ! l’avenir refusera de croire à tant de honte ! »

L’auteur du Tableau de Paris s’essuya le front et resta muet pendant quelques minutes, oppressé par ses souvenirs.

« Hélas ! reprit-il, j’en ai vu mourir des plus dignes et des plus grands ! Une heure avant sa fuite, je serrai la main à Condorcet, en lui remettant un itinéraire pour le comté de Neufchâtel, au moyen duquel il pouvait éviter Besançon, Pontarlier et passer le Doubs. Mais il n’en profita guère. Arrêté à Clamart, il fut jeté dans un cachot infect, où, au bout de trois jours, oublié par son geôlier, on le trouva mort de faim. Lavoisier m’écrivit deux lignes avant de monter en charrette. Autour de moi, poëtes, savants, jeunes filles sont tombés sans que j’aie pu leur tendre un bras secourable. Enfin, un jour, je crus que le ciel allait m’appeler sur le trône rouge dont il semblait, depuis quelque temps, avoir fait le marchepied de ses élus. Après la journée du 31 mai, je signai une protestation contre les décrets arrachés par la violence à la Convention, et je fus un des soixante-treize membres mis en arrestation[4]. Pendant quelque temps, nous flottâmes ainsi entre la vie et la mort, disant chaque jour : Allons, c’est sans doute pour demain ; encore une nuit à dormir ! Mais il y a une justice là-haut, et cette justice ne dédaigna pas de se manifester pour nous. Vous souriez, mon cher Rameau. Toutefois est-il qu’après la chute de Robespierre nous fûmes réintégrés comme en triomphe au sein de l’Assemblée. Voilà toute mon histoire. Il y en a de plus tristes, il y en a de plus gaies. Mais aussi pourquoi m’étais-je avisé de prédire la Révolution ? Enfin au mois de septembre 1795, je passai au Conseil des Cinq-Cents, créé par la constitution directoriale. Vous voyez où m’a conduit le drame ! Encore m’estimerais-je trop heureux, malgré mes traverses politiques et littéraires, si les sympathies des honnêtes gens m’étaient acquises en compensation des sifflets des mauvais jugeurs ! »

Le neveu de Rameau l’avait écouté en silence ; sa bavaroise allait être finie. Tout à coup Mercier, tirant sa montre de son gousset : « Onze heures, s’écria-t-il. — Où allez-vous ? — À la loterie générale de France. — Bah ! — Oui, murmura Mercier, d’un air moitié embarrassé, moitié souriant ; je viens d’en être nommé contrôleur général. — Quoi ! après en avoir autrefois si vivement combattu le rétablissement dans votre Tableau de Paris ? — Et depuis quand n’est-il plus permis de vivre aux dépens de l’ennemi ? » répondit notre dramaturge avec une certaine emphase comique.

Tous deux se levèrent. Le musicien regrettait de quitter un endroit où il se trouvait si bien. « À votre tour, lui demanda Sébastien Mercier, où allez-vous ? — Ma foi ! dit le neveu de Rameau, il n’y a guère plus rien à faire pour moi dans ce monde nouveau ; et puis, vous m’avez effrayé avec votre Révolution ; je crains qu’elle recommence un jour ou l’autre. Adieu, je m’en vais mourir. »

IV

Peu de temps après cet entretien, Mercier livra au public le Nouveau Paris. Cet ouvrage tant calomnié des biographes qui ne l’ont pas lu, qualifié par eux d’œuvre du cynisme et du sans-culottisme, est peut-être la production la plus admirable, la plus curieuse, la plus énergique qui soit sortie de sa plume, celle qui réunit le mieux ses qualités d’écrivain et qui accuse au degré le plus éminent la force nerveuse de sa pensée, plus jeune qu’au premier jour. Tel chapitre semble avoir été tracé avec le pinceau noir de Ribeira ; tel autre (celui par exemple de la description du Palais-Royal) rappelle les colères radieuses de Rubens. C’est un vaste et turbulent tableau de la Révolution, où l’on a déjà beaucoup pris, où l’on prendra davantage encore. En composant le Nouveau Paris, Mercier n’avait pas la prétention de se faire l’historien d’une époque si prodigieuse. « Pour peindre tant de contrastes, écrit-il dans son avant-propos, il faudrait un historien comme Tacite ou un poëte comme Shakspeare. S’il apparaissait de mon vivant, ce Tacite, ce Shakspeare, je lui dirais : Fais ton idiome, car tu as à peindre ce qui ne s’est jamais vu, l’homme touchant dans le même moment les extrêmes, les deux termes de la férocité et de la grandeur humaines. Si, en traçant tant de scènes barbares, ton style est féroce, il n’en sera que plus vrai, que plus pittoresque ; secoue le joug de la syntaxe, s’il le faut ; oblige-nous à te traduire ; impose-nous non le plaisir, mais la peine de te lire. » En conséquence, ce n’est qu’à l’état de notes, d’ébauches, d’improvisation que nous est parvenu le Nouveau Paris ; mais tel qu’il est, je le répète, c’est le livre le plus précieux et le plus fidèle qui nous ait été transmis par le Directoire, en dépit de quelques contradictions politiques.

