Les Origines du Christianisme selon l’école de Tubingue – Le Docteur Baur

Les Origines du Christianisme selon l’école de Tubingue – Le Docteur Baur
Revue des Deux Mondes2e période, tome 45 (p. 104-141).
LES
ORIGINES DU CHRISTIANISME
D'APRES L'ECOLE DE TUBINGUE

LE DOCTEUR BAUR ET SES OEUVRES

Das Chrisienthum und die christliche Kircke der drei ersten Jahrhunderte (le Christianisme et l’Église chrétienne aux trois premiers siècles), 2e édition, 1860 ; — Vom Anfang des vierten bis zum Ende des sechsten Jahrhunderts (Du commencement du quatrième à la fin du sixième siècle), 1839 ; — Die christliche Kirche des Mittelatters (l’Église chrétienne au moyen âge), 1861, par le docteur Perd. Christ. Baur.

Aujourd’hui que la politique et la philosophie posent, comme à l’envi, les questions religieuses, et en particulier celles qui concernent la nature et la valeur du christianisme, il importe absolument que nous ne restions pas plus longtemps étrangers aux grands travaux accomplis au-delà de nos frontières. Ne nous laissons pas surprendre par des préventions ou des engouemens qui seraient également déplacés, mais sachons du moins ce qui se passe et ce qui se dit autour de nous. Ne craignons plus de porter des regards sympathiques et respectueux, mais fermement investigateurs, sur des sujets que l’indifférence ou la peur enlevait jusqu’à présent à notre examen scientifique. Il existe en Allemagne toute une école, aussi sérieuse que savante, dont l’influence se fait de plus en plus sentir en Hollande, en Angleterre, en Suisse, en Amérique, et qui se prétend en possession d’une théorie complète sur les origines du christianisme et de l’église. Il serait peu digne de notre esprit philosophique et libéral de ne pas même connaître les tendances et les doctrines de cette école. Et comment les connaître, si on ne les expose pas en toute liberté ?

La grande ambition de cette école a été de ramener l’histoire originelle du christianisme aux lois essentielles de l’esprit humain. C’est déjà laisser à entendre qu’elle se place en dehors ou, pour mieux dire, au-dessus de la vieille opposition du naturel et du surnaturel. Le miracle, à ses yeux, est tout le contraire d’une explication, et rien ne serait plus illogique à ce point de vie que de la sommer de revenir sur le terrain qu’elle a dépassé en lui prouvant qu’elle a échoué çà et là dans la réalisation de son programme. Il en résulterait tout simplement pour elle que les points en litige ne sont pas encore résolus, qu’ils sont peut-être insolubles faute de renseignemens suffisans ; mais rien de plus. On aurait bien tort d’ailleurs de s’imaginer que ses recherches sont dirigées dans une arrière-pensée hostile au christianisme et à l’église. Pour elle, le christianisme est divin, une religion définitive et vraie dans son essence, mais, pour elle aussi, le divin se révèle précisément dans l’ordre intelligible, rationnel, des événemens et des principes. C’est donc dans un esprit religieux qu’elle élimine le surnaturel de ses explications, et en essayant de montrer à quels résultats ont abouti de si hardies tentatives, nous croyons n’avoir rien à dire dont les convictions chrétiennes les plus sévères aient le droit de se sentir blessées.


I

À la fin de l’année 1860, la petite ville wurtembergoise de Tubingue voyait mourir un homme dont le nom restera grand dans l’histoire de la pensée religieuse. Le professeur Ferdinand Christian Baur avait été frappé, au milieu des laborieuses études qui absorbaient sa robuste vieillesse, de l’un de ces coups foudroyans que notre pauvre organisme réserve trop souvent à ceux qui l’ont condamné au labeur intellectuel à perpétuité. C’était un noble et beau vieillard, plein de dignité, de l’abord le plus cordial, le dernier représentant de ce grand mouvement de critique religieuse, déjà inauguré en Allemagne au siècle dernier, un moment interrompu par les guerres de la révolution et de l’empire, qui reprit avec une intensité redoublée lorsque la paix fut rendue à l’Europe, et qui compte aujourd’hui parmi les grandes puissances de la seconde moitié du XIXe siècle, car on s’en ressent un peu partout, qu’on le connaisse ou qu’on l’ignore, qu’on l’aime ou qu’on le déteste. Peut-être doit-on assigner à Baur l’honneur d’en avoir dit le dernier mot, et marqué ainsi le point de départ d’évolutions nouvelles dans le domaine sans limites, de la théologie indépendante. Sa vie fut celle d’un professeur allemand de la vieille roche. Sans aucune ambition politique, ne concevant pas de monde supérieur à celui des universités et des bibliothèques, entièrement dévoué à la science depuis sa première jeunesse, il vécut et mourut dans les sereines régions de l’idée pure. Il n’en sortit du moins de temps à autre que pour rompre, de formidables lances avec ses adversaires théologiques, après quoi il revenait à ses recherches favorites avec un calme vraiment majestueux. Disons pourtant qu’en véritable Gelehrte de son pays, ses habitudes bénédictines ne l’empêchèrent pas d’aimer, d’être aime, de se marier, d’être un excellent mari et un père vénéré. La tombe prématurément fermée de sa digne femme fut l’un des deux liens qui le retinrent toujours dans la petite université du Neckar ; l’autre fut l’association qui s’était peu à peu formée entre son nom, ses idées et le nom de Tubingue. Voilà donc à peu près tout ce que sa biographie nous livre d’intéressant en dehors de ses. travaux théologiques, et cependant bien peu d’existences peuvent être comparées à la sienne pour l’activité.

Fondateur de cette école de Tubingue dont nous désirons retracer les tendances et les vues principales, il eut l’avantage de voir son enseignement adopté, continué, critiqué même par de studieux disciples. On formerait presque une bibliothèque avec ses ouvrages et les leurs, sans compter les livres visiblement écrits sous leur influence et ceux qui furent composés dans une pensée directement hostile à l’école. Vers l’année 1850 et lorsque Baur avait atteint la maturité de l’âge et du talent, nous remarquons autour de lui, en communauté plus ou moins complète de sentimens et d’opinions, des hommes tels que M. Zeller, aujourd’hui professeur fort distingué de philosophie à Marbourg, et qui vient d’être appelé à Iéna en la même qualité ; M. Schwegler, mort depuis quelques années, esprit critique d’une audace et d’une précision étonnantes, qui contribua, je crois, à modifier sur quelques points la pensée du maître lui-même MM. Ritschl et Volkmar, aujourd’hui professeurs, de théologie, le premier, à Bonn, le second à Zurich ; M. Kœstlin (Karl), auteur d’études fort savantes sur la composition des trois premiers évangiles ; M, Hilgenfeld, actuellement professeur à Iéna, et qui paraît devoir succéder au chef de l’école par le nombre et l’importance de ses travaux. J’en passe beaucoup d’autres pour ne citer que les plus connus dans cette savante légion, et l’on peut s’apercevoir, par cette simple énumération, qu’il ne s’agit pas ici d’une de ces agitations éphémères que provoquent parfois les idées excentriques d’un professeur, mais d’un véritable levain qui, malgré les réactifs neutralisant de toute espèce que la politique religieuse ou, si l’on veut, la religion politique née dès terreurs de 1848 s’ingénie à lui appliquer, remue à l’heure qu’il est l’Allemagne théologique d’un bout à l’autre, sans parler des autres pays. Qu’on laisse souffler un peu ce vent libéral qui recommence à fraîchir, et l’on verra si cette école est morte, comme l’affirmaient naguère ceux qui tâchaient de l’étouffer.

C’est à dessein que je parle de levain, car ce serait faire tort aux savans éminens dont j’ai cité les noms que de les présenter comme des copistes servîtes des théories de Baur. de M. Ritschl, qui se rapproche le plus du point de vue traditionnel sur l’histoire de l’église primitive, à M. Zeller par exemple ou à M. Volkmar, les nuances sont fort nombreuses. À mon sens, c’est l’honneur d’une école religieuse, c’est une garantie de son avenir que de ne pas coucher ses adhérens sur un lit de Procuste, et cette variété de vues dans une même tendance est d’autant plus facile à concevoir que Baur lui-même ; comme nous l’avons déjà indiqué, revint plus d’une fois sur ses propres allégations pour donner raison à ses critiquée.

Parler de quelques-uns de ses plus importans ouvrages, ce sera donner une première idée du genre de recherches auxquelles il a voué sa vie. Il fit paraître en 1831 une étude approfondie du manichéisme[1], qui dénotait une érudition immense, un esprit spéculatif et hardi, trop enclin peut-être à ces combinaisons paradoxales, à ces rapprochemens plus ingénieux que solides dont à cette époque Creuzer, Hegel, Schelling et leurs disciples étaient si prodigues en matière d’histoire religieuse. En 1832, sa manière était déjà plus sévère, plus rigoureusement scientifique : il publia cette année-là Un traité sur les rapports entre l’histoire de Jésus et celle de cet Apollonius de Thyane, ce Christ païen dont, au IIIe siècle de notre ère, Philostrate composa la romanesque histoire comme un antidote contre le prestige toujours grandissant du Christ des Évangiles[2]. Il entrait en plein par là dans l’un des problèmes capitaux qu’il s’était posés, celui des causes réelles, logiquement déduites au point de vue de la philosophie de l’histoire, de la lutte du paganisme et du christianisme, et de la victoire éclatante du second. En 1835 paraissait son ouvrage sur le gnosticisme des premiers siècles[3], cette étrange et grandiose débauche de la spéculation religieuse, où le burlesque et le sublime se coudoient, et dont il faut pénétrer les hiéroglyphes, si l’on veut avoir le mot de la situation réelle d’une époque où le chaos des esprits enfantait un nouveau monde. À cette étude, il faut en rattacher une autre, qui parut en 1837, sur les rapports du platonisme et du christianisme[4]. Tous ces travaux n’étaient pourtant que des recherches qui côtoyaient, sans l’aborder encore le sujet principal. Dans les années qui suivirent, Baur s’attaqua toujours plus au vif de la question, et demanda compte aux institutions, aux traditions, aux écritures chrétiennes de leur valeur historique et de leurs origines. En 1838, il publia son remarquable ouvrage sur l’Origine de l’Episcopat[5], resté fondamental sur cette épineuse matière. En 1845 parut son livre sur l’apôtre Paul, sa carrière et ses épîtres, dans lequel on pouvait déjà voir se dessiner les traits généraux de sa théorie sur la genèse du christianisme[6]. Quelques années auparavant, il avait signalé dans un traité spécial les motifs qui lui paraissaient plaider contre l’authenticité des épîtres dites pastorales) adressées, selon la tradition, aux disciples de Paul, Timothée et Tite[7]. À partir de la publication sur l’apôtre Paul, il concentra ses recherches sur les Évangiles eux-mêmes, et soit dans des ouvrages spéciaux, soit dans des articles de l’Annuaire théologique de Tubingue, rédigé par lui, M. Zeller et leurs amis, il les soumit à une critique minutieuse, à une discussion radicale. Nous n’avons rien dit de son travail sur les épîtres d’Ignace, dont l’authenticité, depuis notre Jean Daillé, qui ouvrit le feu contre elles en plein XVIIe siècle, est devenue toujours plus suspecte, rien non plus de l’ouvrage qu’il opposa à la fameuse Symbolique de Mœhler, et où il déploya une étonnante verdeur protestante, ni de son Histoire du Dogme chrétien, ni de deux formidables traités sur l’histoire du dogme de la rédemption et celle du dogme de la Trinité, ni enfin des Gegenschriften, de ses répliques à ses adversaires. Si nous ajoutons que les règlemens académiques de Tubingue l’appelaient à monter souvent en chaire le dimanche pour prêcher, à s’occuper de l’administration ecclésiastique, et qu’il mettait un zèle exemplaire à s’acquitter de ces fonctions, on verra que nous n’avons rien exagéré en parlant d’une vie on ne peut plus laborieuse.

Pendant que le maître poursuivait sa tâche avec une si remarquable ardeur, ses amis et ses élèves travaillaient de leur côté à réviser ou à étendre son système. Ses théories étaient combattues avec une consciencieuse furie, quelquefois très comique, par les chefs de la réaction théologique, avec une mauvaise humeur évidente par l’excellent Neander, qui lui faisait toujours plus de concessions tout en abhorrant ses expressions hégéliennes, avec une passion des plus acharnées par le plus irascible et le plus rationaliste des théologiens allemands de l’heure actuelle, le savant auteur de l’Histoire du Peuple d’Israël, M. Ewald, qui le traitait d’anti-chrétien et ne l’appelait plus que « le Baur de Tubingue » (der Tübingische Baur), avec plus de modération par MM. Lücke, Weitzel, Lechler, Ulhorn, enfin par notre éminent compatriote, M. le professeur Reuss de Strasbourg, et par le spirituel M. Karl Hase d’Iéna. Baur lut tout, fit son profit de tout, et, sans abandonner son point de vue, il vécut précisément assez pour élaborer lui-même une exposition définitive de ses idées sur les origines et l’histoire de l’église chrétienne, exposition contenue dans les trois volumes qui vont surtout nous occuper, et qui parurent successivement. Il mourut au moment où il venait de terminer le manuscrit du dernier[8].

