Les Origines de la statique/Chapitre 3

Librairie Scientifique A. Herrmann (tome premierp. 34-51).

CHAPITRE III

JÉRÔME CARDAN

(1501-1576)

Lorsque, en 1797, Venturi eut annoncé que l’on retrouvait, dans les manuscrits de Léonard de Vinci, quelques-unes des lois essentielles de la Mécanique moderne, la surprise de plusieurs géomètres dut se mêler d’un regret. Sur certains points, le grand peintre avait devancé Galilée d’un siècle. S’il avait pu, de son vivant, publier le Traité du mouvement et le Traité des poids qu’il préparait ; si du moins, à défaut de cette publication, les fragments qu’il laissait avaient pu être connus aussitôt après sa mort, quelle impulsion aurait reçue l’étude de la Mécanique ! Galilée, Simon Stevin, Descartes, eussent, au début de leurs travaux, trouvé cette science plus avancée d’un stade sur le chemin du progrès ; par un effort égal à celui qu’ils ont donné, ils eussent pu la mener plus loin qu’ils ne l’ont réellement conduite ; tout le développement des sciences positives en eût été hâté. Ainsi l’oubli, à jamais déplorable, dans lequel sont demeurées, pendant des siècles, les pensées de Léonard de Vinci touchant les principes de la Mécanique a imposé à la marche de l’esprit humain un irrémédiable retard.

Ce retard ne s’est pas produit. Dès le milieu du xvie siècle, les idées les plus essentielles de Léonard de Vinci touchant la Statique et la Dynamique furent connues de ceux qui s’intéressaient à ces sciences ; dans le pillage auquel furent livrées les notes manuscrites du grand artiste, les géomètres et les mécaniciens firent un ample butin ; sans révéler au public la source de leurs richesses, ils les étalèrent dans leurs écrits ; heureux larcin, qui accrut, il est vrai, d’une façon imméritée la gloire de certains auteurs, mais qui, du moins, exhuma et remit en circulation une partie des trésors amassés par Léonard !

Parmi ceux qui s’emparèrent, pour les ordonner, les commenter et les développer, des pensées de Léonard de Vinci, il convient de citer en première ligne Jérôme Cardan ; il ne fut pas seul, d’autres le précédèrent ou l’imitèrent ; c’est ainsi, pour ne donner qu’un exemple, que nous retrouvons l’influence de Léonard dans les écrits de Jean-Baptiste Benedetti ; mais Cardan fut des premiers à publier les résultats les plus essentiels qu’eût obtenus le grand peintre en méditant sur la Mécanique ; sa grande notoriété, l’ample diffusion de ses ouvrages, les firent connaître partout ; c’est par les écrits de Cardan que les idées de Léonard parvinrent à Galilée, à Kepler, à Simon Stevin et qu’elles exercèrent, sur le développement de la Mécanique, une puissante et bienfaisante influence.

L’opinion que nous venons d’émettre a, pour l’histoire de la Mécanique, de graves conséquences[1]. Elle nous montre dans les écrits de Léonard et de Cardan le canal par où la Mécanique péripatéticienne, après avoir longtemps dormi dans le bassin où l’enfermaient les commentateurs scolastiques, s’est répandue dans la science moderne pour la féconder. Si cette opinion est exacte, elle est appelée à jeter un grand jour sur l’évolution qui a dépouillé de leur écorce archaïque les germes contenus dans la science de l’École et leur a fait produire la science du xviie siècle. Il importe donc de l’étayer de solides arguments.

Que les manuscrits de Léonard de Vinci aient été, au milieu du xvie siècle, en butte à un véritable pillage, c’est un fait malheureusement trop certain ; on connaît la négligence avec laquelle s’acquittèrent de leur mission ceux qui avaient la garde de ce précieux dépôt : « Non seulement les ouvrages rédigés par le grand peintre ont péri, dit Libri[2], mais on a perdu aussi la plupart des livres où il écrivait ses notes. Après sa mort, tous ses manuscrits, ses dessins et ses instruments devinrent la propriété de François Melzi, son élève, à qui il les avait légués. Melzi, qui n’était qu’un amateur, plaça ce précieux héritage dans sa maison de Vaprio près de Milan ; ses descendants n’en tinrent aucun compte et un certain Lelio Gavardi, parent d’Alde Manuce le jeune, et précepteur dans cette famille, ayant remarqué qu’on laissait perdre cette belle collection, déroba treize de ces manuscrits, et les porta en Toscane pour les vendre au grand-duc François Ier ; mais ce prince venait de mourir, et ils furent déposés à Pise chez Alde, qui les montra à son ami Mazenta. Celui-ci désapprouva fortement la conduite de Gavardi qui, honteux de sa mauvaise action, le chargea de rapporter à Milan et de restituer ces manuscrits aux Melzi. Horace, alors chef de cette famille, ignorant la valeur de ces treize volumes, en fit cadeau à Mazenta et lui dit qu’on avait oublié dans un coin de sa maison de Vaprio beaucoup d’autres dessins et manuscrits de Léonard. Plusieurs amateurs obtinrent ensuite les dessins, les instruments, les préparations anatomiques, enfin tout ce qui restait du cabinet de Léonard. Pompée Leoni, sculpteur au service de Philippe II, fut des mieux partagés... »

