Les Origines du palais Farnèse à Rome

Les Origines du palais Farnèse à Rome
Revue des Deux Mondes4e période, tome 131 (p. 382-406).
LES ORIGINES DU PALAIS FARNESE
A ROME

L’histoire de l’Italie est écrite dans ses monumens. Répandus à profusion d’un bout à l’autre de la péninsule, édifices publics et privés attestent l’énergie de la vie locale à l’époque la plus féconde du Rinascimento. Eglises et palais se rencontrent à chaque pas, jusque dans les cités les plus infinies. Aussi que de surprises pour le touriste qui voyage hors des chemins battus ! Telle commune insignifiante de la Lombardie ou des Romagnes, telle bourgade perdue dans les montagnes de la Toscane ou de l’Ombrie fut autrefois le siège d’une cour brillante, le berceau d’une école célèbre. Sur cette place publique aujourd’hui envahie par l’herbe, à l’ombre des hautes murailles de l’hôtel de ville, un peuple nombreux s’assemblait, tandis que les principaux discutaient les affaires de la cité dans la grande salle du conseil aux murailles peintes à fresque. Les palais couronnés de créneaux comme des forteresses ou parés de fastueuses corniches, voyaient défiler le cortège des grands seigneurs à la fois aventuriers, marchands et artistes. Et, dans cette rocca maintenant inoffensive, le condottiere combinait avec ses associés et ses mercenaires quelque plan savant de conquête ou de rapine. Si délabrés qu’ils soient aujourd’hui, ces édifices d’un autre âge, hôtels de ville, maisons de nobles ou forteresses, n’en constituent pas moins l’éloquent commentaire de la période la plus agitée et la plus vivante qu’enregistrent les annales de la moderne Italie.

Les grandes cités n’ont pas été à l’abri de semblables vicissitudes. Celles de Venise sont gravées en traits indéniables sur la façade de ses palais. Le nombre, l’aspect des demeures aristocratiques qui bordent le grand canal racontent mieux que toutes les histoires le destin extraordinaire de la Sérénissime. Ces silhouettes exotiques, ces loggie lumineuses, ces créneaux moresques qui se mirent voluptueusement dans les eaux de la lagune rappellent d’une façon saisissante que ces palais furent bâtis pour les maîtres de la mer et de l’Orient. On se prend à chercher, derrière ces dentelles architecturales, l’appartement des femmes, véritable harem où les nobles Vénitiennes languissaient loin des regards, ne sortant que dans les grandes cérémonies pour éblouir le peuple et les étrangers de leur luxe asiatique. Mais les jours de splendeur ont depuis longtemps disparu, les palais patriciens sont là pour l’attester : baignés par une onde immobile et silencieuse, ils nous charment par la mélancolie des souvenirs et par ces tons chauds que le temps a déposés sur leurs façades. C’est partout l’abandon, la déchéance ! Les roues d’une usine grincent sous les voûtes du palais Labbia décorées par Tiepolo, et l’âme de la Seigneurie a déserté pour toujours les portiques de l’incomparable palais des Doges.

Gênes s’est mieux défendue contre les assauts de la fortune. L’ancienne rivale de Venise avait, à la vérité, infiniment moins à perdre. De son passé ne se dégage pas le même parfum romantique. Cité commerciale elle fut, cité commerciale elle est restée. Elégans et confortables, peuplés d’objets d’art et de toiles de maîtres, ses palais les plus renommés ont été construits pour abriter une aristocratie de banquiers.

Plus captivans mille fois sont ceux de Florence, non seulement parce que leur architecture revêt des formes plus nobles et plus grandioses, mais surtout parce qu’elle est la fidèle image du génie toscan. Aussi quelle frappante harmonie entre ces édifices et la génération d’hommes qui les vit paraître ! Avec ses murailles énormes percées de rares fenêtres ogivales et son campanile gigantesque, le Palazzo vecchio provoque la claire vision des jours troublés et des luttes émouvantes du moyen âge. Moins farouches, les palais Strozzi, Riccardi et Pitti personnifient bien, dans leurs majestueuses proportions, la mâle fierté de l’aristocratie florentine. Ils constituent le triomphe de l’architecture profane à l’époque de la Renaissance.

A Rome, tous les âges sont confondus dans une sorte de chaos, qui éblouit plus encore qu’il ne charme le nouveau venu surpris de rencontrer à chaque pas d’inexplicables anomalies qui prennent facilement à ses yeux inexpérimentés les proportions de véritables sacrilèges artistiques : la floraison des églises primitives écloses dans le squelette des temples païens ; le mausolée d’Adrien devenu citadelle ; celui d’Auguste servant de soubassement à un cirque, la colonne Antonine développant sa spirale de marbre sculpté au milieu de l’agitation du Corso ! Dans cette ville où tous les siècles et tous les styles revivent dans quelque monument mémorable, ville des consuls, des tribuns et des empereurs, ville des gladiateurs et des martyrs, des papes, des cardinaux, des barons pillards et des princes-neveux, l’architecture a dû prendre les formes les plus variées. Les palais construits taux époques les plus différentes pour des personnages si dissemblables se distinguent par la variété presque infinie du style et du caractère.

C’est d’abord le Vatican, massif touffu de constructions disparates reliées entre elles par d’interminables galeries tapissées d’inscriptions grecques ou latines. L’entrée principale se dérobe sous un portique. Puis, pour escalader la colline, les escaliers succèdent aux escaliers doux comme les rampes d’un parc anglais ou rai des comme des échelles. La longue enfilade des chambres, les corridors, les passages secrets se cherchent, s’évitent, se croisent, s’enchevêtrent comme les allées d’un labyrinthe. D’une cour froide et humide à l’aspect féodal, vous débouchez dans le cortile de Saint-Damase dont les trois ordres de loges étincellent au soleil du midi. Vous sortez d’un musée d’antiques pour tomber dans une chapelle aux peintures murales éclairées par un jour tombant de haut ou dans une salle royalement décorée de stucs éblouissans. Des vastes dépendances de la bibliothèque, vous vous glissez furtivement dans des appartenons mystérieux aux parois couvertes de fresques semblables à des enluminures. Déchiffrez les emblèmes répandus sur les voûtes : le bœuf d’or vous apprendra que vous êtes momentanément l’hôte d’Alexandre VI.

Pour ne pas couvrir, comme le Vatican, une colline entière, les autres palais de Home n’en commandent pas moins l’attention, depuis le palais de Venise, sorte de château fort crénelé dont les murailles massives semblent construites pour l’éternité, jusqu’à la Cancelleria et son double portique de fins arceaux agrémentés de la rose symbolique du cardinal Riario ; depuis la Farnesina évoquant le triple souvenir de Léon X, de Baldassar Peruzzi et de Raphaël, jusqu’au palais Orsini audacieusement installé sur les arcades classiques du théâtre de Marcellus, semblable, au fond des ruelles voisines du Ghetto, à un repaire de brigands réfugié dans une cour des miracles. — Mais il est un palais qui l’emporte sur tous les autres, non qu’il soit sans défauts, mais parce que, dégagée de toute influence étrangère, son architecture vraiment romaine se rattache à la pure tradition classique. Rien ne manque d’ailleurs à sa gloire. Construit sur l’ordre d’un des plus grands papes des temps modernes, le palais Farnèse eut pour architectes Antonio da San Gallo le Jeune, Michel-Ange Buonarotti, Barozzi da Vignola, pour décorateur Annibal Carrache. Longtemps il posséda une merveilleuse collection d’antiques, de tableaux, d’objets d’art. Enfin il eut successivement pour hôtes Pier-Luigi et Marguerite d’Autriche, les grands cardinaux de la maison Farnèse, Antoine de Richelieu, la reine Christine de Suède, le duc de Créqui, le marquis de Lavardin et, à une époque toute récente, le dernier souverain des Deux-Siciles, Sa Majesté le roi François II de Bourbon.

Les ouvrages qui traitent plus ou moins spécialement du palais Farnèse s’accordent à constater que cet édifice fut commencé par Paul III, alors qu’il n’était que cardinal ; c’est tout ce qu’en dit le savant abbé Francesco Cancellieri. Letarouilly, qui a écrit sur les Monuments de Rome moderne un livre classique, croyait pouvoir proposer pour les premiers travaux une date voisine de 1530. Aucun d’eux ne se doutait que le palais qui sert aujourd’hui de résidence à l’ambassadeur de France près la cour d’Italie avait déjà une fort longue histoire lorsque San Gallo fut appelé par le cardinal Farnèse à en diriger la restauration. C’est à mettre en lumière ces lointaines origines qu’est consacrée cette étude.


