Les Origines et les Limites de la Neutralité italienne

LES ORIGINES ET LES LIMITES
DE LA
NEUTRALITE TIALIENNE [1]

Dans notre temps de démocratie, tout est censé être connu et contrôlé, et cependant, les Traités d’où dépendent les destinées des peuples continuent à être enveloppés du mystère le plus profond. Leurs clauses les plus importantes ne sont connues que d’un nombre infiniment restreint de chefs d’Etat, de ministres et de diplomates, liés au secret par les devoirs de leur charge. Il en est ainsi, par exemple, du pacte de la Triple-Alliance, qui a groupé pendant trente ans dans un bloc plus ou moins compact l’Allemagne, l’Autriche et l’Italie, et dont les ruines récentes encombrent à l’heure qu’il est tout l’échiquier diplomatique. Pourtant, le thème des rapports entre les trois Hautes Parties contractantes a été l’un des plus souvent développés par les journalistes dans ces deux mois tragiques au cours desquels les journaux ont joué un si grand rôle. A vrai dire, on s’est battu dans l’ombre à propos de choses que l’on ignore, se jetant à la tête, comme des armes, des textes dont le sens même échappe aux commentateurs.

Dans ces conditions, faut-il renoncer à examiner le problème le plus troublant qui se pose devant un Italien soucieux de l’avenir de sa patrie, problème susceptible des conséquences les plus importantes pour toutes les nations en guerre, selon les différentes solutions qui peuvent être envisagées ? Non certes, car, au-dessus des formules savantes élaborées, à grand renfort de sanctions dans les chancelleries pour enchaîner les destinées des peuples, il existe des forces qui agissent indépendamment de toute négociation, se font sentir avec tout leur poids aux tournans de l’histoire et qu’il est loisible de reconnaître et d’étudier lorsqu’elles sont mises à nu par des circonstances d’une gravité exceptionnelle.

Le fait est que l’Italie, liée aux deux empires allemands par un pacte plusieurs fois renouvelé et qu’une longue expérience a éprouvé, a pu se dégager de l’étreinte, dès que l’Alliance a pris un caractère offensif à l’égard de nations unies à l’Italie par de simples affinités de race et de tendances. Nous sommes restés l’arme au pied dans la conflagration générale qui dure depuis deux mois, tandis que notre place semblait nettement marquée dans l’un des camps. Il est donc permis, sans porter atteinte au moindre secret d’Etat, d’examiner les raisons profondes de cette attitude que l’on n’osait escompter à Paris et à Londres, pour en tirer peut-être quelque enseignement en vue d’un avenir prochain.

Sans remuer d’anciens levains de discorde, nous rappellerons que la Triple-Alliance a été signée par l’Italie, sur l’initiative d’un ministère de gauche, pour garantir l’intégrité du territoire national (que semblaient mettre en cause en France des manifestations en faveur du pouvoir temporel du Saint-Père) et pour assurer, malgré les ambitions rivales de la France, la possibilité pour la Péninsule de respirer plus librement au milieu de la Méditerranée. Une observation assez rapide suffit à constater que le terrain de ces combats internationaux a été depuis lors déplacé et que ces controverses ne prêtent plus guère à des débats passionnans. Sans jamais renoncer formellement à Rome, tout au contraire en maintenant officiellement sa protestation, le Saint-Siège a fini, poussé par ses fidèles d’Italie, par s’accommoder en fait sinon en droit d’un régime qui semblait d’abord intolérable aux catholiques français et les rendait par là hostiles et suspects à l’Italie nouvelle. Après avoir essayé avec Crispi de fonder un empire en Abyssinie pour faire échec à la France, l’Italie a préféré suivre le marquis Visconti-Venosta, apôtre infatigable d’un accord entre les nations sœurs, dans la voie des ententes avec les Puissances occidentales, ententes d’où est sortie de la part de ces Puissances l’acceptation de l’occupation italienne de la Lybie. La conquête des dernières possessions turques en Afrique par les troupes du roi Victor-Emmanuel III, les guerres des peuples balkaniques qui ont été la suite de cet ébranlement, la réalisation de l’acte d’Algésiras dans la mesure comportée par les accords directs conclus ensuite entre la France et l’Allemagne pour le Maroc, toute cette série d’événemens remarquables avait clos une époque de l’histoire diplomatique. La participation de l’Italie à la Triple-Alliance appartenait à cette période et vraisemblablement n’aurait pas pu lui survivre. On a cru jusqu’à hier qu’il en serait autrement par suite de certains griefs de l’Italie contre la France, conséquences de l’établissement de cette dernière à Tunis, et surtout à cause des rapports particulièrement délicats entre l’Autriche et l’Italie. Le fait que les Berbères et les Jeunes-Turcs insoumis à la souveraineté italienne avaient fixé leur quartier général en Tunisie avec le concours de puissans intérêts locaux, ne saurait suffire à transformer des tracasseries en un danger pour notre colonie nord-africaine. Si une vague panislamique soulevait un jour ces peuples indomptables sous un masque de calme résignation, elle emporterait en même temps la Régence française de Tunis et son cadet le gouvernement italien de Tripolitaine et de Cyrénaïque. Une solidarité européenne, on voudrait pouvoir dire chrétienne, doit donc unir de plus en plus les colonisateurs contre les revendications possibles des colonisés malgré eux.

