Les Origines de la crise irlandaise
Revue des Deux Mondes3e période, tome 52 (p. 521-548).
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LES ORIGINES
DE LA
CRISE IRLANDAISE

IV.[1]
LE FENIANISME.

I. Études sur l’Irlande contemporaine, par Mgr Perraud, de l’Académie française. — II. La Question agraire en Irlande, par M. Paul Fournier. — III. L’Irlande, le Canada, Jersey, par G. de Molinari. — IV. Land Acts 1881,1870 and 1860, by G. Mac-Dermot. — V. The Tenant’skey to the Landlaw act, 1881, by T. M. Healy, M. P. — VI. The Working of the irish Land act, a list of the judicial rents fixed by the sub-commissions. — VII. A History of our own times, by Justin Mac-Carthy.


I

Le 17 février 1866, le palais de Westminster offrait le spectacle d’une activité fiévreuse : les deux chambres siégeaient en permanence. C’était un samedi, jour où le parlement ne se réunit pas d’ordinaire. La veille cependant, le cabinet libéral, dont lord Russell avait pris la direction à la suite de la mort de Palmerston, était venu annoncer qu’il allait demander d’urgence la suspension de l’habeas corpus en Irlande. Une vaste conspiration, disait-on, venait d’être découverte : son siège était l’Amérique, son but l’établissement d’une république en Irlande, ses chefs des Irlandais réfugiés aux États-Unis à la suite des événemens de 1848. Le public et le gouvernement lui-même n’étaient qu’imparfaitement renseignés sur les projets et les moyens d’action des conspirateurs. On savait seulement qu’on se trouvait en présence d’une association politique, les fenians ; on savait que cette association, après s’être développée mystérieusement pendant de longues années, ne prenait plus la peine de se dissimuler et tenait publiquement ses assises sur le sol des États-Unis et à l’abri des lois américaines ; on savait que, dans les derniers mois de 1865, plusieurs chefs fenians, venus d’Amérique en Irlande pour organiser l’insurrection, avaient été eus en état d’arrestation, que l’un des plus habiles et des plus audacieux, James Stephens, était parvenu à s’échapper de sa prison, grâce à la complicité d’un gardien probablement affilié à l’association ; que trois autres, O’Donovan Rossa, Thomas Clarke Luby et John O’Leary, avaient été condamnés, le premier aux travaux forcés à perpétuité, les deux autres à vingt ans de la même peine ; on savait que ces condamnations rigoureuses n’avaient point découragé les adeptes du fenianisme, que, tout au contraire, depuis plusieurs semaines, ils paraissaient redoubler de confiance et d’activité ; qu’on avait constaté la présence en Irlande de plusieurs centaines d’émissaires venus d’Angleterre et d’Écosse et payés à raison d’un shilling et demi par jour ; qu’on avait découvert à Dublin trois fabriques d’armes clandestines ; qu’en un mot, tout semblait se préparer pour une prise d’armes générale comme celle de 1798. On savait enfin que le commandant en chef des troupes en Irlande, sir Hugh Rose, un soldat qui avait fait ses preuves dans l’Inde et en Crimée, considérait la situation comme très grave et qu’en conséquence le gouvernement ne pouvait plus répondre de l’ordre si on ne lui conférait des pouvoirs exceptionnels.

À ce cri d’alarme, conservateurs et libéraux répondirent en accordant au ministère tout ce qu’il demandait. Seuls quelques radicaux, M. Bright, M. Stuart Mill, protestèrent contre la suspension des garanties séculaires qui protègent en Angleterre la liberté individuelle. M. Bright déplora, en termes éloquens, l’inimitié réciproque qu’un long passé de luttes et de violences avait créé entre la Grande-Bretagne et l’Irlande : « Soyez sûrs, dit-il, que si les Irlandais le pouvaient, ils arracheraient leur île de ses fondemens et la transporteraient à quatre-vingts lieues plus loin vers l’occident. » Stuart Mill s’efforça de démontrer l’inanité de la politique de répression pratiquée par la plupart des cabinets à l’égard de l’Irlande. Non-seulement la résistance de ce petit groupe n’empêcha pas le vote, mais elle ne le retarda même pas. Le ministère avait déclaré qu’il lui fallait sa loi d’exception dans le plus bref délai : les deux chambres expédièrent les trois lectures en une seule journée. La reine était à Osborne ; la chambre des lords siégea jusqu’à ce que la sanction royale fut arrivée de l’île de Wight. Enfin le dimanche, à une heure du matin, tout était terminé, et le parlement ; en se séparant, pouvait se dire qu’il n’avait pas perdu sa journée. En moins de vingt-quatre heures, la loi avait été discutée, votée et sanctionnée.