En 1801, Mercier publia sa Néologie ou Vocabulaire de mots nouveaux ou à renouveler, ouvrage qui appartenait de droit à l’indépendance absolue de ses idées, et qui fit jeter les hauts cris à la secte des académiciens, les étouffeurs, comme il les appelle. La préface de ce livre, écrite avec un emportement vraiment très-beau, remue d’excellentes idées au milieu de quelques folies sur lesquelles il faut fermer les yeux avec indulgence : « C’est la serpe académique, instrument de dommages, qui a fait tomber nos antiques richesses ; et moi, j’ai dit à tel mot enseveli : Lève-toi et marche ! Quand Corneille s’est présenté à l’Académie avec son mot invaincu, on l’a mis à la porte. Mais moi, qui sais comment on doit traiter la sottise et la pédanterie, je marche avec une phalange de trois mille mots, infanterie, cavalerie, hussards. S’il y a beaucoup de morts et de blessés dans le combat, eh bien, j’ai une autre armée en réserve, je marche une seconde fois, car je brûle de culbuter tous ces corps académiques, qui n’ont servi qu’à rétrécir l’esprit de l’homme. » Tels sont les termes vivaces dont il se sert ; ses phrases pétillent comme une poignée de sarments dans un brasier. Un peu plus loin, il ajoute : « Pour prix de mes intentions libérales et d’un assez long travail, on me prodiguera ces injures qui m’ont toujours trouvé calme et indifférent. Je serai un barbare. Mais il y a vingt-cinq ans que j’ai mis sous les pieds louanges et critiques, éloges et satires, non par orgueil, mais pour être plus libre dans ma manière de voir et d’écrire. Je donne, c’est au public à recevoir. Je le dispense de toute reconnaissance ; mais qu’il apprenne une bonne fois de ma bouche que je me regarde comme son instituteur, et non point comme son esclave ! » Tout cela est entraînant, on ne peut se dispenser d’en convenir. Il y a comme une réminiscence de la fameuse apostrophe d’Euripide aux Athéniens, un jour que ceux-ci s’obstinaient à demander qu’il retranchât d’une de ses pièces certain passage : « Apprenez, leur dit Euripide, en s’avançant sur le bord du théâtre, que je ne compose point mes ouvrages afin d’apprendre de vous, mais afin de vous enseigner. »

La Néologie est un des ouvrages qui ont été le plus reprochés à Mercier, pour le grand nombre et pour l’énormité des paradoxes qu’elle renferme. Je suis tenté de croire effectivement que, tout en exaltant son cerveau, la Révolution en avait dérangé quelques fibres ; car ce n’est pas seulement, comme jadis, les littérateurs qu’il attaque et qu’il fronde, ce sont les philosophes, les savants, les astronomes ; c’est Copernic, dont il déclare le système impossible ; c’est Locke et Condillac, qu’il surnomme les idéologues ; c’est Newton l’absurde, qu’il se vante d’avoir anéanti. Selon lui, la terre est ronde et plate, et autour d’elle le soleil tourne comme un cheval de manège. On ferait une immense et joyeuse collection de ses hérésies en toute matière, même en matière d’art. Selon lui, les peintres, les sculpteurs et les graveurs ne sont bons qu’à être jetés à la rivière ; il appelle les statues des poupées de marbre, et il voudrait supprimer jusqu’au nom des Raphaël, des Corrége, des Titien, dont les œuvres, dit-il, ont été si pernicieuses pour les mœurs. « Un amateur de l’antiquité frémit en lisant que les Arabes démolissent le temple de Jupiter-Sérapis, et qu’ils fendent des tronçons de colonnes pour en faire des meules de moulin. Un philosophe aimera mieux la meule de moulin que la colonne, et il trouvera fort indifférent que ces débris restent debout ou soient séparés. »

Ceci est le mauvais côté du talent de Sébastien Mercier. Il ne s’en est jamais relevé dans l’opinion de quelques rigoristes.