I

Généalogistes et historiens ont longtemps disputé sur l’antiquité et le lieu d’origine des Farnèse. Ceux-ci les faisaient venir d’Allemagne en ligne directe ; ceux-là affirmaient, sur la foi de leur blason fleurdelisé, que le plus pur sang français coulait dans leurs veines ; pour d’autres enfin, panégyristes de Paul III ou courtisans des ducs de Panne, peu s’en fallait que leur filiation ne remontât, selon l’expression de Cancellieri, à l’arche de Noé. Il y a plus de vraisemblance à les ranger, comme le font Gregorovius et Litta, au nombre de ces familles lombardes qui, chassées par la conquête f nui que, vinrent demander une nouvelle patrie à l’Etrurie romaine. Ils se seraient d’abord fixés en un lieu appelé Farneto. D’actes authentiques datant du Xe siècle, il résulte qu’il y avait dès lors des seigneurs de Farneto. Quand se propagea au XIIe siècle l’usage des noms patronymiques, ces seigneurs adoptèrent celui de leur résidence habituelle et le nom de Farnèse entra dans l’histoire.

Ces Farnèse ne restèrent pas confinés dans leurs terres. Les annales d’Orvieto témoignent qu’ils prirent une part active aux affaires de la cité. À maintes reprises, ils figurent au nombre de ses podestats et de ses consuls. Vers le milieu du XIVe siècle, toutefois, ils reconnurent la souveraineté de la ville de Sienne et se mirent sous sa protection. Hommes de guerre avant tout, ils figurèrent dans la plupart des querelles que relève l’histoire de l’Italie centrale ; mais il est à remarquer qu’à de très rares exceptions près, ils ne mirent leur épée qu’au service du parti guelfe et de la cause du pontifical. — Dès 1218, un Ranuccio Farnèse organise la ligue contre l’empereur Frédéric II ; pour prix de ses services, les Florentins lui élèvent un monument dans l’église Santa-Maria del Fiore. Un autre Farnèse négocie, au commencement du XVe siècle, un accord entre le Saint-Siège et Stanislas, roi de Naples. Enfin paraît Ranuccio dit l’Ancien, le véritable ancêtre de la race. Capitaine de haute valeur, il prête successivement le concours de ses talens militaires aux Siennois et aux Florentins, puis il se range sous la bannière d’Eugène IV. Il bat les ennemis du pontife et reçoit en récompense, outre la rose d’or, le titre de chevalier et de citoyen romain. Les principaux traits de la vie de ce personnage sont retracés sur les murailles du palais Farnèse et du château de Caprarola. Devenu romain par adoption, Ranuccio obtint pour son fils Pier-Luigi l’Ancien la main de Giovanella Gaetani, fille d’Onorato, seigneur de Sermoneta, dont la famille avait donné deux papes à l’Église, Gélase II et le fameux Boniface VIII. C’est de cette union que naquit, le 28 février 1468, un enfant qui reçut le nom d’Alexandre et qui devait ceindre la tiare soixante-six ans plus tard sous celui de Paul III.

Dans notre Europe moderne, sans cesse agitée d’idées et de sensations nouvelles, chaque siècle a eu ses vertus favorites, chaque génération a réservé ses enthousiasmes pour certaines qualités du caractère, de l’esprit ou du cœur. Les Italiens de la Renaissance se formaient de l’individu un idéal qui différait essentiellement du nôtre. Ils prisaient avant tout les natures énergiques, supérieures, gouvernées par une volonté indomptable, servies par des facultés puissantes. Leur culte s’adressait sans partage au génie créateur, à celui surtout qui, semblant puiser à une source divine, se manifeste sous toutes les formes. Indifférens à la générosité et aux sentimens chevaleresques qu’ils considéraient comme des causes de faiblesse, ils réservaient leur admiration à l’ascendant qu’un homme exerce sur les autres hommes, et ils poussaient cette prévention si loin que le génie du mal avait infiniment plus d’attrait pour eux que les vertus banales. Artistes, d’ailleurs, dans toute la force du terme, ils envisageaient les dons extérieurs et les avantages corporels, la vigueur physique, la beauté, la grâce, l’élégance comme les attributs indispensables de toute nature complète, comme les élémens nécessaires d’un tout harmonieux.

Sans réaliser de tout point cet idéal, Alexandre Farnèse était né avec des dispositions précieuses pour jouer un rôle important au milieu de ses contemporains. Comme presque tous ceux de sa race, il était beau et bien l’ait ; son intelligence était ouverte, son esprit prompt, souple et fertile en ressources ; une finesse extrême, un jugement droit, des passions fortes, une volonté plus énergique encore. L’éducation qu’il reçut, éducation que la Renaissance seule pouvait donner, compléta l’œuvre de la nature. Pour maîtres on lui donna Bolognesi et Pomponius Letus. Ce dernier, qui jouissait d’une triple réputation d’érudit, de philosophe et d’orateur, sut inculquer à son élève l’amour de la science dont il était animé lui-même. Le disciple acheva de s’instruire à Florence, qui passait, alors pour le foyer de toute culture. Il y fut reçu avec distinction par Laurent le Magnifique, vécut familièrement avec les politiques, les poètes et les artistes qui composaient cette cour fameuse et eut l’occasion de se lier d’amitié avec le futur Léon X, Jean de Médicis.

Quand le jeune homme rentra dans sa famille, rien ne lui manquait pour faire brillamment son chemin dans le monde. Son père, en mourant, avait laissé des biens considérables. Il était, par sa mère, apparenté avec les plus puissantes familles de Home. Enfin, il possédait dans la beauté merveilleuse de sa sœur Giulia l’auxiliaire le plus précieux que pût souhaiter son ambition et qui devait assurer à courte échéance la fortune encore languissante de la maison Farnèse.

En dépit de tous ces avantages, Alexandre ne se fit d’abord connaître que par des équipées peu recommandables, mais qui n’étaient pas de nature à lui nuire dans l’esprit de ses concitoyens. Bien qu’engagé déjà dans les rangs de la hiérarchie ecclésiastique, il commit une action sur laquelle on ne possède que des données incertaines, mais qui attira sur lui les rigueurs d’Innocent VIII. Le pape fit enfermer le jeune imprudent au château Saint-Ange. Grâce à ses amis, il s’en évada bientôt et l’affaire ne semble pas avoir eu d’autre suite. Benvenuto Cellini, qui avait été lui-même emprisonné dans la célèbre forteresse et qui s’en était échappé en se brisant la jambe, raconte, dans su Vita, que Paul III causant avec lui quarante-cinq ans plus tard lit allusion à ce commun épisode de leur existence.

L’avènement d’Alexandre VI ouvrit brusquement à l’ambition des Farnèse un horizon nouveau. La belle Giulia avait su prendre depuis quelque temps sur Rodriguez Borgia un ascendant qui ne fit que s’affirmer quand celui-ci eut obtenu le suprême pontificat. Elle en usa pour le plus grand avantage de sa famille. L’un des premiers actes du pape, et non le moins discuté, fut d’ouvrir les portes du Sacré-Collège au frère de la favorite alors âgé de vingt-cinq ans. Le consistoire dans lequel eut lieu cette promotion porte la date du 11 septembre 1493.

Bien que devenus Romains par adoption, les Farnèse ne s’étaient jamais fixés à Rome d’une façon stable. Au séjour de la grande ville ils préféraient celui de leurs domaines, situés pour la plupart dans la région sauvage qu’embellit le lac de Bolsena. Mais la dignité nouvelle dont il était revêtu créait au jeune Alexandre des devoirs nouveaux. L’ambition lui conseillait également de ne plus rester éloigné du centre d’où parlaient toutes les faveurs. Ces raisons étaient plus que suffisantes pour l’engager à se mettre en quête d’une demeure qui fût digne de son rang et de sa fortune. Il se peut que le pape ne lui ait pas refusé ses conseils dans cette circonstance, car le choix du cardinal tomba sur une maison dont Rodriguez Borgia avait dû souvent franchir le seuil quelque vingt ans plus tôt. La congrégation de Santa-Maria del Popolo en était propriétaire ; des pourparlers furent engagés ; les deux parties se mirent facilement d’accord ; le pape donna son consentement à la vente par l’entremise du cardinal de Lisbonne et, à la fin de janvier 1495, un contrat en bonne et due forme mit Farnèse en possession de l’immeuble.