Qu’était-ce donc que ces fenians qui inspiraient assez de terreur à l’Angleterre pour la décider à prendre précipitamment des mesures de suprême défense ? Leur nom était emprunté à une ancienne milice celtique que l’on trouve mentionnée dans Walter Scott. Leur organisation ! était l’œuvre d’un réfugié de 1848, John O’Mahoney, qui, après s’être jeté dans le mouvement de la jeune Irlande, avait émigré aux États-Unis. Des journaux furent créés pour servir d’organes à l’association : l’Irish People à Dublin, l’Irish American à New-York. Des souscriptions furent recueillies parmi les Irlandais établis en Amérique pour acheter des armes. Le 25 décembre 1863, une convention feniane se réunit publiquement à Chicago pour préparer une descente en Irlande. James Stephens partit pour l’Europe, muni d’argent et investi de pleins pouvoirs. On ne s’expliquerait ni l’audace que montraient les chefs du fenianisme ni la tolérance qu’ils rencontraient de la part du gouvernement américain, si l’on ne se souvenait qu’à ce moment, l’affaire de l’Alabama était pendante entre l’Angleterre et les États-Unis. Le gouvernement de Washington ménageait donc les fenians en vue d’une rupture possible avec l’Angleterre et les fenians, de leur côté, comptaient sur l’appui éventuel de l’Amérique. On sait que l’affaire de l’Alabama, après avoir traîné pendant plusieurs années, finit par se dénouer pacifiquement. Les fenians, ne voyant pas venir la rupture attendue entre les États-Unis et l’Angleterre, perdirent patience et prirent le parti d’agir seuls. C’est alors qu’ils inondèrent l’Irlande de leurs émissaires et que le gouvernement britannique, de son côté, devant un danger qui prenait un caractère d’imminence, demanda en toute hâte aux deux chambres les moyens de se défendre.

Les mesures votées par le parlement anglais ne parurent pas tout d’abord avoir intimidé les fenians. Au contraire, il y eut chez eux, au premier moment, une recrudescence d’ardeur et d’activité. Le 4 mars ; , deux chambres fenianes se réunirent solennellement à New-York. Le colonel O’Mahoney, du 19e régiment de la milice new-yorkaise, l’un des fondateurs et le principal organisateur de l’association, fut nommé président de la république irlandaise ; des fonde furent votés pour une expédition qui devait mettre à la voile pour l’Irlande dans un délai de six semaines ; une cotisation prélevée sur les adhérens produisit une somme de 5 millions. Il y avait une certaine crânerie dans cette manière d’opposer parlement à parlement, gouvernement à gouvernement, et de répondre aux lois d’exception votées à Londres par une déclaration de guerre datée de New-York. Au bout de quelques jours cependant, la réflexion vint refroidir l’enthousiasme. Entreprendre une expédition maritime contre l’Angleterre avec un budget de 5 millions, quelques régimens de volontaires levés à New-York et quelques bâtimens de commerce transformés en transports, c’était une de ces folies grandioses qui passent pour sublimes ou pour ridicules suivant la manière dont elles se terminent. Garibaldi seul de notre temps a mené à bonne fin pareille aventure ; et c’était contre le pauvre petit roi de Naples. Les plus expérimentes parmi les chefs fenians proposèrent quelque chose de plus modeste : une expédition contre le Canada. De ce côté, les difficultés étaient moins grandes. On ne se heurtait pas du premier coup à la formidable puissance maritime de l’Angleterre. On se trouvait en présence d’une frontière très étendue, presque dégarnie de troupes, ouverte sur bien des points. On se décida donc pour une attaque contre le Canada, sauf à revenir plus tard au projet de descente en Irlande. Le 4 juin 1866, un petit corps de fenians, une sorte d’avant-garde, franchit le Niagara près de Buffalo et occupa le Fort-Erie. Des volontaires canadiens, étant venus à leur rencontre, furent battus et dispersés. Ce petit succès provoqua un vif enthousiasme chez les Irlandais des États-Unis. Si de nouveaux régimens fenians avaient pu passer la frontière, l’expédition pouvait prendre un caractère sérieux. Le gouvernement des États-Unis coupa court à ce mouvement avec une décision qu’on n’attendait pas de lui. Il fit surveiller sévèrement la frontière. Le président Johnson lança une proclamation contre les fenians. Le général Sweeney, organisateur de l’expédition contre le Canada, fut arrêté. Ne recevant pas de renforts, les fenians engagés au-delà du Niagara furent bientôt acculés à la frontière. Les uns la repassèrent ; les autres, cernés et faits prisonniers, comparurent devant une cour martiale : six d’entre eux furent fusillés.