C’est à ces trois volumes que nous renverrions les personnes effrayées du catalogue que nous venons de dérouler et qui voudraient sans trop de peine connaître l’homme et ses idées. Le style est d’une beauté sévère. Les expressions hégéliennes, dont nous avons dit un mot, auxquelles au surplus il faut s’habituer, si l’on veut lire des ouvrages de science allemande, ne réussissent pas à l’obscurcir. D’une égalité soutenue, d’une simplicité austère, il est opulent à force de pensée. Toute réserve faite sur les opinions de l’auteur, il faut admirer cette manière ample, magistrale, de traiter l’histoire et d’en fouiller les arcanes pour en faire ressortir les lois immuables et nous initier à la vie intime des générations disparues, ce qui est le grand art. Baur excelle en particulier à reconstituer toute une situation au moyen de documens obscurs, incomplets, échappés au cataclysme du moyen âge, à peu près comme le paléontologiste reconstruit de pied en cap un animal dont il ne reste que quelques os. Les deux premiers siècles de l’église chrétienne, si confus, si obscurs jusqu’à ces derniers temps, nous apparaissent désormais avec tous leurs reliefs, leurs contrastes, avec une physionomie générale à laquelle il n’y a plus guère rien à changer. On en jugera par le résumé que nous essaierons de faire de cette grande théorie historique ; disons toutefois d’abord en quel état l’école de Tubingue a trouvé le problème qu’elle a voulu résoudre, et d’après quels principes elle a procédé.

La théologie catholique et l’ancienne théologie protestante ne différaient pas en principe, autant qu’on l’aurait pu croire, quant à la manière de se représenter les origines du christianisme. Pour toutes deux, l’apparition du Christ était le miracle absolu, le miracle des miracles. Par compassion pour l’humanité déchue, Dieu lui-même avait pris notre nature, s’était incarné dans le sein d’une Vierge-mère, avait souffert, était mort humainement, et, après avoir opéré ce qu’il fallait pour la rédemption du genre humain, il avait laissé à des apôtres spécialement choisis le soin d’annoncer au monde entier la vérité révélée, en leur communiquant le pouvoir surnaturel de la transmettre infailliblement et pour tous les temps.

Jusque-là les deux théologies marchaient assez bien d’accord. La divergence commençait à partir du moment où l’on définissait les moyens mis en œuvre pour réaliser la volonté divine. Comment la personne et la doctrine de l’homme-Dieu devaient-elles être portées à la connaissance de l’humanité ? Par l’église, répondaient les théologiens catholiques, par l’église, infaillible dépositaire de la pensée divine, et qui était déjà constituée, quand le Christ quitta la terre, avec saint Pierre pour chef visible et les autres apôtres pour coadjuteurs. Leur caractère sacerdotal, ainsi que leur infaillibilité religieuse, ayant été transmis par une voie régulière à leurs successeurs, c’est le sacerdoce chrétien qui est et a toujours été l’organe de la révélation, le vase unique de l’immuable tradition. — Il n’y a pas de sacerdoce spécial dans la nouvelle alliance, prétendaient les protestans. Sans doute les apôtres ont reçu le Saint-Esprit pour enseigner purement et fidèlement la vérité religieuse ; mais leur privilège n’a pas été étendu aux autres chrétiens. En revanche, poussés par de célestes inspirations, ils ont écrit, et les livres, grands et petits, qu’ils ont laissés servent pour tous les temps et tous les lieux de règle à la croyance. C’est donc la Bible, et particulièrement le Nouveau-Testament, qu’il faut considérer comme la source unique et infaillible de la vérité.

La Bible pour les uns, l’église pour les autres, telles étaient donc les deux autorités souveraines, et comme les dogmes ont aussi leur logique, il en résulta que des deux côtés on fut conduit à pousser son principe à sa dernière conséquence. Pour les catholiques, l’infaillibilité de l’église s’identifia toujours plus avec celle du clergé et surtout avec celle de la papauté. Pour les protestans, la Bible revêtit un caractère tellement miraculeux que les points-voyelles eux-mêmes, introduits par les rabbins du moyen âge dans le texte hébreu pour en faciliter la lecture, partagèrent le bénéfice de cette origine céleste. Comme l’école de Tubingue est née en terre protestante, nous n’avons pas à poursuivre « plus longtemps ce parallèle. Signalons seulement un dernier point sur lequel les deux grandes fractions de la chrétienté occidentale se rencontraient encore.

Que les apôtres fussent prêtres et en état de transmettre à leurs successeurs leur infaillibilité doctrinale, ou bien que ce privilège eût été borné à leurs personnes, il était certain, dans tous les cas, que l’unité de la doctrine et du culte avait dû régner dans l’église enseignée et dirigée par eux. L’inspiration miraculeuse ne pouvait avoir dicté à l’un le contraire de ce qu’elle dictait à l’autre, et les erreurs, les schismes, les hérésies étaient nés uniquement du refus de se soumettre aux décisions apostoliques. Rien de plus simple, à première vue, que cette marche des choses, et pourtant, dès que l’on se mettait à étudier scientifiquement l’histoire des trois premiers siècles, on se trouvait en face de ténèbres tellement opaques, il y avait si peu de rapports entre la source et le fleuve, les phénomènes et les principes, les points débattus et les sentimens en vigueur dans cette période présentaient une telle incohérence, qu’il fallait désespérer d’en dessiner le cours avec quelque vraisemblance. L’unité et l’orthodoxie supposées de l’église apostolique déroutaient d’avance les recherches.

Au XVIe siècle, plus d’une remarque fort peu orthodoxe à ce sujet avait été faite dans le camp protestant ; mais le siècle suivant, siècle d’autorité s’il en fut, ne poursuivit pas ces premières tentatives, et, malgré quelques essais isolés d’émancipation, il fallut attendre jusqu’à la fin du XVIIIe siècle l’heure de l’application d’une libre critique aux origines du christianisme. Beaucoup d’érudition, une infatigable ardeur, une médiocre philosophie, un manque de goût complet dans l’appréciation des choses religieuses, tels furent les caractères de la critique allemande de la fin du siècle dernier et des premières années de celui-ci. On n’admettait plus le miracle, et pourtant on voulait conserver l’autorité suprême du livre saint. De là des tours de force exégétiques que l’on raconte encore aujourd’hui dans les réunions d’étudians. C’était l’époque par exemple où l’on affirmait gravement que le miracle de l’eau changée en vin à Cana se réduisait à un cadeau inattendu fait par le Christ à des fiancés pauvres, et où l’on expliquait sa résurrection apparente par une mort non moins apparente. Qu’était devenu le Seigneur après cela ? On ne savait trop : il paraissait seulement que saint Paul l’avait encore rencontré, quelques années après, sur le chemin de Damas, etc. Schleiermacher et le romantisme naissant rendirent un éclatant service à la science religieuse en éliminant avec le dédain qu’elles méritaient ces ridicules explications. Disons pourtant que le travail prodigieux de recherches patientes et minutieuses qui accompagnait ces puériles hypothèses portait déjà de meilleurs fruits. La critique devenait plus méthodique et plus sévère ; le sens de l’antiquité se formait. On comparait avec d’anciens manuscrits récemment découverts, ou plus soigneusement explorés qu’auparavant, le texte reçu des livres saints, et les variantes, dont quelques-unes avaient une grande importance, se comptaient par milliers. On conçoit le coup porté par une telle expérience à la vieille théorie. Si le texte est miraculeusement inspiré, quelle est la leçon miraculeuse ? On s’apercevait des étroites ressemblances, jointes à d’étonnantes différences, que présentaient les trois premiers évangiles, et le quatrième, celui de Jean, commençait à provoquer des doutes sérieux sur son authenticité apostolique. On établissait que la tradition orale des événemens de l’histoire évangélique en avait dû précéder pendant un temps assez long la rédaction canonique et agir fortement sur cette rédaction elle-même. On avait saisi la nature et le mode de formation des mythes antiques, et l’on ne pouvait se dissimuler que la Bible renfermait aussi des élémens mythiques. Les savans étaient d’accord pour affirmer que l’épitre aux Hébreux ne pouvait avoir saint Paul pour auteur, et que la seconde épître de Pierre ne pouvait non plus être attribuée à l’apôtre dont elle portait le nom. On voyait, à n’en pouvoir douter, que la liste des livres saints n’avait été arrêtée définitivement qu’assez tard, au Ve siècle, et qu’auparavant il y avait eu des fluctuations nombreuses au sujet de livres qui n’y étaient pas alors, ou qui n’y sont plus aujourd’hui. Bien plus, une connaissance croissante de l’antiquité apprenait combien on avait tort d’attacher une grande importance aux témoignages historiques et même aux déclarations des auteurs sur l’authenticité des anciens documens. Il était trop visible que le sentiment de la propriété littéraire était alors à peu près inconnu, que le nombre des pseudépigraphes, c’est-à-dire des ouvrages parus sous un nom d’emprunt, était énorme, qu’un écrivain de ce temps-là, désireux, non pas de se faire une réputation, mais de propager ou de défendre ses idées favorites, inscrivait sans le moindre scrupule le nom d’un auteur faisant autorité en tête de sa propre composition, et s’imposait même rarement la peine de donner de la vraisemblance à sa fraude innocente. Il en résultait qu’une foule de documens perdaient leur date convenue, et ne pouvaient plus servir de base solide à l’histoire.

En un mot, toute la vieille théorie était en désarroi, et malheureusement aucune vue d’ensemble, aucun système historique logiquement coordonné ne lui était substitué. La religion chrétienne, en soi fort indépendante de ces discussions critiques, ne souffrait réellement point de cette dissolution continue de l’ancienne théologie. Schleiermacher avait même tiré des données pures de la conscience chrétienne une doctrine complète d’une élévation et d’un spiritualisme admirables. Néanmoins la science chrétienne était dans une position qu’elle ne pouvait longtemps accepter. À la place d’une théorie reconnue défectueuse, mais positive et claire, il y avait un chaos de faits constatés et démontrés sans doute, mais un chaos. C’est à quoi l’esprit humain ne se résigne jamais longtemps.

Ce fut la force et ce sera toujours le mérite du docteur Strauss d’avoir le premier tenté une explication systématique des origines du christianisme. Sa faiblesse fut de leur appliquer trop hâtivement, en dehors des conditions de l’histoire réelle, sans tenir compte de toutes les données du problème, une théorie qui pouvait séduire dans un temps où l’hégélianisme passait pour la loi et les prophètes du monde moderne, mais qui devait laisser la raison mécontente aussi bien que froisser le sentiment religieux à partir du moment où le prestige du système aurait baissé. Le malheur de l’hégélianisme absolu, quand on l’applique rigoureusement à l’histoire, c’est de volatiliser les personnes vivantes et les faits concrets pour les ramener à un petit nombre d’êtres abstraits sans os ni chair, qui voltigent en l’air sans jamais toucher le sol du bout des pieds. Le christianisme était donc un mouvement impersonnel des esprits juifs et païens ; l’histoire évangélique était, à fort peu d’exceptions près, une série de mythes dont il fallait se borner à dégager l’idée essentielle, mais sans se préoccuper de la réalité même du mythe, et en véritable hégélien, brisant l’une contre l’autre la vieille orthodoxie et le rationalisme, le docteur souabe élevait sur les débris de l’ancienne antithèse sa hautaine et impitoyable négation.

En France, on est assez enclin à croire que M. Strauss représente le point d’arrivée de la critique religieuse allemande. La réalité est pourtant que cette critique, fortement secouée par lui, il est vrai, et ayant eu besoin de quelque temps pour se reconnaître, a continué à se développer dans un sens qu’il n’avait pas prévu, et que son fameux ouvrage sur la Vie de Jésus est considéré généralement aujourd’hui comme une tentative manquée. L’histoire réelle a regimbé contre cet effort avec une indomptable puissance. Non-seulement on pouvait avec le docteur Ullmann, en partant du fait pur et simple, incontestable et incontesté, que « l’église chrétienne a été fondée par un Juif crucifié, » affirmer par voie d’induction les traits essentiels de l’histoire évangélique ; mais une personnalité concrète et palpable comme celle de l’apôtre Paul, ses principales épîtres tout agitées des luttes et des controverses qui passionnaient l’église apostolique, le conflit des tendances pauliniennes et judaïsantes au premier et au second siècle, toutes ces importantes données du problème, que M. Strauss avait comparativement négligées, supposaient à l’origine de l’église des êtres bien autrement réels que les silhouettes nuageuses de la légende et du mythe. Avant lui, on ne comprenait pas comment l’histoire des trois premiers siècles pouvait être si vague, si incohérente, quand son point de départ était si ferme, si arrêté. Après lui et à mesure que le jour se faisait dans cette énigmatique période, il n’était pas plus facile de comprendre comment des faits aussi compactes, aussi vivans que ceux que l’on voyait se dessiner de plus en plus nettement sur ce fond obscur, pouvaient reposer sur un terrain aussi fluide, aussi vaporeux que son Christ impersonnel.

