Les Origines de la marine moderne

Les Origines de la marine moderne
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 2 (p. 671-696).
LES ORIGINES
DE LA
MARINE MODERNE


I.

La découverte du Nouveau-Monde, en ouvrant aux navires à voiles un champ forcément interdit aux bâtimens à rames, donna naissance à une marine nouvelle. Les progrès de l’artillerie en assurèrent bientôt sur toutes les mers la prééminence. Le corps royal des galères, créé sous Charles VI, conserva néanmoins en France jusqu’en I749 son organisation propre, ses crédits spéciaux, ses officiers militaires et ses officiers de finances. Les vaisseaux ronds, — ce fut le premier nom sous lequel on désigna les vaisseaux à voiles, — auront eu, malgré leur perfection relative, une moins longue existence; ils n’auront guère duré plus de deux siècles. Ces deux siècles comprennent toute l’histoire de la marine moderne, histoire héroïque et sanglante qui a traversé dans le court espace de deux cents années trois phases bien distinctes. La première de ces périodes est remplie par les luttes successives que l’Espagne soutient contre les Provinces-Unies, contre l’Angleterre, et en dernier lieu contre la France. Le gros des flottes se compose alors de navires d’une centaine de tonneaux, de trois ou quatre cents tout au plus. C’est le temps où, après en être venu aux mousquetades, on s’efforce de jeter à la faveur de la fumée les grappins sur le bâtiment ennemi. Les piques rendent alors plus de service que les canons. Dans la seconde période, l’Angleterre et la Hollande se disputent la suprématie des mers. Nous assistons à de grands combats éclairés par la lueur d’immenses incendies; ce sont les vaisseaux qui ébauchent la victoire, ce sont les brûlots qui l’achèvent. Une troisième époque enfin semble s’ouvrir avec l’apparition de la marine de Louis XIV. Les lignes deviennent plus serrées et plus régulières, l’action du canon est plus efficace. Les véritables combats d’artillerie commencent, ils vont se prolonger jusqu’à nos jours. La marine à voiles a en quelque sorte trouvé sa position d’équilibre; elle ne subit plus que des transformations de détail presque insignifiantes. C’est au contraire parce qu’elle se transformait dans ses dispositions les plus essentielles que, pendant presque toute la durée du XVIIe siècle, on la voit modifier sans cesse ses procédés de combat.

Qu’étaient les vaisseaux ronds au début? De grandes barques munies d’un seul mât et pour la plupart non pontées. Quand il partait de Saint-Valery pour envahir l’Angleterre, Guillaume le Conquérant n’emmenait pas moins de neuf cents de ces vaisseaux. Trois cents ans plus tard, Edouard III en conduisait près de sept cents à la bataille de l’Écluse. Ces flottes, jusqu’à un certain point pareilles à celle qui aborda aux rives de la Troade, étaient-elles autre chose que des flottes de chaloupes? Mais lorsque vers la fin du XIVe siècle les Vénitiens eurent introduit l’usage de l’artillerie à bord des bâtimens de guerre, toute une révolution dans l’art naval se laissa soudain pressentir. Les canons furent d’abord placés sur le pont, et tirèrent en barbette par-dessus la lisse des navires. Un constructeur breton inventa les sabords, et à dater de ce moment les étages chargés de bouches à feu de tous les calibres commencèrent à se superposer rapidement les uns aux autres. Fernand Cortès entreprenait la conquête du Mexique, Magellan partait de San-Lucar pour se rendre aux Moluques quand on vit pour la première fois apparaître sur les mers ces grands châteaux ailés qui dans leur inexpérience trébuchaient encore à la moindre brise. Henri VII à Erith, la duchesse Anne à Morlaix, font construire presqu’à la même époque l’un le Great-Harry, l’autre la Cordelière. Ces deux vaisseaux jaugeaient de 1,000 à 1,200 tonneaux. Ils portaient sur leurs flancs de trente à quarante pièces de 18 et de 9, une dizaine de pièces destinées à tirer en chasse ou en retraite, et de plus une foule de petits canons offrant une certaine analogie avec nos perriers et nos espingoles. Pour se mouvoir, ils avaient quatre mâts, y compris le beaupré, — pour loger leur nombreuse artillerie, trois étages. La batterie supérieure ne s’étendait cependant pas d’une extrémité à l’autre du navire. Coupée par le milieu, elle offrait à la proue, aussi bien qu’à la poupe, un réduit complètement fermé d’où l’on dominait le pont de la seconde batterie et où l’on se retirait à la dernière heure pour repousser l’abordage. Les caraques des Vénitiens, les galions des Espagnols, le grand vaisseau des Suédois, le Non-Pareil, qui portait deux cents canons, et qui périt en 1564, étaient, comme le Great-Harry et la Cordelière, des navires à plusieurs étages, mais ces constructions massives ne figuraient encore dans les armées navales qu’à l’état d’épouvantail. La gaucherie de leur manœuvre leur réservait généralement un sort funeste. Il était surtout périlleux de les aventurer dans les mers étroites, où tout semblait leur manquer à la fois : l’espace, le fond et les abris. « Ce qui est tempête à un petit vaisseau, écrivait en 1643 l’auteur de l’Hydrographie de la mer, le révérend père Fournier, n’est que bon temps à un galion; mais le galion est difficile à loger, car il y a fort peu de havres où il puisse entrer. Aussi les Anglais, les Hollandais et les Portugais, qui se servent de galions, ne reviennent-ils jamais chez eux qu’en été, où les nuits sont courtes, et où l’on peut de loin reconnaître les côtes. »

Le nom de galion emportait l’idée de pesanteur, celui de frégate l’idée de vitesse. La frégate avait d’abord été une sorte de galère pontée, construite pour naviguer à la voile aussi bien qu’à la rame. Il y eut des frégates anglaises plus grandes que la plupart des vaisseaux hollandais; on en compta dont la taille dépassait à peine les dimensions d’une chaloupe. Les charpentiers avaient commencé par donner pour largeur aux vaisseaux le tiers de la longueur. Les Anglais les premiers changèrent cette proportion; ils allongèrent les anciens galions ou, suivant l’expression de Seignelay, ils les frégatèrent. En 1626, sous le règne de Charles Ier, les navires de la marine royale furent pour la première fois partagés en six classes distinctes. Les vaisseaux de premier rang eurent trois batteries couvertes et deux gaillards, c’est-à-dire deux portions de pont complètement isolées l’une de l’autre. Le deuxième rang comprit quelques vaisseaux à trois ponts avec un seul gaillard. Le plus grand nombre des navires de cette classe n’eut que deux ponts complets et deux gaillards. Les vaisseaux de troisième et de quatrième rang présentèrent deux ponts et un gaillard d’arrière, ceux du cinquième et du sixième un seul pont et un seul gaillard.

Les charpentiers de la Grande-Bretagne montraient dès cette époque une judicieuse tendance à réduire autant que possible l’antique échafaudage qu’une routine opiniâtre s’efforçait partout ailleurs de conserver. « Ils ménagent, disait Seignelay, jusqu’à un pouce de hauteur, de telle sorte qu’un vaisseau de 2,000 tonneaux construit en Angleterre n’a guère plus d’apparence qu’un vaisseau de 1,200 sorti des mains des charpentiers de France ou de Hollande. » Non contens de réduire à 6 pieds 1/2 la hauteur de leurs batteries, les constructeurs anglais furent les premiers à donner aux parties hautes du navire une rentrée considérable. Rien de plus intéressant que de voir éclore, dans l’espace de quarante ou cinquante ans, sous une lente et graduelle incubation, le vaisseau qui doit suffire, sans modification sensible, à quatre ou cinq générations d’hommes de mer. La poupe des vaisseaux, pareille à celle des barques, avait été d’abord plate et quadrangulaire. Vers le milieu du XVIIe siècle, les Anglais l’arrondissent et en rattachent les bordages à l’étambot. On n’avait, dans le principe, divisé la coque en plusieurs étages que pour y placer des canons. Recevait-on quelque projectile au-dessous de la batterie basse, il fallait dresser des échelles dans la cale pour arriver jusqu’à la voie d’eau. Ce furent encore les Anglais qui songèrent à établir au-dessus des barriques, au-dessus des cordages, un pont léger sur lequel les charpentiers pouvaient circuler pendant le combat. Telle fut l’origine du faux-pont actuel.