À bout de paradoxes, il alla jusqu’à s’en prendre au rossignol, et dans une page ou deux le voilà qui se met sérieusement à démolir la réputation musicale de cet oiseau : « D’où vient, dit-il, cette espèce d’opiniâtreté à louer le chant du rossignol, à le prôner le premier des chantres des bois ? Qu’une oreille impartiale l’écoute avec attention ; qu’elle entende ses sons souvent aigus, sans variété, sans modulation, sans nuances, et elle éprouvera une sensation désagréable. Que peut-on comparer au clappement dur et déchirant que l’oiseau tant vanté fait entendre au milieu ou à la fin de son chant imphrasé ? Je souffre quand je réfléchis aux efforts des muscles de son gosier. » Pauvre rossignol ! le voilà bien loti, en vérité !

En revanche, si Mercier dénigre le rossignol, il s’empresse de réhabiliter la grenouille, il se pâme d’aise à ses coassements. Quel charme ! quelle douceur ! quelle poésie agreste et mélancolique ! Il n’y a réellement que la grenouille au monde !

V

Ces excentricités, — pour lesquelles le mot n’avait pas encore été adopté, — n’empêchèrent pas l’auteur du Tableau de Paris de faire partie de l’Institut, et d’être nommé, après sa sortie du Conseil des Cinq-Cents, professeur d’histoire à l’École centrale. Il faut le dire aussi : Mercier était généralement aimé et estimé ; son bonheur était de rendre service, et il le faisait avec une délicatesse, un empressement qui lui gagnaient tous les cœurs. Jamais il ne connut l’envie, et ce fut un des premiers qui signalèrent Chateaubriand à l’attention du public[5].

On a paru lui reprocher ses liaisons avec Rétif de la Bretonne et Dorat-Cubières, et l’on a dit qu’à eux trois ils formaient le triumvirat du mauvais goût. En ce qui concerne ce dernier, je n’en fais pas beaucoup de cas ; mais, pour Rétif de la Bretonne, c’est autre chose : je comprends les affinités qui devaient unir l’auteur du Tableau de Paris à l’auteur des Contemporaines ; il y a une parenté incontestable dans leur talent et surtout dans la forme de leur talent. Tous deux sont bien les annonciateurs d’une révolution littéraire, et tous deux devaient se rencontrer. Voici du reste l’historique de leur intimité. Sans connaître Rétif de la Bretonne autrement que par ses romans, Mercier, emporté par ce caractère généreux qui le portait à jouir des productions d’autrui, consacra un chapitre du Tableau au Paysan perverti et à son auteur. Le pauvre Rétif, qui n’était pas accoutumé à pareille aubaine, lui écrivit une lettre toute surprise et qui dut bien faire sourire Mercier. « Pourquoi êtes-vous juste ? lui demandait-il dans cette lettre. — Parce que j’ai une conscience, répondit Mercier, parce que je vous ai lu et que je sais lire. Mes confrères ne savent pas tous lire, ils lisent en auteurs ; moi, je lis en qualité d’être sensible et qui demande à être remué. Vous m’avez donné des idées que je n’aurais pas eues sans vous : voilà le fondement de mon estime, et de là à l’aveu public il n’y a qu’un pas. »

Rétif de la Bretonne et Sébastien Mercier avaient été pétris du même limon littéraire : il suffit de lire une page de l’un et de l’autre pour en être convaincu.

Si Rétif de la Bretonne fut un Diogène, Mercier fut un Érostrate. Il pénétra, au grand jour, la torche à la main, dans ce que nous appelons notre Temple de mémoire ; il renversa les bustes couronnés, gratta les inscriptions, jeta au feu les livres sacrés : on fut stupéfait de cet acte téméraire ; mais, comme les crimes de lèse-talent n’ont pas de juridiction, notre tueur de poëtes demeura impuni. « Je le ferais encore ! » s’écriait-il après son forfait, impassible comme Polyeucte. L’impression était obtenue, le coup avait porté : Mercier n’en demandait pas davantage pour le moment. Le chêne classique avait reçu sa première entaille ; d’autres devaient venir plus tard qui chercheraient à l’abattre[6].

Sébastien Mercier laissa donc son siècle lever les épaules. Il avait une confiance imperturbable dans la postérité ; il ajournait ses lecteurs et donnait rendez-vous à sa gloire dans le siècle suivant. « La génération actuelle n’est pour moi qu’un parterre qui doit se renouveler demain, » avait-il habitude de dire. Hélas ! le parterre s’est renouvelé ; seule, la gloire a manqué au rendez-vous.