Ainsi, dans le trésor amassé par le génie de Léonard, chacun fouillait à sa guise et prenait ce qui lui plaisait. Les traités étaient retenus par ceux qui y prenaient intérêt, ou circulaient de main en main jusqu’à ce qu’ils fussent égarés. Nous savons par Pacioli[3] que Léonard avait complètement achevé la rédaction de son Traité de peinture ; Vasari, dans ses Vies des meilleurs peintres, sculpteurs et architectes[4], raconte avoir vu ce traité autographe entre les mains d’un peintre milanais, qui voulait le faire imprimer à Rome. Léonard avait également achevé la rédaction d’un Traité de perspective ; Cellini, dans l’ouvrage qu’il publia à Florence, en 1568, sur le même sujet, dit à plusieurs reprises qu’il avait en mains ce Traité, qu’il l’avait prêté à Sarlio, et que celui-ci en avait tiré ce qu’il y a de mieux dans son ouvrage.

De ces Traités de Léonard, des copies, des extraits plus ou moins fidèles, circulaient en Italie et hors de l’Italie ; c’est d’après une telle copie, envoyée par Del Pozzo, que Du Fresne, en 1651, fit imprimer à Paris le Traité de la Peinture. Une autre copie, plus complète, conservée à la Bibliothèque Vaticane, permit à Manzi d’en donner, en 1817, une édition moins appauvrie.

Les peintres et les dessinateurs savaient quel profit ils pourraient tirer du pillage des manuscrits de Léonard ; les mécaniciens n’étaient guère moins avertis. Au xvie siècle, les machines qu’il avait inventées étaient encore en usage et gardaient le nom de leur auteur[5]. Ceux donc qui s’intéressaient à la théorie de l’équilibre et du mouvement étaient assurés de découvrir un riche butin d’idées neuves dans la collection que l’incurie des Melzi livrait aux déprédations.

A Milan, non loin de la maison de Vaprio qui gardait si mal ce trésor, vit Jérôme Cardan. Jérôme Cardan est un de ces esprits universels que produisait l’Italie, merveilleusement féconde, du xve et du xvie siècle ; comme Léonard de Vinci avant lui, comme Galilée après lui, il semble apte à comprendre toutes les sciences et à les perfectionner toutes. Médecin de grand renom, il s’adonne à l’algèbre et fait faire à la théorie des équations des progrès considérables. Il unit, d’ailleurs, en de prodigieuses inconséquences, les idées les plus audacieuses et les superstitions les plus puériles. L’astrologie et la divination des songes ne l’occupent guère moins que la saine physique et la rigoureuse arithmétique.

Son respect de la richesse intellectuelle d’autrui ne va pas jusqu’au scrupule ; il ne rougit pas de grossir le bagage de ses propres découvertes en y glissant quelques emprunts faits à la science de ses contemporains. Un exemple en fait foi.

Excité par une question d’Antoine Fiore, qui tenait de Ferro de Bologne une méthode pour résoudre une équation du troisième degré. Tartaglia[6] parvint à résoudre toutes les équations de cet ordre. Sa découverte, qu’il cachait soigneusement, afin de pouvoir porter de sûrs défis à ses émules — comme un bretteur garde une botte secrète — finit néanmoins par transpirer. Cardan s’y intéressa vivement. A plusieurs reprises, il sollicita et fit solliciter Tartaglia pour qu’il lui communiquât sa méthode. Après avoir essuyé plusieurs refus, il obtint une pièce de vers où était expliqué le moyen d’avoir une racine de toute équation du troisième degré. Pour obtenir ce renseignement, il n’avait pas hésité à engager sa foi de chrétien et sa parole de gentilhomme que jamais il ne publierait la méthode dont il demandait à Tartaglia la révélation : « Io vi giuro, lui écrivait-il, ad sacra Dei evangelia, et da real gentil’huomo, non solamente di non publicar giammai tale vostra inventione, se me le insignate... » Quand il connut la solution si ardemment souhaitée, il s’empressa de la publier dans son Ars Magna. Tartaglia se plaignit vivement du parjure grâce auquel sa découverte paraissait pour la première fois dans le livre d’autrui. « Il avait raison de se plaindre, dit Libri, car la postérité s’est obstinée à appeler du nom de Cardan la formule qui donne la résolution des équations du troisième degré. » Cardan, cependant, avait reconnu la priorité de Tartaglia, ainsi que de ses prédécesseurs Scipion Ferro et Antoine Fiore ; de Ferro, Tartaglia ne cita pas même le nom, lorsqu’à son tour il publia sa solution. Les géomètres du xvie siècle avaient l’amour-propre irritable lorsqu’on s’emparait de leurs propres découvertes, mais la conscience large lorsqu’ils empruntaient les découvertes d’autrui.