Quand on étudie de près tous ces détails, on est étonné du peu de différence qui existe entre la coque d’un vaisseau de 1672 et celle d’un vaisseau de 1840. Ce n’est plus que par la voilure et par le gréement que les navires du XVIIe siècle peuvent encore nous sembler étranges. De ce côté en effet, le progrès fut très lent. Les anciennes nefs faisaient surtout usage de leurs basses voiles. Quand par-dessus la basse voile on eut établi le hunier et, plus haut encore, le perroquet, il fallut bien des années pour qu’on sût trouver le moyen de donner quelque solidité aux mâtereaux qui portaient ces voiles supplémentaires. Les basses voiles demeurèrent pendant plus d’un siècle les voiles de résistance, celles sous lesquelles on mettait à la cape quand on se trouvait « chargé d’un gros temps. » Déjà cependant on savait, au témoignage du marquis de Seignelay, prendre des ris aux huniers, c’est-à-dire, suivant la définition de l’auteur, « diminuer ces voiles par en haut lorsque le vent est assez fort pour qu’il y ait danger de démâter, si on les laissait plus étendues. » Rien ne marqua d’ailleurs dans l’antique voilure un progrès plus notable que l’adoption de ces voiles triangulaires qui portent le nom de focs et vont de l’extrémité du beaupré à la tête du mât de misaine. Au temps où les Anglais et les Hollandais se disputaient l’empire de la Manche, la voilure était balancée par un appareil bien autrement compliqué. Sous le beaupré des vaisseaux, on voyait se déployer alors une grande voile carrée, traînant jusqu’à la mer, qui servait à favoriser les mouvemens d’arrivée; c’était ce qu’on appelait la voile de civadière. On désignait sous le nom de perroquet de beaupré une autre voile légère hissée, à la façon des huniers, sur un mâtereau branlant que soutenait le mât horizontal déjà chargé de la voile de civadière. Dans tous les arts, mais surtout dans l’art de la navigation, il est merveilleux de voir par quelles complications il a fallu passer avant d’arriver à la solution la plus simple. Les focs ne font leur apparition sur la scène navale que dans le cours de la guerre de sept ans, la brigantine ne remplace la voile de poupe enverguée sur la longue antenne qui portait le nom d’ource que peu d’années avant la guerre d’Amérique.

N’insistons pas davantage sur de pareils détails, et considérons la marine de ces temps déjà reculés dans son ensemble. Jusqu’au milieu du XVIIe siècle, on ne rencontre rien qui rappelle à un degré quelconque la constitution actuelle de nos armées navales. Charles II et Louis XIV furent les premiers souverains qui entreprirent de donner à leur marine le caractère de permanence sur lequel repose aujourd’hui la sécurité des grands états. Menacée depuis plusieurs années d’une formidable invasion par le roi d’Espagne, la reine Elisabeth ne possédait en propre, quand il lui fallut repousser cette agression, que trente-six bâtimens jaugeant à peine douze mille tonneaux. Ce furent les ports de commerce qui fournirent à la couronne la majeure partie de la flotte qu’on opposa au gigantesque armement de Philippe II. À cette époque, on levait des vaisseaux comme on continuait à lever des soldats, par une sorte d’appel féodal. Chaque paroisse était taxée à un certain nombre d’hommes, chaque ville du littoral à un certain nombre de navires. Cette milice navale se rassemblait autour de la bannière de l’amiral, et c’était l’amiral qui la partageait en escadres et en divisions; c’était également ce grand-officier de la couronne qui choisissait parmi les capitaines le vice-amiral et le contre-amiral destinés à commander l’avant-garde et l’arrière-garde de l’armée.

La distinction entre le navire de guerre et le navire de commerce ne fut pas dans le principe aussi tranchée qu’elle l’est aujourd’hui. Le commerce se faisait au XVIe siècle à main armée, et la course était une industrie des plus répandues. Les ordonnances de François Ier et de Henri II nous peuvent encore donner une idée de ce qu’étaient ces armemens dont les navires de Jean Ango sont restés le type un peu légendaire. Des particuliers s’associaient et obtenaient « congé de l’amiral de faire sortir un bâtiment du port pour aller faire la guerre aux ennemis. » Le bourgeois du navire fournissait le vaisseau d’artillerie, de boulets, de plomb, de cuirs verts, d’avirons, de piques, d’arbalètes[1], de compas et de lignes à sonder. L’avitailleur se chargeait de l’approvisionner de vivres, de poudre, de lances à feu, de lanternes et de gamelles. Le quart du butin appartenait à ces deux associés, le dixième à l’amiral, le reste aux compagnons de guerre, c’est-à-dire à l’équipage, soldats ou matelots.

De la course à la piraterie, en ces temps troublés, il n’y avait qu’un pas. Aussi fut-il ordonné en 1543 que « de toutes les prises faites en mer, deux ou trois prisonniers au moins, des plus apparens, seraient amenés devers l’amiral, son vice-amiral ou son lieutenant, afin, si la prise avait été bien faite, de la déclarer telle, sinon de la restituer à ses légitimes possesseurs. » Il fallut prendre également des mesures pour prévenir le pillage et la fraude de la part des compagnons de guerre. Ces bandits, à la fois sacrilèges et parjures, ne craignaient pas de faire venir un prêtre et de prêter serment en sa présence, sur le pain, sur le vin, sur le sel, de ne rien révéler de tout ce qu’ils pourraient dérober à bord des prises. L’autorité royale édicta contre cet abus les peines les plus sévères. Elle dut s’occuper à la même époque de mettre un terme « à ces mutinations et querelles » par lesquelles les équipages contraignaient si souvent les capitaines « à se soumettre à leur simple vouloir. » Le roi Henri II autorisa, en pareille circonstance, l’emploi des moyens les plus énergiques. Il voulut que les capitaines « restassent les plus forts. » Sur l’avis de sept « des principaux du navire, » la seule vérité du fait étant connue, la sentence était prononcée, et, fût-ce sentence de mort, elle était exécutée sur-le-champ. Il n’y avait à cette époque, on le comprendra sans peine, que des âmes fortement trempées qui pussent affronter ce qu’on appelait déjà, mais avec infiniment plus de raison qu’aujourd’hui, les hasards de la mer. La famine, la peste, le naufrage, étaient les épreuves habituelles de la plupart des expéditions. Quelque sédition grondait toujours au sein des équipages ; on n’attendait pas de quartier de l’ennemi, on ne songeait pas à lui en faire. Telle fut la marine au XVIe siècle, la marine des gueux de mer, des corsaires normands et des aventuriers anglais.

Avec le XVIIe siècle s’ouvre une autre époque; les flottes régulières commencent à se constituer. Les deux grandes puissances du nord, la Suède et le Danemark, devancèrent dans cette voie non-seulement la France, qui n’eut une marine que sous Richelieu, mais l’Angleterre même et les Provinces-Unies. La Suède possédait à la fois le bois, le fer et le cuivre; la main-d’œuvre y était à vil prix. Elle ne tarda pas à fabriquer des navires et des canons pour tous les peuples. On comptait en 1643 dans ses arsenaux 8,000 bouches à feu et 50 navires de guerre portant pour la plupart cinquante canons de fonte.

Uni à la Norvège, le Danemark n’en tenait pas moins la flotte suédoise en échec. Dès l’année 1564, il avait fait passer la victoire de son côté. Plein de vigueur et de courage, le peuple norvégien montrait une merveilleuse aptitude pour les choses de la mer. Le sang des anciens pirates Scandinaves ne s’était pas démenti, et les Hollandais eux-mêmes s’estimaient heureux quand ils avaient pu attirer sur leurs flottes ces marins énergiques, qui n’avaient pas alors leurs pareils en Europe. La Flandre avait été, pendant plus d’un demi-siècle, la grande école de guerre des soldats. La Baltique devint, grâce aux rivalités des deux états qui s’y disputaient la suprématie, une école non m’oins instructive pour les marins de toutes les nations. Elle partagea cet honneur avec la Méditerranée, où l’on trouvait toujours à faire la chasse aux Barbaresques.

Ce n’était cependant ni dans la Méditerranée, ni dans la Baltique que devaient avoir lieu les grandes luttes du XVIIe siècle. L’Angleterre et les Pays-Bas remplirent, pendant près de vingt ans, la Manche de leurs vaisseaux, et la marine moderne naquit de l’acharnement de leur querelle. L’industrieuse et vaillante population des provinces néerlandaises n’entendait pas se contenter de l’étroit territoire qu’elle avait deux fois conquis, — sur l’océan d’abord, sur les armées de Philippe II et de Philippe III ensuite. Son indépendance n’était pas encore reconnue par l’Europe qu’elle faisait déjà flotter sa bannière sur toutes les mers du globe. Les Espagnols et les Portugais virent avec étonnement le nouveau pavillon apparaître dans les Indes. Comment ces pêcheurs de harengs, ces gueux de mer à peine émancipés avaient-ils pu arriver jusqu’aux parages presque fabuleux d’où venaient les épices ? Toutes les routes qui y conduisaient ne leur étaient-elles pas interdites ? Toutes les stations de repos et de ravitaillement n’étaient-elles pas occupées par leurs ennemis ? Pour pénétrer dans les mers orientales, les Hollandais s’étaient d’abord portés jusqu’aux solitudes inexplorées du pôle. Repoussés par les glaces, ils reprirent à regret les voies qu’avaient suivies Vasco de Gama et Magellan. Quand, après avoir échappé à la tempête, aux pièges des princes malais, aux violences et aux trahisons de leurs rivaux, ces honnêtes marchands d’Amsterdam et de Flessingue avaient enfin réussi à remplir la cale de leurs vaisseaux de poivre et de girofle, c’était encore à coups de canon qu’ils devaient se frayer un passage jusqu’aux embouchures de la Meuse. On ne cède pas aisément des richesses si péniblement acquises. Combattant avec leurs épices sous les pieds, les Hollandais se montrèrent en toute occasion héroïques, la plupart du temps invincibles. Aussi entreprenans qu’économes, ils exploitaient par la pêche les mers du nord, par le trafic les mers de l’Europe et les mers de l’Orient. La compagnie des Indes tripla en moins de sept années son capital ; le port d’Amsterdam devint l’entrepôt du monde. Le commerce de l’Angleterre ne prenait pas, pendant cette période, un moins rapide essor. La dynastie des Stuarts avait le goût de la paix; aussi s’appliqua-t-elle à donner à l’activité nationale une direction pacifique. Jacques Ier fonda la compagnie à laquelle devait échoir, deux siècles plus tard, l’empire de l’Hindoustan. Les habitans de Londres avaient fait construire, dans la huitième année de son règne, un vaisseau de 1,200 tonneaux, qui alla malheureusement se perdre aux mers lointaines où il fut expédié. Jacques Ier en fit sur-le-champ bâtir un autre dont la capacité égalait presque celle de nos modernes frégates. Ainsi grandissaient parallèlement, en face l’une de l’autre, ces deux marines destinées à se mesurer bientôt avec un bruit formidable.