La tentative des fenians contre le Canada n’eut pas beaucoup de retentissement en Europe. Sur le continent toutes les préoccupations se concentraient autour de la lutte qui venait de commencer entre la Prusse et l’Autriche et qui devait se terminer au bout de quelques semaines par la bataille de Sadowa. En Angleterre, le cabinet de lord Russell succombait sous une coalition de conservateurs et de libéraux dissidens. Lord Derby était appelé à former un nouveau ministère. Disraeli redevenait ministre des finances et leader de la chambre des communes ; son ancien adversaire, lord Robert Cecil, devenu lord Cranbourne par la mort de son frère aîné, entrait dans le cabinet comme ministre de l’Inde, tandis que le fils de lord Derby et l’héritier de son titre, lord Stanley, prenait les affaires étrangères. Le retour inattendu des conservateurs au pouvoir provoquait un peu d’émotion et surtout beaucoup de curiosité. Quelle allait être l’attitude du cabinet dans les deux questions du moment, la question de la réforme électorale et la question irlandaise ? Contrairement à toutes les prévisions, la première de ces deux questions, qui avait été funeste à tant de cabinets, fut assez heureusement résolue, grâce à la souplesse d’esprit et de caractère du sceptique Disraeli. Les affaires d’Irlande au contraire ne cessèrent de créer des embarras au cabinet et finirent, comme on le verra tout à l’heure, par être la cause déterminante de sa chute.

Après son évasion, Stephens était retourné en Amérique, et de là il avait annoncé que ses compatriotes n’attendraient pas longtemps leur délivrance. Cependant il ne reparut pas en Irlande, du moins sous son nom, et l’on n’entendit plus parler de lui. Sa disparition vraie ou simulée, celle de plusieurs autres chefs de la première heure, n’empêcha pas cependant le mouvement de poursuivre son cours. Dans une association analogue à celle des fenians, les chefs ne manquent jamais : il apparaît à chaque instant des noms nouveaux. C’est ce qui se voyait dans les sectes religieuses du moyen âge et dans celles du XVIe siècle ; c’est ce qui se voit de nos jours chez les nihilistes de Russie ; c’est ce qui se serait vu dans la commune de Paris si elle avait duré. A la suite de l’insuccès de l’expédition en Canada, le fenianisme changea de plan sans changer de but. L’objectif final était toujours une insurrection en Irlande. Toutefois, comme ce pays était l’objet d’une surveillance très active de la part du gouvernement britannique et comme, d’un autre côté, les grandes villes manufacturières ou commerçantes de l’Angleterre contenaient une nombreuse population d’origine irlandaise, les chefs de la conspiration eurent l’idée assez intelligente de provoquer tout d’abord des mouvemens insurrectionnels dans quelques-unes des villes dont il s’agit. Si une seule d’entre elles était tombée entre leurs mains, ils auraient eu une base d’opérations qui avait toujours manqué à leurs prédécesseurs de 1798 et de 1848.