Tel était l’état de la question quand les travaux de l’école de Tubingue commencèrent à attirer l’attention des théologiens allemands. Il y avait tout un édifice historique à élever. Quelle méthode suivre pour coordonner les observations et les découvertes que la critique religieuse avait amoncelées ? La philosophie hégélienne avait raison de dire que l’histoire aussi a sa logique, l’histoire des idées religieuses comme toutes les autres. Si donc on pouvait trouver par la voie historique ordinaire un ou deux points de repère incontestables, absolument certains, il n’y avait plus qu’à combiner logiquement les matériaux encore disséminés, de telle manière que la pensée pût les relier sans contradiction aux pierres angulaires déjà posées. D’avance on devait présumer que l’esprit humain avait été fidèle à ses lois constitutives dans les premiers siècles de l’église chrétienne. Par conséquent, si l’on parvenait à organiser la masse des faits isolés de manière à en former un tout proportionné, naturel, satisfaisant l’esprit, la réussite même de l’opération devait fournir la preuve qu’on avait retrouvé la vérité historique.

Eh bien ! les deux points de repère, les deux faits qui dominent avec évidence le développement religieux des deux premiers siècles sont trouvés. Le premier, c’est qu’à la fin du second siècle, au temps d’Irénée, de Tertullien, de Clément d’Alexandrie, il existe une église catholique organisée, répandue dans toutes les provinces de l’empire et même au-delà, une ou du moins croyant l’être dans sa doctrine et sa discipline, dirigée par des évêques en possession d’une règle de foi assez semblable à celle que nous appelons aujourd’hui le symbole des apôtres, se disant par conséquent attachée à l’enseignement apostolique tel que les apôtres sont censés l’avoir transmis d’un commun accord aux églises locales qu’ils ont fondées. — Le second, c’est que, si nous revenons au milieu du premier siècle, la situation est tout autre. L’église apostolique, la société chrétienne du temps des apôtres, est agitée par de graves dissensions, l’unité de doctrine n’existe nullement, et les partis en lutte s’opposent mutuellement des noms d’apôtres dans leurs violentes controverses. La dispute roule à cette époque sur les rapports du christianisme avec le judaïsme. Les uns, disciples et partisans de l’apôtre Paul, disent qu’il faut rompre complètement avec la loi juive et ne plus avoir égard à ses institutions vieillies ni à ses prétentions exclusives ; les autres veulent au contraire que, pour devenir chrétien, on commence par se faire juif, que l’on se soumette à toutes les conditions légales et rituelles du judaïsme, et abritent leurs exigences sous les noms vénérés de Pierre, de Jean et de Jacques.

Révoquera-t-on en doute, dans l’intérêt de la tradition convenue, cet état de lutte acharnée dans l’église apostolique ? L’école de Tubingue répond que les faits sont patens, que les épîtres de Paul en fournissent d’irrécusables preuves, qu’il y eut entre lui et saint Pierre une discussion acerbe, publique ; dans la ville d’Antioche, où ils s’étaient rencontrés ; qu’en Galatie, à Corinthe, à Éphèse, à Rome, partout l’apôtre des gentils rencontra des adversaires passionnés contre lesquels il fut forcé de défendre la légitimité de sa mission, la vérité de sa doctrine, et qui invoquaient contre lui l’autorité des apôtres de Jérusalem. Le livre des Actes lui-même, dont on serait tenté d’alléguer la tendance conciliante en preuve du contraire, devient un argument de plus, dès qu’on s’aperçoit, et cela n’est pas difficile, du parti-pris de l’auteur, qui cherche à ensevelir dans l’oubli, en les atténuant de son mieux, des divisions aussi pénibles qu’incompréhensibles pour les chrétiens d’une autre génération.

Ces deux faits une fois reconnus, le problème à résoudre est déjà bien simplifié. Il faut suivre, en s’appuyant sur des documens éclairés d’un jour tout nouveau par leur rapport avec cette controverse primitive, la ligne qui mène de cette controverse à l’unité catholique telle qu’elle se réalise à la fin du IIe siècle. Les questions d’authenticité sont éliminées. Il importe peu de savoir quel est l’auteur réel d’un document quelconque : ce qui importe, c’est de savoir ce que ce document contient, les principes dont il part, le but auquel il vise, l’intérêt qui l’a dicté, et de le caser à la place qui lui revient logiquement dans cette dialectique deux fois séculaire, à peu près comme dans un jeu de patience dont les principales figures sont déjà dessinées on fait coïncider les morceaux encore isolés en recherchant leur rapport avec les angles rentrans ou sortans du dessin déjà formé. Cela fait, on aura une connaissance claire et positive du IIe siècle et de la seconde partie du premier. C’est ce qui permettra de s’orienter avec assurance, en prolongeant les lignes : en arrière, du côté des origines proprement dites de l’église, car cette division des premiers chrétiens en deux camps a dû avoir sa raison d’être dans les conditions mêmes de l’apparition du christianisme ; — en avant, du côté de la victoire que l’église du commencement du ive siècle doit remporter sur le monde païen.

C’est par cette voie que l’école de Tubingue se flatte d’avoir reconstitué l’histoire positive du christianisme primitif. Lorsque le passage de Constantin au christianisme aura consacré le triomphe de l’église, la même méthode philosophique servira à démêler, dans la nature de cette victoire, au fond partielle, les germes d’une nouvelle série d’oppositions dans laquelle le principe chrétien originel déploiera successivement l’inépuisable richesse de son contenu. En un mot, la théorie de Tubingue est le premier grand essai d’une philosophie de l’histoire de l’église.

Nous venons d’indiquer l’idée qui domine les recherches de l’école ; il reste maintenant à voir comment les théologiens de Tubingue l’ont appliquée à l’œuvre proprement dite du Christ, aux controverses de la génération apostolique et à la formation de l’unité catholique primitive.


II

Il s’agit avant tout de préciser nettement le point de départ et le principe essentiel du christianisme.

Son origine est nationale et personnelle : il est né au sein du peuple juif et dans la conscience vraiment divine de celui en qui s’est accompli le meilleur de la loi et des prophètes ; mais par son principe il ne tardera pas à rencontrer une opposition aussi violente de la part des Juifs que de la part des païens, et c’est à son caractère foncièrement universaliste qu’il devra cet antagonisme. Non-seulement il est monothéiste, par cela même anti-païen, mais encore il prétend s’élever au-dessus de la nationalité, ce principe suprême de l’ancien monde, qui ne soupçonna jamais ce que nous entendons par l’humanité, et, pour réaliser sa prétention, il viendra se heurter contre son propre berceau, où l’on considère la religion comme identique avec la patrie. Permis au païen d’embrasser la religion des Juifs, mais il ne le peut pas sans se faire en même temps naturaliser Juif.

Le principe essentiel du christianisme doit donc avoir été tel que l’universalisme religieux absolu en soit la conséquence immédiate, Autrement ses luttes des premiers jours seraient incompréhensibles. Et comme dans toute antithèse marchant vers sa solution il y a des moyens termes qui amènent et expliquent la conciliation des principes opposés, comme c’est l’universalisme qui a vaincu, il faut chercher dans l’état général des esprits aux premiers siècles de notre ère les aspirations et les tendances qui, sans supprimer encore les élémens hostiles, favorisaient d’avance l’éclosion d’une religion universaliste au sein de l’humanité.

Depuis longtemps déjà, ceux même qui pensent que la religion chrétienne est une intercalation miraculeuse dans le développement naturel des choses humaines ont reconnu qu’elle trouva, quand elle naquit, un monde préparé à la recevoir. De vagues attentes, des frémissemens mystérieux, je ne sais quel recueillement succédant aux tempêtes qui avaient précédé l’établissement de l’empire, le coucher mélancolique des vieilles croyances et des divinités de la nature, tout cela a été cent fois constaté, décrit, étudié par les historiens et chanté par les poètes :

. . . . . Dans Virgile parfois,
Le vers porte à sa cime une lueur étrange.

Mais sans contester ces appréciations poétiques de la situation, l’historien sévère, qui cherche des lignes précises dans le mouvement général, discerne certains grands traits qui sont autant de prophéties d’un nouvel ordre de choses qui va naître. D’abord il faut que, sinon l’idée réfléchie, du moins le sentiment de l’humanité se dégage dans la conscience humaine, et c’est à l’action combinée de la Grèce et de Rome que cela sera dû. Ce n’est pas seulement parce que la philosophie grecque a ruiné la foi mythologique (peut-être serait-il tout aussi vrai de dire qu’elle est née elle-même de la décadence déjà bien avancée de cette foi) qu’elle a frayé la voie à l’Évangile, c’est bien plus encore parce que, depuis Platon et Aristote et malgré eux, revenant ainsi au principe même de l’enseignement socratique, cette philosophie a concentré de préférence ses efforts sur l’homme en lui-même, sa nature, ses besoins, sa destinée. Quels sont, au moment de l’apparition du christianisme, les systèmes populaires et puissans ? C’est le stoïcisme et l’épicurisme, dont la tendance commune, malgré leurs différences radicales, est la recherche du souverain bien. C’est donc l’élément éthique, c’est l’homme en lui-même qui attire les méditations des penseurs. La philosophie la plus respectable de cette période, celle qui est représentée par Cicéron, Sénèque, Épictète, Marc-Aurèle, est un stoïcisme passablement éclectique, mais avant tout moral. À chaque instant, la morale philosophique et la morale chrétienne se rencontrent sans s’en douter. Sénèque par exemple a déjà des pages de morale toute chrétienne, et c’est ce qui a donné une certaine apparence à la tradition, d’ailleurs insoutenable, de ses rapports avec saint Paul. Baur a fait à ce sujet les rapprochemens les plus curieux. Au premier abord, il y a quelque chose de paradoxal à prétendre que l’épicurisme a aussi préparé les esprits au christianisme. Pourtant, par cela même qu’il ramène l’homme à son être intérieur et le force ainsi de réfléchir sur sa nature essentielle, il ouvre la porte à une religion qui débute par dire, non pas au Juif, au Grec, au Romain, au Gaulois, mais à l’homme : Rentre en toi-même !

C’est l’homme en effet, l’homme dans toute la généralité de ce mot, qui se lève aux premiers siècles de notre ère sur les débris des nationalités. Et faut-il donc indiquer ici le terrible marteau qui les a pulvérisées ? Rome a tué partout la patrie. Courbés sous le même joug, les peuples ne peuvent plus s’opposer le dédain superbe qui les séparait autrefois en autant de mondes à part. Il n’a pas moins fallu que cette universelle humiliation pour maintenir si longtemps l’empire romain malgré tout ce qui aurait dû le dissoudre. Des nationalités opprimées se révoltent à la longue ; mais encore faut-il que le feu de l’esprit national couve sous les cendres de la liberté perdue, et ce feu était éteint partout, excepté chez les Juifs et les Romains proprement dits. C’était encore une grande chose alors que de pouvoir s’écrier : civis romanus ! Et pourtant, juste punition de la tyrannie romaine, la politique impériale se voyait forcée de répandre de plus en plus ce titre glorieux parmi les peuples vaincus, et l’on voyait déjà poindre le jour où le droit de cité romaine, étant accordé à tous, n’appartiendrait plus à personne. Heureusement l’homme restait, et c’était assez, c’était tout.

Quant au judaïsme, par sa grande idée monothéiste, il pouvait prétendre à l’universalité ; mais par son culte, par sa loi, il ne le pouvait pas et n’était qu’une religion nationale comme les autres. Cependant le judaïsme commençait aussi à s’ouvrir à l’esprit du temps nouveau. Déjà le judaïsme alexandrin, sous le manteau complaisant de l’allégorie, avait éprouvé le besoin de concilier Moïse et Platon. Les thérapeutes avaient leurs analogues et peut-être leurs imitateurs chez les esséniens de Palestine, et bien qu’il faille rejeter au nombre des hypothèses les plus creuses celle qui voit dans le christianisme un enfant de l’essénisme, bien qu’il n’y ait rien de commun entre l’esprit monacal, formaliste, ésotérique des cénobites de la Mer-Morte et le spiritualisme plein d’initiative et de largeur, ouvert à tous, démocratique dans le meilleur sens du mot, de l’Évangile primitif, il faut reconnaître que, par la pureté de sa morale, l’essénisme, dont l’influence était alors répandue dans les diverses classes de la société juive, faisait en Judée ce que la philosophie faisait en Europe : il ramenait l’homme à lui-même et élevait la question morale au premier rang.