On imaginerait difficilement que Cardan, si avide de connaître la trouvaille de Tartaglia et si prompt, malgré ses serments, à en orner son livre d’Algèbre, n’eût pas éprouvé la curiosité de connaître les pensées de Léonard de Vinci sur la Mécanique et la Physique et, les ayant connues, qu’il eût résisté à la tentation d’en glaner quelques-unes pour nourrir ses propres méditations. Il n’y résista pas.

En 1551, Cardan publiait ses vingt et un livres sur la Subtilité[7] ; une seconde édition[8] latine de cet ouvrage, plus complète que la première, paraissait dès 1554 et, en 1556, était traduite en français par Richard le Blanc[9] ; les éditions françaises ou latines de cet ouvrage se succédaient, nombreuses, pendant la seconde moitié du xvie siècle[10]. A cet écrit, Cardan joignit plus tard son Opus novum de proportionibus[11]. Toute la Mécanique contenue en ces deux ouvrages porte, encore reconnaissable, la marque de Léonard.

Entre la Statique de Léonard et la Statique de Cardan, la concordance est incessante ; la seconde n’est guère qu’une rédaction mieux ordonnée de la première ; mais il serait oiseux de nous appesantir sur cette concordance ; la lecture des pages qui vont suivre la fera clairement apparaître.

Comme on le verra au Chapitre IV, Léonard de Vinci et Cardan ne s’accordent pas moins exactement en ce qui touche l’impossibilité du mouvement perpétuel.

L’harmonie entre eux est parfaite au sujet des principes de la Dynamique ; et elle est d’autant plus significative que leurs opinions sur diverses questions de Dynamique ont une forme très particulière que l’on ne trouve guère chez leurs prédécesseurs ou leurs contemporains.

Nous espérons qu’il nous sera donné, quelque jour, de retracer les origines de la Dynamique, comme nous retraçons aujourd’hui les origines de la Statique ; ce sera le lieu d’analyser en détail la Dynamique de Léonard de Vinci et de Cardan et l’influence qu’elle a eue sur le développement de la Mécanique rationnelle. Nous verrons alors la doctrine du médecin milanais s’inspirer jusque dans les moindres détails des pensées éparses dans les manuscrits du grand peintre.

Les emprunts faits par Cardan à la Physique de Léonard de Vinci sont moins nombreux, non pas que l’on n’en puisse reconnaître quelques-uns : ainsi Cardan, voulant expliquer comment on peut allumer du feu au foyer d’un miroir concave, dit[12] : « Le feu qui est engendré des miroirs caves ou élevés en rotondité claire, appartient manifestement à la coïtion. Et la raison de coïtion n’est obscure, car si tu distribues dix deniers à dix hommes, chacun aura un denier ; si tu les distribues à cinq, chacun aura deux deniers. Si donc la chaleur qui est éparsée en grand espace est assemblée, tout ce qui était de chaleur en ce grand espace sera au petit ; pourtant ceste grande chaleur assemblément contenue en ce petit espace produira de grans effects, dont méritera estre dite grande, et pour ce le feu sera engendré. » — Or Léonard de Vinci avait écrit[13] : « De la qualité du chaud produit par les rayons du soleil dans le miroir. Le chaud du soleil qui se trouvera à la surface du miroir concave sera réparti entre les rayons pyramidaux concourants à un seul point ; autant de fois ce point entrera dans la surface, autant de fois il sera plus chaud que le chaud qui se trouve sur le miroir ; aussi autant ab ou, si tu veux, cd[14], entre dans le miroir, autant de fois sa chaleur sera plus puissante que celle du miroir. » Il avait encore écrit ailleurs ce passage[15] : « Une même vertu est d’autant plus puissante qu’elle occupe une plus petite place. Ceci s’entend pour la chaleur, pour la percussion, pour le poids, pour la force et pour beaucoup d’autres choses. »

« Nous parlerons d’abord de la chaleur du soleil, qui s’imprime dans le miroir concave et en est réfléchi en figure pyramidale, pyramide qui acquiert proportionnellement d’autant plus de puissance qu’elle se resserre plus. C’est à dire que si la pyramide frappe l’objet avec moitié de sa longueur, elle resserre la moitié de son épaisseur dans le bas ; et si elle frappe aux 99 centièmes de sa longueur, elle se resserre des 99 centièmes de sa base et croît des 99 centièmes de la chaleur que reçoit la base de la dite chaleur du soleil ou du feu. »

On peut rapprocher également, quoique d’une manière moins intime, la réponse donnée par Cardan[16] à cette question : « Comment sont causées les couleurs de l’arc céleste dit Iris » avec ce que Léonard a écrit de l’arc-en-ciel[17].