Après les premiers balbutiements, il rompit hardiment avec la tradition et se créa une langue à laquelle on ne peut refuser ni la franchise, ni la couleur, ni la souplesse. Il n’écrivait pas toujours en pur français : mais cela lui était égal ; il n’a jamais aspiré qu’à se faire comprendre. Bien qu’il eût la grammaire infuse, il semblait prendre à tâche de l’oublier : on eût dit un écolier hargneux, devenu savant malgré lui, et se vengeant sur la science des coups de férule qu’elle lui a valus.

Il est principalement l’homme de l’inspiration, de l’exaltation : il n’écrit jamais une ligne à froid. Sa fougue se trahit dans les sujets les plus abstraits en apparence, il dramatise tout ce qu’il touche. « J’aime à faire vite, et surtout j’aime à faire seul : car, pour qu’un ouvrage ait une physionomie, il faut qu’il soit empreint d’une volonté une et despotique. »

Ce qui a manqué à Mercier, ce sont des juges, des juges consciencieux, impartiaux. Son mérite, ses efforts sont longtemps demeurés inappréciés et indéfinis. La meilleure formule de son talent, c’est lui qui l’a donnée : car il avait pour coutume de se payer de ses propres mains, afin d’éviter l’ingratitude. Voici donc ce qu’il disait de lui-même dans une conversation particulière retenue par M. Delort et rendue dans ses Voyages autour de Paris : « Greuze et moi, nous sommes deux grands peintres : du moins Greuze me reconnaissait pour tel. Nous nous connaissions depuis longtemps ; il a mis le drame dans la peinture, et moi la peinture dans le drame. Greuze, qui m’aimait, voulut me céder son logement à la galerie du Louvre, parce qu’il n’avait point de soleil ; et moi, je n’ai pas besoin de soleil pour écrire, car j’ai écrit dans les cachots. Tous les peintres ne font rien sans le soleil ; et nous, écrivains, nous faisons tout sans le soleil, même quand Louis XIV et lui ne faisaient qu’un. Greuze me reconnaissait pour son frère. Indépendamment de mes pièces de théâtre, qui sont des peintures morales, j’ai fait le plus large tableau qui soit dans le monde entier. »

À ces traits nous ajouterons que, de même qu’à Greuze, la gaieté lui a manqué presque complètement. C’est un des reproches littéraires les plus importants qui puissent lui être faits. Il n’avait pas le rire, et il ne l’aimait pas chez les autres. Il intéressait, il charmait quelquefois, mais il n’était pas joyeux. « Il n’y a que les caractères extravagants qui fassent rire, écrivait-il ; il est un sourire fin qui vaut bien mieux, et qui naît, celui-là, lorsque l’auteur est naïf, vrai, et qu’il répète l’accent de la nature. « Le rire du sage se voit et ne s’entend pas, » dit Salomon. Les sensations mixtes sont les plus agréables de toutes ; elles apportent à l’âme une sensation nouvelle et plus délicieuse. » Nous nous permettrons de n’être pas entièrement de l’avis de Mercier à ce sujet, et de placer les sensations franches, — non pas extrêmes, — tout à fait au-dessus de ce qu’il appelle les sensations mixtes, de la même façon que je place Molière au-dessus d’Andrieux, et M. de Pourceaugnac au-dessus des Étourdis.

Les quelques citations qui ont trouvé asile dans cet article ont dû suffire pour faire connaître les principaux caractères de la prose de Mercier. En outre du nerf, il avait quelquefois aussi la grâce, et même le tour élégant. Connaissez-vous rien de plus ingénieux que cette vérité : « L’honneur d’une fille est à elle, elle y regarde à deux fois ; l’honneur d’une femme est à son mari, elle y regarde moins ? » L’œuvre de Mercier pullule de traits semblables ; et M. Victor Hugo lui a emprunté un de ses mots : « Je vis par curiosité, » devenu maintenant un des hémistiches de Marion Delorme.

Cet homme, avec ses amis si plein de douceur et d’amabilité, devenait intraitable avec ses ennemis. Sa rancune contre La Harpe, Morellet et plusieurs autres lui tint jusqu’au tombeau. Il avait ses principes à cet égard. « Quand nous avons déjà à combattre le superbe et dédaigneux public, disait-il, il est fâcheux que la guerre se soit établie entre les gens de lettres. S’ils avaient su faire le faisceau, ils seraient les maîtres du monde. Mais la guerre existe : il n’y a que le lâche qui recule devant un adversaire quelconque. Les armes dont nous nous servons ne font point couler le sang ; mais quand l’agresseur est blessé jusqu’au vif, qu’il est châtié dans son impertinence, le cri de douleur qu’il jette satisfait l’homme de bien, parce que justice est faite et que l’impunité en ce genre ne ferait que doubler l’insolence du sot et du méchant. Il est inutile d’être bon, modéré, au milieu de gens chez lesquels existe une certaine dose de perversité acquise, qui met le comble à leur perversité naturelle. »