Le christianisme naissant se montre donc à nous comme l’unité naturelle vers laquelle convergent les lignes supérieures du monde contemporain de son origine. Ses amis et ses adversaires se sont donné bien de la peine, ceux-ci pour fouiller dans les annales des religions et des philosophies antiques, afin de prouver qu’il n’a rien appris de nouveau à l’humanité, et que ses plus beaux préceptes, ses enseignemens les plus élevés étaient déjà formulés dans les sanctuaires de la Grèce, dans les hypogées de l’Égypte, dans les soutras, du bouddhisme et même dans les leçons d’un Confucius ; ceux-là pour nier ou pour atténuer autant que possible la valeur de ces rapprochemens souvent un peu forcés. Peines inutiles ! la gloire du christianisme, c’est d’avoir fait une gerbe éblouissante des lueurs disséminées, inaperçues, qui serpentaient au fond des traditions antiques, c’est d’être la religion des religions, et toute sa défense contre le judaïsme et le paganisme devrait se réduire à ceci, que ce qui est divin dans ces deux grandes formes religieuses est précisément ce qui s’y trouve de chrétien.

Quel sera en lui-même ce principe du christianisme, universaliste, contenant en germe ou pouvant attirer à lui les élémens religieux les plus purs de la conscience humaine ? Déjà nous pouvons poser en fait qu’il doit se trouver dans l’homme lui-même, par cela seul qu’il est homme, abstraction faite de la race, de la nationalité, du rite, de la tradition ambiante ; mais c’est ici qu’il faut consulter les documens historiques où l’on peut étudier l’œuvre et la personne de son fondateur, c’est ici que se présente la question des Évangiles.

C’est aussi le point où la critique de Tubingue tranche, si j’ose ainsi parler, en pleine chair. Elle commence par éliminer, en tant que source historique, le quatrième évangile, celui qui est attribué à l’apôtre Jean et qui débute par la fameuse théorie du Verbe divin devenant homme en Jésus-Christ, après avoir pénétré la nature et la conscience. Elle prétend que la notion métaphysique du Verbe n’a pu être appliquée à la personne humaine du Christ qu’après un long temps de réflexion philosophique et religieuse, qu’une pareille théorie est inimaginable dans la pensée de l’humble pêcheur de Bethsaïda, qui avait senti battre le cœur humain du maître lors du souper funèbre, et que la transfiguration de l’histoire du Christ sous l’influence de ce dogme théologique est trop visible pour qu’on cherche, dans l’évangile qui en provient, une image authentique et réelle du Christ historique. De plus cet évangile, par sa manière de parler du judaïsme et de la loi, est d’un siècle en avant des controverses contemporaines des apôtres. Restent donc les trois premiers, respectivement attribués à Matthieu, Marc et Luc. Ceux-ci portent à un bien plus haut degré la marque de la réalité. Lors même que la légende pieuse vient souvent s’y mêler à l’histoire, c’est bien là le Christ populaire, tel qu’il apparut aux Juifs de Galilée, doux et vaillant, mélancolique et ardent, semblable à nous en toute chose, sauf qu’il ne péchait pas ; mais toutes les parties de ces évangiles ne présentent pas le même degré d’originalité. En les comparant, on peut arriver au tuf primitif, au-dessous duquel il n’y a plus à descendre. L’évangile de Luc a une couleur paulinienne très prononcée, c’est-à-dire que son auteur a écrit sous l’influence des idées particulières à l’apôtre Paul. Celui de Marc doit être un abrégé du premier et du troisième. Reste donc celui de Matthieu, dans lequel on peut distinguer une collection, originairement indépendante du reste du livre, d’enseignemens du Christ en personne rédigés par un de ses apôtres. Ainsi se confirmerait la très vieille tradition transmise par un écrivain d’Asie-Mineure du commencement du IIe siècle, et qui disait, sans qu’on ait su pendant bien longtemps ce que cela signifiait, que « l’apôtre Matthieu avait écrit en hébreu une collection de paroles sentencieuses (λόγια) du Seigneur. » Voilà, le terrain solide sur lequel on peut s’orienter pour redescendre le cours de l’histoire évangélique.

Du reste, même en se bornant à cette collection primordiale, on obtient déjà une idée très claire et très complète de l’enseignement personnel du Christ. Le sermon sur la montagne, qui en fait partie, le contient tout entier en germe, et dans quelques-unes de ses applications les plus importantes. C’est là que l’on voit combien était strictement spiritualiste et intérieure la religion telle que Jésus la comprenait et la réalisait lui-même. Avant tout, la disposition pieuse, la sincérité de l’intention religieuse, l’élan désintéressé vers Dieu, voilà la religion qui sauve. La faim et la soif de la justice ou de la perfection, par conséquent l’humilité devant Dieu et la compassion tendre, miséricordieuse pour les hommes, voilà la porte du royaume des cieux. C’est par cette dernière expression que Jésus désignait habituellement l’état de perfection idéale vers lequel il faut que l’humanité et l’individu se dirigent. Rien donc de métaphysique, ni de rituel, ni de sacerdotal dans cette religion si simple dans son expression, si riche dans sa simplicité. Jésus n’enseigne pas une conception philosophique de Dieu, il en donne plutôt un sentiment, celui de la confiance filiale dans le père céleste, car c’est le père, et non pas le Dieu terrible, que le cœur pur contemple, que le cœur repentant retrouve au fond de la conscience comme au fond des cieux. Quelque bas et infirme que l’homme s’estime quand il s’examine sans complaisance, il doit donc obéir à l’impulsion qui lui ordonne de devenir parfait comme Dieu, et l’amour infini, l’amour de Dieu avec son inséparable corollaire, l’amour des hommes, telle est l’expression complète et définitive de la religion du Fils de l’homme.

Comme on le voit, tout ici est purement intérieur, strictement humain. Juif et païen, savant ou ignorant, avec ou sans rites, quiconque est homme est en état de réaliser cette religion humaine. On ne peut même pas dire qu’il y ait encore de dogme arrêté. Sauf l’unité de Dieu et sa spiritualité, il règne dans cette doctrine une indétermination dogmatique, qui, bien loin d’être une cause de faiblesse, est plutôt un gage d’avenir et dans laquelle se complaît le sentiment religieux qui, aimant l’infini, se trouve tôt ou tard mal à l’aise dans des cadres trop nettement dessinés. Que de théologies, que de doctrines, que d’églises différentes pourront se combattre, se succéder, naître et disparaître en laissant intacte cette moelle du christianisme ! Cependant, au point de vue pratique, d’innombrables conséquences découlent immédiatement de ces admirables principes. Il est clair que le Samaritain hérétique, secourant l’inconnu qu’il rencontre blessé sur un chemin dangereux, est bien plus agréable à Dieu que le sacrificateur orthodoxe qui, ne pensant qu’à sa propre sûreté, a passé outre sans s’arrêter. Il est visible que la miséricorde est préférable au sacrifice, que la prière courte et solitaire vaut mieux que les longues redites prononcées avec ostentation, que la Madeleine qui pleure est bien supérieure à l’orgueilleux et sec pharisien, que l’obole de la pauvre veuve vaut infiniment plus que les splendides offrandes des riches… Nous nous arrêtons, il faudrait rappeler ici les uns après les autres tous les enseignemens évangéliques. C’est toujours l’opposition de l’intérieur à l’extérieur, de ce qui est à ce qui paraît, du sentiment pur à la forme matérielle, de l’esprit à la lettre, et la constante supériorité du premier des deux termes.

Jésus parcourait son pays à la manière d’un ancien prophète et répandait, chemin faisant, ces précieuses vérités sous des formes populaires, en particulier dans des paraboles empruntées aux plus simples phénomènes de la nature et de la vie sociale. Il se comparait volontiers lui-même à un semeur qui, tout en sachant bien qu’une partie notable de la semence est perdue, n’en sème pas moins à droite et à gauche, confiant dans la bonté du grain et dans la fertilité naturelle du sol. Cette image est admirablement appropriée à sa méthode et à l’idée qu’il se faisait lui-même de son œuvre. Il avait bien la conscience de déposer, en prêchant ainsi, dans les vieilles outres du judaïsme, un vin nouveau qui les ferait éclater quelque jour en mille pièces. Cependant il ne rompait pas lui-même et ne faisait pas rompre ses disciples avec les formes vénérables de la piété nationale. Il y avait, dans ses espérances fondées sur la force intrinsèque de la vérité, dans ses sentimens sur le peu d’importance des cérémonies et des rites, dans ses intuitions de l’avenir inspirées par une invincible foi dans le triomphe du bien, une assurance que nous serions tout près d’appeler de la candeur, si ce mot ne supposait pas une certaine ignorance des hommes, ou plutôt si les candeurs de ce genre-là ne dépassaient pas toutes nos habiletés de mille milliers de coudées. Quelles étaient au juste ses prévisions sur l’avenir de son peuple ? Il semble qu’il eût désiré qu’abandonnant ses rêves de grandeur temporelle, il se fût renfermé dans sa mission religieuse et eût fait de la sorte une conquête spirituelle qui lui eût valu l’empire du monde moral. C’était là une splendide perspective, et qui, adoptée, eût épargné bien des malheurs à sa nation. Ce fut là aussi qu’il rencontra l’obstacle contre lequel devait si tôt se briser sa courte et belle vie.

Jésus a eu certainement la conviction d’être le Messie que son peuple attendait, bien qu’il soit difficile de se représenter comment cette conviction s’est formée en lui. Il paraît que ce furent ses disciples qui, spontanément et sans qu’il le leur eût intimé directement, le saluèrent du titre messianique. Cela prouve l’impression merveilleuse qu’avait faite sur leur âme le prédicateur de Nazareth. C’est aussi ce qui nous explique pourquoi les principes religieux et moraux émis par lui, au lieu de se figer, comme tant d’autres, en un code abstrait et inerte, ont transformé le monde et le travaillent continuellement comme un levain régénérateur. La vie naît de la vie. La puissance d’expansion du christianisme, la salutaire contagion morale qu’il n’a cessé d’exercer sous tant de formes différentes, proviennent originairement de ce que son fondateur a brûlé lui-même du feu qu’il voulait allumer chez les autres. Nous vivons encore aujourd’hui de la chair et du sang de Jésus. La foi en lui comme au Messie attendu, en personnalisant pour ainsi dire ses principes religieux, a donc été le point de départ de toute l’histoire de l’église ; elle fut aussi la cause de sa mort. Dès qu’il fut regardé comme le Messie attendu, Jésus heurtait de front les rêves les plus ardens de ses compatriotes. Les ennemis qu’il s’était attirés par sa franchise et sa hardiesse dans les hautes classes bigotes de la société juive n’eurent pas de peine à le dénoncer au peuple comme un blasphémateur, et ce fut aux applaudissemens du même peuple qui avait un instant jonché son chemin de palmes et d’hosanna que le sanhédrin, habilement dirigé par Caïphe, rendit contre lui un arrêt de mort parfaitement légal, quoi qu’on en ait dit, pas plus juste pour cela, et auquel le gouverneur romain n’hésita pas trop à donner sa sanction. Ce magistrat romain, assez peu au courant des questions qui agitaient Jérusalem, crut faire merveille en achetant de la mort d’un rêveur la tranquillité de la capitale juive.

La mort ignominieuse de celui qu’ils considéraient comme le Messie frappa ses disciples de stupeur ; mais cet étourdissement douloureux ne dura pas longtemps. Trois jours ne s’étaient pas écoulés que de pieuses femmes d’abord, des apôtres ensuite, déclaraient qu’ils avaient vu Jésus ressuscité des morts. Est-ce une résurrection réelle qui réveilla leur foi ? Ou bien leur foi, réveillée avec une ardeur centuplée après la crise qu’elle venait de subir, leur valut-elle ces apparitions merveilleuses, ces extases où s’exprimait, objectivement pour eux et conformément aux idées alors reçues de la vie d’outre-tombe, leur conviction que Jésus était vivant, vainqueur de la mort ? C’est un point délicat sur lequel Baur, dans l’ouvrage que nous avons pris pour guide, ne s’exprime pas avec toute la clarté désirable. Quoi qu’il en soit, il rappelle que pour l’historien la réalité du fait lui-même de la résurrection n’est pas l’essentiel : l’important, c’est que cette croyance fut pleine et entière dans la conscience des disciples. Dans tous les cas, la mort du Christ, bien loin de tuer sa cause, lui communiqua une irrésistible puissance.


III

Nous nous sommes étendu sur ces toutes premières origines du christianisme un peu plus peut-être que le livre du professeur de Tubingue ne nous y eût autorisé, s’il nous avait fallu le résumer également dans toutes ses parties ; mais cela était indispensable à la grande majorité des lecteurs pour bien comprendre la pensée de Baur, ainsi que les évolutions du christianisme primitif telles qu’il les a racontées.

Nous savons donc que le christianisme originel est tout intérieur, tout spirituel, sans qu’aucune rupture avec le judaïsme ait été proclamée par son fondateur, et qu’il a trouvé sa forme dogmatique et populaire dans cette déclaration : Jésus de Nazareth est le Messie. Il faut maintenant assister à l’éclosion d’un pareil germe.