Mais, en une foule d’occasions, Cardan n’hésite pas à s’écarter de son illustre devancier ; au sujet des marées, de la scintillation des étoiles, de la suspension des nuages dans l’atmosphère, il adopte des solutions distinctes de celles qu’avait proposées Léonard ; sa théorie de la chaleur, du feu et de la force élastique des gaz est bien à lui ; et c’est peut-être la partie la plus remarquable des livres De la Subtilité.

Cardan ne fut donc pas un vulgaire plagiaire ; il sut extraire le suc des pensées semées par Léonard, l’assimiler, le transformer et nourrir à son tour la science du xvie siècle d’idées qui, faute de son heureuse indiscrétion, fussent demeurées, inutiles et inconnues, ensevelies dans la maison des Melzi.

Dans le domaine même de la Mécanique, où ses emprunts à Léonard ont été particulièrement nombreux, il a su, nous l’allons voir, mettre l’empreinte de son originalité à côté du sceau du génie qu’avait imprimé son devancier.

Cardan ne dédaignait point d’exercer son talent de géomètre en des démonstrations construites à la manière d’Archimède et de combler certaines lacunes que l’illustre Syracusain avait laissées béantes. Ainsi Archimède avait toujours négligé le poids du levier ou du fléau de balance auxquels il suspendait les graves dont il étudiait l’équilibre ; Cardan se proposa de déterminer les propriétés mécaniques d’un fléau de balance horizontal, homogène, suspendu par un quelconque de ses points. C’est l’objet de l’article intitulé, dans le De Subtilitate[18], « Staterae ratio » et que son traducteur Richard Le Blanc désigne en ces termes : « La manière de la livre vulgairement dite à Paris un traîneau, de quoi coustumièrement usent les tisserans, en latin Statera[19]. »

Cardan fait reposer son analyse sur deux propositions prises pour axiomes. Il admet, en premier lieu, qu’un segment AB′ (fig. 12), égal au petit bras AB du fléau et pris sur le grand bras, fait équilibre au petit bras AB ; il admet, en second lieu, que le reste B′C du grand bras pèse comme un poids égal pendu au milieu M de B′C : « Si la livre [fléau] est estimée sans pois et, de la partie qui est la différence des longitudes depuis la chasse, un pois égal soit estendu par toute la verge, il aura égale pesanteur avec le mesme pois pendu au point distant de l’aiguille de la livre par le milieu de toute la verge. »

Ces principes donnent aisément la solution du problème posé. Ce problème, Cardan le traite derechef dans l’Opus Novum[20] et il parvient à cette proposition : Les pesanteurs (moments) des deux bras AB, AC du fléau sont entre elles comme les carrés des longueurs de ces deux bras.

Cardan, d’ailleurs, ne dissimule pas sa satisfaction d’avoir obtenu une telle solution : « Hoc est, dit-il[21], quod Archimedes reliquit intactum, cum esset maxime necessarium et ostendit magis abstrusa sed, pace illius dixerim, minus utilia. »

Cette solution n’était peut être pas si malaisée à obtenir qu’elle méritât ce chant de triomphe ; néanmoins, elle eut, sur les raisonnements des successeurs de Cardan, une influence non douteuse. Abandonnant les demandes qu’Archimède avait mises à la base de ses raisonnements sur l’équilibre du levier, Simon Stevin d’une part, Galilée d’autre part, ramèneront l’étude du levier à la considération d’une verge pesante homogène, suspendue en son milieu, et cela au moyen des axiomes mêmes qu’a proposés Cardan. Or Galilée connaissait sinon l’Opus novum, au moins le De Subtilitate, qu’il cite fréquemment dans ses premiers travaux ; il serait malaisé d’admettre que Simon Stevin n’eût pris connaissance d’aucune des multiples éditions de cet ouvrage ; quant à l’Opus novum, le géomètre flamand le cite et le critique.

Ces démonstrations de Statique, conçues à la manière d’Archimède, ne forment point la partie la plus importante des considérations que Cardan consacre à l’équilibre des poids ; autrement graves par leur portée sont les développements qu’il donne à l’axiome d’Aristote ; enrichissant et transformant cet axiome à l’aide des pensées


que Léonard de Vinci a semées dans ses manuscrits, il en fait le Principe des vitesses virtuelles, tel que Galilée l’emploiera, tel qu’il demeurera jusqu’à Descartes.