Dès que les Hollandais reconnurent la nécessité de placer leurs richesses sous la garde d’une marine de guerre permanente, ils instituèrent cinq conseils électifs qui prirent le nom d’amirautés et furent chargés de disposer des fonds affectés à l’entretien de la flotte. Chacun de ces conseils fut composé de sept députés nommés pour trois ans. La première amirauté fut celle de la Meuse. Elle eut pour siège Rotterdam. Celle de Zélande fut installée à Middelbourg. La troisième amirauté ne comprit qu’une seule ville dans son ressort, Amsterdam. Le conseil du Nord-Hollande s’établit tantôt à Hoorn, tantôt à Enkhuizen. Celui de la Frise fixa sa résidence à Harlingen. Fallait-il entrer en campagne, les cinq arrondissemens maritimes recevaient l’ordre de rassembler chacun leur contingent. Le chiffre à peu près constant de l’armée navale était fixé à cent cinquante-neuf vaisseaux. L’amirauté d’Amsterdam était tenue d’équiper à elle seule le tiers de la flotte. Rotterdam y contribuait pour un quart; la Zélande, la Frise et le Nord-Hollande par portions égales fournissaient le reste.

L’organisation des arsenaux se trouvait singulièrement simplifiée dans cette république marchande. La Hollande n’était alors qu’un vaste marché, le plus riche et le mieux assorti de tous les marchés du globe. Elle tirait les bois de construction des bords du Rhin et de la Norvège, le fer et les canons de la Suède, le cuivre du Japon, l’étain de l’Angleterre ou des Indes, le goudron de la Moscovie. Quant aux toiles et aux petites armes, elle les fabriquait elle-même. L’état n’avait pas d’autres magasins que ceux du commerce; il puisait à pleines mains dans ces approvisionnemens sans cesse renouvelés par une infatigable industrie.

Outre son conseil dirigeant, chaque province avait son corps distinct d’officiers : un amiral, un vice-amiral, un contre-amiral, un chef d’escadre, un certain nombre de capitaines entretenus. L’amirauté d’Amsterdam maintenait en tout temps vingt capitaines dont la solde annuelle était de 1,500 livres, monnaie de France. Tous ces capitaines avaient commencé par être mousses; c’était en montant de grade en grade qu’ils avaient, par leur expérience et par leurs services, obtenu leur commission. Ils levaient eux-mêmes leurs équipages et étaient chargés de les nourrir.

Il n’y avait pour toute la Hollande qu’une seule armée navale; mais dans cette armée on comptait autant de flottes ou de divisions qu’il existait d’amirautés. L’amiral de Rotterdam commandait à tous les autres. S’il était tué, l’amiral de Zélande arborait le pavillon; les amiraux d’Amsterdam, de Nord-Hollande et de Frise prenaient à leur tour le commandement dans l’ordre assigné à ces trois amirautés.

Pour avoir la première marine du monde, il ne manquait aux Provinces-Unies que des ports d’un accès plus facile et d’une profondeur plus grande. La Hollande n’était pas à cet égard aussi richement dotée que l’Angleterre. La ville d’Amsterdam ne pouvait faire sortir de son arsenal que des vaisseaux sans lest, sans canons et sans vivres. Rotterdam, Middelbourg et Flessingue offraient sans doute de meilleures conditions. Les vaisseaux hollandais n’en étaient pas moins tous construits à fond plat. Ce mode de construction avait ses inconvéniens; il présentait aussi ses avantages. La flotte néerlandaise, tirant fort peu d’eau, dérivait beaucoup; elle pouvait du moins s’échouer avec une impunité relative et trouvait aisément, en se jetant au milieu des bancs de la côte de Flandres, un refuge où les armées ennemies hésitaient à la suivre. D’un échantillon en général très faible, assemblés presque entièrement avec des chevilles de bois, charpentés pour la plus grosse paît en sapin, ces vaisseaux duraient peu et passaient pour a ne point faire de résistance au canon; » mais les bonnes gens des Provinces-Unies, tout en faisant vigoureusement la guerre, voulaient rester économes. Ils se seraient reproché d’exposer à de si grands hasards des constructions trop somptueuses, et ce n’était pas sans raison qu’ils comptaient sur le courage de leurs marins pour abréger la durée des combats en passant promptement de la canonnade à l’abordage.

Les Hollandais, sur plus d’un point, avaient été obligés de forcer la nature. Les Anglais trouvèrent le terrain mieux préparé. Des rades immenses, des ports profonds, des fleuves pareils à de longs bras de mer, s’ouvraient pour recevoir les flottes qu’ils allaient bâtir. Les plus grands navires qui fussent alors connus pouvaient remonter la Tamise et arriver jusqu’à 4 milles de la capitale. La marée même, insuffisante sur les côtes des Pays-Bas, secondait merveilleusement sur celles de la Grande-Bretagne les constructions navales et les radoubs. Porté par le flot dans le havre factice que l’on creusait à terre, le navire y restait à sec quand l’eau se retirait. Ces bassins, qu’on n’a pu se procurer qu’à grands frais et après maints essais infructueux dans les pays où le mouvement diurne de la mer n’a qu’une amplitude peu considérable, les Anglais les possédèrent dès le début de leurs armemens. Ils y construisirent leurs navires, ils les y firent entrer pour les caréner. Le roi d’Angleterre avait établi ses arsenaux dans les ports de Woolwich, de Deptford, de Portsmouth et de Chatam; sa flotte en 1671 se composait de cent trente-deux vaisseaux montés par 29,000 hommes. Les forêts royales du comté de Sussex et de la Cornouailles lui fournissaient du chêne en abondance. Il faisait venir de Suède ses canons; les bois de sapin, le goudron, et les mâtures de Hambourg ou de Lubeck.

Toutes les forces navales de l’Angleterre étaient sous les ordres du grand-amiral. Le navy-office ou cour d’amirauté présidait à la construction, au radoub, à l’armement et à l’équipement de la flotte, mais c’était le grand-amiral qui nommait les capitaines et faisait, au moment d’entrer en campagne, expédier par le secrétaire du navy-office les brevets de commandement. Ces commissions étaient essentiellement temporaires; la Hollande fut pendant bien des années la seule puissance navale qui crût nécessaire et juste de conserver en temps de paix des capitaines pensionnés sur les fonds de l’état.

L’état-major d’un vaisseau anglais de premier rang comprenait, vers la fin du XVIIe siècle, outre le capitaine, trois lieutenans, un master, un pilote, trois aides-pilotes, trois aides-masters et huit midshipmen. Pendant plus de deux siècles, les fonctions de ces officiers sont restées à peu de chose près ce qu’elles étaient au début de la marine anglaise. Sous Charles II, comme plus tard sous les princes de la maison de Hanovre, le capitaine était avant tout le commandant militaire du navire. Le pilote dirigeait la route, le master se chargeait de la manœuvre. Un agent spécial, le purser, surveillait la distribution des vivres, qui lui étaient fournis, non pas, comme en Hollande, par le capitaine, mais par un munitionnaire-général.

Composés pour les deux tiers de matelots, pour l’autre tiers de soldats, les équipages se recrutaient autant que possible par des enrôlemens volontaires. Cependant, en cas d’urgence, le capitaine recevait de l’amiral un warrant, en vertu duquel il pouvait faire embarquer sur son vaisseau tous les marins, tous les gens sans aveu qu’il parviendrait à saisir. Il y avait sur la flotte britannique trois classes de matelots : la première classe touchait 2ù shillings, la seconde 18, la troisième 14. Les mousses ne recevaient pas de paie. On citait déjà les Anglais comme les meilleurs canonniers qui fussent au monde. « Un canonnier anglais, disait-on, pourra tirer cinq coups de canon dans le temps qu’un Français ou un Hollandais mettrait à en tirer quatre. » On n’embarquait cependant que deux ou trois canonniers de profession par vaisseau, mais tous les matelots étaient régulièrement exercés deux fois par semaine à la manœuvre du canon. Le service de l’artillerie était ainsi, sur la flotte britannique, le dernier qui pût courir le risque de rester en souffrance.