Sans rompre encore en quoi que ce soit les liens qui rattachaient tous ses membres au judaïsme, la première communauté chrétienne de Jérusalem vit augmenter rapidement le nombre de ses prosélytes. Il leur était venu des langues de feu. L’enthousiasme pour le Messie mort et ressuscité se communiquait comme une flamme. La même hostilité qui avait écrasé le maître aurait dû s’étendre aux disciples. Et pourtant, si le christianisme en fût resté purement et simplement à sa formule primitive, des rapports relativement pacifiques auraient pu s’établir. Les Nazaréens, comme on les appelait, eussent formé un parti juif comme un autre, se distinguant seulement en ceci que, selon lui, le Messie désiré était déjà venu, qu’il s’appelait Jésus de Nazareth, et que, repoussé de son peuple par un déplorable malentendu, il reviendrait sous peu revêtu de gloire et de toute-puissance. Du reste, il fût resté sur le même terrain dogmatique et rituel que l’ensemble de la nation. En fait, et si l’on excepte quelques mauvais jours, les chrétiens de Jérusalem jouirent d’une certaine tolérance jusqu’au moment de la guerre contre les Romains, surtout lorsqu’à la suite d’une épuration dont nous allons parler, leur attachement fervent à toutes les formes de la loi eut été constaté par le peuple et les autorités.

La graine semée soulève, s’il le faut, les pierres qui s’opposent à sa croissance. Il était impossible que parmi ces Nazaréens il n’y en eût pas qui comprissent combien la religion intérieure et purement spirituelle dont Jésus avait été l’initiateur était opposée en principe aux exigences de la loi traditionnelle. Le fait est que les hommes qui surveillaient d’un œil jaloux les progrès de la communauté nazaréenne n’avaient pas tardé à voir dans ce parti le foyer d’une tendance anti-légale fort dangereuse. Un surtout, nommé Saul de Tarse, jeune rabbin passionné pour les questions religieuses et plein de foi dans la mission divine de son peuple, avait senti, avec la pénétration du génie, qu’un messie crucifié n’était pas seulement une absurdité innocente, que c’était le renversement radical de tout l’édifice du judaïsme. Ou bien la loi, ou bien la croix avait tort ; il n’y avait pas de milieu. De là son animosité contre l’hérésie naissante, et Étienne, le premier martyr, périt bien moins parce qu’il se disait disciple de Jésus de Nazareth que parce qu’il « avait proféré, disaient ses accusateurs, des paroles blasphématoires contre le temple et contre la loi. » Saul de Tarse ne se trompait donc pas. Il y avait bien évidemment parmi les chrétiens de Jérusalem un esprit de critique dissolvante dirigé contre le principe même du judaïsme. La persécution signalée par le martyre d’Étienne eut pour résultat de disséminer dans les pays voisins ceux d’entre eux surtout qui participaient à cet esprit d’innovation. Un nombre assez considérable de ces adversaires de la loi juive se réfugièrent dans Antioche, capitale de la province, et là, dans cette grande ville, grecque de langue et de mœurs, plus libres dans leurs mouvemens, n’observant plus les formes particulières du judaïsme, ils formèrent la première église admettant directement les païens dans son sein, et c’est là aussi que naquit le nom chrétien, inconnu jusqu’alors.

Peu de temps après, les disciples de Jérusalem et d’Antioche apprenaient avec une joie mêlée de stupeur que leur plus terrible ennemi, ce Saul qui les persécutait avec tant d’acharnement, était devenu subitement un des leurs. Une brusque révolution s’était opérée en lui : non pas toutefois qu’il eût précisément abjuré le point de vue sous lequel, dès le premier jour, il avait envisagé le christianisme. Ou la loi, ou la croix ! disait-il, et, fanatique de la loi, il avait juré haine à mort à la croix. Le dilemme était resté, mais le choix était tout autre. C’était maintenant la croix qu’il aimait de toute la force de son âme ardente. L’un des traits les plus merveilleux de cette merveilleuse histoire du christianisme primitif, c’est que ses plus grands adversaires ont mieux discerné sa portée réelle que ses tout premiers disciples.

Saul, qui désormais s’appelle Paul, peut être considéré comme le second fondateur du christianisme. C’est lui qui dégagea le fruit mûr de son enveloppe printanière, et qui donna à la religion nouvelle le caractère qu’elle devait avoir pour se répandre dans le monde païen. Tandis que les premiers apôtres croyaient devoir renfermer leur mission dans les limites de la Palestine, c’est l’empire tout entier que Saul prit pour champ d’évangélisation, et rien ne saurait donner l’idée de l’activité et des succès de cet homme vraiment prodigieux. La brusque antithèse dans laquelle il s’était trouvé placé par ses rapports successifs avec le judaïsme et le christianisme se refléta dans son enseignement si original et d’un si profond mysticisme. Sa première abomination, le Messie crucifié, était devenue le principe même de sa foi. Aussi déclarait-il que la loi juive avait décidément fait son temps. C’était un vêtement usé, une institution qui avait pu avoir son utilité comme préparation de l’avenir, mais qui désormais nuisait plus qu’elle ne servait à la religion définitive dans laquelle Juifs et païens devaient indistinctement se réunir. La mort du Christ, fin de l’ancien ordre de choses, commencement du nouveau, était donc la rançon de la délivrance universelle. Au salut par les œuvres de la loi devait se substituer la justification par la foi, expression paulinienne qui, dans la mystique théorie de l’apôtre des gentils, signifiait que le principe de la vie religieuse et morale devait être désormais l’union d’esprit et de cœur avec le Rédempteur. Les conséquences pratiques d’une telle foi, c’étaient des œuvres de charité, une conduite pure, le dévouement au bien général ; mais de circoncision, de rites nécessaires, de viandes défendues, de sacrifices au temple, de pèlerinages à Jérusalem, en un mot d’œuvres légales, il ne pouvait plus être question.

Nous avons déjà parlé des controverses violentes que suscita au sein de l’église apostolique cette déclaration de la déchéance irrévocable de la vieille loi d’Israël. Comme de coutume, ce progrès dans le sens du spiritualisme et de la liberté fit l’effet d’une destruction impie de tout ce qu’il y avait de plus sacré au monde. Paul, passa pour un apostat, sa doctrine pour une légitimation de l’immoralité. Les chrétiens juifs de la Palestine, qui avaient d’abord appris avec plaisir les rapides conquêtes du monothéisme et de la foi en Jésus-Christ, dues à l’initiative de leur ancien adversaire, changèrent complètement d’avis quand ils surent ce qu’il en était. Des émissaires se disant autorisés par les apôtres de Jérusalem se rendirent dans les communautés fondées par Paul, et sommèrent leurs membres de se soumettre à toutes les prescriptions de la loi juive en dénigrant autant que possible celui qui les avait convertis. Jusqu’à quel point les douze, comme on appelait les premiers apôtres, approuvaient-ils cette conduite à l’égard d’un compagnon d’œuvre dont ils avaient d’abord toléré, faute peut-être de les bien comprendre, les vues particulières ? C’est une question épineuse. Baur croit, pour sa part, que la rupture fut complète, et qu’après la discussion acerbe qui s’ouvrit à Antioche entre Pierre et Paul, ces deux héros du christianisme primitif se séparèrent pour ne plus se rencontrer.

Ce qui est certain, c’est que la personne de Paul fut pendant longtemps fort suspecte aux yeux de la majorité des chrétiens. Des écrits où son influence se fait sentir, comme l’évangile de Luc et l’épître aux Hébreux, d’autres qui paraissent sous son nom, conformément au goût du temps pour la pseudépigraphie, tels que les épîtres aux Éphésiens, aux Colossiens, à Timothée, à Tite, d’autres encore, comme la première attribuée à Pierre, celle qu’adresse à la communauté de Corinthe l’ancien de Rome, Clément, tâchent de se faire accepter des adversaires de l’apôtre en mitigeant la rigueur de ses formules. En revanche, l’opposition à ses vues et à sa personne s’affiche au grand jour. L’épître de Jacques polémise directement contre sa doctrine de la justification par la foi qu’elle comprend mal. L’Apocalypse, dont le sens n’est plus aujourd’hui un mystère, le compare à Balaam, qui enseignait aux Israélites à manger des viandes défendues, lui dénie son titre apostolique, et exclut son nom des douze murs symboliques de la Jérusalem céleste, dont chacun portait un nom d’apôtre. Les plus anciens auteurs chrétiens dont le souvenir ait été transmis à la postérité avec un renom, d’orthodoxie, Papias, Hégésippe, sont des judéo-chrétiens, le premier ne compte pas saint Paul parmi les apôtres, et dans le peu de fragmens que l’on connaisse du second, ne faut-il pas qu’il y ait un démenti infligé à une parole textuelle de Paul ? Un silence étrange, circonspect, méfiant, se fait autour de son nom. Cela ressemble à un parti-pris. Au milieu du second siècle, un homme que l’on peut regarder comme représentant l’opinion la plus répandue, Justin martyr, dont nous possédons d’importans ouvrages, en particulier un traité contre le judaïsme, affecte dans toute la force de ce mot, et, quand à chaque instant le nom de Paul aurait dû se trouver sous sa plume, de ne pas l’écrire une seule fois ! Pour trouver au second siècle un partisan déclaré du grand apôtre, il faut s’adresser à un hérétique tel que Marcion, qui l’admire et le dépasse dans son antipathie contre le judaïsme. L’auteur des épîtres d’Ignace, paulinien aussi, mais surtout épiscopal, appartient à la seconde moitié du siècle, quand la mémoire de Paul redevient chère à la chrétienté. Il n’est pas possible d’être payé de plus d’ingratitude.

Et, pourtant on alla encore plus loin. Une légende extrêmement curieuse, celle de Simon le Magicien, qui préoccupa beaucoup l’église des premiers siècles, se forme de toutes pièces dans un esprit profondément hostile à la personne de saint Paul. Dès l’origine, ce Simon est sa caricature. Visionnaire, voulant devenir apôtre, enchantant les Samaritains, autrement dit les païens, prêchant l’hérésie, père de la simonie et de toutes les fausses doctrines qu’on lui attribue l’une après l’autre, tâchant de séduire Pierre et Jean l’argent à la main, Simon le Magicien semble créé tout exprès pour rendre odieux aux chrétiens ce Paul qui parlait parfois de ses extases, qui prétendait avoir aussi sa mission apostolique en se fondant sur ses étonnans succès parmi les païens, qui enseignait des nouveautés, et qui, dans un élan de son cœur, pour rétablir par des procédés fraternels l’union rompue par le dogme, avait décidé les églises grecques à envoyer des secours pécuniaires à celle de Jérusalem, que la communauté des biens avait rendue fort misérable. Et qu’on ne croie pas qu’il s’agit là d’une manœuvré isolée. Il est toute une lourde littérature, mi-romanesque, mi-théologique, échafaudée sur le nom de Clément. Un très ancien livre apocryphe, intitulé Prédication de Pierre, se trouve encadré au second siècle dans un roman plusieurs fois remanié qui s’appelle tantôt les Reconnaissances, tantôt les Homélies Clémentines. Le thème fondamental est toujours une série de victoires remportées par l’apôtre Pierre sur Simon, le faux docteur, qu’il suit de lieux en lieux, et qu’il terrasse constamment par son argumentation judéo-chrétienne. Au second siècle, Simon sert à caricaturer Marcion ; mais Paul est encore parfaitement reconnaissable sous les traits odieux qu’on lui prête. Dans les Homélies surtout, on appelle Paul l’ennemi, et on retourne totidem verbis la fameuse scène d’Antioche, mais cette fois de manière à lui donner tous les torts. Cette littérature fut très populaire. Les auteurs de ces livres croyaient certainement appartenir à la tendance la plus répandue de leur temps.

Il est donc avéré que l’apôtre Paul a été extérieurement vaincu dans sa tentative hardie d’émanciper le christianisme naissant de toute entrave judaïque. Cependant une telle défaite était plus apparente que réelle. Il avait devancé son temps, comme tous les grands initiateurs, et cent ans après lui la chrétienté devait arriver d’elle-même sur les terres où il eût voulu la mener dès les premiers jours. On n’échappe pas à la longue à la logique du principe dont on est porteur. Le monde marchait vers une religion universelle, et le christianisme avait en lui-même ce qu’il fallait pour être cette religion. Il n’avait, pour remplir sa mission, qu’à se conformer, sur sa base essentielle, aux exigences de la situation. Les deux universalismes, celui du principe chrétien et celui des esprits en général, se réunirent pour supprimer l’une après l’autre les formes juives les plus antipathiques au monde gréco-romain. À la circoncision, par exemple, se substitua le baptême ; la première fut encore pendant quelque temps une marque de supériorité, et finit par disparaître. La multitude des observances fut ramenée peu à peu à quatre ou cinq préceptes assez simples, dits noachiques, parce qu’ils avaient été, disait-on, imposés aux pères du genre humain sortis de l’arche avec Noé. Pierre, dans la tradition ecclésiastique, avait pris la place de Paul comme apôtre des gentils ; mais cette substitution même, facilitée par l’habitude si commune alors de désigner les partis et les tendances par le nom propre de celui qu’on reconnaissait pour leur chef ou leur type, prouvait l’importance qu’avait acquise l’universalisme aux yeux de ceux-là mêmes qui avaient d’abord agi comme s’ils eussent voulu s’opposer à son essor, ainsi que l’existence de notions plus saines sur les conditions impérieuses de sa réalisation. On parlait de plus en plus d’une nouvelle loi succédant à l’ancienne. Le point de vue légal subsistait donc, c’est-à-dire qu’on ne se convertissait pas à la vraie doctrine paulinienne de la justification par la foi ; mais il s’accommodait si bien à la situation du monde païen, que la différence pratique entre les deux théories, à force de s’amincir, avait fini par devenir imperceptible.