Commençons par une citation dont nous analyserons ensuite le riche contenu. Voici comment, au premier livre du De Subtilitate, s’exprime Cardan[22], traduit par Richard Le Blanc : « De la balance et de sa mesure. Après ces choses, il faut voir des pois qui sont mis en la balence. Donques une livre [balance] soit, de laquelle la queue soit pendue en A (fig. 13), et la lancette où sont joints les costés de la balence soit CD... Je dis que le pois mis en C sera plus puissant que si la balance estoit mise en quelque autre lieu, à savoir qu’elle fust mise en F. Or, afin que nous cognoissions que C est plus pesant en telle situation qu’en F, il est nécessaire qu’il soit mouvé en tems égal par plus grand espace vers le centre [du monde]. Car nous voions que les choses les plus graves par pareille raison estant aus autres, sont portées plus légèrement [rapidement] au centre. Or que ceci avienne plus par le pois et par la livre plus tost colloquée en C qu’en F, je le montre par deux raisons.

« La première raison est que si en aucun tems le pois est mouvé de C en E, et que l’arc CE soit égal à FG, qu’il descendrait de F en G plus tardivement que de C en E, et ainsi il sera plus léger en F qu’en C... Il est manifeste aux balences et à ceus qui lèvent les fais, que tant plus le fais est loing de la lancette, tant plus il est pesant ; or le pois en C est loing de la lancette par la quantité de la ligne BC et en F, par la quantité de la ligne FP... Donques cette raison est générale, que tant plus les pois sont loing de la borne, ou ligne de la descente par la ligne droite ou oblique, c’est à dire par l’angle, tant plus sont pesans... Et ainsi l’intention du pois est d’estre porté droictement au centre ; mais pour ce qu’il est empesché par ligature, il est mouvé comme il peut. »

Ainsi lorsqu’un grave descend suivant la verticale, la puissance motrice de ce grave est, comme le voulait Aristote, mesurée par la vitesse avec laquelle il tombe ; mais, par l’agencement du mécanisme qui le porte, par la nature des liaisons, selon le mot employé par Cardan et repris par la Mécanique moderne, il peut arriver que le grave ne se meuve pas selon la verticale ; alors, pour estimer sa puissance motrice, il faudra tenir compte non pas de la vitesse totale du grave, mais seulement de la composante verticale de cette vitesse ou, en d’autres termes, de la vitesse de chute.

Si donc on suspend un poids donné en quelque point d’un solide mobile autour d’un axe horizontal, la puissance motrice de ce grave sera d’autant plus grande que le point de suspension s’abaissera plus rapidement par l’effet d’une rotation donnée, imprimée au support ; partant, elle sera d’autant plus grande que le point de suspension sera plus distant du plan vertical contenant l’axe.

Il nous est aujourd’hui bien facile d’achever cette analyse et, des prémisses posées, de tirer la proportionnalité entre la puissance motrice du grave suspendu et la distance du point de suspension au plan vertical contenant l’axe ; il nous suffit de nous reporter à la définition de la vitesse de chute, rapport d’une chute infinitésimale à sa durée infiniment petite ; nous voyons ainsi que la puissance motrice d’un poids, suspendu à un corps mobile autour d’un axe, est mesurée par le moment de ce poids par rapport au plan vertical contenant l’axe. Mais la notion de rapport entre deux quantités infiniment petites n’était point parvenue à maturité lorsque Cardan écrivait ; il ne pouvait donc développer la déduction dont nous venons de tracer la marche ; il pouvait seulement montrer que la puissance motrice du grave suspendu croît en même temps que son moment ou bien encore, comme il le fit dans l’Opus novum[23], admettre par intuition la proportionnalité de ces deux grandeurs. Le lien mécanique qui unit l’axiome d’Aristote, transformé[24] et devenu Principe des vitesses virtuelles, à la théorie des moments n’en était pas moins clairement aperçu ; il dépendait des progrès de l’analyse infinitésimale qu’il devînt plus rigoureux.

Nous venons de voir Cardan rapprocher les unes des autres plusieurs idées créées ou acceptées par Léonard de Vinci et établir entre elles un lien que ce grand génie n’avait peut-être pas soupçonné, qu’il n’avait en tout cas nullement signalé ; ailleurs, nous trouvons dans le médecin de Milan un fidèle interprète des pensées de Léonard ; ce qui est dit des moufles aux Livres de la Subtilité semble extrait des manuscrits dont l’étude a fait l’objet du précédent Chapitre.