Tels étaient le degré d’organisation, le développement de puissance, auxquels étaient parvenues les deux marines rivales d’Angleterre et de Hollande quand Louis XIV entreprit de faire jouer un rôle maritime à la France.


II.

Si l’on veut retrouver les origines de notre établissement naval, ce n’est pas à Colbert, c’est jusqu’à Richelieu qu’il faudra remonter. Henri IV, en mourant, avait laissé 41 millions de francs dans les coffres de l’état, pour plus de 12 millions d’armes et de munitions dans les arsenaux. La prospérité de la France disparut avec lui. Richelieu rétablit l’ordre dans les finances après l’avoir ramené dans les esprits ; en quelques années, il éleva le chiffre des revenus de 23 millions à 80 millions. Les charges léguées par un passé désastreux exigeaient un prélèvement annuel de 46 millions; les dépenses du département de la guerre en absorbaient à peu près 18; il en fallait réserver 4 ou 5 pour la maison du roi, pour celle de la reine et des princes, autant pour les pensions. Ce fut donc le signe d’une politique toute nouvelle que d’attribuer 2 millions 1/2 aux dépenses de la marine, quand on ne consacrait que 300,000 livres à l’entretien et à l’agrandissement des bâtimens royaux. On a cherché à établir par des calculs plus ou moins ingénieux la valeur de l’argent à diverses époques de notre histoire. Le prix du pain et des autres denrées s’est accru de 1 à 6 dans l’espace de trois siècles. Les 80 millions perçus par Richelieu représenteraient donc de 400 à 500 millions de notre monnaie ; mais la valeur absolue des fonds consacrés par ce grand ministre à l’entretien de la marine française n’est pas ce qui importe; ce qui mérite surtout d’être constaté, c’est la part considérable qu’il voulut faire à ce grand intérêt. Il lui réserva d’abord le dixième et plus tard le cinquième des revenus disponibles.

Au début du XVIIe siècle, les notions du droit des gens étaient encore fort confuses. On pillait, on rançonnait sans merci et sans scrupule tout bâtiment qui n’était pas couvert d’un pavillon puissant et respecté. Les pirates barbaresques désolaient la Méditerranée; ceux de Salé et de Larache osaient se lancer en plein Océan. N’ayant point de flotte de guerre qui pût protéger notre navigation marchande, nous nous résignions à rester tributaires du commerce étranger. Sur trois cents lieues de côtes, on n’eût pas trouvé en 1626 vingt navires français. La Hollande et l’Angleterre auraient dû nous encourager dans cette apathie ; elles cédèrent maladroitement à la tentation d’en abuser. Des édits empreints de l’esprit étroit et jaloux du temps réservèrent à l’industrie ainsi qu’à la navigation nationale l’exploitation exclusive des comptoirs et des plantations fondés au-delà des mers. Tout débouché extérieur se trouvait ainsi fermé aux produits de nos manufactures; les épices ne nous seraient plus livrées qu’à des prix exorbitans, le sucre à près de 4 francs la livre, et, ce qui était peut-être plus grave encore, tous ces objets devenus de première nécessité, il faudrait les payer aux puissances coloniales argent comptant, puisque la voie des échanges nous était désormais interdite. Une semblable situation n’était point acceptable pour un grand pays où l’ordre commençait à renaître et qui pouvait se rendre aisément compte des admirables ressources que la nature lui avait départies. Nous avions, remarquaient avec raison les notables de 1626, plus de havres que les Anglais, plus de bois de construction et du meilleur. Nos Biscayens, nos Bretons, nos Normands, composaient la majeure partie des équipages qui montaient les navires partant des ports d’outre-Manche; nous fournissions à l’Angleterre les toiles, les cordages dont elle faisait usage, le cidre, les vins, les salaisons, qu’elle embarquait sur ses vaisseaux. Pourquoi donc ne ferions-nous pas pour notre propre compte le trafic qui enrichissait nos voisins, et qui les enrichissait surtout à nos dépens?

La question cependant était complexe. Pour s’affranchir d’un tribut onéreux, il fallait à son tour fonder des colonies; pour avoir des colonies, il fallait se mettre en mesure de les approvisionner et de les défendre. Par l’octroi de privilèges exclusifs accordés aux grandes compagnies commerciales de Saint-Christophe, du Canada et de Madagascar, par le concours des principaux personnages du royaume à ces entreprises, Richelieu parvint à jeter, de 1626 1642, les bases de notre établissement colonial. Dans le même espace de temps, il créa la flotte qui devait protéger ces possessions lointaines et empêcher que les sujets du roi ne fussent « déprédés en haute mer. » Nos flottes avant cette époque ne se composaient que de bâtimens loués ou achetés en Hollande et en Suède; on avait même vu en 1621 un amiral de France obligé de combattre sous le pavillon des Provinces-Unies. Richelieu nous donna une marine nationale. Il voulut s’assurer le moyen de construire dans nos propres ports les navires que nous avions jusqu’alors demandés à l’étranger, car il avait reconnu, notamment dans la guerre dirigée contre les habitans de La Rochelle, les graves inconvéniens qui pouvaient résulter de cette dépendance. La construction des vaisseaux avait pris peu de développement en France avant l’année 1626; ce n’en était pas moins une industrie reconnue et réglementée par la sollicitude de nos rois depuis près d’un siècle. Dès l’année 1557, le roi Henri II remarquait que « les charpentiers et les calfateurs compromettaient souvent par leur négligence la vie des équipages et le succès des voyages. » Il prescrivait en conséquence que « nul ne pût être maître avant d’avoir été apprenti pendant trois ans et d’avoir fait chef-d’œuvre en présence des gardes établis par l’amiral. » Ces prescriptions demeurèrent insuffisantes, car en 1634 on se plaignait encore « que les bâtimens construits en France, faute d’avoir été bien liés, s’ouvraient souvent les uns de leur propre poids et sans naviguer, les autres à la mer avec perte d’hommes et de marchandises. »

Si nous n’avions pas de vaisseaux en 1626, nous avions du moins des arsenaux où l’on en pouvait bâtir : dans la Méditerranée, Marseille, — dans l’Océan, Brest et Brouage à l’embouchure de la Seudre, — dans la Manche, Le Havre de Grâce et Calais. Richelieu établit sur ces divers points des chantiers, mais il exigea qu’à l’avenir on ne construisît aucun navire pour le service du roi sans que les plans en eussent été soumis à un conseil composé de six ou sept capitaines, qui devraient prendre en outre à ce sujet l’avis de deux maîtres charpentiers « anglais ou flamands. » Qui ne voit déjà poindre dans cette ordonnance l’institution des conseils de marine auxquels sera déféré pendant plus de cent cinquante ans l’examen de toutes les constructions projetées[2]? Il est bien peu de nos institutions dont nous ne puissions ainsi retrouver la source dans les dispositions édictées à cette époque par le grand ministre de Louis XIII. La flotte construite, il fallait aviser à la conserver. Richelieu prescrivit que tous les vaisseaux du roi seraient à leur retour de la mer conduits dans les ports de Brouage, de Brest ou du Havre. Les canons étaient mis à terre, les agrès rangés dans des magasins; des agens spéciaux dressaient l’inventaire de tous les objets. Un chef d’escadre et un commissaire-général de marine s’en partageaient la garde avec des attributions très distinctes. Le premier avait sous ses ordres un capitaine et deux lieutenans ; le capitaine résidait à terre, les lieutenans à bord de vaisseaux désarmés. De ces deux vaisseaux, l’un était posté au fond du port, l’autre en occupait l’entrée. Trois commissaires et deux contrôleurs assistaient le commissaire-général. La police, la défense de l’arsenal, appartenaient au chef d’escadre, le soin des radoubs revenait à l’autorité administrative. Les travaux s’exécutaient généralement au rabais, c’est-à-dire avec toutes les garanties que pouvait offrir une honnête et sérieuse concurrence. L’ordre arrivait-il d’équiper un vaisseau, le maître du port remettait au commissaire-général la liste des objets nécessaires à l’armement ; le commissaire-général prescrivait la délivrance, le garde-général des magasins l’exécutait ; l’écrivain du navire opérait la recette et la constatait par ses écritures. À dater de ce moment, c’était l’écrivain seul qui devenait responsable du matériel embarqué. Il devait en faire connaître l’emploi et le justifier par la présentation d’ordres écrits émanant du capitaine. Au retour, il rendait ses comptes ; les objets qui n’avaient pas été consommés rentraient dans les magasins. On peut reconnaître aisément dans cette grossière ébauche les principaux traits d’une organisation qui subsiste encore aujourd’hui. Le génie maritime seul chercherait en vain sa place dans l’ordonnance de 1631 : il n’y est représenté que par les maîtres de hache : ces habiles charpentiers, dont la science était presque toujours un héritage de famille, seront devenus des savans de premier ordre avant qu’on ait songé à leur faire la moindre part dans l’administration des arsenaux.