Le 11 février 1869, l’exécution de ce plan fut essayée dans la ville de Chester. Une bande de fenians marcha vers le vieux château que l’on comptait surprendre. On savait qu’on trouverait là un dépôt d’armes assez considérable : on aurait alors coupé le télégraphe, on se serait transporté par chemin de fer au port de Holy Head, situé à peu de distance ; on aurait capturé les navires qui s’y trouvaient à l’ancre et l’on aurait fait voile vers l’Irlande. Ce plan ingénieux était malheureusement connu du gouvernement, qui avait naturellement pris la précaution de faire affilier au fenianisme un certain nombre d’agens de la police secrète. Le château de Chester était donc en état de défenses Les fenians se dispersèrent, et la plupart d’entre eux disparurent dans les villages voisins. Il fallut renoncer pour le moment à l’espoir de s’emparer d’une place d’armes en Angleterre. On ne pouvait pas cependant retarder indéfiniment le mouvement insurrectionnel en Irlande. Tout était prêt depuis longtemps. Déjà, le 12 février, le lendemain de l’affaire de Chester, un soulèvement partiel avait éclaté près de Killarney, sous le commandement du capitaine Moriarty, et avait été aisément comprimé par la police et par la troupe. On s’usait dans ces efforts isolés. On décida pour le mois de mars une insurrection générale. C’était une tentative désespérée. Tous les appuis sur lesquels on avait compté faisaient défaut ; Le clergé catholique, avec beaucoup de bon sens, se prononçait énergiquement contre une tentative révolutionnaire qui ne pouvait qu’attirer de nouveaux malheurs sur l’Irlande. Enfin les élémens même semblèrent se tourner contre le fenianisme. Dans les premiers jours de mars, à la veille de la prise d’armes projetée, la neige se mit à tomber avec une abondance et une continuité presque inconnue sous ce doux et tiède climat. Au bout de peu de jours, les collines du Kerry, les fondrières du Connaught, les plaines du Munster, tout fut uniformément recouvert d’un manteau de neige. Dès lors, pas d’abri pour les insurgés, pas de recoin pour se dissimuler après une défaite, pour se grouper en vue d’une attaque. On se battit néanmoins à l’aventure, sans espoir de succès, un peu partout, dans les comtés de Cork, de Kerry, de Limerick, de Tipperary, de Louth. On essaya d’enlever des postes de police ; on se fit tuer quelques hommes, on se fit faire un grand nombre de prisonniers ; on se découragea, on se dispersa, et l’ordre matériel fut rétabli en Irlande. La neige, suivant la pittoresque expression de M. Justin Mac-Carthy, avait été le linceul de l’insurrection.

