Les Origines de la statique/Chapitre 1

Librairie Scientifique A. Herrmann (tome premierp. 5-12).


LES ORIGINES DE LA STATIQUE


CHAPITRE I

ARISTOTE ET ARCHIMÈDE

(384-322 et 287-212 av. J. C.)

De leurs recherches profondes touchant les lois de l’équilibre, les anciens nous ont laissé des monuments peu nombreux, il est vrai, mais dignes d’une éternelle admiration. De ces monuments, les plus beaux, sans contredit, sont le livre consacré par Aristote aux questions mécaniques et les traités d’Archimède.

Le nom de « Traité de Statique » serait injustement donné à l’écrit où Aristote examine diverses questions relatives aux mécanismes (Mηχανικὰ Pροβλήματα) ; le Stagirite, en effet, ne sépare pas la théorie de l’équilibre de la théorie du mouvement ; il n’assigne pas à la première des principes propres, autonomes, qui ne se réclament point de la seconde ; il traite d’une manière générale des mouvements qui peuvent se produire en un mécanisme ; lorsqu’aucun mouvement ne se produit, le mécanisme demeure en équilibre.

L’axiome qui donne la solution des divers problèmes mécaniques est la loi fondamentale qu’Aristote assigne au mouvement local et qui, explicite ou cachée, domine tout ce qu’il a écrit au sujet de ce mouvement. La puissance du moteur qui meut un corps est mesurée par le produit du poids du corps mû (ou de sa masse, car les deux notions de poids et de masse sont alors indistinctes) par la vitesse du mouvement imprimé à ce corps. Une même puissance peut donc mouvoir successivement un corps lourd et un corps léger ; mais elle mouvra lentement le corps lourd et vivement le corps léger ; les vitesses des mouvements imprimées à ces deux corps seront inversement proportionnelles à leurs poids.

Cette pensée est exprimée dans maint passage ; citons seulement celui-ci[1], dont la netteté est extrême : « Quelle que soit la puissance qui produit le mouvement, ce qui est moindre et plus léger reçoit d’une même puissance plus de mouvement….. En effet, la vitesse du corps le moins lourd sera à la vitesse du corps le plus lourd comme le corps le plus lourd est au corps le moins lourd. — Ἐπεὶ γὰρ δύναμίς τις ἡ ϰινοῦσα, τὸ δ’ ἔλαττον ϰαὶ τὸ ϰουφότερον ὑπο τῆς αὐτῆς δυνάμεως πλεῖον ϰινηθήσεται… Tὸ γὰρ τάχος ἕξει τὸ τοῦ ἐλάττονος πρὸς τὸ τοῦ μείζονος ὡς τὸ μεῖζον σῶμα πρὸς τὸ ἔλαττον. »

Ce principe fondamental de la Dynamique péripatéticienne est, semble-t-il, la traduction fidèle et immédiate des données les plus obvies de notre quotidienne expérience. La Dynamique moderne le réputé erreur grave. Mais, pour rejeter cette erreur, il a fallu à la science deux mille ans de méditations, conduites par les plus grands esprits qui se soient succédé d’Aristote à Galilée. Nous essayerons quelque jour de retracer les principales phases de ce gigantesque effort intellectuel. Mais aujourd’hui, nous nous efforcerons d’oublier ce que la Mécanique moderne nous a enseigné et de nous pénétrer des lois acceptées par la Mécanique péripatéticienne. À cette condition seulement nous pourrons comprendre la pensée des géomètres qui, de siècle en siècle, vont faire progresser la Statique.

Deux puissances seront donc regardées comme équivalentes si, mouvant des poids inégaux avec des vitesses inégales, elles font prendre la même valeur au produit du poids par la vitesse ; ce produit sera la mesure de la puissance.

Concevons, dès lors, un levier rectiligne qu’un point d’appui partage en deux bras inégaux, aux extrémités desquels pèsent deux masses inégales ; lorsque le levier tourne autour de son point d’appui, les deux poids se meuvent avec des vitesses différentes ; celui qui est le plus éloigné du point d’appui décrit, dans le même temps, un plus grand arc que celui qui est le plus proche du même point ; les vitesses qui animent les deux poids sont entre elles comme les longueurs des bras au bout desquels ils pèsent.

Lors donc que nous voudrons comparer les puissances de ces deux poids nous devrons, pour chacun d’eux, faire le produit du poids par la longueur du bras de levier ; celui-là l’emportera qui correspond au plus grand produit ; et si les deux produits sont égaux, les deux poids resteront en équilibre.