Certes, on touche ici à des points délicats, susceptibles d’aboutir à des transactions temporaires, telles que le pacte récemment signé pour régler la situation des Tripolitains en Tunisie, et l’on ne saurait envisager avec trop de sang-froid les difficultés qui dérivent de la concurrence des deux politiques coloniales. Mais, après avoir étudié sans parti pris les perspectives d’un avenir assez proche qu’offre la Lybie, destinée à être encore pour longtemps une colonie d’exploitation et non de peuplement, il me semble peu sérieux de faire peser sur le choix de nos alliances des considérations qui sont, du moins pour le moment, aussi secondaires.

Quant aux difficultés sans cesse renaissantes entre l’Italie et l’Autriche, le seul moyen qu’on ait trouvé jusqu’ici pour les empêcher de mener à une guerre ouverte, a consisté dans le maintien de l’Alliance. On avait toujours, par ce fait même, des motifs à opposer aux impatiens des deux bords, des compensations plus ou moins fictives à faire valoir, enfin un troisième allié, l’empereur d’Allemagne, assez disposé à intervenir pour tendre au besoin le rameau d’olivier. Les causes de la désaffection demeurent néanmoins aussi profondes que possible entre la vieille monarchie des Habsbourg et le nouveau royaume fondé par la maison de Savoie sur le suffrage populaire. Celui ci est né uniquement de la décadence de celle-là. Si les manifestations contre l’occupation italienne de Rome ont toujours été plus bruyantes à Vienne qu’à Paris, c’est qu’elles n’étaient pas dictées seulement par les préoccupations si respectables des catholiques pour l’indépendance pontificale, mais qu’elles s’étaient grossies en route de toutes les rancunes des légitimités évincées et périmées. L’antagonisme ne saurait être plus grand entre les tendances du gouvernement autrichien, qui, en somme, n’a pas beaucoup varié depuis Metternich et Radetzky, et celles de la monarchie libérale ouverte à la collaboration de tous les partis, sympathisante, malgré la différence du régime, avec les élémens irréductibles et profonds de la civilisation française.

L’opposition entre l’Autriche et l’Italie a été maintenue à l’état aigu par la guerre menée, à tous les degrés de la massive hiérarchie qui domine l’Autriche, contre les sujets de l’empire d’origine italienne, si nombreux dans les provinces du Sud-Ouest.