Ce transfert de propriété donna lieu, comme de raison, à la rédaction d’un certain nombre d’actes qui dorment probablement dans les cartons poudreux de quelque étude de notaire parmi les paperasses inutiles, car je n’ai pu les retrouver dans l’Archivio notarile du Capitole, mais les copies ont passé à Naples avec les archives de la maison Farnèse et se trouvent à l’heure qu’il est au couvent de San-Severino où j’ai eu la bonne fortune de les découvrir. Comme tous les actes notariés du XVe siècle, les contrats qui nous occupent sont rédigés en latin avec une profusion de détails et un luxe de précautions juridiques qui font sourire, mais qui fournissent parfois, nous allons en avoir la preuve, des indications aussi précieuses qu’inattendues.

Tous les touristes connaissent la charmante église de Santa-Maria del Popolo. C’était le premier sanctuaire qui s’offrait aux yeux du voyageur arrivant du Nord, en poste ou en diligence, au moment où il franchissait l’enceinte de la ville éternelle. Sans importance avant l’avènement des Rovere, elle devint tout à coup l’objet d’une telle faveur que les nefs et le chœur étaient littéralement envahis à la fin du XVe siècle, et que ce fut à peine si Agostino Chigi, admis dans la famille de Jules il par une étrange adoption, put trouver place dans une chapelle latérale. Sous Alexandre VI comme de nos jours, l’église del Popolo était desservie par les religieux Augustins dont le monastère était attenant à l’édifice. Le monastère a disparu depuis lors. Eh bien ! c’est dans la salle capitulaire de ce couvent que fut passé, le 30 janvier 1495, le premier et le plus important de ces actes. Le contrat rédigé par maître de Filippi, qui s’intitule lui-même « notaire d’autorité impériale et apostolique », comporte les conditions du marché conclu entre le cardinal Farnèse et les moines de Santa-Maria del Popolo. Il établit notamment les limites de l’immeuble et contient une description succincte de la maison d’habitation et de ses dépendances.

Un second acte fut rédigé par Pietro-Paolo Amadei, qui s’arroge le titre plus ambitieux de « notaire par la grâce de Dieu et la volonté impériale », le 31 mars 1495. Ce tabellion de droit divin constate que l’immeuble acheté par Farnèse est désormais libéré d’une hypothèque dont il se trouvait grevé en faveur des dominicains de Santa-Maria sopra Minerva.

De ces deux documens se dégagent des renseignemens du plus haut intérêt. C’est d’abord le prix stipulé pour la vente, — cinq mille cinq cents ducats, — somme considérable pour l’époque et qui atteste à la fois la richesse de l’acquéreur et l’importance de l’acquisition. Un autre passage contient l’état des lieux. Par malheur, les détails de ce genre n’intéressaient pas le personnage pour qui la copie a été faite. Des points indiquent clairement que des phrases entières ont été supprimées dans le manuscrit de Naples. Ce qui reste suffit, toutefois, à nous apprendre que l’immeuble n’était pas isolé. D’un côté, il confinait à la propriété de feu Giovanni de Rossi, évêque d’Alatri, d’un autre à l’hospice des Anglais, tandis que des voies publiques et le Tibre constituaient ses autres limites. A la maison d’habitation se trouvaient annexées d’assez vastes dépendances, une sellerie, une cave, un four, des écuries qui donnaient sur une voie latérale conduisant au fleuve. Derrière le corps de logis principal était un grand jardin avec un cloître probablement orné de portiques, ce qui est digne de remarque. Enfin, au-delà d’une autre rue se rencontraient une tour, sans doute un reste des anciens murs de Rome, et un petit jardin sur la rive même du Tibre.

Que de traits communs entre ce vieil immeuble et le palais actuel du roi de Naples ! Ce grand jardin avec le cloître, cette rue qui coupait la propriété en deux tronçons, puis ce second jardin plus petit sur la berge du fleuve ! Dans cette description, si écourtée qu’elle soit, la silhouette du palais Farnèse se dessine déjà en miniature.

Cette impression première va, d’ailleurs, se fortifier et prendre corps. Il suffit de poursuivre la lecture de nos actes. Les voici qui fixent avec précision l’emplacement du palais. Il était situé dans le quartier et donnait sur la rue de la Regola — in regione et via quæ dicitur la Régula. — Qu’était-ce que ce quartier ? Depuis plusieurs siècles déjà, la ville de Rome était partagée en treize arrondissemens ou rioni, division qui ne correspond qu’en apparence à l’ancienne circonscription impériale, laquelle comprenait quatorze regiones. Le septième de ces rioni portait le nom de Hegola. Comme les autres quartiers de Rome, celui de la Regola avait une existence propre, des magistrats particuliers, un blason distinct : un cerf sur champ d’azur. Il formait, sur la rive gauche du Tibre, une bande fort large, puisqu’elle s’étendait du palais Cenci à l’église Santa-Maria del Gonfalone, mais peu profonde, car elle atteignait à peine le Campo de Fiori. Quant à la rue de la Regola, c’était tout simplement la via recta des anciens. Au XIIe siècle, elle est qualifiée de maior via Arenulæ dans l’Ordo Benedicti, et M. le commandeur Lanciani, pour qui le sous-sol de la ville éternelle n’a pas de secrets, n’hésite pas à affirmer que cette voie suivait, au moyen âge comme sous les empereurs, le parcours actuel des rues de Gapo di Ferro, de Venti et de Monserrato. La création de la place Farnèse, au siècle suivant, coupa cette vieille voie en deux tronçons et contribua sans doute à lui faire perdre son nom traditionnel.

Les données de la topographie concordent donc avec les déductions tirées des documens d’archives pour établir d’une façon positive que l’immeuble, acquis en 1495 par le cardinal Farnèse, est bien l’ancêtre du palais de Paul III. Ainsi l’édifice que les Romains et les étrangers admirent comme une des plus nobles créations architecturales de la Renaissance se rattache à une construction plus ancienne dont il a pris en quelque sorte la place, comme nous le verrons plus loin.

Ces rapports de filiation établis, essayons de reconnaître avec quelque netteté le lieu sur lequel est bâti notre palais. Il est hors de doute que ce lieu était habité dès les premiers siècles de l’empire. L’examen des souterrains du palais ne laisse subsister aucun doute à cet égard. Nous savons déjà par les auteurs du XVIe siècle qu’Antonio da San Gallo avait rencontré des restes antiques en travaillant aux fondations, du palais. Flaminio Vacca fait allusion à un égout qui se dirigeait du Campo de Fiori vers le Tibre. L’architecte Galasso Alghisi parle avec plus de précision d’un mur antique sur lequel San Gallo se serait appuyé pour élever son bâtiment. Ces allégations n’étaient pas erronées ; M. Le Blant, ancien directeur de l’école française de Rome, constata la présence de mosaïques romaines d’une réelle valeur artistique dans la partie nord-ouest des souterrains, et il en donna la description dans les Mélanges d’archéologie et d’histoire de l’année 1886. De nouvelles recherches ont eu lieu depuis lors. Grâce à l’obligeante entremise de M. le duc de San Martino, qui a bien voulu solliciter et qui a obtenu pour moi de l’auguste propriétaire l’autorisation de pratiquer des fouilles régulières dans le sous-sol du palais, une étude approfondie a été poursuivie, avec l’autorisation de l’administration italienne et sous la direction de M. Chédanne, le jeune architecte qui faisait naguère au Panthéon de Rome des découvertes si inattendues. Ces investigations ont eu pour premier résultat d’établir l’existence de nombreux restes antiques, disséminés dans toute la partie septentrionale des souterrains.