Le service du commissariat devait être, aux yeux d’un ministre économe et soupçonneux, la branche la plus importante de l’organisation générale à laquelle il semble avoir prêté une attention soutenue pendant plusieurs années. Aussi ce service fut-il le premier constitué. Ce ne fut que plus tard qu’on vit naître l’embryon de ce qui devait être un jour le grand corps par excellence, le corps royal de la marine. Au XVIe siècle et dans les premières années du XVIIe, quand les chefs d’escadre de Guyenne, de Bretagne, de Normandie, de Provence, avaient reçu du roi l’ordre « d’équiper une flotte, » ils se mettaient sur-le-champ en quête de capitaines qui sussent « faire tirer à propos le canon et empêcher que le feu ne prît aux poudres, » sur lesquels on pût compter pour « bien placer les mousquetaires, manier avec jugement les voiles et gagner le dessus du vent, aborder enfin le vaisseau ennemi avec le moins de perte possible. » Les officiers de valeur étaient alors connus, on pourrait presque dire cotés sur toutes les places maritimes de l’Europe. Les uns appartenaient à l’ordre de Saint-Jean de Jérusalem, les autres avaient servi sur les corsaires de Dieppe, sur les flottes de Suède ou sur celles de Hollande. Pour s’assurer leurs services, il suffisait d’y mettre le prix. On pouvait être ainsi à peu près certain de confier ses vaisseaux à des commandans « gens de cœur, assurés dans les périls, prudens et expérimentés, incapables de baisser pavillon tant qu’il leur resterait une goutte de sang dans le corps. » Une pareille faiblesse eût été plus qu’une félonie ordinaire ; l’état, fidèle à son rôle d’armateur, l’aurait presque considérée comme une trahison commerciale. Un vaisseau de guerre, aux termes du contrat passé entre le souverain et le capitaine, pouvait « être forcé l’épée à la main, » pouvait « être brûlé ; » il ne devait jamais « être rendu à l’ennemi. » — « Ceux qui manqueront de faire leur devoir pour la gloire des armes du roi, sa majesté leur fera couper le cou. » Voilà le code militaire dans sa simplicité primitive. L’ordonnance de 1689 ne se montrera pas sous ce rapport moins rigoureuse et moins exigeante que l’ordonnance de 1634. Les progrès de l’artillerie viendront seuls modifier en 1765 ces doctrines par trop absolues. Le jour où il sera établi qu’un navire de guerre peut être détruit à distance, on cessera d’imposer au commandant l’obligation de ne rendre son épée qu’à celui qui viendra la prendre; on se contentera de lui demander de prolonger autant que possible la résistance et de défendre son vaisseau a jusqu’à la dernière extrémité. »


III.

Ces capitaines, dont on louait les services au moment du besoin et qu’on licenciait aussitôt que la campagne était terminée, vivaient du métier de la mer et n’hésitaient pas à porter en tous lieux leur industrie. Quelques-uns faisaient la course pour leur propre compte; d’autres s’adonnaient paisiblement au commerce, aucun ne s’endormait sur sa gloire passée. Leurs services antérieurs ne leur créaient aucun droit. L’état, qui les employait, ne cherchait pas parmi eux le plus ancien, le plus élevé en grade; il confiait le commandement supérieur au plus digne. Les illustrations vieillies, les bras fatigués ne pouvaient s’attendre qu’à un froid accueil. Il y avait bien quelque avantage à ce mode de recrutement, qui rappelle assez celui pratiqué en temps de guerre civile; un pareil système devait toutefois pécher par l’ensemble : rassemblés de tous les points du globe, les capitaines généralement ne se connaissaient pas, s’entendaient mal et s’obéissaient encore moins.

Par ce procédé d’armement, on pouvait avoir d’intrépides corsaires, on ne constituait que difficilement une flotte. Richelieu résolut de garder au service un certain nombre de capitaines et de lieutenans qu’il choisit avec soin parmi les plus capables. Le trésorier de la marine reçut l’ordre de leur payer une pension annuelle indépendante de la solde ordinaire de cent écus par mois qui leur était allouée lorsqu’ils commandaient. C’était un premier jalon posé pour arriver à une organisation permanente. Les officiers ainsi entretenus se trouvaient du même coup mis en possession d’une sorte de privilège. L’amiral lui-même ne pouvait les destituer, s’il ne les avait préalablement convaincus « d’avoir contrevenu aux ordonnances. » Ce n’était point toutefois de semblables aventuriers que le grand cardinal se proposa de composer le corps de la marine ; il les voulait seulement conserver comme instituteurs des jeunes seigneurs qu’il embarquerait sous leurs ordres. Dans la pensée de Richelieu, la noblesse française ne pouvait ambitionner de plus grand honneur que celui de commander les vaisseaux du roi. Le roi de son côté n’avait-il pas sujet d’espérer que cette généreuse élite, formée par de bons maîtres, lui fournirait bientôt « des capitaines économes, sachant beaucoup mieux les fonctions de tous les officiers que ces officiers eux-mêmes, charitables envers les malades et envers les blessés, et surtout craignant Dieu ? » On vit en effet sous le règne de Louis XIII « plusieurs personnes de condition » faire leur apprentissage sous les chefs d’escadre et les capitaines entretenus, se préparant ainsi à exercer à leur tour le commandement. La marine française fut dès lors un corps ; elle cessa d’en former un lorsque la parcimonie du ministre d’Anne d’Autriche eut fait descendre de 5 millions de livres à 300,000 le chiffre des sommes affectées aux dépenses navales.

Avait-on, sous cette administration nécessiteuse et avare, armé quelques vaisseaux, on se croyait encore en droit de parler bien haut de la marine et des escadres du roi, mais après quelques mois de campagne tout rentrait de nouveau dans le néant. Les capitaines étaient licenciés; ils ne se trouvaient pas alors seulement sans emploi, ils se trouvaient aussi sans pension. La marine de Richelieu ne lui avait pas survécu; Colbert n’en retrouva plus que les ruines. S’il ne rencontra pas au milieu de ces décombres les matériaux dont il avait besoin pour ériger un nouvel édifice, il y découvrit du moins des fondations qui lui parurent assez fermes encore pour qu’il n’hésitât pas un instant à y asseoir son œuvre.

L’ordonnance promulguée en 1634 a servi de base à tous les travaux d’organisation qui ont suivi. Au temps où parut cet édit mémorable, les Hollandais étaient les meilleurs guides que l’on pût consulter; aussi fut-ce à-leurs institutions maritimes que l’on crut devoir faire les plus larges emprunts. Les capitaines qui s’assemblèrent à Brouage sous la présidence du sieur de Manty[3], chef d’escadre de la province de Guyenne, ne copièrent cependant pas servilement les maîtres qu’ils avaient choisis pour modèle. Ils surent accommoder leurs prescriptions à nos traditions, à nos habitudes, à notre tempérament national. Ce travail, achevé en quelques mois, nous frappe encore aujourd’hui par sa clarté et par sa précision. Tout ce qui est essentiel y figure. Bien des règlemens sont intervenus depuis lors; ils ont été plus explicites, sont entrés dans de plus minutieux détails; ils n’ont pas mieux tranché les grandes questions de principes.

Pour assurer le bon armement des vaisseaux du roi, la première chose à faire était de déterminer la composition normale des équipages. Richelieu voulut que nos vaisseaux « fussent toujours garnis d’un nombre suffisant d’officiers, de matelots et de gens de guerre dont le courage et l’expérience fissent espérer dans les occasions de bons succès. » La même préoccupation a motivé de nos jours l’ordonnance de 1827 et plus tard le décret de 1856. On n’a pas seulement tenu à mettre un nombre de bras suffisant à bord de nos vaisseaux; on s’est proposé en même temps d’y réunir toutes les aptitudes qu’exige la nature complexe de notre service. Quelque prévoyans que nous ayons été à ce sujet, nous n’avons fait que marcher sur les traces des auteurs du règlement de 1634. Suivant les propositions que la conférence de Brouage fit agréer au cardinal, il devait y avoir sur chacun des grands bâtimens de la flotte 32 officiers mariniers. Il semble que ce nom d’officiers mariniers soit venu aux hommes spéciaux dont il marquait la fonction subalterne de l’obligation qui leur était imposée d’être avant tout marins, tandis que les officiers proprement dits, — le capitaine, le lieutenant, l’enseigne, — pouvaient à la rigueur se dispenser de l’être. Cette disposition était sur nos vaisseaux, aussi bien d’ailleurs que sur les vaisseaux anglais, où elle persista plus longtemps, un reste des usages et des mœurs militaires d’une autre époque. Au moyen âge, les chevaliers s’embarquaient pour combattre; ils ne songeaient pas à s’occuper de la manœuvre; ce soin était laissé « à de petites gens » qui en faisaient, dès l’enfance, l’objet de leurs études. Il y avait des officiers mariniers pour les diverses branches et pour tous les détails du service : 1 maître, 2 contre-maîtres, 4 quartiers-maîtres, 2 maîtres de misaine ou esquimans, 3 pilotes, 1 maître-canonnier, assisté de 3 compagnons, 1 maître-valet et 1 cuisinier ayant chacun leur aide, 2 calfats et 2 charpentiers, 1 trainier ou faiseur de voiles, 1 tonnelier, 3 caporaux, 1 dessaleur et 1 prévôt.