« Le quatrième exemple de subtilité, dit Cardan[25], est aus moufles[26] ». Après avoir décrit un moufle à quatre brins, il ajoute : « Le fardeau donques... est tiré en haut par la quatrième partie de la force. Et si chacune poulie avait trois rouleaus, le fardeau pourrait estre tiré par la sixième partie de la force ; et ainsi un enfant pourra tirer en haut un grand fais, sinon en tant que la pesanteur des cordes, l’aspérité des rouleaus, ou poulies, ou moufles empeschent. Mais pource que la proportion des tems est comme des forces et puissances, l’enfant tirera par deux rouleaus quatre fois plus lentement, par trois rouleaus six fois plus lentement qu’il ne tire et lèverait d’une corde par mesme force, ains un peu plus grande, étant dessus, et trop plus lentement six fois ou quatre fois, d’autant que la longueur de la corde ajoute plus au fais ; donques il avient que l’enfant à peine en une heure tirera et lèvera le mesme fais par telle moufle, lequel un homme six fois plus robuste, estant en haut, peut lever incontinent d’une seule corde. »

Léonard de Vinci n’avait appliqué en détail l’axiome d’Aristote qu’au levier et aux moufles ; en ce qui concerne la vis, il s’était contenté de cette brève indication[27] : « Plus une force s’étend de roue en roue, de levier en levier ou de vis en vis, plus elle devient puissante et lente ».

Cette indication, Cardan la développe[28] sous ce titre : La manière d’attirer et de pousser toutes choses en peu de force. « Par semblable manière, dit-il, les vis que nous appelons vignes sont faites et composées... Tant plus donc seront de ploiements en la vis, et tant plus seront basses, c’est à dire plus proches au cercle et plus grandes, tant plus le poids sera léger et le mouvement facile ; et tant plus le mouvement sera facile, tant plus sera tardif. La vis donc peut estre de deux coudées par ces ploiements tant larges et bas, que le poids facilement sera levé d’un enfant de dix ans. Mais, comme j’ai dit, tant plus facilement il est mouvé, tant plus tardement il est tiré et levé. »

Ce Principe des vitesses virtuelles. Cardan l’applique, dans l’Opus novum[29], à l’évaluation de l’effet produit par le vérin et, dans le De Subtililate[30], au calcul d’ « une grande machine pour lever les grands fardeaus et fort pesans, qui est composée d’une vis et d’un vérain ».

En tout ce qui touche le Principe des vitesses virtuelles, Cardan a développé et complété avec sagacité les indications qu’il avait puisées dans la lecture des pensées de Léonard de Vinci. Il a été moins heureux en ce qui concerne le plan incliné. Dans le De Subtilitate, il n’en aborde pas l’étude. Dans l’Opus novum, il se propose[31] de déterminer la pesanteur d’une sphère mobile sur un plan incliné, pesanteur qu’il croit, selon le principe de Dynamique universellement admis à cette époque, proportionnelle à la vitesse avec laquelle la sphère livrée à elle-même descendra suivant ce plan. Comme cette vitesse, nulle lorsque le plan est horizontal, croît en même temps que l’angle d’inclinaison du plan, Cardan croit pouvoir énoncer la proposition suivante : La pesanteur d’une sphère qui


descend un plan incliné est à la pesanteur de la même sphère tombant en chute libre comme l’angle du plan incliné avec le plan horizontal est à l’angle droit.

Bien que cette solution soit erronée, le passage où Cardan l’expose mérite d’être rapporté ; car il a certainement contribué à suggérer à Simon Stevin d’une part, à Galilée d’autre part, la solution exacte de ce problème célèbre. Stevin, dans sa Statique, cite et discute l’Opus novum de Cardan ; Galilée, lorsqu’il trouva pour la première fois la loi du plan incliné, avait assurément sous les yeux le passage que nous allons citer :

« Soit une sphère a de poids g (fig. 14), placée au point b, que l’on veut tirer sur le plan incliné bc, bf étant le plan vertical. Sur le plan horizontal be, a peut être mû par une force aussi petite que l’on veut, selon ce qui a été dit ci-dessus ; par conséquent, selon l’opinion commune, la force qui mouvra a suivant eb sera nulle ; d’autre part, selon ce qui a été dit, a sera mû vers f par une force toujours constante et égale à g, dans la direction bc par une force constante égale à k, dans la direction bd enfin par une force constante égale à h ; donc, par la dernière demande, cum termini servent quoad partes eandem rationem singili per se[32], et comme le mouvement selon be est produit par une force nulle, le rapport de g à k sera comme le rapport de la force qui meut selon bf à la force qui meut selon bc, et comme le rapport de l’angle droit ebf à l’angle ebc ; et de même la force qui meut a selon bf qui, selon ce qui a été dit, est g à la force qui meut selon bd qui, par hypothèse, est h, comme ebf est à ebd ; donc la résistance au mouvement de a selon bd est à la résistance au mouvement du même a selon bc, comme h est à k ; ce qu’on voulait démontrer[33]. »