Ce n’est pas ici le lieu de discuter à quel genre d’édifice se rattachent ces substructions. Monument public ou privé, il devait avoir sa façade principale sur la via recta. Les travaux de l’archéologie contemporaine démontrent que non loin de là une autre rue, coupant la via recta à angle droit, se dirigeait vers le fleuve en suivant à peu près le parcours de l’actuelle rue del Polverone pour aboutir au pont d’Agrippa, en admettant que les conjectures relatives à l’existence de ce pont soient justifiées. C’était un quartier riche en constructions républicaines et impériales. À droite du Campus Floræ se développaient les Opera Pompei avec le théâtre du célèbre triumvir. À gauche, sur le terrain où la Cancelleria appuie ses élégans portiques, se trouvaient la bibliothèque et les archives de Damase, ainsi que les écuries des quatre factions du cirque. Enfin, plus près du Tibre, un cippe récemment découvert près de l’église de Santa-Lucia délia Chiavica sert à désigner l’emplacement du Pomerium Urbis de Claude.

Cependant dix siècles s’étaient écoulés depuis la chute de l’Empire, dix siècles pendant lesquels Home avait subi les pires outrages. Mais il est dans la destinée de cette ville de l’emporter toujours sur les autres par quelque côté. Quand, au sortir du grand schisme, Martin V vint y fixer de nouveau le siège de l’Église, c’est à peine si elle comptait trente mille habitans. Le Forum avait disparu sous l’herbe ; des vignes couvraient le flanc des Sept Collines ; seul le Champ de Mars était habité. Les rues étroites et sales, plongées dans les ténèbres dès le coucher du soleil, les places irrégulières, les maisons basses, grossièrement bâties, précédées de portiques primitifs, isolées les unes des autres, donnaient à l’ancienne capitale du monde la physionomie d’un grand village, mais quel village ! Au milieu de solitudes majestueuses, se dressaient çà et là les gigantesques débris des constructions impériales. Il est difficile de se représenter les sentimens que devait éprouver le voyageur du XVe siècle placé tout à coup en présence des ruines énormes du Colisée et du Palatin, des thermes de Dioclétien, de Titus et de Caracalla, bien autrement importantes que de nos jours, et couvertes d’une végétation dix fois séculaire. L’impression ressentie devait être d’autant plus vive que l’histoire de ces monumens, au lieu d’être éclairée par les recherches de l’archéologie moderne, n’apparaissait alors qu’à travers les légendes romantiques du moyen âge. C’étaient ensuite les églises répandues partout, dans l’enceinte de la ville et hors les portes. Pleines de reliques et de saintes images venues d’Orient, elles attiraient des légions de pèlerins à l’époque des jubilés, charmantes dans leur vieille architecture que n’avait encore profanée aucune restauration sacrilège. Puis venaient les monastères fort nombreux, perdus au milieu des vignes. Les forteresses des barons romains, souvent construites sur des débris antiques, achevaient de prêter à la ville éternelle un aspect extraordinaire.

Cependant les signes avant-coureurs d’une ère nouvelle se manifestaient nettement dans la seconde moitié du XVe siècle. C’était le début d’une révolution destinée à doter Rome d’édifices merveilleux, mais au prix de dévastations déplorables. Pour faire place aux constructions nouvelles, combien de ruines encore imposantes disparurent sous la pioche des démolisseurs de la Renaissance ! D’autre part, l’humanisme triomphant n’éprouvait pas plus de scrupules devant les édifices les plus vénérables du christianisme. On devait en avoir une preuve éclatante quand, en dépit de quelques protestations indignées, Jules II décréta la destruction de la basilique de Constantin sanctifiée par tant de touchants pèlerinages, entourée de si mémorables souvenirs.

Le palais sur lequel le cardinal Farnèse avait jeté son dévolu se dressait dans la partie la plus paisible d’un des quartiers les plus animés de la ville. Il confinait presque au Campo de Fiori qui, après avoir servi de pâturage aux troupeaux d’alentour jusqu’au pontificat de Martin V, avait peu à peu perdu son caractère de prairie pour former une place publique que le cardinal Scarampo avait fait paver en 1452. Là se trouvaient les tavernes les plus fréquentées et les auberges les plus en vogue de la ville. Vers le Tibre, au contraire, tout était silence et solitude. Les murailles qui bordaient le fleuve de ce côté à la fin de l’Empire étaient tombées en ruine ; seules quelques tours encore debout apparaissaient de distance en distance.


II

Mais il est temps, ce semble, de revenir à nos notaires. Aussi bien leurs grimoires fournissent-ils sur l’histoire du palais acquis par Alexandre Farnèse des indications aussi intéressantes qu’imprévues. On se rappelle que ce palais — donnus seu palatium — se trouvait grevé d’une hypothèque servant de garantie à une rente constituée en faveur des religieux de Santa-Maria sopra Minerva. Pour libérer l’immeuble de l’hypothèque en question, il fallut obtenir le consentement de la congrégation au profit de qui la rente était instituée. L’acte du 31 mars 1195 nous apprend que ce jour-là les religieux furent convoqués à son de cloche dans la salle de leur chapitre. A peine sont-ils réunis qu’ils font une déclaration qui vaut la peine d’être enregistrée. Ils reconnaissent, en effet, avoir appris que le cardinal Farnèse s’est rendu acquéreur d’un palais autrefois légué a la congrégation de Santa-Maria del Popolo par un Espagnol, Pierre, cardinal de Tarazona, palatii relicti per quondam bonæ memoriæ : dominum Petrum hispanum cardinalem Tirasonensem.

Inutile de pousser plus loin nos investigations, car nous voici, à n’en pouvoir douter, en présence du personnage qui possédait le palais avant que les religieux de la place du Peuple en devinssent à leur tour propriétaires. Reste à dégager la personnalité de cet Espagnol, de ce Pierre, cardinal de Tarazona. Il suffit, pour y parvenir, de consulter le savant ouvrage de Ciaconius, l’Histoire des Pontifes romains. On voit figurer, en effet, au nombre des cardinaux créés par Sixte IV dans la promotion du 15 janvier 1476, un Petrus Ferrici hispanus que Paul II avait placé précédemment à la tête de l’église de Tarazona en Aragon. Rien de plus aisé, en conséquence, que d’identifier ce Petrus Ferrici hispanus avec Pedro Ferriz, un Catalan venu jeune à Rome où il parcourut, non sans éclat, les divers degrés de la hiérarchie ecclésiastique, jusqu’au jour où le premier Rovere l’appela aux honneurs de la pourpre.

Cet homme d’église n’était pas le premier venu, et l’histoire du XVe siècle n’a pas entièrement oublié son nom. Chargea deux reprises par Pie II de missions délicates en Allemagne, il s’acquitta de sa double nonciature à la satisfaction du Saint-Siège. C’est notamment entre ses mains que l’archevêque de Mayence, Diether, fit publiquement amende honorable, en 1463. Sous les pontificats de Paul II et de Sixte IV, le prélat espagnol joua dans la curie un rôle assez important pour que l’épitaphe gravée sur son tombeau le qualifiât de bras droit du pape — dexteram suam appellare dignabantur.

Ce tombeau est encore aujourd’hui le plus bel ornement du cloître attenant à l’église de la Minerva. Comme la plupart des monumens funéraires de la seconde moitié du XVe siècle, il est adossé à la muraille et l’ordonnance architecturale n’en diffère pas essentiellement de colle qui fut adoptée pour le sépulcre de Cristoforo della Rovere, un modèle du genre. C’est à la base un socle important qui contient l’inscription d’usage. À droite et à gauche se dressent deux pilastres d’ordre corinthien d’une rare élégance, soutenus par des piédestaux où l’on voit sculpté le blason du mort surmonté du chapeau cardinalice. Au-dessus du socle, dans l’espace compris entre les pilastres, s’ouvre une niche profonde terminée dans sa partie supérieure en forme de cintre. Pedro Ferriz repose, coiffé de la mitre et enveloppé dans ses habits épiscopaux, sur un magnifique sarcophage. Sous le cintre, surmonté lui-même d’une corniche appuyée sur les pilastres latéraux, sont ménagés trois compartimens d’inégale grandeur. Au milieu, la Vierge à mi-corps soutient un Enfant-Jésus debout dont la main semble bénir. De chaque côté, un ange s’incline dans une attitude d’adoration. — C’était alors l’usage de confier à plusieurs artistes l’exécution des monumens funéraires ; chacun d’eux avait sa spécialité. La pureté de l’ornementation, la délicatesse de certains détails, la sûreté de l’exécution attestent que le tombeau de Pedro Ferriz est l’œuvre de sculpteurs de talent. La manière de Mino da Fiesole se retrouve, d’ailleurs, dans le groupe de la madone et du bambino traité avec la supériorité de ; main qu’on lui connaît. Combien de touristes, combien de Romains même se sont arrêtés devant ce charmant sépulcre sans se douter que le personnage qu’ils avaient sous les yeux n’était autre que le premier propriétaire du plus beau palais de la ville éternelle !