Imaginez une Alsace-Lorraine moins bien partagée encore, car elle n’est pas massée dans un bloc compact en deçà du Rhin ; elle se déroule comme un ruban au seuil des Alpes. C’est au premier plan, en venant de l’Ouest, le pays de Trente, soudé de force au Tyrol, dont il est la contre-partie à tous les points de vue, traqué le long de ses vallées appauvries par les écoles germaniques, asservi économiquement à Innsbruck, tandis que ses fleuves descendent vers le Midi, ainsi que tous ses débouchés naturels. Suivent le Frioul oriental, les terres groupées sous le nom officiel de comtat de Gorizia et de Gradisca, qui ne sont que le prolongement de la province italienne d’Udine, fragment du territoire national, séparé de lui pour des raisons stratégiques dans l’intérêt de l’offensive autrichienne, et travaillé récemment, sous les auspices des autorités impériales, par une propagande Slovène qui n’arrête pas. Le même sort est échu à cette ravissante péninsule qu’est l’Istrie, dont les plages peuvent s’enorgueillir d’une couronne de villes de pure souche vénitienne, mais où les campagnes à l’intérieur sont de plus en plus menacées par les Slaves. Trieste, entrepôt d’importance mondiale, et les jolies villes de la Dalmatie ne sont pas moins à plaindre, car, irréductiblement italiennes, elles se voient, l’une enchaînée au système économique allemand, les autres noyées dans l’invasion serbo-croate.

Le choc des Italiens et des Slaves sur les bords de l’Adriatique est l’un des phénomènes les plus inquiétans d’un lendemain impatient de se produire. L’Autriche, qui les a traditionnellement jetés les uns contre les autres, a fait tout au monde pour que la rencontre fut sanglante. A l’heure qu’il est, les régimens recrutés dans le Trentin et dans l’Istrie reviennent décimés des frontières de Galicie. Mais ils ont bien désormais le sentiment qu’ils se battent dans une impasse, comme des aveugles, au hasard d’une lutte inutile et probablement contraire à leur raison d’être ethnique. Ils tournent leurs yeux vers le royaume d’Italie, dont ils sont citoyens de cœur et de désir, et semblent adresser un appel émouvant à leurs frères aînés, dont l’attitude dictera leur conduite.

Il y a peu de mois encore, le cabinet italien avait cru pouvoir marcher la main dans la main du ministère des Affaires étrangères de Vienne, qui poursuivait âprement une revanche dans les Balkans. L’Italie aida l’Autriche à éloigner la Serbie de la mer, voyant une compensation dans ce qu’on lui laissait arrêter les Grecs au canal de Corfou. Elle se prêta à une coopération, bourrée de pièges, pour bâtir cet échafaudage malencontreux de la principauté d’Albanie que Guillaume de Wied, mal conseillé de Vienne, a laissé glisser dans les mains du fils du fourbe Abdul-Hamid. La politique albanaise de l’Italie était devenue ainsi le contre-pied de celle de la France et, le zèle des subalternes envenimant les contrastes, nous étions sur le point de nous brouiller encore une fois... Mais l’excès de confiance a aveuglé la diplomatie autrichienne. Mise en éveil par les menées des agens que Vienne avait disséminés à travers les Balkans, la Consulta a vu clair dans la sommation adressée vers la fin de juillet à Belgrade et, lorsqu’elle aperçut au fond de ce vase de Pandore la guerre générale qu’on y avait apprêtée d’accord avec Berlin, nettement, rapidement, elle dégagea sa responsabilité.

Ainsi l’Italie a pu rester neutre, appuyée, bien plus solidement que sur la lettre d’un traité d’alliance purement défensive, sur le bon droit du partenaire qui ne peut être amené par aucune raison à jouer le jeu de son adversaire. La morgue autrichienne est arrivée à ce résultat qu’elle a voulu réaliser les clauses prévues pour la coopération militaire italienne juste sur le point visiblement mort de cette coïncidence problématique et éphémère, qui avait pu surgir entre les intérêts des deux Puissances. Les empires allemands durent partir en guerre sans pouvoir sérieusement prétendre traîner à la remorque le troisième allié, dont l’inaction a permis depuis plus de deux mois à la France de dégarnir les Alpes et de masser toutes ses troupes au Nord et à l’Est, pour contenir l’invasion tudesque.