La mémoire de Paul devait donc remonter peu à peu sur l’horizon. Après tout, son souvenir avait dû se conserver dans quelques cœurs d’élite. On ne pouvait lui ravir entièrement la gloire d’avoir fondé le christianisme parmi les païens, et ses épîtres, bien que médiocrement comprises, n’offraient plus les mêmes sujets de scandale que dans les premiers temps. On vit enfin surgir un troisième parti, et celui-là devait rester le dernier sur l’arène : c’était un parti universaliste par excellence, positif, organisateur, pratique, dont la conciliation était le mot d’ordre, et qui trouva un livre fait tout exprès pour lui dans les Actes des Apôtres. Cet ouvrage en effet est presque tout entier consacré à un parallèle entre Pierre et Paul, rédigé de telle façon que les deux apôtres soient d’accord sur toutes les questions qui les divisaient de leur vivant. L’intention irénique, pacifiante, de ce livre, sur la valeur historique duquel la critique de Tubingue est peut-être trop négative, est un des élémens les mieux démontrés de la théorie tout entière. Comme pendant à cet écrit, émané d’une plume au fond paulinienne, on peut citer l’épître bien moins ancienne que l’on a longtemps regardée comme la seconde de Pierre. Là, c’est un partisan de ce dernier qui accorde pour ainsi dire à Paul un brevet d’orthodoxie, l’appelant frère et recommandant la lecture de ses lettres. Ce mouvement fut général et à peu près simultané. En Syrie seulement, dans la région de Pella, où beaucoup de Juifs chrétiens avaient cherché un refuge lors de l’invasion de la Palestine par les Romains, la vieille orthodoxie parvint à se maintenir dans un certain nombre de communautés nazaréennes ou ébionites (pauvres). Dépassée par l’élan qui emportait l’église universelle dans le sens de l’avenir et du progrès, elle fut alors regardée comme une hérésie. Au ive siècle, Épiphane et Jérôme trouvèrent ces chrétiens des premiers jours obstinément attachés à leur dogme vieilli, très fiers de leur antiquité, persévérant toujours dans l’observation de la loi juive et dans leur antipathie contre Paul, du reste s’éteignant paisiblement au milieu d’un monde qui ne les comprenait plus, et qui pourtant respecta leur lente agonie, comme s’il n’eût pu se défendre d’un mystérieux respect pour ce débris d’un âge à jamais disparu.

Chose extrêmement remarquable et de la plus haute importance pour l’avenir, si l’on se demande en quel endroit de l’église du second siècle cette tendance conciliante se manifesta le plus tôt, toutes les présomptions nous dirigent du côté de Rome. C’est là en effet, c’est dans cette capitale des nations, où se trouve déjà comme le panthéon de l’univers, que toutes ces idées solidaires de monothéisme, d’humanité, d’universalisme, de religion commune à tous, se dégagent avec le plus de puissance. Dans un tel milieu, le judéo-christianisme primitif est trop étroit, le paulinisme pur est trop mystique. C’est là aussi qu’on connaît le mieux l’art de diriger et d’organiser les grands mouvemens, de faire aux nécessités pratiques de prudentes concessions ; en un mot, c’est là que naît la politique religieuse. Quelque chose de l’habileté du sénat romain a passé dans les délibérations du presbytère de la ville impériale. Déjà la lettre adressée aux Corinthiens par l’ancien de Rome, Clément, respire un étonnant esprit gouvernemental, et puis l’atroce persécution de Néron avait appris aux chrétiens de Rome que tous les partis étaient égaux devant la hache et le bûcher. Souffrir ensemble et mêler son sang, il n’est rien de tel pour se réconcilier. Au milieu du second siècle, déjà l’église de Rome préludait à sa suprématie future en attirant à elle les chrétiens les plus éminens qui s’y rencontraient et y échangeaient leurs idées, et comme à cette époque les faits concrets prennent aisément une tournure mythique, comme les persécutions brisent fréquemment la chaîne des souvenirs directs dans les communautés souvent renouvelées, comme on résume volontiers dans quelques noms propres de grands mouvemens religieux et moraux, comme de nouvelles questions aussi, de nouvelles tendances éclipsaient dans l’attention générale l’intérêt que les anciens débats avaient longtemps absorbé, la controverse qui avait si fortement agité la chrétienté du Ier siècle prit fin pour toujours à partir du moment où il fut généralement admis que saint Pierre et saint Paul avaient tous les deux coopéré à la fondation des églises recrutées parmi les païens, en particulier à Rome, et que, travaillant dans l’unité de la foi, ils avaient légué à la postérité un ensemble de croyances qui pouvait passer pour la doctrine apostolique commune à tous. Ce fut ainsi que se forma notre credo, du moins dans ses principaux articles. Un recueil apocryphe, aujourd’hui perdu, intitulé, la Prédication de Paul, contenait ce curieux fragment qui nous a été conservé dans les œuvres de Cyprien : « Après avoir confronté leur évangile à Jérusalem, s’être exposé leurs idées, avoir contesté vivement et avoir dressé leurs plans séparés, Pierre et Paul se rencontrèrent enfin dans Rome, comme s’ils se fussent connus pour la première fois[9]. » La formule solennelle usitée encore aujourd’hui dans les déclarations du saint-siège qui se font au nom des « bienheureux saint Pierre et saint Paul » est le monument traditionnel de cette conciliation des contraires, en même temps que la primauté constamment déférée au premier atteste la victoire antérieure du point de vue et du parti judéo-chrétien. C’est dans le dernier tiers du second siècle que la fusion parvint à l’état de fait accompli. Irénée, Tertullien, Clément d’Alexandrie témoignent encore indirectement de la division antérieure, mais sans s’en douter eux-mêmes. L’ancienne église catholique est formée.


IV

On le voit, c’est l’intérêt universaliste qui finit par dominer tous les autres ; c’est lui aussi, c’est la tendance inhérente à l’église chrétienne de devenir ce qu’elle doit être pour accomplir sa mission, qui suscite les nouveaux conflits et les nouveaux phénomènes neutralisant les oppositions antérieures. Monothéiste et en possession d’une morale universaliste, le christianisme attirait à lui l’homme dans toute la généralité du mot ; mais enfin l’homme réel du temps n’était pas indéterminé au point qu’il fût inutile de compter avec ses besoins spéciaux et son état d’esprit. Deux grandes puissances, nous le savons, se partageaient le monde, la Grèce et Rome. La Grèce régnait sur les intelligences, Rome gouvernait. Pour conquérir le monde grec, il fallait au christianisme une métaphysique ; pour attirer le monde romain, il lui fallait une organisation stable et de l’unité. L’évangile de Jean répondit à la première de ces exigences, l’épiscopat aux deux autres.

L’évangile johannique appartient au mouvement général du second siècle, qui poussait l’église primitive au-delà de ses premières controverses. Ce qui caractérise, entre autres traits fort marquans, ce livre admirable, c’est qu’il ne connaît plus rien des passions qui ont agité la génération précédente. Les Juifs, leur loi, leur sort, comme peuple, sont, pour l’auteur, des choses parfaitement indifférentes. La vieille antithèse est complètement dépassée. Jésus n’est pas seulement un messie juif : il est l’incarnation du Verbe divin, en qui la vérité relative du paganisme et du judaïsme, ainsi que leur opposition, disparait dans une unité supérieure. L’apparition du Verbe fait chair est le moment suprême du devenir universel, et si la personne humaine du Christ s’évanouit presque entièrement dans le nimbe éblouissant du logos éternel, son rapport avec Dieu, avec la création et les plus grands faits de l’ordre intellectuel et moral, s’élève à la hauteur de l’absolu. Une métaphysique tout entière, se servant du platonisme pour dresser la théorie du fait concret du christianisme, sortira de cette tendance, qui répond au désir de la chrétienté de glorifier toujours plus celui dont elle porte le nom, et de sommer avec une autorité croissante les masses encore indifférentes ou hostiles de se ranger avec elle à l’obéissance due au Verbe personnel de Dieu.

Il ne faudrait pas croire cependant que cette identité du Verbe et de la personne historique de Jésus soit sortie inopinément, sans préparation, du sein de l’église du second siècle. L’ascension du Christ vers la divinité absolue commence dès les premiers jours, et on peut la suivre en quelque sorte pas à pas. Dans les trois premiers évangiles, Jésus est homme, et même le récit de sa naissance miraculeuse, annexé par deux d’entre eux, d’une manière peu déguisée, à des traditions qui auraient dû l’exclure, ne change rien au point de vue général sous lequel sa personne et son œuvre sont présentées. Ce qui est divin en lui, c’est le saint esprit dont il est pleinement inspiré, soit depuis son baptême, soit depuis sa naissance. Dans l’Apocalypse, la même notion se retrouve, mais en même temps l’idée que, dans le ciel, des attributs et des titres divins lui sont communiqués par Dieu en récompense de son œuvre accomplie : il est homme divinisé. Dans les épîtres authentiques de Paul, il est encore essentiellement homme, mais homme du ciel, ayant une nature transcendante à l’humanité actuelle, bien qu’aucun abîme ne l’en sépare et que celle-ci doive s’élever à la même perfection. Ce cours d’idées devait mener promptement à la doctrine de sa préexistence antérieurement à son apparition terrestre, et nous la voyons formellement enseignée dans l’épître aux Hébreux à côté de passages où sa nature humaine, semblable à la nôtre, est encore très fortement accusée. Dans les épîtres plus récentes publiées sous le nom de Paul, il est déjà le fondement même de la création, et notamment de la création spirituelle. Tout part de lui et doit revenir à lui : c’est le Verbe, moins le nom.

Les autres auteurs chrétiens des premiers temps, Clément Romain, Barnabas, Hermas, Justin martyr, s’expriment dans un sens analogue, mais d’une manière très flottante et indécise. Hermas se rapproche le plus du point de vue apocalyptique. Justin ne voit pas de différence spécifique entre les anges et le Verbe. Tous subordonnent fortement le Fils au Père. Les Homélies Clémentines professent un dogme très semblable à ce qui s’appellera plus tard l’arianisme ; mais cette marche ascendante ne s’arrête pas, et la théorie du quatrième évangile lui donne enfin une expression définitive,… définitive du moins en ce sens qu’on ne reviendra pas sur elle ; mais on la dépassera. En fait, le Verbe de l’évangile johannique est encore et très nettement inférieur à Dieu. Cela d’ailleurs était conforme à la spéculation philosophique, qui n’avait stipulé la nécessité du Verbe que parce qu’elle ne pouvait concevoir comment la perfection absolue était en rapport immanent, immédiat, avec le monde imparfait et matériel. Il lui fallait donc un être intermédiaire qui fût dieu sans être Dieu, ou, comme disait Philon, un dieu de second ordre. Telle est encore l’opinion de Tatien, de Théophile d’Antioche, de Tertullien, qui fixent le moment de la projection du Verbe hors de l’essence divine à celui qui précède immédiatement la création. Athénagore, Irénée, Clément d’Alexandrie, aiment mieux ne pas déterminer ce moment. Origène, le plus grand nom de la théologie dans cette période, le premier auteur d’un vaste système de philosophie chrétienne, tâche, au moyen de la préexistence des âmes, dont il est grand partisan, de concilier avec l’humanité réelle du Christ son union essentielle avec Dieu et son activité dans l’histoire antérieure au christianisme.

Alors cependant un autre grand intérêt chrétien, celui du monothéisme, commençait à se sentir menacé. De là ces protestations continuelles de l’unitarisme des IIe et IIIe siècles, qui s’appelle monarchique, et s’efforce de plusieurs manières de maintenir l’unité rigoureuse de Dieu, soit qu’avec Praxéas, Noët, Sabellius, il efface la distinction réelle du Père et du Fils pour ne plus voir dans ce dernier qu’une manifestation directe de Dieu sous forme humaine, soit qu’avec Théodote de Byzance et Artémon il oppose au Christ johannique l’homme miraculeusement né des trois premiers évangiles, soit enfin qu’avec Bérylle de Bostra et Paul de Samosate il préfère une théorie qui se rapproche beaucoup de l’unitarisme moderne. Toutes ces oppositions, qui se perpétuèrent pendant le IIIe siècle, devaient se concentrer, dès le commencement du IVe, dans la grande querelle de l’arianisme. On peut prédire, en voyant dans quel sens le dogme va se prononçant toujours plus, la défaite longtemps balancée de l’arianisme, qui voulait maintenir l’infériorité du Fils relativement au Père. Une fois le paganisme vaincu, les préoccupations inquiètes du monothéisme ne devaient plus trouver le même écho. L’orthodoxie des grands conciles, en définissant l’égalité absolue du Père et du Fils en même temps que leur distinction personnelle, sans reculer devant les contradictions de ses propres formules, que dis-je ? en formulant la contradiction même, posa la dernière pierre d’un édifice dont les fondemens étaient jetés de longue date.