Sixte IV, qui ouvrit à Pedro Ferriz les portes du Sacré-Collège, avait, nous l’avons constaté, une prédilection marquée pour Santa-Maria del Popolo. Il la restaura et en fit une des plus riches églises de Home. Le cardinal espagnol, qui avait probablement peu de parens en Italie (Garimberto prétend qu’il était bâtard), voulut-il payer au souverain pontife sa dette de reconnaissance ou entendit-il témoigner simplement sa gratitude aux Pères Augustins qui lui avaient concédé la propriété d’une des chapelles de leur église ? Ce qui est certain, c’est que, par son testament daté du 23 septembre 1478, il légua son palais de la Regola aux religieux de la place du Peuple en leur imposant, toutefois, certaines obligations. Se souvenant qu’il était protecteur des Dominicains, alors comme aujourd’hui desservans de Santa-Maria sopra Minerva, il leur laissa une rente de cinquante ducats. Les Augustins furent chargés de verser chaque année le montant de ce legs entre les mains des moines de la Minerva. Ils devaient, en outre, dire quatre messes par semaine pour le repos de l’âme du donateur et célébrer tous les ans le jour anniversaire de sa mort. Les clauses de ce testament furent ponctuellement exécutées. Les précieuses archives que conserve au palais de la Cancelleria la congrégation de la Visite apostolique en font foi. Lorsque le pape Alexandre VI eut autorisé les Pères Augustins à vendre le palais en question, non seulement ils durent solliciter le consentement des Dominicains de la Minerva, mais opérer le remploi du prix de la vente en achetant d’un certain Giovan Battista di Monteleone une maison sise via Paolina, dans le quartier del Ponte.

Le cardinal Ferriz était mort le 25 septembre 1478. Son palais ne fut acheté par Alexandre Farnèse que dix-sept ans plus tard. Il y aurait un vif intérêt à pouvoir se représenter autrement que par l’imagination cette antique demeure qui devait, singulière destinée ! rester pendant plus d’un siècle et demi la résidence exclusive de princes de l’Eglise. Par malheur, les chroniques du temps sont muettes à son égard et, jusqu’à présent, les grandes collections italiennes n’ont fourni aucun dessin original, aucun plan d’architecte de nature à satisfaire notre curiosité. Bon gré mal gré, il faut se contenter de la prose de maître de Filippi et de l’état des lieux tel qu’il est conservé dans la copie incomplète des archives farnésiennes.

C’est dans ce palais qu’Alexandre Farnèse vint abriter sa fortune naissante. Il est peu probable que ce vieil immeuble répondit de tout point aux goûts d’un jeune homme qui avait pris à la cour des Médicis les habitudes du luxe le plus raffiné. Mais s’il dut s’ingénier à rendre son intérieur plus confortable, il n’eut guère le loisir de procéder à une transformation radicale. Ses relations avec les Borgia, quelque intimes qu’elles fussent, reposaient sur une base fragile. Les faveurs avaient d’abord succédé aux faveurs. Après le chapeau rouge, Farnèse avait obtenu la légation de Viterbe qui lui conférait une autorité considérable sur la région où étaient situés les domaines de sa famille. Mais, un peu plus tard, le cardinal eut l’imprudence d’appeler Giulia au lit mortuaire de leur plus jeune frère Angelo sans consulter le pontife. Giulia prit les fièvres, et, pour comble de malheur, elle tomba entre les mains d’une compagnie de Français de l’armée de Charles VIII au moment où elle quittait le château de Capodimonte pour regagner Rome. Le roi très chrétien la fit remettre en liberté sans délai, mais Borgia conçut une vive irritation contre le cardinal et le dépouilla peu après de sa légation. Farnèse dut attendre sept ans avant d’obtenir son pardon et d’être envoyé comme légat à Ancône. Légations ou disgrâce le retinrent donc loin de Rome pendant la plus grande partie du règne d’Alexandre, ne lui laissant ni le temps ni la liberté d’esprit nécessaires pour mener à bien la restauration de son palais. Il y a pourtant apparence que les principaux personnages de la cour pontificale se donnèrent plus d’une fois rendez-vous, aux jours défaveur, dans l’appartement du jeune cardinal. On dit que les murs ont des oreilles ; s’ils pouvaient parler, ceux du vieux palais auraient eu apparemment de piquantes anecdotes à conter sur l’éblouissante Giulia Farnèse et son inséparable amie Lucrèce Borgia, sur Adrienne Mila, la cousine complaisante du pontife, sur le malheureux duc de Gandia et sur son frère, le terrible César.

L’avènement de Jules II sonna l’heure de la délivrance pour l’aristocratie romaine. Le second Rovere, ayant entrepris la tâche ardue d’assurer sur des bases solides l’indépendance du Saint-Siège et la liberté de l’Italie, jugea prudent de réconcilier au préalable avec le pontifical, les grandes familles qu’Alexandre VI avait si cruellement frappées. Il cimenta des unions matrimoniales entre sa maison et celle des Orsini et des Colonna. Rien plus, oubliant la haine farouche qui l’animait naguère contre tout ce qui portait le nom de Borgia, il alla jusqu’à unir son neveu Niccola della Rovere à dona Laura Orsini, nièce du cardinal Farnèse, en dépit des bruits qui couraient sur l’irrégularité de sa naissance.

Tout conviait Farnèse à donner libre carrière à ses goûts innés pour la magnificence. Le pape ne trouvait-il pas, en effet, au milieu de ses entreprises les plus hasardeuses, le temps de poursuivre les travaux grandioses qui devaient faire de Rome, à brève échéance, une ville nouvelle ? D’autre part, le crédit du cardinal prenait chaque jour plus de consistance. Sa situation à la cour du pape s’accroissait à tel point que, peignant la fresque de la Remise des Décrétales dans la chambre de l’Ecole d’Athènes, Raphaël fit intervenir Alexandre Farnèse derrière Jules II, sur le même plan que Jean de Médicis, le futur Léon X. Riche, couvert de dignités, déjà renommé pour sa prudence, le frère de la belle Giulia était devenu insensiblement un des personnages les plus considérables de Rome, Il avait sa cour de gentilshommes et de prélats, de poètes et d’artistes. Aussi le palais du cardinal Ferriz devait lui paraître bien vieux et bien morose, peut-être même commençait-il à devenir bien étroit. D’une liaison irrégulière qu’autorisaient les habitudes relâchées du siècle, Farnèse avait eu, avant de recevoir les ordres majeurs (il ne fut ordonné prêtre qu’en 1519), plusieurs fils et une fille. L’aîné de ces fils, Pier-Luigi, devait être le fondateur d’une dynastie souveraine qui régna près de deux siècles sur les duchés de Parme et de Plaisance, et dont la dernière héritière, Elisabeth Farnèse, monta sur le trône d’Espagne comme seconde femme de Philippe V, le petit-fils de Louis XIV.

Rien n’est, en conséquence, moins surprenant que de voir Francesco Albertini citer dans son livre de Mirabilibus novæ urbis Romæ, écrit en 1509, parmi les demeures cardinalices « le palais Farnèse agrandi et embelli par le révérendissime Alexandre Farnèse du titre de San-Eustachio. » De quels agrandissemens, de quels embellissemens est-il question ? Est-ce le prélude des transformations grandioses qui devaient un jour avoir lieu ? Dans sa brièveté, la notice d’Albertini semble faire allusion à des travaux achevés plutôt qu’à une restauration générale en voie d’exécution. Lui-même fait d’ailleurs, au cours de son traité, une longue énumération de palais qui portaient la trace de réparations récentes. La fièvre de bâtir avait été communiquée par le pape à son entourage. Rares étaient les grands seigneurs qui échappaient à la contagion d’un exemple venu de si haut. Le titre même d’Albertini n’est-il pas instructif au premier chef ? C’est bien une nouvelle Rome que voyaient surgir les contemporains de Jules II. Farnèse n’était que trop enclin à se laisser emporter par le courant. Les travaux qu’il entreprit avant 1510 ne semblent pas, toutefois, se distinguer de ceux dont tant d’autres palais secondaires étaient alors l’objet. Le livre d’Albertini autorise, du moins, à le penser.