  1. M. E. Wohlwill a émis d’une manière tout à fait incidente, et sans y insister, l’opinion que Tartaglia et Cardan avaient pu subir, d’une manière directe ou indirecte, l’influence de Léonard de Vinci. — Voir : E. Wohlwill, Die Entdeckung des Beharrungsgesetzes (Zeitschrift für Völkerpsychologie und Sprachwissenschaft, Bd. XIV, p. 386, en note ; 1883).
  2. Libri, Histoire des Sciences mathématiques en Italie, tome III, p. 33. Paris, 1840.
  3. Pacioli, Divina proportione, fol. 1. Venetiis, 1509.
  4. Vasari, Vite…, t. VII, p. 57. Fiorenza, 1550.
  5. Lomazzo, Tratatto della pittura, p. 652. Milano, 1583. — Idea del tempio della pittura, p. 17 et p. 106. Milano, 1590.
  6. Voir, à ce sujet, Libri, Histoire des Sciences mathématiques en Italie, t. 111, pp. 148 et suiv. Paris, 1840.
  7. Hieronymi Cardani metlici Mediolanensis, De Subtilitate libri XXI. Ad illustrissimum Principem Ferrandum Gonzagam, Mediolanensis provinciae praefectum. Lugduni, apud Guglielmum Rouillium, sub Scuto Veneto, in-8o, 1551.
  8. Je ne connais cette édition que par la mention qui en est faite par Cardan dans l’Apologie insérée, en 1530, à la fin de l’édition de Bâle.
  9. Les livres de Hierome Cardanus, médecin milanois, intitulés de la subtilité et subtiles inventions, ensemble les causes occultes et raisons d’icelles, traduis de latin en françois par Richard le Blanc ; à Paris, chez Charles l’Angelier, tenant sa boutique au premier pillier de la grand’salle du Palais ; 1556, in-4o.
  10. En 1557, la première édition du De Subtilitate avait été vivement prise à partie dans : Julii Caesaris Scaligeri exotericarum exercitationum Liber XV ; De Subtilitate ad Cardanum, Lutetiae, apud Vascosanum, 1557, in-4o. — Aux critiques de Jules César Scaliger, Cardan riposta, en 1560, dans l’Apologie qui termine l’édition suivante : Hieronymi Cardani, Mediolanensis medici, De Subtilitate libri XXI, ab authore plus quam mille locis illustrati, nonnulli etiam cum additionibus. Addita insuper Apologia adversus calumniatorem, qua vis horum librorum aperitur. Basilcae, ex officina Petrina, Anno MDLX, Mense Martio, in-8o.—Outre les éditions que nous venons de citer, nous avons trouvé à Bordeaux, à la Bibliothèque Municipale et à la Bibliothèque Universitaire : 1° deux autres éditions latines du De Subtilitate de Cardan : Norimbergae, apud Petreium, 1560 (in-fol.) et Lugduni, apud Stephanum Michel, 1580 (in-8°) ; 2° trois autres éditions des Livres de la Subtilité traduits en français par Richard le Blanc : Paris, Lenoir, 1556 (in-4°) ; Paris, Lenoir, 1566 (in-8°) et Paris, Cavellat, 1578 (in-8°) ; 3° trois autres éditions des Exercitationes de Scaliger : Francofurti, apud Claudium Marnium et haeredes Joannis Aubrii, 1607 (in-8°) ; Francofurti, apud A. Wechelum, 1612 (in-8°) ; Lugduni, apud A. de Harsy, 1615 (in-8°). Cette seule énumération fait éclater aux yeux la vogue extraordinaire dont a joui l’ouvrage de Cardan.
  11. Hieronymi Cardani Mediolanensis, civisque Bononiensis, philosophi, medici et mathematici clarissimi, Opus novum de proportionibus numerorum, motuum, ponderum, sonorum aliarumque rerum mensurandarum, non solum geometrico more stabilitum, sed etiam variis experimentis et observationibus rerum in natura, solerti demonstratione illustiatum, ad multiplices usus accommodatum, et in V libros digestum..... Basileae, ex. officina Henricpetrina, Anno Salutis MDLXX, Mense Martio.
  12. Cardan. Les Livres de la Subtilité, traduis de latin en françois par Richard Le Blanc. Paris, l’Angelier, 1556, p. 32.
  13. Les Manuscrits de Léonard de Vinci, publiés par Ch. Ravaisson-Mollien ; Ms. A de la Bibliothèque de l’Institut, fol. 20, recto. Paris, 1881.
  14. Il faut entendre par cd la surface de l’image lumineuse formée dans le plan focal du miroir.