C’est la description des premières destinées du christianisme et de sa constitution graduelle à l’état de catholicité que nous tenions surtout à donner. Peut-être devrions-nous encore parler de son organisation extérieure et raconter la rude secousse que lui imprima le gnosticisme du second siècle ainsi que la formation parallèle de l’épiscopat. Ce sont là deux élémens essentiels de la théorie de Tubingue. Il faudrait suivre aussi dans ses progrès continus cette aristocratie épiscopale qui supplante peu à peu la démocratie presbytérienne primitive, et qui, déjà oligarchique à la fin de la période qui nous occupe, tendait visiblement, comme l’empire, à se scinder en deux monarchies : l’une d’Orient, l’autre d’Occident ; mais il nous suffira d’indiquer la place logique de ces deux élémens dans l’ensemble du système, et nous nous bornerons à résumer les traits essentiels de la lutte du christianisme avec le paganisme, les causes et la nature de sa victoire finale. L’exposition raisonnée de ce duel de trois siècles et de ses dramatiques péripéties constitue certainement l’une des parties les plus remarquables des travaux de Baur. Ce qu’elle a d’original, c’est qu’elle montre dans le conflit des deux puissances une imposante application de cette loi de l’histoire qui veut que de deux termes opposés le terme vainqueur ne le soit jamais que relativement, la cause vaincue ne disparaissant qu’à la condition de passer dans l’autre, et par conséquent ne cessant pas d’exercer une action plus ou moins latente dans son nouvel entourage.

À première vue, il semblerait au contraire, quand on assiste à l’éclatante victoire du principe chrétien, montant avec Constantin sur le trône du monde, et quand on pense que dix ans auparavant sévissait la plus terrible persécution, il semblerait, disons-nous, que jamais duel à mort n’a démenti plus catégoriquement ce point de vue hégélien. Cependant les faits parlent trop clairement, dès qu’on les interroge d’un peu près, pour qu’on en reste à cette impression de la surface. La réalité est que l’antithèse abrupte, sans moyen terme, la répulsion absolue, violente, des premiers temps fait place tout doucement à des sentimens réciproques assez différens, et si le christianisme triomphe en définitive, c’est à la condition de s’être ouvert à ce qu’il eût d’abord repoussé avec horreur.

Que se passe-t-il au premier siècle ? L’apôtre Paul, par le libéralisme avancé de ses vues religieuses, eût peut-être, s’il eût réussi à faire prédominer son point de vue dans l’église, accéléré le mouvement conciliateur ; mais nous avons vu qu’il n’y parvint pas de son vivant. La chrétienté primitive hérita de toute l’antipathie du judaïsme contre tout ce qui était païen : tout, disons-nous, car pour le Juif zélé, ce n’était pas seulement la religion des païens qui était abominable, c’était la société païenne tout entière, ses arts, ses institutions, ses fêtes, ses magistrats, son empereur. La distinction du spirituel et du temporel n’existait pas dans son esprit. L’empire romain dans son ensemble, cette puissance idolâtre qui opprimait le peuple des justes et marchait vers une ruine éclatante, était à ses yeux une création du diable. Et si les premiers chrétiens, mal vus de la majorité juive, eussent peut-être incliné à juger moins sévèrement la civilisation gréco-romaine, leur tendance judaïsante et surtout la persécution néronienne ne tardèrent pas à leur inspirer contre elle une horreur qui ne le cédait en rien au fanatisme de leurs aînés de Palestine. Nous en avons un témoin bien éloquent dans l’Apocalypse.

L’école de Tubingue a largement contribué, de concert avec d’autres critiques allemands, à élucider l’interprétation de ce livre étrange, dont les énigmatiques symboles se sont accommodés à tant d’explications intéressées. Elle a montré que ce livre fut un des plus populaires de la primitive église. Elle pouvait s’appuyer sur le fait, mis en lumière croissante depuis une cinquantaine d’années, que l’Apocalypse n’est pas un livre exceptionnel, mais un brillant spécimen de tout un genre littéraire dont les productions abondent avant et après elle, depuis le livre de Daniel, qui ouvre la série dans le IIe siècle avant notre ère, jusqu’au IVe siècle et même au-delà. Toutes ces apocalypses ou révélations, soit juives, soit chrétiennes, présentent entre elles de nombreuses analogies et s’expliquent l’une par l’autre. Leur but est toujours de montrer dans les événemens contemporains la symétrie interne qui les rattache à un plan divin qui gouverne l’histoire et permet de prévoir ce qui va bientôt arriver. Elles sont sous ce rapport autant d’essais primitifs de ce que nous entendons par l’histoire philosophique. Ordinairement elles prévoient la fin prochaine du monde, la punition terrible des impies, le triomphe éclatant des justes, la venue ou le retour glorieux du Messie. L’œuvre singulière qui porte le nom d’Apocalypse fixe la fin de l’ordre de choses dans lequel vivent l’auteur et les lecteurs à trois ans et demi après le moment où elle est écrite. Alors Jésus reviendra pour mettre fin à la sanglante domination de l’Antéchrist et faire régner les siens avec lui sur le monde renouvelé. L’Antéchrist a déjà paru : c’est Néron en personne, dont le nom est mystérieusement désigné (XIII, 18) par le chiffre 666, que l’on obtient en additionnant selon leur valeur numérique les lettres qui forment en hébreu les mots César Néron, et que d’autres indices font évidemment découvrir sous les traits de la bête monstrueuse qui veut se faire adorer à la place de Dieu. La prophétie de Pathmos porte donc sa date avec elle. Elle a dû être écrite dans les mois qui ont suivi la mort de Néron et précédé l’avènement de Vespasien. Comme un grand nombre de ses contemporains, à Rome, en Grèce, en Orient, l’auteur croit que Néron n’a disparu que pour un temps, et que, caché quelque part au fond de l’Asie, il va revenir avec une armée orientale pour saccager Rome et persécuter de nouveau les chrétiens ; mais cela ne durera pas longtemps. Déjà dans les cieux l’ange du jugement apprête sa retentissante trompette. Le règne de mille ans va venir.

Dans ce livre donc, le diable, l’empire, l’empereur, les lois, les coutumes, la religion païenne, tout cela ne forme qu’un bloc de personnes et de choses également détestables, également maudites. Jamais haine plus vigoureuse n’a trouvé pour s’exhaler d’accens plus formidables. Il ne faut pas s’étonner de cette croyance des premiers chrétiens dans la fin prochaine du monde. Ils l’avaient héritée du judaïsme, dont elle était une des grandes espérances. Si l’on dégage cette croyance de ses revêtemens mythiques, il s’y trouve le pressentiment fort juste de la transformation radicale vers laquelle marchait la société tout entière. On voit régulièrement reparaître des attentes du même genre aux époques de grands changemens. C’est de plus le propre des initiateurs, des hommes de progrès, en politique et en religion, d’oublier les nombreux moyens termes qui les séparent de la pleine réalisation de leurs vœux pour ne contempler que le radieux avenir qui illumine de ses splendeurs les horizons lointains. De là leurs impatiences, leurs essais prématurés, leur intolérance du présent, il faut convenir seulement que, si les païens eurent tort d’accuser les chrétiens de menées subversives et de complots contre la constitution de l’empire, il leur était facile de se tromper en voyant avec quelle hâte, qu’on eût dite provoquée par la haine du genre humain, les Juifs et les chrétiens soupiraient après un avenir qu’ils prétendaient prochain, et où la vieille société s’effondrerait tout entière dans un épouvantable cataclysme.

Il y a donc aux premiers jours, entre l’esprit chrétien et le monde, un abîme qui paraît sans fond. Il en est de même du côté païen. Au premier abord, nous n’apercevons que du dédain en haut, que de la haine stupide en bas. On reste confondu en voyant l’ignorance d’un Suétone et d’un Tacite quand ils parlent de la secte nouvelle. Malheureusement l’historien juif Josèphe, qui paraît avoir été très lu au Ier et au IIe siècle, s’était tu de la manière la plus complète sur le Christ et l’apparition du christianisme. Ce silence, qu’on tâcha plus tard de corriger assez maladroitement et qui a donné lieu à tant de conjectures inutiles, s’explique très simplement, comme M. Kœstlin l’a fort bien démontré dans son livre sur les Évangiles, par la tendance systématique de Josèphe à déguiser autant que possible, souvent même de la manière la plus effrontée, tout ce qui pouvait confirmer ses lecteurs dans l’idée que le peuple juif était réellement imbu d’idées messianiques. C’est dans l’intérêt de ses compatriotes opprimés qu’il agit ainsi, sans même craindre d’appliquer à Vespasien, au grand scandale de la synagogue, qui l’excommunia, les oracles messianiques où les prophètes parlaient d’un grand dominateur qui devait venir d’Orient. Cela joint à bien d’autres causes fît que pendant longtemps les deux sociétés, païenne et chrétienne, vécurent côte à côte dans une attitude de répulsion invincible, entretenue par l’ignorance. Le bas peuple, toujours enclin à supposer des horreurs dans ce qui est nouveau et mystérieux en religion, s’imagina que les chrétiens commettaient dans leurs réunions des crimes inénarrables. On peut juger par la lettre de Pline à Trajan et par la réponse de cet empereur de l’étrange embarras dans lequel deux hommes fort distingués, humains d’inclination, mais foncièrement attachés aux institutions romaines, étaient plongés par la vue de cette société nouvelle, qu’il fallait évidemment supprimer et à qui pourtant on ne savait reprocher que son nom.

Cependant cette même correspondance prouve aussi que le christianisme était déjà puissant par le nombre de ses adhérens. Il paraît s’être propagé au Ier et au IIe siècle, entre les mépris d’en haut et les haines fanatiques d’en bas, parmi les classes moyennes, les artisans, les petits propriétaires, les négocians, les gens à vie sédentaire et retirée. Ce furent surtout sa beauté morale, ses consolations sublimes, son esprit de dignité et de liberté intérieure qui attirèrent cette partie la plus honnête de l’immense population païenne de l’empire. Au milieu de toutes les tristesses qui remplissaient le vieux monde, l’église fut un paradis terrestre où il y eut de nouveau du bonheur à vivre. Lorsque les platoniciens commencèrent à venir, elle gagna en eux des défenseurs capables, qui tâchèrent, dans leurs apologies, de calmer la fureur populaire et de changer en estime le dédain des classes supérieures. La théorie du Verbe leur fut surtout d’un grand secours en ce qu’elle leur permit de relever et d’expliquer à la fois ce que le paganisme renfermait lui-même de parcelles de la vérité divine. Par une conséquence immédiate, la philosophie païenne en vint à se relever de la condamnation absolue dont elle avait d’abord été frappée avec tout le reste. L’antagonisme n’était encore diminué en rien, et pourtant c’était un pas en avant de l’antithèse radicale des premiers temps : on cherchait à se comprendre, on commençait presque à s’apprécier.

Il y en a une preuve éclatante : les classes supérieures à leur tour se mettent à détester le christianisme avec furie. Elles le croient désormais digne d’être sérieusement discuté et combattu. Le fameux adversaire des chrétiens du IIe siècle, Celse, dirige contre eux une attaque en règle, qui n’a peut-être pas été dépassée en habileté, respirant une passion violente, une colère acharnée contre cette peste religieuse qui infeste le monde. Quelques années se passent, et voici qu’un autre écrivain fort distingué de l’époque, Lucien, se met à railler l’enthousiasme chrétien et à décocher contre la jeune église les traits les plus acérés de son mordant esprit. Si ce n’est déjà plus la haine colossale de Celse, c’est encore moins l’aristocratique dédain d’un Tacite. On ne raille avec une verve aussi persévérante que les choses dont on reconnaît la puissance.

Il y a mieux encore. Dans le premier tiers du IIIe siècle, le païen Philostrate forme le projet de neutraliser le prestige du christianisme en opposant au Christ des Évangiles un Christ païen, Apollonius de Tyane. Son livre est donc une démonstration continue de l’ascendant que le christianisme acquérait de plus en plus sur les esprits mêmes qui lui étaient hostiles. La société romaine se sent attaquée au cœur, et au fond elle n’a pas tort, car c’est bien un monde nouveau que l’église tend à substituer à l’ancien. Voilà ce qui nous explique pourquoi les meilleurs empereurs, un Antonin, un Marc-Aurèle, sont plus mal disposés à son égard que tel monstre ou tel imbécile qui les précède ou leur succède. C’est aussi pourquoi, à partir de Septime-Sévère (193), la politique impériale n’est plus aussi dure contre les chrétiens. L’empire en effet, pendant une assez longue période, est gouverné par des non-Romains. Un vaste syncrétisme religieux, favorisé par des empereurs orientaux tels que Caracalla, Héliogabale, Alexandre-Sévère, élaboré scientifiquement par le néo-platonisme, associe le Christ, en tant qu’hiérophante, à Pythagore, Apollonius, Orphée. Désormais les écrivains les plus opposés au christianisme, un Porphyre et un Hiéroclès eux-mêmes, s’attaqueront moins au principe chrétien qu’aux traditions ecclésiastiques et respecteront en général la personne elle-même de Jésus. Dans la période dont nous parlons, on ne peut guère citer, en fait de persécution notable, que celle de Maximin le Thrace, et le nombre des chrétiens augmente à vue d’œil.