III

Au nombre des disciples de Bramante, ou plutôt des artistes de toutes conditions qui travaillaient sous ses ordres, se trouvait un jeune Florentin qui avait su plus particulièrement capter sa bienveillance. Son nom était Antonio Cordiani. Par sa mère, il était neveu des célèbres architectes Antonio et Giuliano da San Gallo. Cette parenté décida sans doute de sa vocation. Il vint à Rome, fut bien accueilli par ses oncles et adopta leur nom, suivant l’usage du temps. Le studio de maître Donato rappelait par plus d’un trait l’atelier de Phidias sur l’acropole d’Athènes. On y travaillait à l’exécution d’un projet grandiose, et l’imprudent qui aurait osé comparer le Parthénon, alors si oublié quoique à peu près intact, avec la future basilique du Vatican, aurait fort scandalisé le pape Jules et son architecte favori. Introduit dans ce studio, le jeune Florentin y déploya autant d’intelligence que d’activité. Qui eut dit, en voyant avec quelle ardeur il s’appliquait à pénétrer la pensée du vieux maître, qu’il traiterait bientôt si cavalièrement son grand projet ? Bramante fut charmé du zèle et des heureuses dispositions de son élève. Il l’admit à prendre une part de plus en plus intime à ses travaux, et alla jusqu’à lui permettre de diriger en personne certains détails de la construction. C’est ainsi que le jeune homme se perfectionna dans l’art de bâtir, où il surpassa l’oncle de Raphaël, et qu’il se prépara au rôle qu’il devait jouer un jour comme architecte en chef de la basilique.

C’était un brillant début, qui ne pouvait manquer d’attirer et qui attira, en effet, l’attention sur le jeune artiste. Un des premiers à lui témoigner son estime fut le cardinal Farnèse. Voici ce qu’écrit Vasari à ce sujet : « La réputation qu’Antonio avait acquise comme architecte et comme constructeur engagea le cardinal Farnèse à s’adresser à lui pour restaurer son vieux palais de Campo de Fiori qu’il habitait avec sa famille. Antonio ne voulut pas laisser échapper cette occasion de se produire. Il présenta divers projets au cardinal, et Sa Seigneurie en choisit un qui, par sa distribution en deux appartenons, semblait devoir convenir à ses deux fils Pier-Luigi et Ranuccio. Cet ouvrage fut aussitôt commencé. »

C’était bien cette fois d’un remaniement général qu’il s’agissait. Le plan qui reçut l’approbation du cardinal devait toutefois subir, comme on le verra, d’importantes modifications ; voici la raison d’une de celles qui s’imposèrent tout d’abord. Ainsi que le relate Vasari, Farnèse avait deux fils : Pier-Luigi, né en 1503, et Ranuccio, né en 1510 ou 1511. Le premier recevait une éducation militaire ; le second devait appartenir à l’Eglise. Rien de plus naturel que le père eût songé à préparer de longue main, dans son palais, l’appartement du grand seigneur et celui du prélat. Mais il arriva que Ranuccio fut enlevé prématurément à l’affection des siens. On ignore la date de sa mort et l’histoire avait même à peu près perdu sa trace. Une bulle de Léon X, qui lui est consacrée, m’a permis de constater qu’il vivait encore en 1518 et qu’il était alors dans sa huitième année. Tout porte à croire que cet enfant mourut peu après 1518, et que cet événement engagea le cardinal à adopter pour son palais une nouvelle distribution.

Vasari ne précise pas l’époque à laquelle les travaux de restauration furent commencés, mais la lecture des pages qui suivent le passage rapporté plus haut permet de la conjecturer. « Pendant que la renom niée d’Antonio s’étendait au loin, il advint que la vieillesse et la maladie envoyèrent Bramante dans l’autre monde. Le pape Léon X lui donna comme successeur dans la construction de Saint-Pierre Raphaël d’Urbin, Giuliano da San-Gallo et Fra Giocondo de Vérone. Ce dernier quitta bientôt Rome et ne tarda pas à être suivi de Giuliano… Antonio pria alors avec instance son protecteur, le cardinal Farnese, de supplier le pape de lui accorder la place de son oncle Giuliano. Léon X accueillit celle demande avec faveur. »

Le texte de Vasari semble d’une précision qui ne laisse pas de place au doute. Aussi est-il étonnant de voir nombre ; d’écrivains qui ont abordé l’histoire de l’architecture à Rome s’accorder avec Letarouilly pour assigner aux premiers travaux du palais Farnese une date voisine de 1530. Une lecture attentive leur eût épargné cette erreur. On a, ce semble, une tendance trop marquée à négliger l’ouvrage de Vasari sous prétexte qu’il fourmille d’inexactitudes involontaires ou préméditées. Les défauts n’en peuvent effacer les qualités. Sans doute le peintre-écrivain traite parfois avec une présomptueuse légèreté des sujets sur lesquels il est insuffisamment renseigné. Trop souvent aussi il se laisse entraîner par d’injustifiables préventions à enfler sans mesure le mérite de ses amis, à ternir sans scrupule celui de ses adversaires. Mais quand il met en scène des personnages qu’il a connus, quand il rappelle des événemens qui se sont passés sous ses yeux et qu’il n’a aucun intérêt à travestir, ses assertions méritent d’être accueillies sinon aveuglément, tout au moins avec quelque déférence. Or chacun sait qu’il fut protégé par Paul III et qu’il vécut familièrement à la cour des Farnese. Il était impossible qu’il fût mal renseigné sur l’histoire artistique d’un palais qui touchait de si près à ses protecteurs et pour lequel il travailla lui-même, quoique d’une façon tout à fait insignifiante.

Or, pour que le cardinal Farnese intervînt auprès de Léon X comme le protecteur attitré de San Gallo, il fallait que celui-ci lui eût déjà donné des preuves éclatantes de son zèle et de son talent, et puisque la nomination d’Antonio en qualité d’aiutante de Raphaël porte la date du 22 novembre 1516, il s’ensuit que la restauration du palais Farnese fut entreprise à une époque sensiblement antérieure. Heureusement pour Vasari, son témoignage se trouve corroboré par des documens sur la valeur desquels il n’est pas possible de discuter. Dans son Diarium, le maître des cérémonies de Léon X, Paris de Grassi, rapporte, en effet, que « le dimanche de la Quadragésime (de l’an 1519), le pape, revenant de l’église de la Navicella et de Sauta-Croce di Gerusalemme, rendit visite au nouveau palais du cardinal Farnèse, — ad novum palatium cardinalis de Farnesio, — et qu’il approuva ce qui avait été fait, trouvant que l’édifice était à la fois noble et somptueux. » Les travaux étaient donc assez avancés au printemps de 1519 pour que le pape éprouvât le désir de visiter la construction nouvelle, et pour qu’une fois sur les lieux il exprimât nettement sa satisfaction. Tout semble donc concorder pour établir que San-Gallo entra au service du cardinal Farnèse entre 1510, époque probable de la naissance de Ranuccio, et le 14 mars 1514, date de la mort de Bramante.

C’était alors le début, d’un des plus brillans pontificats qu’enregistre l’histoire de la papauté, bien que les qualités de Léon X fussent de celles qui conviennent plutôt à un prince séculier qu’au chef suprême de l’Eglise. Mais si Léon X sema quelquefois le vent, ses successeurs furent seuls à récolter la tempête. Pour lui, heureux et libre de soucis, il vécut aussi longtemps que le lui permit le sang vicié des Médicis, protégeant les arts et les artistes, prodiguant sans marchander l’or de la chrétienté pour embellir Rome et soutenir l’éclat de sa cour. Autour de lui, les grands seigneurs et les prélats rivalisèrent de luxe. On vit le banquier Agostino Chigi, qui avait bâti sur les bords du Tibre un délicieux casino, le faire décorer de la propre main de Raphaël.