Nous l’avons déjà dit, il eut beaucoup à lutter pour faire représenter ses drames : les comédiens étaient alors fort routiniers[7], et une lourde, longue et plate tragédie, telle que les Chérusques, de Bauvin, ou l’Orphanis, de Blin de Sainmore, faisait bien mieux leur affaire que tous les drames ensemble de Sébastien Mercier. Chacun de ses succès fut donc une conquête ; et au bas du Nouveau Doyen de Killerine, on trouve ces mots imprimés : À l’Envie, chez tous les libraires du royaume.

Cependant le théâtre de Mercier a souvent été mis à contribution, même du vivant de l’auteur. Patrat a refait, changé et corrigé (sic) le Déserteur. Plus tard, ce fut au tour de la Brouette du Vinaigrier, dont Brazier jugea opportun de faire un vaudeville en un acte. Charles II, roi d’Angleterre, a fourni à M. Alexandre Duval l’idée de la Jeunesse de Henri IV. Deux drames, la Destruction de la Ligue ou la Réduction de Paris, et Philippe II, roi d’Espagne, ont servi de modèle à M. Vitet pour sa trilogie du règne de Henri III. Enfin, M. Casimir Delavigne n’a pas dédaigné de prendre deux ou trois scènes à la Mort de Louis XI, que l’on a réimprimée en 1827 pour constater ces emprunts.

Il ne faut pas croire toutefois, d’après cela, que Mercier ait dit le dernier mot du drame et résumé en lui la poétique du théâtre. Ses pièces sont loin d’être irréprochables, et le praticien, trompé dans ses efforts, reste souvent au-dessous du théoricien. Quelques-uns de ses essais se rapprochent plutôt de la tragédie bourgeoise que du drame proprement dit ; la boursouflure s’insinue entre deux scènes d’intérieur domestique, et à de certaines tirades il ne manque parfois que la rime, grelot d’or tant conspué par lui. C’est toujours, comme on le voit, la vieille histoire de l’athée qui s’écrie : Ô mon Dieu ! L’exclamation, dont il a le tort d’abuser, emprunte sous sa plume des formes impossibles, telles que : Arrête, ô le plus généreux d’entre les mortels ! et toute cette phraséologie ambitieuse et ridicule, puisée aux sources les plus troubles de Jean-Jacques.

Un des amis de Mercier étant allé le voir, rue Jacob, où il demeurait, a dépeint son intérieur dans les termes suivants : « Je le trouvai dans son cabinet, entouré d’un gros tas de livres jetés sans ordre sur le plancher ; je fus contraint d’enjamber pour arriver au fauteuil qu’il me destinait. Trois petites filles, que j’ai vues belles femmes quinze ans plus tard, exerçaient librement sa patience philosophique, en frappant comme des lutins sur les carreaux de vitre d’un cabinet, où je pouvais croire qu’il les tenait momentanément renfermées, afin de sentir les douceurs de la tranquillité durant notre entretien. Un jour que l’un des verres était remplacé par une feuille de papier, on aperçut deux ou trois petits bras, qui l’avaient crevée, faire divers mouvements dont Mercier ne montrait pas une joie trop paternelle. » Il paraît, du moins à cette époque, que son union était boiteuse au point de vue de la loi ; ce qui m’a toujours étonné, eu égard à la haute moralité dont sont empreints tous ses drames.

« Ses amusements étaient simples. Sous le Directoire, il se rendait tous les soirs au jardin du Wauxhall, près de la maison de Voltaire. Tandis que l’on dansait ou bien que l’on buvait, lui se tenait à l’écart dans un coin, ou il se promenait la tête baissée, plongé dans ses rêveries. Mercier avait alors soixante ans, et de beaux cheveux de neige sous son chapeau incliné. Ce fut au Wauxhall d’été que M. Salbigoton-Quesné, homme de lettres normand, lui fut présenté pour la première fois. M. Quesné rapporte ainsi cette entrevue : « Vous faites sans doute des vers, me dit Mercier, car c’est ordinairement par la poésie que commencent la plupart des jeunes gens. — Non, lui répondis-je. — Vous travaillez donc à des romans ? — J’en ai composé trois, dont deux sont imprimés. — Avez-vous lu mon Tableau de Paris ? — Je n’en connais que trois ou quatre tomes. — Lisez-le tout entier : c’est un bon ouvrage. — J’ai lu avec plaisir votre Jezennemours. — C’est une production échappée à ma jeunesse. — Oserai-je vous demander si quelque travail littéraire est maintenant l’objet de vos soins ? — Non, je n’ai point de sujets, et les bons s’inspirent. »

Ce fut son terme.