Bientôt cependant, avec le règne de Décius, le vieil esprit romain se réveille ; il a vu qu’il lui faut vaincre ou mourir. Ce qui est caractéristique, c’est que maintenant la persécution n’est plus, comme autrefois, arrachée tumultueusement par le vœu des populations païennes aux indécisions des proconsuls : elle est devenue le fait des politiques, des hauts conseillers, des magistrats supérieurs de l’empire. Jusqu’alors, si nous en croyons Origène, le nombre des condamnés à mort pour cause de religion avait été comparativement restreint. À présent c’est l’époque des grands martyres, des exécutions et des apostasies en masse. La tolérance reprit toutefois un moment le dessus, et même il paraîtrait que Dioclétien, esprit fort sensé, ne se décida qu’avec peine, entraîné par Galérius, à lancer les fameux édits qui ont si tristement illustré son règne. Quand il s’y fut enfin résolu, il ne voulut pas faire les choses à demi, et tout un système fort savant de vexations et de supplices fut appliqué par tout l’empire à l’extirpation du christianisme. Le plan avorta. La chrétienté était déjà trop nombreuse. Signe visible d’une situation totalement changée ! les païens eux-mêmes ne persécutaient plus que mollement. Les reniemens étaient régulièrement suivis de réintégrations moyennant pénitence. Les martyres avaient fait plus de bien que de mal à l’église. En 311, Constantin, Licinius, Galérius lui-même, avec des sentimens fort opposés, tombèrent d’accord sur la nécessité politique de tolérer le christianisme. Les considérans de l’édit promulgué à cette occasion sont des plus curieux. Ils partent du fait que les chrétiens, forcés par la terreur de renoncer à leur foi, n’étaient pas devenus meilleurs païens pour cela. Il fallait donc les laisser retourner en paix à leurs rites. Il leur était ordonné, dans toute la force du terme, de redevenir chrétiens. Leur religion, vieille déjà de trois siècles, était passée à son tour à l’état d’institutio veterum. La politique romaine à la fin s’inclinait donc devant un fait accompli. Constantin n’eut pas besoin du miracle du labarum pour passer lui-même au christianisme. Sa conversion fut-elle sincère ? Il est permis d’en douter. Ce qui est certain et ce qui donne à sa résolution une sorte de reflet religieux, quelque chose de solennel, c’est qu’il se soumit à la révélation de l’histoire et reconnut le doigt de Dieu dans les signes des temps.

Du côté chrétien, depuis que les apologistes platoniciens avaient reconnu les élémens divins disséminés dans le vieux paganisme, n’avait-on pas fait aussi des pas significatifs dans le sens du rapprochement ? Évidemment oui. D’abord la défaite du montanisme, tendance réactionnaire de la seconde moitié du IIe siècle, amie du rigorisme et opposée à l’épiscopat, avait en quelque sorte consacré un relâchement moral, regrettable à beaucoup d’égards, mais absolument nécessaire, si l’on voulait que la multitude entrât dans la société chrétienne. Certainement la moralité générale gagnait aux progrès du christianisme, mais il y avait désormais avec le ciel beaucoup d’accommodemens dont l’épiscopat avait le secret. Le culte abandonnait peu à peu son austérité primitive, se faisait cérémoniel, pompeux, sacerdotal. Le baptême et la cène se rapprochaient visiblement des mystères et s’en appropriaient en grande partie le vocabulaire. En même temps les sombres doctrines de la fin prochaine de l’empire et du monde faisaient place à des vues beaucoup plus optimistes sur les rapports qui pourraient s’établir entre eux et l’église. Dès la fin du IIe siècle, l’évêque Méliton de Sardes parlait un merveilleux langage de courtisan dans une supplique adressée au souverain. On remarquait avec une certaine complaisance que l’église et l’empire étaient nés à peu près en même temps, comme si Auguste et le Christ eussent été jumeaux. Qu’était devenu le temps où le premier empereur n’était que la première tête du monstre aux sept têtes suscité par le diable pour tourmenter les saints ? L’Antéchrist n’était plus assis sur le trône des césars, et qu’arriverait-il si l’un de ses successeurs, devenait chrétien lui-même ? L’épiscopat séduisit Constantin, mais on peut ajouter qu’il fut lui-même fasciné par le prestige impérial. Rien de plus curieux que la promptitude avec laquelle, au lendemain des terribles persécutions de Décius et de Dioclétien, les évêques se firent les intrépides flatteurs du pouvoir qu’ils abhorraient la veille. Ils ne semblent pas avoir soupçonné dans quelles complications ils engageaient l’église de l’avenir.

En résumé, le christianisme fut vainqueur, mais le paganisme ne se rendit pas à discrétion. La réaction momentanée de Julien prouva tout à la fois qu’il était bien mort, et que pourtant il fallait accepter ses conditions, si l’on voulait l’enterrer. L’église au fond ne le détruisit pas, elle l’absorba.

Il faut clore ici cette esquisse d’une vaste théorie dont nous n’avons voulu reproduire que les élémens principaux. Si l’on a bien suivi cet enchaînement continu de causes et d’effets qui relie les événemens isolés et leur donne à chacun sa valeur proportionnelle, on a dû saisir ce qui, selon l’école de Tubingue, forme le grand ressort de l’histoire. C’est la contradiction. Un principe ne dévoile ce qu’il contient qu’en se heurtant contre une puissance contraire. La contradiction, à son tour, marche vers une synthèse dans laquelle le terme vainqueur fait droit jusqu’à un certain point au terme opposé, et qui sert de nouveau point de départ à de nouvelles évolutions. La tâche de la philosophie de l’histoire est donc de rechercher comment les contraires se rapprochent, en indiquant, les moyens termes qui résolvent peu à peu la contradiction première, c’est d’exposer die Vermittelung der Gegmsätze, ce qui concilie les antithèses. On reconnaît ici la loi du devenir hégélien appliquée à l’histoire, trouvant sa confirmation dans les faits lorsqu’ils sont connus, aidant à les reconstituer quand ils ne le sont pas. En même temps il faut avouer que les réalités concrètes ne sont plus supprimées, comme c’était le cas dans les théories historiques de l’hégélianisme pur. L’idée se déroule, mais ses porteurs, ses organes, vivent, sentent, agissent bien réellement.

En fait, et bien que le temps où l’on s’emprisonnait dans le système hégélien soit passé sans retour, on ne peut contester que, vue de haut, l’histoire n’avance que par le choc et la conciliation des contraires. C’est bien là l’une de ces idées simples et fécondes que ce système, en se brisant, a léguées à la philosophie, qui ne s’en défera pas. Pour discuter la valeur de la théorie que nous venons d’exposer, il faudrait donc ou bien contester la vérité du principe qui en est l’âme, ou bien révoquer en doute la justesse de ses applications. Je crois qu’il faut renoncer à la première alternative. Quant à la seconde, si quelques études spéciales m’autorisaient à énoncer une opinion motivée, voici comment je résumerais mon jugement.

Prise dans son ensemble, la théorie me paraît juste, à moins que l’on ne se place d’emblée sur le terrain du miracle, ce qui sans doute est très permis, et qu’on ne se résigne à accepter des faits qu’aucun lien de causalité ne rattache à leurs antécédens. Si l’on s’y refuse, on devra convenir que nous avons là une genèse logique des origines de l’église chrétienne ; mais c’est ici qu’un scrupule m’arrête. Ne serait-elle pas trop logique ? Quand on descend au-dessous des grandes lignes de l’histoire, retrouve-t-on nécessairement dans les détails cette symétrie continue qui fait que les plus petits événemens sont géométriquement semblables aux plus grands ? L’école de Tubingue, à force de régulariser les commencemens du christianisme, n’a-t-elle pas méconnu ce qu’il y a de chaotique, de simultané, en quelque sorte de torrentueux, dans les premières manifestations d’un esprit nouveau qui souffle sur le monde ? Ce qui fait qu’on se pose une telle question, c’est la différence qui existe entre la clarté, l’aisance de la théorie, lorsqu’elle s’applique aux périodes où les événemens se déroulent par grandes masses, sur de vastes espaces, et ses allures souvent tendues, forcées, quand elle doit se borner à des faits restreints dans un cercle resserré. Il lui est plus aisé d’énumérer par exemple les moyens termes qui amènent la victoire relative du christianisme que d’expliquer par quelle voie la première antithèse sortie de l’apparition du paulinisme est venue aboutir à la neutralité du catholicisme primitif. Pourquoi, lorsque nous voyons l’apôtre Paul devancer de cent ans, et même, si l’on y regarde de près, de bien plus encore, le développement de la pensée chrétienne, serait-il inadmissible qu’un autre grand génie eût pris l’avance sur ses contemporains en écrivant ce quatrième évangile, à qui les exigences de la théorie n’accordent le droit à l’existence qu’à partir du milieu du second siècle ? Si au point de vue d’une critique sévère l’authenticité apostolique de ce livre est bien difficile, sinon impossible à défendre, on gagnerait, à le rapprocher de la première génération chrétienne, de pouvoir expliquer des indices fort remarquables de précision historique, dont une origine aussi tardive ne permet pas de rendre compte. Lorsque M. Schwegler, poussant à ses dernières limites la théorie du maître, exagéra la défaite du paulinisme dans la première église, et ne voulut voir dans les deux premiers siècles qu’un judéo-christianisme absolu, il trouva dans M. Ritschl un adversaire qui prétendit au contraire, avec moins de vraisemblance encore, que c’était le paulinisme qui, dès l’abord maître de la situation, s’était insensiblement modifié au point de perdre son premier caractère. Je ne saurais admettre que l’évangile de Marc, parce qu’il est neutre entre Paul et les douze, soit un abrégé sans originalité des évangiles de Matthieu et de Luc. À chaque instant, c’est lui au contraire qui, dans les passages analogues, se montre le plus ancien, et l’on peut dire qu’à l’heure qu’il est cette opinion est celle des autorités critiques les plus compétentes. Il n’est pas réel non plus que l’évangile de Luc soit aussi paulinien, ni l’évangile de Matthieu aussi judéo-chrétien qu’on l’a dit à Tubingue, où l’on avait besoin, pour la plus grande régularité de la théorie, démontrer deux évangiles en état d’opposition tranchée avant d’arriver à un troisième représentant la neutralité. Il faut même rappeler ici qu’un des élèves les plus distingués de Baur, M. Volkmar, a forcé son savant professeur à revenir sur l’opinion qu’il avait d’abord émise concernant les rapports de notre évangile de Luc avec celui de l’ultra-paulinien Marcion, qu’il considérait comme le plus ancien des deux. M. Volkmar a montré que c’était le contraire qui était vrai.

Que conclure de ces vacillations qui se sont produites au sein de l’école elle-même ? C’est que dans les époques créatrices, comme celle qui enfanta le christianisme, les oppositions peuvent rouler côté à côte sans qu’on ait toujours conscience de leur antagonisme, et que dès lors il est dangereux de confondre à tout prix et sur tous les points l’ordre logique des idées avec la succession historique des événemens. C’est ce que paraissent sentir les hommes éminens qui représentent aujourd’hui les vues de l’école dans les universités et le mouvement théologique de l’Allemagne. Ainsi l’école ira, nous l’espérons, se fortifiant, se développant, corrigeant et complétant son œuvre. On peut dire de la théorie de Tubingue quelque chose d’analogue à ce qu’on a dit ici même, et avec raison, de l’hégélianisme : comme système absolu, elle ne pourrait longtemps se maintenir dans sa rigueur ; mais, comme perspective générale des origines de l’église, elle restera debout.


ALBERT REVILLE.

  1. Das Manichœische Religions-System.
  2. Apollonius von Thyana und Christus.
  3. Die Christliche Gnosis.
  4. Das Christliche des Platonismus, oder Sokrates und Christus.
  5. Ueber dm Ursprung des Episcopats.
  6. Paulus, der Apostel Jesu Christi.
  7. Die sogen. Pastoralbriefe des A. Paulus.
  8. Depuis que ces lignes sont écrites, le savant M. Zeller, gendre de Baur, a publié, en se servant des manuscrits laissés par le vieux professeur, une Histoire de l’Église au dix-neuvième siècle, des plus remarquables, et nous promet l’apparition prochaine d’un dernier volume consacré à la réforme et aux trois derniers siècles.
  9. Ce fragment se trouve dans le traité de Rebaptismate, ordinairement annexé aux œuvres de Cyprien.