  15. Les Manuscrits de Léonard de Vinci, publiés par Ch. Ravaisson-Mollien ; Ms. G de la Bibliothèque de l’Institut. fol. 89, verso. Paris, 1890.
  16. Cardan, Les Livres de la Subtilité, traduis de latin en françois par Richard Le Blanc. Paris, l’Angelier, 1556, p. 83.
  17. Les Manuscrits de Léonard de Vinci, publiés par Ch. Ravaisson-Mollien ; Ms. F de la Bibliothèque de l’Institut. fol. 67, verso. Paris, 1889.
  18. Cardan, De Subtilitate, Livre I, 1re édition, p. 31.
  19. Cardan, Les Livres de la Subtilité, traduis de latin en françois par Richard Le Blanc. Paris, l’Angelier, 1556, p. 17.
  20. Cardan, Opus novum, Propositio XCII. Basileae, 1570, p. 84.
  21. Cardan, Opus novum, loc cit.
  22. Cardan, Les Livres de la Subtilité, traduis de latin en françois par Richard Le Blanc. Paris, L’Angelier, 1556, pp. 16 et 17.
  23. Cardan, Opus novum, Propositio XCVIII. Basileae, 1570, p. 92.
  24. En l’Opus novum, œuvre conçue dans sa vieillesse, Cardan semble parfois oublier la transformation qu’il a fait subir à l’axiome d’Aristote, pour recourir à cet axiome pris sous sa forme première ; ainsi la théorie du levier (a) y est exposée par un raisonnement analogue à celui que l’on trouve dans les Mηχανικὰ προβλήματα ; d’ailleurs l’influence de cet ouvrage se fait sentir à chaque instant dans l’Opus novum, où Cardan fait de nombreux renvois au Traité du Stagirite.
    (a) Cardan, Opus novum, Propositio XLV : Rationem staterae ostendere. Basileae, 1570, p. 34.
  25. Cardan, Les Livres de la Subtilité, traduis de laiin en françois par Richard Le Blanc. Paris, L’Angelier, 1556, p. 333 (Livre XVII, Des Arts et inventions artificieuses. La manière de lever facilement les fardeaus).
  26. Le traducteur dit : « Aus vis, comme de pressoir ». Il ajoute un peu plus loin : « Aucuns les appellent moufles ». Cardan dit : « trochleis ». Ni le exte, ni la figure qui l’accompagne, ne laissent place à aucun doute ; il s’agit bien des moufles.
  27. Les Manuscrits de Léonard de Vinci, publiés par Ch. Ravaisson-Mollien ; Ms. A. de la Bibliothèque de l’Institut, fol. 35, verso. Paris, 1881.
  28. Cardan, Les Livres de la Subtilité, traduis de latin en françois par Richard Le Blanc. Paris, L’Angelier, 1556, p. 333.
  29. Cardan, Opus novum, Propositio LXXI : Proportionem levitatis ponderis per virgam torcularem attracti ad rectam suspensionem invenire. Basileae, 1570, p. 63.
  30. Cardan, Les Livres de la Subtilité, traduis en françois par Richard Le Blanc. Paris, l’Angelier, 1556, p. 334.
  31. Cardan, Opus novum, Propositio LXXII : Proportionem ponderis sphæræ pendentis ad ascensum per acclive planum invenire. Basileae, 1570, p. 63.
  32. Nous renonçons à traduire cet obscur membre de phrase.
  33. Libri (Histoire des Sciences mathématiques en Italie, t. III, p. 174. Paris, 1840) a écrit ce qui suit : « Dans ses Paralipomènes, Cardan a donné pour la première fois le parallélogramme des forces pour le cas où les composantes agissent à angle droit (Cardani Opera, tome X, p. 516). Lagrange semble attribuer cette proposition à Stevin » . — Je n’ai pas été en mesure de contrôler cette affirmation de Libri ; d’autre part, il serait imprudent d’accepter sans vérification les affirmations de cet auteur ; trop souvent, il lisait les textes anciens d’une manière un peu superficielle et avec le désir d’y trouver des idées modernes qui n’étaient point encore conçues ; il affirme, par exemple (loc. cit., p. 41), au sujet des manuscrits de Léonard de Vinci, que « la théorie du plan incliné s’y trouve exposée avec beaucoup de justesse » et nous avons vu ce qu’il fallait penser de cette affirmation. — L’affirmation de Libri touchant les Paralipomènes de Cardan fût-elle fondée, il est certain que Stevin, qui connaissait l’Opus novum lorsqu’il écrivait sa Statique, ne pouvait connaître cet autre ouvrage.