L’intimité qui unissait de longue date les cardinaux de Médicis et Farnèse ne se démentit pas quand le premier monta sur le trône de saint Pierre. Quoique datant des belles années de leur adolescence, leur mutuelle sympathie reposait moins sur la communauté des souvenirs que sur une étroite conformité de goûts. Imprégnés des principes de l’humanisme, ils éprouvaient à un égal degré la joie de vivre à la condition que l’existence fût relevée par les satisfactions que procurent les arts et la poésie, l’argent et la puissance. C’est un spectacle singulier pour nous de voir Léon X, à peine revêtu de la dignité suprême de l’Église, accepter l’hospitalité de Farnèse et se transporter, en déplacement de chasse, dans les terres de Canino. La cour pontificale prenait part à ces plaisirs, et les poètes de la cour célébraient le soir en vers agréables les prouesses cynégétiques de l’amphitryon et de son hôte auguste. On y faisait de transparentes allusions aux dieux de l’Olympe, et j’imagine qu’aucun souci importun ne venait troubler, à la veille de la plus grande révolution religieuse des temps modernes, la quiétude de la noble compagnie[1].

C’était sans doute un honneur coûteux que de donner, plusieurs jours durant, l’hospitalité au pape et à sa suite ; mais on pouvait s’endetter sans crainte pour plaire à un prince comme Léon X. Le Médicis répondit aux attentions dont il avait été l’objet par des grâces efficaces qui se traduisirent en riches bénéfices et en concessions utiles. Or, en dépit des accusations d’avarice portées contre lui par ses ennemis, le futur Paul III n’était pas homme à thésauriser. A mesure que ses revenus augmentaient, il trouvait de nouveaux sujets de dépenses. C’est ainsi qu’il attira San Gallo dans les domaines qu’il possédait aux environs du lac de Bolsena et le chargea de lui élever tour à tour un magnifique château à Gradoli et la forteresse de Capodimonte. En véritable Italien de la Renaissance, Antonio s’acquitta heureusement de cette double tâche, se montrant aussi savant ingénieur qu’il était habile architecte.

Les travaux du palais de Rome n’en continuaient pas moins. Il semble que le pape ait voulu engager le propriétaire à leur donner une vive impulsion, car le o mars lolo, il autorise Farnèse à extraire de vignes voisines du monastère de Saint-Laurent hors-les-Murs les pierres, colonnes, chapiteaux et autres ornemens qui peuvent lui être utiles. Ces Mécènes, qui professaient un véritable culte pour l’antiquité ne pouvaient soupçonner qu’un jour viendrait où l’on jugerait sévèrement les libertés qu’ils prenaient avec les monumens antiques. L’éducation qu’ils avaient reçue ne les portait pas à rêver devant une ruine, et les beautés de l’archéologie moderne n’auraient que médiocrement captivé ces natures énergiques. Il paraissait tout naturel à un Médicis d’utiliser les débris d’un édifice antique pour décorer un palais moderne, et si les marbres de San-Lorenzo trouvèrent place dans la demeure de Farnèse, il n’y eut sans doute à Rome personne pour crier à la profanation.

Cependant, soit que la place ; manquât pour l’exécution du plan arrêté entre le cardinal et son architecte, soit qu’ils voulussent ajouter à la majesté de l’édifice en l’isolant, on vit Farnèse procéder systématiquement à l’achat des immeubles qui confinaient au sien. La première de ces acquisitions remonte au 17 mai 1517. Elle concerne la propriété de donna Laura Orsini, fille de Giulia Farnèse, mariée, comme nous l’avons vu précédemment, à Nicola della Rovere. La voisine n’était autre que la propre nièce du cardinal. Les termes du contrat s’appliquent à laisser entendre qu’en consentant à la vente, la jeune femme ne prétend pas conclure un marché avantageux, mais se rendre au désir exprimé par un parent qui lui inspire une sympathie respectueuse. Il ne s’agissait pourtant pas d’une propriété sans importance : à la maison principale, étaient annexées d’autres maisons plus petites — domunculi — et l’ensemble, limité par des voies publiques et le palais même du cardinal, représente au minimum trois mille ducats. Mais Farnèse avait besoin de s’agrandir, et s’il a exercé en cette occasion une pression amicale sur sa nièce, c’est que la maison qu’elle habitait devait disparaître pour permettre au plan de San Gallo de se développer librement. — En 1522 et 1523, ce sont de nouveaux achats d’immeubles, sensiblement plus modestes, appartenant à des voisins, un Sigismundo Chigi et un Achille de Jari, qui se contentent respectivement le premier de trois cents, le second de sept cent cinquante ducats.

Le palais n’était pas achevé quand le cardinal Farnèse fut appelé en 1594 à occuper la place vacante par la mort de Clément VIL Vasari rapporte que cet événement engagea San Gallo à modifier complètement son plan primitif, le palais d’un pape lui paraissant devoir être tout autre que celui d’un cardinal. Les changemens qu’il proposa concordaient trop avec les secrètes inclinations de Farnèse pour ne pas être agréés.

L’historien des peintres, sculpteurs et architectes entre dans quelques détails relativement aux changemens qui furent adoptés à cette époque ; mais ils ne permettent pas de se faire une idée nette des remaniemens que San Gallo dut opérer sur place. De graves questions restent donc en suspens. On peut se demander, par exemple, en quoi la restauration primitive entreprise par San Gallo modifiait la maison du cardinal Ferriz et dans quelle mesure l’architecte florentin s’écarta lui-même, après 1534, du projet concerté avec le cardinal Farnèse, projet qui se trouvait alors en cours d’exécution. Pour élucider pleinement ces deux questions, il faudrait avoir entre les mains le plan de l’édifice du XVIe siècle et celui qui, élaboré par San Gallo, ne fut abandonné en partie qu’après l’élection de Paul III. Or, un hasard peut seul amener la découverte du premier, et les argumens développés par Letarouilly pour établir qu’il a retrouvé le second dans les papiers de San Gallo sont fort loin d’être concluans. Ce qui paraît hors de doute c’est que, dès le principe, Farnèse songeait beaucoup moins à une restauration dans la stricte acception du mot qu’à une transformation complète. Au nombre des dessins d’Antonio conservés aux Uffizj de Florence, plusieurs portent cette mention : per il cardinal di Farnese ; destinés au palais du cardinal, ils n’en furent pas moins utilisés quand fut exécuté celui du pape. L’opération capitale, celle qui eut pour effet de substituer à la bâtisse du XVe siècle un édifice classique, tout ensemble noble et somptueux, selon l’expression de Léon X, fut donc décidée de prime abord. C’était l’âge d’or de la Renaissance ; San Gallo, qui comprenait que son avenir était en jeu, mit tout en œuvre pour présenter au cardinal Farnèse un projet véritablement artistique. L’exaltation de ce dernier engagea sans doute l’artiste florentin à donner une importance plus grande au bâtiment et plus de splendeur à la décoration des appartemens : il n’en reste pas moins établi que les grandes lignes architecturales étaient depuis longtemps déjà définitivement arrêtées.

Les lenteurs de l’exécution seraient incompréhensibles s’il ne s’était pas agi, dès l’abord, d’un monument grandiose. « Dès que le projet fut adopté, l’ouvrage, dit Vasari, fut commencé et chaque année en vit exécuter une partie. » Il faut entendre certainement par là que l’architecte ne procéda que successivement, manière d’opérer qui permit au cardinal de demeurer dans son palais en dépit des ouvriers et d’y tenir sa cour. Si les travaux traînèrent en longueur, il put en prendre plus facilement son parti. Reste à expliquer, toutefois, comment l’édifice que Léon X visitait avec plaisir en 1519, était encore assez peu avancé en 1534, pour que San Gallo pût entreprendre d’en modifier l’ordonnance. Ces lenteurs, dont l’importance des travaux ne parviennent pas à donner suffisamment la clé, s’expliquent par des raisons de diverse nature.

C’est en premier lieu la multiplicité des travaux confiés à Antonio. Collaborateur de Raphaël dès l’année 1516, il était devenu, à la mort du grand artiste, architecte en chef de Saint-Pierre. Cet honneur ne laissait pas d’imposer à celui qui en était revêtu une grave responsabilité et un labeur incessant. En lui conférant cette haute charge, les souverains pontifes n’entendaient pas, d’ailleurs, renoncer aux services qu’il était en état de rendre comme ingénieur militaire. Léon X et Clément VII le chargèrent tour à tour d’élever les fortifications de Civita-Vecchia, de Parme et d’Orvieto. De là des déplacemens prolongés qui contraignirent l’artiste florentin à n’accorder au palais Farnèse qu’une attention intermittente. Il s’en fallait beaucoup, d’autre part, que le cardinal disposât alors des ressources presque inépuisables que le trésor pontifical devait mettre un peu plus tard entre les mains du pape Paul. Farnèse était fort riche, à la vérité, mais il avait à subvenir à des dépenses multiples, inhérentes au rang qu’il occupait dans la hiérarchie ecclésiastique et sociale. Sous peine de courir à une ruine certaine, il était contraint d’observer quelque circonspection. Nombre de Romains croyaient même que la réalisation du projet grandiose de San Gallo était au-dessus des forces d’un particulier et la tradition veut qu’on ait trouvé un beau matin appendu à la statue de Pasquin un tronc avec une pancarte portant ces mots : Elemosina per la fabbrica di Farnese, ce qu’on pourrait traduire ainsi : Pour le palais Farnèse, s’il vous plaît !