« Le poids qui est mû, dit Aristote[2], est au poids qui meut en raison inverse des longueurs des bras de levier ; toujours, en effet, un poids mouvra d’autant plus aisément qu’il sera plus loin du point d’appui. La cause en est celle que nous avons déjà mentionnée : la ligne qui s’écarte davantage du centre décrit un plus grand cercle. Donc, en employant une même puissance, le moteur décrira un parcours d’autant plus grand qu’il est plus éloigné du point d’appui. — Ὃ οὖν τὸ κινούμενον βάρος πρὸς τὸ κινοῦν, τὸ μῆκος ἀντιπήπονθεν. αἰεὶ δ’ὅσῳ ἂν μεῖζον ἀφεστήκῃ τοῦ ὑπομοχλίου, ῥᾷον κινήσσει. Αἰτία δ’ἐστὶν ἡ προλεχθεὶσα, ὅτι ἡ πλεῖον ἀπέχουσα ἐκ τοῦ κέντρου μείζονα κύκλον γράφει ὥστ ἀπὸ τῆσ αυτῆς ἰσχύος πλέον μεταστήσεται τὸ κινοῦν τὸ πλεῖον τοῦ ὑπομοχλίου ἀπέχον. »

Ces considérations, développées à propos du levier, ne sont pas une remarque particulière dont l’efficacité se borne à ce cas ; elles constituent une méthode générale ; elles renferment un principe qui s’applique à presque tous les mécanismes ; par ce principe, les géomètres pourront rendre compte des effets variés produits par ces divers engins en considérant simplement les vitesses avec lesquelles sont décrits certains arcs de cercle. « Car les propriétés de la balance[3] sont ramenées à celles du cercle ; les propriétés du levier à celles de la balance ; enfin la plupart des autres particularités offertes par les mouvements des mécaniques se ramènent aux propriétés du levier. — Tὰ μὲν οὖν περὶ τὸν ζυγὸν γινόμενα εἰς τὸν κύκλον ἀνάγεται, τὰ δὲ περὶ τὸν μοχλὸν εἰσ τὸν ζυγὸν, τὰ δ’ἄλλα πάντα σχεδὸν τὰ περὶ τὰσ κινήσεις τὰς μηχανικὰς εἰσ τὸν μοχλὸν. »

N’eût-il formulé que cette seule pensée, Aristote mériterait d’être célébré comme le père de la Mécanique rationnelle. Cette pensée, en effet, est la graine d’où sortiront, par un développement vingt fois séculaire, les puissantes ramifications du Principe des vitesses virtuelles[4].

Aristote n’était pas géomètre ; du Principe qu’il avait posé, il ne sut pas tirer avec une entière rigueur toutes les conséquences qui s’en pouvaient déduire ; parfois, aussi, il crut pouvoir l’appliquer à des problèmes dont la complexité excédait de beaucoup les moyens par lesquels il les prétendait résoudre. D’ailleurs, dès le début de ses recherches, il s’était heurté à une grave difficulté ; la ligne décrite, en un mouvement du levier, par le point d’application de la puissance ou de la résistance est une circonférence de cercle ; elle ne coïncide pas avec la droite verticale selon laquelle agit cette puissance ou cette résistance. Touchant cette difficulté, Aristote avait donné quelques considérations fort obscures[5], plus propres à faire gloser les commentateurs qu’à satisfaire les géomètres.

Les géomètres aiment à voir une longue chaîne de raisonnements se dérouler dans un ordre parfait et former un lien sans défaut qui unit quelques principes très simples et très certains à des conclusions lointaines et compliquées. Aucun ouvrage n’est plus capable de satisfaire leur besoin de rigueur et de clarté que les écrits où Archimède traite de la Mécanique.

Ces écrits comprennent le Traité de l’équilibre des plans ou de leurs centres de gravité (Ἐπιπέδων ἰσορροπικῶν ἢ κέντρα βαρέων ἐπιπέδων) et le Traité des corps flottants (Περὶ τῶν ὀχουμένων). Notre intention n’est point d’étudier, en cet écrit, les origines de l’Hydrostatique ; nous laisserons donc de côté le Traité des corps flottants pour arrêter notre attention sur l’autre Traité.

Archimède entend exclure des fondements sur lesquels il assoira sa doctrine toute proposition dont la solidité pourrait sembler douteuse ; il n’ira donc pas, à l’imitation d’Aristote, demander ses hypothèses fondamentales à la science du mouvement ; car les lois qui président aux mouvements des corps pesants semblent profondément cachées sous des apparences complexes ; l’analyse de ces phénomènes, si variés et si difficiles à observer exactement, semble peu propre à fournir des propositions qui rallient tous les suffrages. Au contraire, l’emploi quotidien d’instruments très simples, de la balance par exemple, nous révèle, au sujet de l’équilibre des graves, quelques règles dont la vérité et la généralité ne sauraient faire l’objet d’aucun doute. Suivant la méthode dont son maître Euclide a fait usage dans les Éléments, Archimède demandera à qui veut suivre son enseignement de lui accorder la certitude de ces quelques propositions, dont il déduira toute sa théorie.

Voici quelles sont ces demandes[6] d’Archimède :

1° Des graves égaux suspendus à des longueurs égales sont en équilibre.

2° Des graves égaux suspendus à des longueurs inégales ne sont point en équilibre ; et celui qui est suspendu à la plus grande longueur est porté en bas.

3° Si des graves suspendus à de certaines longueurs sont en équilibre et si l’on ajoute quelque chose à un de ces graves, ils ne sont plus en équilibre ; et celui auquel on ajoute quelque chose est porté en bas.