Alors commença la troisième phase du fenianisme, et la moins glorieuse. La première période avait été celle des vastes projets et des hautes ambitions : c’était le moment où l’on déclarait la guerre à l’Angleterre, où l’on envahissait le Canada en attendant l’heure et la possibilité de débarquer en Irlande. La seconde période, déjà moins brillante, avait été celle du coup de main de Chester et des attaques contre les postes de police. Au début, les fenians avaient été presque des belligérans, puis des insurgés dignes encore de certaines sympathies. Maintenant ils allaient descendre au rang des criminels vulgaires. Le gouvernement anglais ne s’était montré ni violent ni même rigoureux dans la répression du mouvement de mars 1867. Les principaux chefs, et notamment le colonel Burke, qui avait servi naguère avec distinction dans l’armée des états confédérés, ayant été condamnés à mort, un meeting présidé par Stuart Mill demanda la commutation de leur peine, et lord Derby s’empressa de l’accorder. Peu de mois après, le 18 septembre, à Manchester, deux chefs fenians qu’on venait de découvrir et d’arrêter, le colonel Kelly et le capitaine Deasy, étaient conduits dans une voiture cellulaire à la prison de la ville. Au moment où le véhicule franchissait un viaduc, une troupe de fenians en armes apparaît, des coups de feu retentissent, les chevaux sont tués ; on somme l’officier de police Brett de livrer les clés de la voiture cellulaire ; il refuse, on tire sur lui ; il est tué. Les prisonniers sont délivrés. On ne remit jamais la main sur eux, mais on parvint à découvrir quelques-uns de ceux qui les avaient délivrés. Ils passèrent en jugement, et cinq d’entre eux furent condamnés à mort : Allen, un jeune homme de vingt ans, qui fut regardé cependant comme le chef de la bande ; Larkira, O’Brien, Condon ou Shore et Maguire. Condon, qui était citoyen américain, fut gracié à la demande du gouvernement des États-Unis ; Maguire bénéficia de doutes assez sérieux qui s’étaient élevés sur sa culpabilité et dont les rédacteurs des journaux judiciaires s’étaient faits l’écho. Les trois autres furent exécutés. On avait essayé encore de fléchir le gouvernement en leur faveur. On s’était heurté à une résistance absolue de la part de lord Derby. Il avait fait grâce, quelques mois auparavant, à des condamnés politiques : , mais il ne voyait dans Allen, Larkin et O’Brien que des criminels de droit commun.

L’exécution des condamnés de Manchester avait eu lieu le 23 novembre. Moins de trois semaines après, le 13 décembre, à quatre heures de l’après-midi, la population de Londres était misé en émoi par une détonation suivie d’une secousse analogue à celle que produirait un tremblement de terre. Le mur de la prison de Clerkenwell venait de sauter sur une étendue de 80 mètres. Plusieurs maisons du voisinage s’étaient écroulées. Il y avait six morts et cent vingt blessés, dont plusieurs succombèrent après coup ; des femmes accouchèrent avant terme, des enfans moururent en venant au monde. C’était encore un coup des Fenians, et le plus triste de tous. Ils avaient placé un baril de poudre contre le mur de la prison et y avaient mis le feu. Rien ne rachetait, rien ne palliait l’atrocité de ce crime. Sous prétexte de délivrer deux fenians renfermés dans cette prison, on exposait à une mort horrible et ces deux individus, et tous les autres détenus, et les gardiens de la prison, et les habitans du voisinage pendant qu’on se mettait soi-même à l’abri de l’explosion qu’on avait préparée. Les détenus ne furent sauvés que parce qu’ils avaient été ce jour-là consignés dans leurs cellules. La police rechercha fiévreusement les auteurs de cet abominable attentat. Elle ne mit certainement pas la main sur les chefs véritables du complot ; elle découvrit seulement quelques-uns des agens subalternes. L’un d’eux, Barrett, fut condamné comme ayant mis le feu au baril de poudre. Il avait plaidé un alibi avec beaucoup d’énergie. Il fut pendu le 26 avril 1868. Ce fut la dernière exécution motivée par le fenianisme ; ce fut aussi la dernière exécution publique, une loi ayant décidé que, désormais, les condamnés seraient mis à mort dans l’intérieur de leur prison.