Le même monsieur étant allé lui rendre visite quelque temps après, pour lui soumettre un éloge de Pascal, raconte le trait suivant : « Je commençai ma lecture, dont le sujet me parut l’intéresser vivement par l’attention qu’il me prêta, surtout au moment où Pascal, revenant un matin de Saint-Sulpice, rencontre une très-belle paysanne qui lui demande des secours. Au mouvement de tête de Mercier, je ne pus retenir un sourire, ayant la veille appris d’une jolie femme qu’il avait longtemps suivi ses pas, alors qu’elle prenait un malin plaisir à prolonger cette poursuite. »

Il aimait la table. Il avait été à l’école de Grimod de la Reynière, dont il était un des commensaux les plus assidus. En face des viandes, des flacons de cristal enflammé, des surtouts splendides, au milieu des hommes et des femmes de condition, Mercier sentait se délier sa langue et s’élever son esprit. On le recherchait pour ses folies sérieuses et pour la chaleur avec laquelle il les débitait : car alors, pour nous servir d’un de ses néologismes, son feu était prompt, vif, bien soutenu : il girandolait.

Il avait une manière de parler, à lui, surtout dans les derniers temps : il prononçait un peu plus du côté gauche de la bouche que du côté droit ; on aurait dit qu’il avait entre ses dents la pratique des gens qui font parler Polichinelle. Néanmoins il était entraînant, et il séduisait d’autant plus que sa belle physionomie et son regard fin s’animaient.

On a raconté qu’il avait un secrétaire fort original, lequel lui buvait son vin et imitait sa voix, de manière à tromper tout le monde. Ce secrétaire, arrivé plus tard, comme Mercier, à la Convention, n’avait d’autre plaisir que de se signaler par des interruptions saugrenues, que l’impassible Moniteur, trompé par l’accent, attribuait le lendemain à l’auteur du Tableau de Paris.

Nodier, qui l’a connu un peu, en parle ainsi dans ses Souvenirs de l’Empire : « Mercier, plus original encore dans son langage que dans son style. Qui n’a pas vu Mercier, avec son chapeau d’un noir équivoque et fatigué, son habit gris de perle un peu étriqué, sa longue veste antique, chamarrée d’une broderie aux paillettes ternies, relevées de quelques petits grains de verroterie de couleur, son jabot d’une semaine, largement saupoudré de tabac d’Espagne, et son lorgnon en sautoir ? »

La langue de Mercier était un peu prompte à la censure, et elle faillit parfois lui jouer de mauvais tours, un, entre autres, que les Mémoires de Fleury racontent trop bien pour que nous soyons tenté de leur substituer une autre version :

« Mandé d’un style assez impératif chez M. le duc de Rovigo, il crut cette fois qu’il fallait se préparer à soutenir un rude assaut ; il s’arrangea ce jour-là de pied en cap : bel habit tabac d’Espagne, à larges boutons ; manchettes faisant la roue ; bien poudré, superbe queue, abajoues à l’oiseau-royal, et pour couvre-chef un chapeau à trois larges cornes dont la forme n’avait pas varié depuis 1781. Ce fut ainsi soigné qu’il se présenta au ministre de la police.

« — Ah ! vous voilà ! C’est donc vous, monsieur ?

« — Sébastien Mercier, le premier livrier de France.

« — Et grand causeur aussi. Vous dites de belles choses, monsieur !

« M. de Rovigo accompagna cette phrase d’un rapport circonstancié qu’il mit sous les yeux de l’ex-conventionnel.

« — Eh bien ! qu’en dites-vous ?

« — Que vous êtes parfaitement instruit ; on ne vous vole pas votre argent.

« — Ce rapport est un de vos moindres méfaits : vous vous donnez bien d’autres libertés à l’égard de l’empereur !

« — Oh ! seulement comme confrère de l’Institut. Entre académiciens on se passe l’épigramme.

« — Est-ce pour attaquer l’académicien que vous appelez Sa Majesté Impériale l’homme-sabre ?

« — On vous a trompé : j’ai nommé Sa Majesté Impériale sabre-organisé. C’est bien différent[8] !

« — Monsieur ! monsieur ! vous cassez les vitres ! s’écria M. de Rovigo, devenu cette fois furieux.

« — Monsieur ! monsieur ! répondit Mercier en se levant et prenant le diapason donné, pourquoi diantre avez-vous des vitres ?