Les fonctions de ces bas officiers étaient beaucoup moins humbles que les noms par lesquels on les désignait ne sembleraient l’indiquer. Le maître avait la charge du gréement et le commandement de la manœuvre. Il ne connaissait de supérieurs que le capitaine de son lieutenant, d’égaux que le maître-valet et le maître-canonnier. C’était lui qui faisait « appareiller les voiles et mouiller les ancres. » Tous les matelots devaient être « attentifs à ses ordres. » Il les instruisait « doucement » et leur apprenait à observer le silence. Nul avant le combat n’avait une plus minutieuse inspection à passer, n’avait de plus importantes dispositions à prendre. Il lui fallait « apprêter son funin, » placer les hommes aux bras, aux cargues et aux écoutes, veiller à ce que les charpentiers fussent munis de plaques et de tampons, les calfats de goudron, de mousse et d’étoupe pour boucher les coups de canon à fleur d’eau.

Le pilote devait être avant tout « bon connaisseur de côtes et savoir parfaitement bien compter les marées, » car le soin de diriger la route lui était abandonné sans réserve. De son expérience et de celle du maître « dépendait, après Dieu, tout le bon succès des voyages. » Il devait, aidé de ses cartes réduites et de son arbalète, pouvoir se reconnaître en haute mer. Aussi réservait-on pour ces officiers mariniers, imbus des élémens d’une astronomie pratique, le nom de pilotes hauturiers ; on les distinguait ainsi des pilotes côtiers, dont la responsabilité cessait aussitôt qu’on avait perdu la terre de vue. Le vaisseau la Couronne, partant en 1638 de l’embouchure de la Seudre pour aller croiser sur les côtes septentrionales d’Espagne, avait, outre ses deux pilotes hauturiers, six pilotes côtiers : deux pour le fond du golfe de Gascogne, deux pour les côtes de Saintonge, deux enfin pour les côtes de Bretagne. Il fallait ces précautions infinies pour suppléer à l’imperfection de l’instrument naval, à l’inexpérience des mains auxquelles on le remettait.

Le master anglais de nos jours a cumulé les fonctions du maître et du pilote de 1634. Nous retrouverons à peu de chose près dans le contre-maître de cette époque le maître d’équipage de 1827. Seulement la découpure des ponts, qui faisait alors de l’avant et de l’arrière du vaisseau deux îlots séparés par une sorte d’abîme, cette découpure, qui n’a complètement disparu que depuis un demi-siècle, limita longtemps le domaine du contre-maître et de son compagnon. Ces deux officiers mariniers n’avaient à s’occuper que du grand mât et du mât d’artimon. Les esquimans[4] ou maîtres de misaine gouvernaient le mât d’avant et le mât de beaupré. Le contre-maître avait sous sa dépendance les pompes et le cabestan ; l’esquiman mettait les ancres à poste et jetait le grappin sur le navire ennemi.

Dès que l’action était engagée, le maître-canonnier apparaissait dans toute la plénitude de son rôle. Il faisait distribuer les gargousses, ayant soin de choisir, pour les passer de main en main par les écoutilles, « les hommes les meilleurs et les plus sages. » — « Tour tirer le canon à propos, » on attendait ses ordres ; il donnait le signal, et six, sept, ou huit pièces partaient à la fois, car on jugeait alors avantageux de tirer « par volées[5]. » Ce n’était pas uniquement pendant le combat que le maître-canonnier avait l’œil sur ses coulevrines. Dans les gros temps, il devait constamment prendre garde que ces énormes masses venant à se détacher ne fissent « courir grande fortune au navire. » La nuit venue, lui et ses compagnons parcouraient les batteries avec des lanternes sourdes : ils s’assuraient que les canons ne jouaient pas dans leurs amarrages, faisaient resserrer au besoin les cordages qui les assujettissaient, plaçaient en arrière des roues des coins « pour les empêcher de branler. » Les pièces, communément chargées à l’avance pour éviter toute surprise, étaient bouchées « avec du liège et du suif par-dessus. » Le maître-canonnier ne s’en faisait pas moins un devoir « de visiter la poudre des canons tous les huit jours, de rafraîchir l’amorce tous les soirs. » Dans sa chambre étaient rangés « en bel ordre et suivant les calibres » les porte-gargousses, sur chacun desquels se trouvait inscrit en grosses lettres le poids de la charge de poudre. La même indication était reproduite au-dessus de chaque sabord. Déjà le canon était devenu « la principale force du navire, celle qui termine le plus tôt les combats, » mais on en tenait encore le maniement pour « fort dangereux et d’un très grand soin.» S’agissait-il de remettre en batterie la pièce qui venait de tirer, il fallait, pour peu que la brise fût fraîche, « la reconduire doucement au sabord. » Le canon qui heurtait trop brusquement la membrure l’ébranlait à ce point qu’on eût dit, — suivant la judicieuse remarque de l’ordonnance de 1634 — « que le vaisseau allait se crever. » Dès cette époque, on le voit, la plupart des précautions que nous observons aujourd’hui étaient prises, et on s’étonne vraiment que nous ayons eu si peu à y ajouter.

S’il est un lieu où la sécurité soit inséparable du bon ordre, c’est à coup sûr cet empire flottant contre lequel tous les élémens de temps à autre se conjurent. La police du navire était confiée au prévôt. Le prévôt était au XVIIe siècle ce qu’est de nos jours le capitaine d’armes. « Il faisait monter l’équipage au quart et tenait les clés des prisons. » Pour chaque délinquant qu’il mettait aux fers, il recevait 5 sous. Il prélevait en outre un tiers de toutes les amendes; les deux autres tiers étaient pour les pauvres.

Le maître-valet, lui, ne régnait qu’au fond de cale, mais il y régnait sans partage. Il donnait reçu à l’écrivain de tout ce qu’il engouffrait dans ce sombre domaine; il lui rendait compte chaque jour de ce qu’il en avait laissé sortir. C’était lui qui distribuait à l’équipage pour la semaine le pain tous les samedis, le fromage et le beurre au jour fixé. Chargé de l’achat du poisson et des viandes salées, il fallait qu’il fût « homme entendu et soigneux. » Nos contre-maîtres de cale ne sont plus que le pâle reflet de ce personnage important, en qui se concentraient les triples attributions du contre-maître, du commis aux vivres et du magasinier.

Le cuisinier apprêtait déjà au XVIIe siècle ce brouet noir du matelot qui n’a guère changé depuis deux cents ans, — « potage au gras, potage de pois ou de fèves. » — Ce maigre festin était servi à l’équipage trois fois par jour. L’ordonnance de Mgr le cardinal assignait d’ailleurs au cuisinier une place fort honorable dans la hiérarchie militaire. Le cuisinier était officier marinier tout aussi bien que le maître, le canonnier, le prévôt ou le pilote. En revanche, il lui était recommandé « d’être fort propre de linge et de nettoyer soigneusement ses chaudières. »

Il faudrait tout citer, si l’on voulait montrer à quel point M. de Manty et ses collaborateurs s’étaient montrés prévoyans; bornons- nous à indiquer sommairement les fonctions spéciales des officiers mariniers que nous n’avons pas mentionnés encore. Le charpentier « visitait ce qui était affaire de charpenterie et de calfatage; » le trainier « ne souffrait pas dans la voilure un trou grand comme un pois qui ne fût raccommodé ; » le tonnelier a devait être perpétuellement auprès de ses tonnes et de ses barriques; » le caporal, « soldat hardi, » apprenait à ses hommes l’exercice du mousquet; les quartiers-maîtres se tenaient près du gouvernail pour s’assurer que les timoniers suivaient exactement la route qui leur avait été donnée. Telle était en 1634, sur un vaisseau de premier rang monté par 400 ou 500 hommes d’équipage, la composition de ce que nous nommons aujourd’hui le petit état-major. Le grand état-major se composait : du capitaine, du lieutenant, quelquefois d’un enseigne, du chapelain, de l’écrivain, du chirurgien et de son barbier. Le lieutenant faisait le second quart de nuit et la seconde veille de jour. Il assistait aux repas de l’équipage « pour aviser aux crieries et disputes qui pouvaient arriver[6]. » Son principal office était de suppléer le capitaine en cas d’absence, de le remplacer en cas de mort ou de maladie. L’enseigne n’était, à proprement parler, qu’un second lieutenant, un lieutenant aux gages de 50 livres. Le temps vint, s’il faut en croire les déclarations de Colbert, où, la faveur présidant sans discernement à la distribution des emplois, plus d’un capitaine dut payer de ses propres deniers un supplément de solde au lieutenant, dont le concours était indispensable à son insuffisance; une fois engagé dans ce sentier, il n’y avait pas de raison pour ne point aller jusqu’au bout. Le capitaine, le lieutenant et l’enseigne finirent par se trouver également incapables de conduire le navire qu’on leur avait imprudemment confié; ils se cotisèrent alors pour entretenir à leurs frais un quatrième officier qui leur pût apprendre ce qu’ils avaient à faire « dans les occurrences. »