Sans m’exposer au risque d’indiscrétions coupables ou prétentieuses, j’ose avancer que telle a été la simple victoire diplomatique de la neutralité italienne, dans ses grandes lignes.

Désormais, se pose de plus en plus angoissant le problème du maintien de cette neutralité même, réel bienfait dont jusqu’ici la Triple Entente a compris la portée, mais demain peut-être cause d’irritation pour l’opinion publique chez les peuples qui auront pris part à la croisade contre l’hégémonie du militarisme prussien. Il est loisible, voire nécessaire, que, nous autres Italiens, nous nous demandions avant toute autre chose si notre abstention — dictée par un scrupule envers les alliés d’hier — ne pourrait pas nous amener bientôt à un isolement dangereux, à une perte définitive de nos chances de ramener au bercail nos frères séparés.

Dans une heure aussi grave, où chaque peuple a le droit et le devoir de sauvegarder son avenir, il importe essentiellement que les amis d’une entente solide entre les deux nations sœurs, que nous tous, qui, en Italie aimons la France comme une seconde patrie de notre culture, que vous autres italianisans de France, nous travaillions tous à faire naître ces coïncidences d’intérêts, ces grands courans de sentimens communs, qui emportent les vieux traités comme des feuilles mortes au vent d’automne. La France, alliée courageuse et fidèle de la Russie, ayant pris les armes pour la défense des Slaves méridionaux, est tout indiquée pour se faire le porte-parole autorisé des demandes de garanties qu’ont raison de demander les Italiens dans l’Adriatique. Là en effet vont se dénouer les fils embrouillés de tant de convoitises longuement mûries. Nous avons vu d’ailleurs que l’accord pourrait être obtenu assez facilement, par des efforts soutenus de part et d’autre sur le terrain même des rivalités qui rendaient naguère la France à Tunis et l’Angleterre au Caire des voisines si dangereuses pour la sécurité de notre nouvelle colonie.

Plus sûrement encore que le souvenir des traditions de culture que la France a puisées de tout temps dans notre vieille sève latine, plus sûrement qu’en vertu de la dette de reconnaissance que l’Italie a contractée en 1859 et dont elle n’est quitte que matériellement par la cession de Nice et de la Savoie, ces réalités présentes pourront servir à transformer la neutralité d’aujourd’hui dans l’alliance de demain. L’adjonction de l’Italie au groupe harmonieux de Puissances qui, il y a quatre-vingt-cinq ans, présidait à la libération de la Grèce, rendrait complet l’accord des peuples réfractaires aux envahissemens rêvés par l’impérialisme teutonique, qui, dans ce cas, devrait vite s’avouer vaincu.

Et si même le jeu si serré de la partie diplomatique engagée à l’heure qu’il est, tout près des armées qui se battent, mais hors de la portée du cabinet de travail des historiens, devait empêcher les drapeaux de Solférino et de San Martino de flotter de nouveau ensemble au champ d’honneur, pour la défense de la liberté européenne, un fait sera toujours acquis à l’actif de l’Italie moderne : c’est que, à la grande joie de nous tous qui croyons le sort du progrès humain dans ce siècle lié à la collaboration pacifique des Puissances libérales, l’Italie, née de la réalisation d’une idée de justice, n’a pu, coûte que coûte, renier le titre, la raison d’être de son existence et se prêter à une agression contre la France.


GIUSEPPE GALLAVRESI.

de la Faculté des Lettres de Milan.

  1. Nous publions avec plaisir l’article que nous a envoyé M. Gallavresi sur la Neutralité italienne et ses limites. M. Gallavresi est un de ces Italiens, heureusement nombreux, qui ont toujours aimé la France et travaillé à la bonne entente de son pays et du nôtre. Les dissentimens ou plutôt les malentendus qui ont pu se produire entre eux ont beaucoup perdu de leur importance : ils sont d’ailleurs dissipés. Nous espérons, avec M. Gallavresi, que les circonstances actuelles contribueront encore à un rapprochement que nous avons toujours désiré.