Pendant que le crime de Clerkenwell, en déshonorant le fenianisme, enlevait à la cause irlandaise une partie des sympathies dont elle était entourée, un homme se faisait sur ce grave sujet une opinion toute différente de celle qui dominait dans le monde politique anglais. M. Gladstone, sans excuser un crime aussi froidement atroce, estimait cependant qu’il fallait y voir une conséquence du désordre moral provoqué chez les Irlandais par de longues années de mauvaise administration et de gouvernement tyrannique. Il en arrivait à penser, comme M. Bright, que l’Angleterre était responsable, dans une certaine mesure, des attentats dirigés contre elle et qui soulevaient son indignation. L’opinion de M. Gladstone en cette matière, opinion nouvelle chez lui et dont il n’avait pas encore fait part au public, avait d’autant plus d’importance que l’ancien lieutenant de Robert Peel, par suite de diverses circonstances, avait fini par devenir le chef reconnu du parti libéral. William Ewart Gladstone était entré dans la chambre des communes en 1832, par la protection du duc de Newcastle, qui l’avait fait nommer député de Newark. Il siégeait alors sur les bancs du parti conservateur, tandis qu’Edouard Stanley, le futur lord Derby, faisait partie du ministère libéral ; trente-cinq ans plus tard, les rôles devaient se trouver renversés. Jeune, ardent, plein d’éloquence, il fut pris en amitié par Robert Peel, qui le fit junior lord de la trésorerie et sous-secrétaire d’état des colonies dans le court ministère de 1834-1835 et qui le reprit en 1841 comme vice-président du bureau de commerce et comme directeur de la monnaie. En 1843, il était président du bureau de commerce et membre du cabinet ; en 1845, ministre des colonies. D’une puissance de travail remarquable, il fut le plus utile collaborateur du premier ministre dans toutes les questions si complexes soulevées par la révision des tarifs douaniers et par la réforme des lois sur le commerce des grains. À cette époque, il dit adieu aux électeurs de Newark, dont il ne représentait plus les opinions ultra-conservatrices et se fit élire député par l’université d’Oxford, dont il avait été l’élève, et qui était glorieuse de lui. Après la mort de Robert Peel il conserva quelque temps une situation intermédiaire entre les conservateurs et les libéraux. Il refusa d’entrer dans le cabinet Derby en 1852, fut ministre des finances, la même année, dans le cabinet de coalition formé par lord Aberdeen, conserva ce poste sous lord Palmerston, le quitta après le vote de l’enquête proposée par M. Roebuck à propos de l’expédition de Crimée, le reprit enfin, lors de la formation du second cabinet Palmerston, en 1859, au moment de la guerre d’Italie. A partir de ce moment, il fut officiellement compté comme appartenant au parti libéral. Tant que vécut Palmerston, il se tint au second plan : merveilleux ministre des finances, préparant, exposant, défendant un budget comme personne ne l’avait su faire depuis les grands jours de Pitt et de Peel ; en politique, se soumettant à la discipline du parti, ne s’insurgeant pas contre le chef du cabinet, mais défendant toujours les thèses les plus libérales, et par une évolution continue se rapprochant peu à peu des chefs du groupe radical au point de devenir leur espoir et leur idole. Dans les jours de sa jeunesse, alors qu’il était tout imprégné des doctrines qui dominaient à l’université d’Oxford, il avait publié sur les relations entre l’église et l’état un livre que Macaulay critiqua vertement. L’alliance traditionnelle du trône et de l’autel y était préconisée en termes que n’auraient pas désavoués les tories les plus ardens. M. Gladstone a changé depuis ; c’est son droit. Ses adversaires se donnent quelquefois le malin plaisir de lui citer les déclarations les plus compromettantes de son malheureux livre : c’est aussi leur droit.

Palmerston était mort en 1865 ; Russell était vieux, il s’était d’ailleurs réfugié depuis plusieurs années dans le calme atmosphère de la chambre des lords. Gladstone restait, dans la chambre des communes, le chef incontesté du parti libéral. Son heure était venue. La génération des hommes d’état de 1830 achevait de disparaître. Lord Derby, après avoir organisé le cabinet conservateur de 1866 et l’avoir dirigé pendant deux ans, venait de se démettre de ses fonctions de premier ministre en faveur de Disraeli. Gladstone voyait donc à la tête du gouvernement son plus redoutable adversaire, le seul homme qui fût de taille dans la chambre des communes à se mesurer avec lui. La question irlandaise allait fournir aux deux rivaux l’occasion de se prendre corps à corps.