Le service de Dieu ne pouvait être négligé dans un règlement préparé par les ordres d’un prince de l’église. Ce que Richelieu demandait surtout au chapelain, c’était d’être « homme de bonne vie et de bon exemple, » d’instruire l’équipage « par ses actions tout autant que par ses paroles. »

Le chirurgien devait, avant de quitter le port, faire garnir son coffre « de scies et de crochets, d’onguens, d’huiles de lis, de rose et de camomille, de thériaque, de rhubarbe, de séné, de poudres céphaliques, — myrrhe, encens, mastic et limon. » — Pendant le combat, il se tenait dans la cale, au pied du grand mât, « ses fers au feu, ses emplâtres et ses ligatures rangées autour de lui. » C’est là qu’il attendait les blessés, prêt à cautériser les chairs vives, à lier les artères, à répandre sur les plaies saignantes ce fameux « astringent » dans la composition duquel on avait fait entrer, avec le poil de lièvre, la cendre de crâne humain. Le chirurgien ne faisait office de médecin qu’en cas de nécessité, et encore lui était-il prescrit « de ne pas rançonner les malades. » Les escadres un peu nombreuses étaient généralement suivies d’un ou de deux navires-hôpitaux. Là seulement se trouvait représentée d’une façon digne d’elle la savante faculté. Le chirurgien et son barbier, si un médecin se fût par hasard rencontré sur le vaisseau qu’ils montaient, n’auraient eu « qu’à suivre son avis et à garder de point en point ses ordonnances. » Livrés à leurs propres lumières, ils ne pouvaient donner aux malades que l’assistance qu’ils tiraient de leur coffre et les rafraîchissemens qu’ils réussissaient quelquefois à obtenir de la libéralité du capitaine.

Le capitaine était chargé de la fourniture des vivres et du paiement de la solde; il recevait à cet effet pour chaque homme embarqué 10 écus par mois. Les autres dépenses ne le concernaient pas. L’écrivain seul était comptable de tout ce qui s’embarquait et de tout ce qui se consommait à bord du vaisseau ; pendant le combat, il présidait au passage des poudres, non-seulement « pour y empêcher le désordre, » mais aussi « pour écrire les coups de canon qui étaient tirés[7]. » Les fraudes en tout genre étaient à cette époque très fréquentes; l’écrivain avait la mission spéciale de les prévenir. Il était l’œil du prince, et le prince était le bourgeois du navire. Jamais Richelieu ni Colbert n’auraient consenti à laisser sortir du port un vaisseau sans avoir pris leurs sûretés contre l’inexpérience ou la mauvaise foi du capitaine. Il leur fallait mettre les intérêts du roi sous bonne garde. L’action de leur représentant, de leur fondé de pouvoirs, s’il est permis d’emprunter à la langue des affaires cette expression, s’étendait jusque sur la discipline. L’écrivain faisait aux équipages lecture des ordonnances; il avait vis-à-vis des capitaines un droit de remontrance pour en assurer l’exécution.

Ces ordonnances, il faut bien le dire, n’étaient en majeure partie que la sanction légale d’usages séculaires, transmis aux gens de mer de tous les pays de génération en génération. Elles se distinguaient généralement par une sévérité outrée et n’admettaient que l’emploi d’une justice sommaire. La moindre infraction entraînait les plus rudes châtimens corporels : était attaché au mât et battu par le quartier-maître celui qui jurait le nom de Dieu, — trois fois plongé du haut de la grand’vergue dans la mer celui qui, lorsqu’on battait la caisse pour mettre le navire en rade, ne se hâtait pas de s’embarquer, — qui négligeait de se pourvoir des armes dont il était tenu de se fournir lui-même, — qui répandait inutilement le vin ou jetait un ustensile quelconque à la mer, — qui tentait d’enlever de force des vivres « hors de la bouteillerie[8], » — qui osait « pétuner[9] » après le soleil couché, — qui frappait « de colère » avec le poing, avec un bâton ou avec une corde. Quant au malheureux convaincu d’avoir « tiré le couteau dans le navire, » son sort était plus rigoureux encore; n’eût-il blessé, n’eût-il atteint personne, on lui clouait de ce même couteau la main contre le mât. S’il tuait son compagnon, le vivant et le mort étaient attachés dos à dos, puis jetés dans la mer. Quand le code a contre la violence de telles pénalités, il importe de s’habituer de bonne heure à maîtriser ses instincts. Aussi le législateur prenait-il le soin paternel de recommander « aux jeunes garçons qui commençaient d’apprendre le métier de matelot » de n’être « ni blasphémateurs, ni querelleurs, et de bien vivre avec leurs compagnons. »,

La dureté des lois a le plus souvent pour effet d’imprimer une brutalité sauvage aux caractères. Les marins du XVIIe siècle étaient, si l’on en doit croire l’édit de l’éminentissime cardinal, « des hommes de diverses humeurs, pour la plupart incivils et brutaux, n’ayant que peu ou point de reconnaissance pour les bienfaits qui leur étaient départis. » Les rigueurs de la discipline ne les décourageaient pas. Ils venaient en foule s’offrir à monter les vaisseaux du roi, parce que là du moins ils étaient certains « d’avoir à boire et à manger, » — certitude assez rare en France à cette époque. Leur humeur inconstante les portait-elle à promettre leurs services à deux capitaines, il n’en fallait pas davantage pour qu’ils fussent pendus sans pitié. On les pendait encore, s’ils recevaient ou s’ils écrivaient des lettres à l’insu de leurs chefs; on se contentait a de les châtier sévèrement à coups de bouts de corde » quand il ne s’agissait que « de leur faire perdre la mauvaise coutume de crier, » — « coutume » déjà reprochée aux matelots français.


IV.

Le premier besoin qu’on éprouve quand on se transporte par la pensée au milieu de ces flottes qui ont rougi de tant de sang l’Atlantique et la Manche, c’est de les faire revivre dans leur réalité et telles qu’elles étaient au jour du combat. Alors seulement les mouvemens ordonnés trouvent leur explication, la bataille se dessine, la tactique mise en œuvre se dégage. Les Anglais et les Hollandais nous offriront les premiers l’appareil d’armées navales régulièrement constituées et se heurtant, sur de vastes étendues, dans des chocs opiniâtres. Nous aurons enfin sous les yeux des escadres. La marine moderne est fondée. Les mâtures toutefois sont encore mal assujetties, la voilure est très imparfaitement balancée; l’exécution de certains mouvemens giratoires est loin d’avoir le degré de sûreté que maints progrès de détail lui feront plus tard acquérir. De là une part plus grande à faire aux moindres variations du vent, à l’influence alternative des marées; mais ce qui modifie le plus les conditions essentielles du commandement, c’est l’extrême difficulté que le chef éprouve à transmettre ses ordres. La langue des signaux n’est encore qu’un bégaiement imparfait; les vaisseaux, suppléant à la taille par le nombre, sont répandus sur un immense espace. Dans ces parages sillonnés par les courans les plus capricieux, il est impossible de songer à ranger une flotte sur de longues lignes continues. Il faut former ses bâtimens en groupes, en paquets, en divisions. L’amiral a sous ses ordres deux ou trois lieutenans et plusieurs chefs d’escadre. Il leur fait connaître à l’avance ses intentions. Des chefs d’escadre, l’impulsion arrive aux capitaines. Le rôle le plus important peut-être, c’est celui que la tactique navale de cette époque se voit forcée d’attribuer aux vaisseaux qui marchent en tête ou qui occupent la queue de chaque colonne. Ce sont ces chefs de file et ces serre-files qui, selon que l’armée navigue en ordre naturel ou en ordre renversé, remplissent l’office du bélier au cou duquel le berger a pris soin d’attacher la sonnette; ils savent où l’amiral veut se rendre, à quelle distance il désire se tenir de terre. Ils agissent en conséquence ; les autres vaisseaux les suivent dans toutes les inflexions de leur route.