4° Semblablement, si l’on retranche quelque chose d’un de ces graves, ils ne sont plus en équilibre ; et celui dont on n’a rien retranché est porté en bas.

De ces postulats et de quelques autres, dont l’évidence est trop grande pour qu’il soit utile de les rapporter ici, Archimède tire, par une méthode imitée d’Euclide, une longue suite de propositions. Parmi ces propositions, citons seulement la sixième et la septième[7], qui formulent les conditions d’équilibre du levier droit ; ces propositions sont les suivantes :

Proposition VI. Des grandeurs commensurables entre elles sont en équilibre lorsqu’elles sont réciproquement proportionnelles aux longueurs auxquelles ces grandeurs sont suspendues.

Proposition VII. Des grandeurs incommensurables sont en équilibre lorsque ces grandeurs sont réciproquement proportionnelles aux longueurs auxquelles ces grandeurs sont suspendues.

Ces deux propositions renferment les conséquences proprement mécaniques de l’écrit d’Archimède ; les théorèmes qui les suivent et où l’illustre Syracusain détermine les contres de gravité de diverses aires sont dignes des méditations du géomètre, qui en admire l’élégance et l’ingéniosité, et de l’algébriste, qui y découvre les premières intégrations qui aient été faites ; mais ils n’offrent au mécanicien aucun nouvel éclaircissement sur les questions qui le préoccupent.

Archimède est donc parvenu, en étudiant l’équilibre des graves, au même point qu’Aristote ; mais il y est parvenu par une voie entièrement différente. Il n’a pas tiré ses principes des lois générales du mouvement ; il a fait reposer l’édifice de sa théorie sur quelques lois simples et certaines relatives à l’équilibre. Il a ainsi fait de la science de l’équilibre une science autonome, qui ne doit rien aux autres branches de la Physique ; il a constitué la Statique.

Par là, il a assuré à sa doctrine une parfaite clarté et une extrême rigueur ; mais, il faut bien le reconnaître, cette clarté et cette rigueur ont été achetées aux dépens de la généralité et de la fécondité. Les lois qui régissent l’équilibre de deux graves suspendus aux bras d’un levier ont été tirées d’hypothèses spéciales à ce problème ; lorsque le mécanicien aura à traiter un autre problème d’équilibre, distinct de celui-là, il lui faudra invoquer de nouvelles hypothèses, hétérogènes aux premières, et l’analyse des premières hypothèses ne lui donnera aucune indication qui le puisse guider dans le choix des secondes. Ainsi, lorsqu’Archimède voudra étudier l’équilibre des corps flottants, il devra recourir à des principes sans analogie avec les demandes qu’il a formulées au début du Traité Ἐπιπέδων ἰσορροπικῶν.

Admirable méthode de démonstration, la voie suivie par Archimède en Mécanique n’est pas une méthode d’invention; la certitude et la clarté de ses principes tiennent, en grande partie, à ce qu’ils sont cueillis, pour ainsi dire, à la surface des phénomènes et non pas déracinés du fond même des choses ; selon une parole que Descartes[8] applique moins justement à Galilée, Archimède « explique fort bien quod ita sit, mais non pas cur ita sit » ; aussi verrons-nous les progrès les plus marquants de la Statique sortir bien plutôt de la doctrine d’Aristote que des théories d’Archimède.

  1. Aristote, Περὶ Οὐρανοῦ, Γ, β. Édition Didot, t. II, p. 414.
  2. Aristote, Mηχανικὰ Pροβλήματα, Δ. Édition Didot, t. IV, p 58.
  3. Aristote, Mηχανικὰ Pροβλήματα, Δ. Édition Didot, t. IV, p 55.
  4. A une certain époque, il fut de mode de tenir pour nulle et non avenue la science d’Aristote et de ses commentateurs ; ce préjugé suffisait à rendre incompréhensibles plusieurs des progrès intellectuels les plus importants ; ainsi dans l’aperçu historique, d’ailleurs si beau, qui ouvre la Mécanique Analytique, Lagrange a écrit ce qui suit, à propos du Principe des vitesses virtuelles: « Pour peu qu’on examine les conditions de l’équilibre dans le levier et dans les autres machines, il est facile de reconnaître cette loi, que le poids et la puissance sont toujours en raison inverse des espaces que l’un et l’autre peuvent parcourir en même temps ; cependant il ne paraît pas que les anciens en aient eu connaissance. Guido Ubaldi est peut-être le premier qui l’ait aperçue dans le levier et dans les poulies mobiles ou moufles ».
  5. Aristotle, Mηχανικὰ Pροβλήματα, B. Didot edition, Book IV, p. 55.
  6. Œuvres d’Archimède, traduites littéralement avec un commentaire, par F. Peyrard. Paris, 1807, p. 275.
  7. Loc. cit., pp. 280-282.
  8. Descartes, Lettre à Mersenne du 15 novembre 1638 (Œuvres de Descartes, publiées par Ch. Adam et P. Tannery, t. II, p. 433).