« À ce mot, et surtout à la façon de le dire, le duc ne se contient plus ; il court de long en large dans son bureau. Mercier, à qui ce mouvement agace les nerfs, en fait autant. Tous deux vont, viennent, se croisent, se regardent, l’un avec courroux, l’autre avec bravade. Enfin, chez M. Savary, les habitudes du camp l’emportent ; il avance vers Mercier, qui continuait ses allées et venues, il le prend par une basque de l’habit et lui crie :

« — Je vous ferai f….. à Bicêtre !

« À cette menace, réciprocité de fureur du côté de Mercier : il accroche à son tour le duc par un pan de son frac, et, enflant la voix :

« — Mercier à Bicêtre !… Vous ? Apprenez que je porte un nom européen, et qu’on ne m’escamote pas incognito. À Bicêtre !… Je vous en défie !!!

« Il s’éloigne jusqu’à la porte, place fièrement et un peu sur l’oreille gauche son superbe chapeau à trois cornes, revient avec dignité, mesure héroïquement ses pas, et, cambrant sa taille :

« — Je vous en défie !!!

« Le ministre resta pétrifié ; il laissa sortir l’audacieux auteur, et il n’en fut que cela. »

Les dernières années de Sébastien Mercier s’écoulèrent sans lui faire perdre rien de son étonnante verdeur et de sa grande activité. Impénitent jusqu’au lit de mort, il lançait encore ses foudres contre Boileau, les peintres, et Descartes. Son paradoxe d’adieu fut celui-ci. La municipalité de Cambrai, ayant exhumé les restes de Fénelon, avait organisé une souscription pour élever un monument à l’illustre prélat et y déposer ses cendres. Mercier, alors âgé de près de soixante-dix ans, trouva dans cette circonstance l’occasion de se signaler, et il écrivit la lettre singulière que nous reproduisons :

« Louis-Sébastien Mercier, membre de l’Institut national, au maire et aux habitants de Cambrai.

« Avoir découvert le crâne ou la ci-devant calotte noire ou rouge de Fénelon, c’est absolument la même chose : car ce n’est point ce crâne, pas plus que la calotte, qui a enfanté les bons et excellent ouvrages de l’archi-pontife.

« Laissez la dépouille des morts où elle se trouve ; ne touchez point à leurs cendres. Et qu’allez-vous faire ? Allumer des flambeaux en plein jour, sonner toutes les cloches, vous prosterner en procession, payer un statuaire pour couvrir de colonnes jaspées des ossements ! Je vous le dis d’une voix haute : L’homme n’est point là !…

« Les cabaretiers, aubergistes et limonadiers seront enchantés du tombeau et des pierres qui pleurent ; ils y gagneront, ils diront aux voyageurs : « Restez chez nous jusqu’à demain, nous vous ferons voir des marbres sculptés et des épitaphes en or. » Mais la gloire de Fénelon n’en sera pas plus étendue pour cela.

« Fénelon n’est plus sur cette misérable terre, il est dans le monde des esprits. Bâtissez une chaumière, donnez-la à un indigent et mettez sur la porte : L’esprit de Fénelon est ici. Fénelon aimera mieux que l’on fasse quelque bien à un pâtre qu’à un doreur. Autorités constituées ! les tombeaux ne logent personne.

« Laissons la pourriture aux vers, ne nous attachons point au matériel ; l’union de l’âme avec le corps est accidentelle, passagère, humiliante ; quand la séparation est faite, n’allez pas rappeler l’accident. Le squelette de Fénelon m’afflige, je suis bien fâché qu’on l’ait trouvé : ce n’est ni l’avant-bras ni les phalanges de ses doigts qui ont écrit ce que nous lisons.

« J’ai vu Jean-Jacques Rousseau manquer de bois pour se chauffer pendant l’hiver ; à sa mort, on fit venir des sculpteurs. Il y a peut-être dans vos murs un Fénelon qui manque de soupe : apprenez à le connaître, déterrez ce mérite, voilà un estimable orgueil. »

Sébastien Mercier fut plusieurs fois mis en évidence par sa qualité de membre de l’Institut ; peu de temps avant sa mort, il fit partie de la députation qui alla complimenter Monsieur.