Mais ces raisons s’effacent devant le fait capital de la prise de Rome par l’armée du connétable de Bourbon en 1527. Date lugubre entre toutes, qui marque une des plus tragiques catastrophes des temps modernes ! Pendant de longs mois, la ville fut à la merci des Allemands luthériens et des espagnols qui, quoique catholiques, se montrèrent encore plus avides et plus féroces. Les richesses artistiques entassées depuis des siècles dans la capitale du monde chrétien disparurent en quelques jours, et les habitans, soumis à des tortures inouïes, énumérées avec de cruels détails dans le récit des témoins oculaires, durent livrer jusqu’à leur dernier écu. Les Romains sortirent de cette épreuve épouvantés. Plus tard, en dépouillant, le manteau impérial pour revêtir l’humble froc des religieux de Saint-Juste, Charles-Quint jugea sans doute qu’une expiation extraordinaire pouvait seule le relever du crime d’avoir abandonné Rome à la fureur d’une soldatesque que nul frein ne retenait.

Enfermé avec Clément VII dans le château Saint-Ange, dont Benvenuto Cellini s’est vanté d’avoir dirigé l’artillerie, Farnèse suivit sans doute du haut des plates-formes le progrès des Impériaux et les détails du sac. Quand le brouillard du matin se déchira, les assaillans étaient déjà maîtres du Borgo. Ils envahirent le Transtévère sans rencontrer de résistance et, trouvant libre le ponte Sisto, ils se répandirent dans la ville, massacrant tout sur leur passage. Le cardinal vit le torrent dévastateur rouler sous les murs de son propre palais et il aurait pu dire comme le romancero espagnol :


Entre el Burgo y ponte Sisto
Seis mil hombres vi sin vida,
Plaça de Campo de Flor
De muertos estava llena.


Rien ne l’aurait empêché d’assister au pillage de son palais si celui-ci avait subi le sort commun. Mais il arriva qu’à peu près seule des maisons de la ville, la demeure des Farnèse fut épargnée. Le fils du cardinal, Pier-Luigi, alors âgé de vingt-quatre ans, préluda en cette occasion aux actions scélérates qui devaient rendre son nom célèbre en coopérant activement à la ruine de sa ville natale. Une bulle de Paul III nous apprend qu’il entra dans Home avec les premiers assaillans et qu’il n’en sortit chargé de dépouilles que pour continuer ses déprédations dans la campagne. Clément VII lança contre lui l’excommunication majeure, levée plus tard à la prière du cardinal. Comment l’homme assez fort pour se faire une part dans la curée aurait-il abandonné le palais de sa famille à la cupidité de ses compagnons de brigandage ? Il vaut mieux croire qu’il en fit momentanément un repaire où la bande qu’il dirigeait allait cacher le soir le fruit de ses rapines.

Mais si le palais Farnèse échappa de la sorte à la dévastation générale, il n’en resta pas moins inachevé. Quand le pontife et les cardinaux rentrèrent à Rome, la vie sociale n’existait pour ainsi dire plus. Les bourgeois et les artisans étaient ruinés, les artistes avaient fui dans toutes les directions. Les travaux furent donc nécessairement suspendus et, à défaut, de preuves, la vraisemblance autorise à penser qu’ils ne furent pas repris pendant le pontificat du pape Clément.

Jules de Médicis disparut sans laisser de regrets au cœur des Romains qui avaient si chaudement applaudi à son élection. Le pape avait, à son lit de mort, recommandé la candidature de son ancien rival du conclave de 1523, le cardinal Farnèse, dont il semblait que l’expérience fût seule capable de diriger la barque de l’apôtre dans la tourmente soulevée par la révolte de Luther. Le Sacré-Collège, à l’unanimité, ratifia le choix de Clément VII. Rarement élection fut plus populaire. Dans Alexandre Farnèse l’aristocratie saluait l’un des siens, le parent ou l’allié des Orsini, des Caetani, des Sforza. Le peuple acclamait le dépositaire des magnifiques traditions de Jules II et de Léon X.

L’attente des Romains ne fut pas trompée. A peine installé, Paul III montra par des actes significatifs qu’il entendait effacer les dernières traces du sac maudit. De grands travaux publics furent presque aussitôt entrepris. On publia des édits sévères contre les destructeurs des marbres antiques. Les artistes accoururent de tous les points de l’Italie à l’appel du pontife qui laissa voir du premier coup la hauteur de ses pensées et la sûreté de son jugement en ordonnant à Michel-Ange de peindre sans retard la fresque du Jugement dernier. Mais San Callo était depuis de longues années et devait rester jusqu’à sa mort l’artiste favori de Farnèse. Dans leurs relations régnait une familiarité touchante. Le cardinal avait tenu sur les fonts baptismaux la fille d’Antonio, et en écrivant au pape longtemps après, Antonio appelle encore le pontife : compare carissimo. On peut dire que sous le pontifical de Paul III, San Gallo conserva la direction de tous les travaux qui avaient un rapport direct ou indirect avec l’architecture et l’art des fortifications. Avec la permission ou sur l’ordre exprès du pape, il se transporte successivement à Gênes, à Castro, à Népi, à Pérouse, à Plaisance, et partout il laisse des traces durables de son passage, ce qui ne l’empêche pas de construire à Rome la chapelle Pauline, la Sala Regia et de poursuivre, comme architecte en chef, l’édification de la basilique vaticane et du palais Farnèse.

Cependant, en dépit de la prodigieuse activité de San Gallo et des sommes énormes mises à sa disposition, ni lui ni le pape Paul ne devaient voir terminer le palais dont ils avaient de concert entrepris la restauration. L’architecte s’éteignit le premier en 1546. Le pape le suivit de près dans la tombe. A San Gallo succéda Michel-Ange, à Michel-Ange Vignola. Vignola disparut à son tour, et le palais, grandissant toujours, restait toujours inachevé. L’inscription proclamant que les travaux d’architecture avaient pris fin ne fut placée sur la façade méridionale que par Giacomo délia Porta. On était arrivé à l’année 1589.

Toutes proportions gardées, le palais Farnèse a donc éprouvé les mêmes vicissitudes que Saint-Pierre. Les hommes, les grands hommes surtout ont une tendance naturelle à former des desseins qu’ils ne sont pas en état d’exécuter. Ils se jettent dans les plus vastes entreprises comme si l’avenir leur appartenait. Jules II et Bramante étaient trop vieux pour caresser l’espoir d’inaugurer la basilique dont ils posaient si solennellement la première pierre au printemps de 1506, mais le pontife devant qui tout pliait se flattait certainement que ses successeurs immédiats tiendraient à honneur d’achever cette merveille d’architecture sans rien changer au projet du maître d’Urbino. Il se trompait. Le plan de Bramante ne devait pas être mieux respecté par Raphaël et San Gallo que celui de San-Gallo par Michel-Ange et délia Porta. Sur le penchant de la colline vaticane comme au Campo de’ Fiori, les architectes succèdent aux architectes, et chacun d’eux se hâte d’apporter quelque modification à l’œuvre de ses prédécesseurs. A chaque changement de direction correspondent des innovations plus ou moins radicales, presque invariablement malheureuses. On croit corriger, embellir ; on gâte et on détruit. Ce n’est pas seulement en matière d’architecture que l’on peut dire justement, en commentant le mot célèbre : Continuatore, traditore !


FERDINAND DE NAVENNE.

  1. Voyez à ce sujet les curieux articles publiés dans la. Nuova Antologia des 1er et le février 1893 sous ce titre : le Caccie di Leone X, par Domenico Gnoli, le savant préfet de la bibliothèque Victor-Emmanuel, à Rome.