Rarement on en vient aux mains sans s’être disputé, quelquefois pendant plusieurs jours, l’avantage du vent. Celui des deux amiraux que les circonstances ont favorisé ou qui, par son habileté, a réussi à primer son adversaire de manœuvre, se porte, par un mouvement d’ensemble, par une arrivée générale, vers la flotte ennemie. Il cherche ainsi à la faire plier, il se tient prêt à profiter du désordre qui va se mettre dans les rangs. Les brûlots jusque-là ont été tenus à couvert; le moment est venu de les faire avancer. C’est l’heure solennelle, l’heure vraiment critique de la bataille. Chaque commandant de division dispose d’un certain nombre de ces enfans perdus. S’il manque de sang-froid ou de coup d’œil, s’il n’appuie pas assez énergiquement les navires incendiaires qui attendent ses ordres, il les aura sacrifiés sans profit. Victimes résignées, les brûlots sont sortis de la ligne ; ils poussent droit devant eux. Combien atteindront le but qu’on leur désigne? Quelques-uns s’abîment sous les volées de canon qu’ils bravent, d’autres se consument inutilement en route, abandonnés trop tôt par leurs équipages ou détournés par les chaloupes qui se sont portées à leur rencontre. L’ennemi rassuré fait tête : il n’y a plus qu’une ressource; il faut l’enlever à l’abordage. Les vaisseaux s’accrochent, les équipages se mêlent, on fait feu des mousquets, on combat l’épée à la main. Pendant ce temps, le vent tombe, la fumée envahit le champ de bataille. Des divisions entières se trouvent à leur insu entraînées par le courant. Le calme les retiendra-t-il loin de l’amiral ? un souffle favorable les ramènera-t-il à sa portée? L’aspect du combat, les chances de la bataille vont se modifier ainsi plusieurs fois avant que le soleil se couche. Près de faiblir, les courages se relèvent tout à coup, ranimés par la vue d’un secours qu’ils avaient cessé d’espérer; la victoire échappe au contraire à qui la croyait tenir. La lutte recommence, plus terrible et plus acharnée encore. La nuit seule vient mettre un terme au carnage.

Il règne dans ces combats une ardeur sanguinaire, une soif d’extermination qu’on ne retrouvera pas cent cinquante ans plus tard. Les Hollandais ont à couvrir leurs flottilles de pêche dans la mer du Nord, à escorter leurs convois marchands dans la Manche. Dès que les deux armées se rencontrent, elles montrent un égal désir d’en venir aux mains. De part et d’autre, on se charge avec furie. Le plus, souvent ce sont les Hollandais qui, pour mettre à l’abri leurs richesses, font les premiers mine de battre en retraite. Ils reculent lentement, presque toujours en bon ordre, vers les bancs que leurs vaisseaux seuls peuvent franchir. S’ils se sentent serrés de trop près, quelles qu’aient été leurs pertes, ils reprennent sans hésiter l’offensive. Tromp et Ruyter ont soutenu plus d’un assaut avec un tronçon d’épée. On ne ménage point les navires à cette époque, on ménage encore moins les hommes. La mer est couverte de malheureux qui surnagent; défense est faite aux chaloupes de les recueillir. Tromp, abordé, fait sauter le tillac de son vaisseau pour se débarrasser des Anglais qui s’en sont rendus maîtres. Il est telle bataille qui, après avoir duré trois jours, a coûté à chacune des deux flottes près de 1,500 morts. Ce sont d’ailleurs en toute occasion les vaisseaux-pavillons qui supportent le plus gros effort. Dans un engagement où les Hollandais eurent trente vaisseaux détruits, de neuf vaisseaux-pavillons il ne leur en resta qu’un seul. Chez les deux adversaires, l’héroïsme est le même, et ce qui sera notre éternel honneur, c’est que le jour où la fortune les aura réunis contre nous, nos capitaines se montreront de taille à les combattre, de force quelquefois à les vaincre.

La marine française peut dater ses débuts du ministère de Richelieu; ce n’est cependant qu’à partir du règne de Louis XIV que ses annales s’appuient sur des documens constamment sérieux et authentiques. Avec Colbert, nous entrons de plain-pied dans le domaine de la réalité. Nous assistons jour par jour à la création méthodique d’une œuvre admirable. Il semble que le génie qui lui donna naissance l’ait vraiment trempée dans le Styx. Les escadres s’effondrent, les corps d’officiers disparaissent; la marine française survit à toutes ces catastrophes. Dès qu’un rayon de soleil réussit à percer la nuée et vient de nouveau briller sur la France, c’est encore de nos gloires celle qu’on trouve la plus prompte à refleurir. D’où a pu venir cette vitalité, sinon de la valeur des institutions dont nous avons souvent modifié l’économie, dont nous avons toujours fort heureusement respecté le principe? L’étude des ordonnances promulguées par Richelieu, par Colbert, par M. de Choiseul, par MM. de Boyne, de Sartines et de Castries, devra tenir une grande place dans toute histoire maritime qui voudra être complète. Cette étude pourra en effet éclairer notre route, nous arrêter souvent dans des modifications imprudentes, nous en suggérer d’autres fois de nécessaires; mais ce qui touche à l’administration concerne particulièrement l’homme d’état; pour le marin, comme pour le soldat, il y a quelque chose de plus essentiel à connaître, quelque chose qui prime à la fois les questions théoriques et les détails purement pratiques du métier. « La tactique, les évolutions, la science de l’ingénieur et de l’artilleur, a dit l’empereur Napoléon Ier, peuvent s’apprendre dans des traités à peu près comme la géométrie; la connaissance des hautes parties de la guerre ne s’acquiert que par l’étude des campagnes et des batailles des grands capitaines. » Sur mer, ces campagnes et ces batailles sont peu nombreuses. Du règne d’Elisabeth et de Philippe II à celui de Napoléon Ier, on n’en trouverait peut-être pas plus de vingt ou trente dont le souvenir méritât d’être recueilli. L’empereur n’en comptait que quarante sur terre, et il remontait jusqu’à Annibal. Nous avons donc intérêt à ne pas trop limiter notre horizon. L’historien qui ne voudrait étudier que les combats livrés par nos flottes, qui négligerait l’expédition espagnole de 1588, expédition non moins merveilleusement préparée et encore plus malheureusement déçue que ne le fut l’expédition française de 1805, qui omettrait de propos délibéré le récit des grandes luttes auxquelles notre marine ne prit part qu’à dater de l’année 1672, nous priverait des enseignemens les plus applicables à la situation présente. La science navale, il ne faut pas l’oublier, a fait depuis vingt ans un retour bien étrange sur elle-même. Ces deux longues allées de peupliers qui, dans les tableaux contemporains du règne de Louis XVI, ont la prétention de représenter des combats d’escadre, nous disent assez combien à cette époque les procédés de guerre différaient de ceux des flottes actuelles, dont les flottes de l’avenir surtout nous commanderont impérieusement l’emploi. Tout au contraire, ces gros corps de bataille derrière lesquels s’abritent des flottilles de brûlots, ces vaisseaux qui s’avancent de pointe, ces navires enflammés qu’ils escortent, ces lignes qui se traversent, ces combats qui se rétablissent et se renouvellent sans cesse, toutes ces manœuvres brusques, toutes ces confusions sanglantes, que nous a retracées le pinceau des peintres du XVIIe siècle, ne sont-elles pas l’image des mêlées qu’il nous faut de nouveau prévoir aujourd’hui?

Et pourtant ce n’est pas de ce côté technique que doivent nous venir les leçons les plus profitables. Le spectacle des épreuves par lesquelles ont passé les hommes appelés à exercer le commandement des armées ou des flottes est bien autrement instructif. Les plus hautes renommées ont eu de tout temps leurs vicissitudes; les plus éclatans triomphes n’ont pas été exempts d’inquiétantes péripéties. Tout événement militaire est un drame dans lequel la fortune et les hommes jouent leur rôle. Il n’en est pas moins vrai que si l’on veut se défendre soigneusement « de convertir l’accident en principe, » on pourra discerner encore, à travers les surprises incontestables et multipliées du sort, le chemin qui mène à la victoire.


E. JURIEN DE LA GRAVIERE.

  1. Instrument servant au XVIe et au XVIIe siècle à prendre les hauteurs des astres.
  2. Les conseils de marine ont été remplacés en 1831 par un conseil central des travaux siégeant à Paris.
  3. M. Jal, s’appuyant sur une signature dont il donne le fac-simile, a cru devoir appeler « De Mantin » le chef d’escadre qui en 1636, montant le vaisseau de quarante canons l’Europe, fut chargé « de dresser par écrit un mémoire des choses sur lesquelles il était besoin de donner des ordres. » L’examen de la signature reproduite par M. Jal ne m’a pas convaincu. Tous les documens que j’ai consultés portent De Manty. C’est Ken là, je crois, le véritable nom du vice-amiral de Guyenne.
  4. Esquiman, du hollandais schieman, composé de man, homme, et de schieff, chaloupe (voyez Jal, Glossaire nautique, p. 659). Les anciennes ordonnances écrivent les esquimauts, probablement par une de ces erreurs de typographie si fréquentes dans les documens qui nous sont parvenus du XVIIe siècle.
  5. Ce fut aussi l’avis de l’amiral Bruat aux combats de Sébastopol et de Kinburn.
  6. Les lieutenans se dispensent aujourd’hui de ce soin. Ils s’y astreignaient encore quand je suis entré dans la marine.
  7. Je m’explique maintenant comment le commissaire se rencontre à un poste qui ne semblait pas appeler spécialement l’intervention de l’officier comptable.
  8. La cambuse.
  9. Fumer.