À l’âge de soixante-quatorze ans, il se croyait encore vert. Un jour, quelqu’un lui offrant le bras pour monter l’escalier de l’Institut : « Oh ! laissez-moi atteindre encore cinq ou six ans avant de recevoir votre service. Palissot, que vous voyez dans la cour, est un vieillard : il a besoin de secours ; mais moi, je suis toujours agile ! » Cette agilité n’était que pure illusion : car il ne paraissait guère plus ingambe que Palissot, alors très-affaibli par ses quatre-vingt-cinq ans. Du reste, Mercier ne s’abusa pas longtemps sur ce chapitre, et, dès les premières approches de la maladie qui devait l’emporter, on l’entendit dire à voix basse : « Je vais bientôt rendre mon corps à la nature. » Avant d’expirer, il adressa la question suivante à un jeune homme envoyé par M. Ladoucette pour s’informer de son état : « Êtes-vous docteur ou diplomate ? parlez. » Ce fut le dernier mouvement de ses lèvres. On était au 25 avril 1814[9].

Il avait composé lui-même son épitaphe :

Ci-gît Mercier, qui fut académicien,
Et qui, cependant, ne fut rien.

Parmi les ouvrages manuscrits qu’il a laissés, on cite un Cours de littérature en six volumes in-8o. Il avait également commencé un Dictionnaire. Les treize premières feuilles de cet ouvrage sont déposées à la Bibliothèque impériale.

Les restes de Sébastien Mercier reposent au Père-Lachaise sous un gazon ombragé de quatre sapinettes, auprès des tombes de Suard, de Ginguené et d’Imbert, ses contemporains.

  1. Mémoire contre les comédiens français et les gentilshommes ordinaires de la chambre du roi.
  2. Le sujet de la Brouette du Vinaigrier n’appartient cependant pas à Mercier ; il l’a trouvé dans le Gage touché, recueil de nouvelles d’Eustache Le Noble.
  3. Citons : « Une émeute, à Paris, qui dégénérerait en sédition, est devenue moralement impossible. La surveillance de la police, les régiments des gardes suisses et françaises casernes et tout prêts à marcher, les maréchaussées répandues de toutes parts, sans compter un nombre immense d’hommes attachés aux intérêts de la cour, tout semble propre à réprimer à jamais l’apparence d’un soulèvement sérieux et à maintenir un calme qui devient d’autant plus assuré qu’il dure depuis longtemps. Si le Parisien, qui a des moments d’effervescence, se mutinait, on l’enfermerait bientôt dans la cage immense qu’il habite, on lui refuserait du grain, et, quand il n’y aurait plus rien dans la mangeoire, il serait bientôt réduit à demander pardon et miséricorde. » Plus tard, Mercier, qui manquait parfois de mémoire, a soutenu qu’il avait été le véritable prophète de la Révolution.
  4. Mercier (Sébastien). L. A. S. à sa femme, une pleine page in-8. Dans cette lettre écrite pendant sa détention, il demande des livres et deux de ses pièces de théâtre : la Maison de Socrate et le Vieillard et ses trois Filles. — (Bulletin de Charavay, no 34.)
  5. « Atala porte le caractère d’un écrivain fait pour imposer silence à la tourbe des niais critiques dont notre sol abonde. J’aime le style d’Atala, parce que j’aime le style qui, indigné des obstacles qu’il rencontre, élance pour les franchir ses phrases audacieuses, offre à l’esprit étonné des merveilles nées du sein même des obstacles. Allumez-vous au milieu de nous, volcans des arts !… »
    (Néologie, xlix.)
  6. Mercier écrivait, le 10 août 1806, à M. Joseph Pain : « Fais comme tu voudras. On a été rechercher les règles dans l’art, tandis qu’elles sont hors de l’art. »
  7. « Portez-leur une pièce d’un genre neuf, ils chercheront dans leur mémoire, et, ne trouvant aucune ressemblance avec les pièces déjà données, ils soutiendront que l’ouvrage ne vaut rien. Il leur faut des points d’appui, et plus la pièce qu’on leur présentera sera calquée sur celles qu’ils connaissent, meilleure elle sera à leurs yeux. »
    (Essai sur l’Art dramatique, page 370.)
  8. Il avait fait plus : décoré par l’empereur, il lui avait renvoyé sa croix.
  9. M. Valentin de Lapelouze m’écrivait, il y a quelques années : « J’ai connu assez intimement Mercier, depuis 1799 jusqu’à sa mort en 1814. Il venait tous les mois à l’administration de la loterie chercher ses appointements de contrôleur de la caisse. J’étais alors chef de la comptabilité de cette administration. C’était un très-bon homme… Il trouvait incommode les livres reliés, et lorsqu’il en achetait qu’il n’avait pu trouver autrement, il en faisait des brochures en les dépouillant de leurs cartons ; il appelait cela leur casser le dos… Je le rencontrai une dernière fois rue du Coq, dans un état assez visible d’ébriété… »