Le 16 mars 1866, un député irlandais, M. Maguire, était venu soumettre à la chambre des communes une série de résolutions sur la situation de son pays. Le débat qui s’engagea à ce sujet prit des proportions considérables. M. Maguire n’était pas le premier venu. Propriétaire d’un grand journal, écrivain distingué, orateur de mérite, il jouissait surtout d’une réputation de loyauté qui le faisait écouter de tout le monde, sinon avec sympathie, du moins avec respect. Ennemi de tout acte de violence, de tout recours à la force, il avait blâmé en 1848 les chefs de la jeune Irlande ; il condamnait plus sévèrement encore les meneurs du fenianisme. Il fit une vive peinture des souffrances de son pays ; il signala surtout la situation privilégiée de l’église épiscopale en Irlande comme une monstrueuse anomalie et une odieuse iniquité. En lui répondant, le secrétaire en chef d’Irlande, lord Mayo, n’essaya pas de contester cette dernière assertion ; il ne refusa pas de reconnaître que l’organisation de l’Irlande, au point de vue religieux, réclamait d’importantes modifications : « Oui, dit-il, il faut établir l’égalité entre les diverses communions religieuses, mais en élevant celles qui sont abaissées, et non pas en abaissant celles qui sont élevées. » Il annonça que le gouvernement préparait la création d’une université catholique et qu’il étudiait un projet pour améliorer la condition des fermiers irlandais.

Le débat sur les propositions Maguire durait depuis quatre jours, lorsque M. Gladstone prit enfin la parole. M. Lowe, M. Bright, du côté de l’opposition, sir Stafford Northcote, du côté du gouvernement, avaient parlé tour à tour. Malgré les mérites divers de ces orateurs, ce qu’ils avaient à dire n’était pas attendu avec curiosité ; on connaissait d’avance leur opinion sur la question. Quand, au contraire, M. Gladstone se leva, la plupart de ses auditeurs ne savaient pas encore à quel point était complète l’évolution qui s’était faite dans son esprit. La sensation fut donc profonde, lorsqu’au milieu de l’attention générale, il se prononça, sur la question de l’église d’Irlande, pour la solution la plus radicale, pour celle que réclamait depuis si longtemps M. Bright : « L’église, dit-il, comme église d’état, doit cesser d’exister. » Les acclamations éclatèrent sur les bancs où siégeaient les représentai du libéralisme avancé. M. Disraeli, parlant le dernier, répondit avec sang-froid et habileté. Il espérait peut-être que le parti libéral se diviserait sur cette question comme il s’était divisé naguère sur la question de la réforme électorale. M. Maguire, avec beaucoup de présence d’esprit, retira ses propositions afin de laisser le champ libre à M. Gladstone. Le chef du parti libéral était donc tenu, après avoir exposé son programme, de le formuler en une série de propositions et die le soumettre au vote de la Chambre. Il s’acquitta de ce devoir dans la séance du 30 mars. Il apporta trois résolutions, dont la première portait à peu près ce qui suit : « La chambre considère comme nécessaire que l’église épiscopale d’Irlande cesse d’exister comme église d’état, étant bien entendu que les situations actuelles des membres du clergé seront maintenues leur vie durant. » La question de principe était donc nettement posée. Elle fut discutée avec l’ampleur, la gravité et aussi avec la chaleur que comportait un pareil débat. M. Bright prononça l’un de ses plus éloquens discours, lord Cranbourne une de ses plus véhémentes philippiques ; le ministre de l’intérieur, M. Gathorne Hardy, en se faisant l’organe des craintes et des colères du vieux parti protestant, trouva des accens passionnés qu’on n’attendait pas de lui et qui remuèrent l’auditoire. M. Lowe compara l’église épiscopale d’Irlande à une de ces plantes exotiques qu’on fait vivre à grands frais, et à grande peine sur un sol ingrat. Gladstone et Disraeli résumèrent le débat avec leur supériorité accoutumée. Lord Stanley, le fils de lord Derby, moins éloquent que son père, mais aussi moins ardent, sans repousser formellement les résolutions de Gladstone, proposa d’en ajourner l’examen après le renouvellement évidemment prochain de la chambre des communes. Cet amendement, habilement conçu et habilement défendu, fut repoussé par 331 voix contre 270. La discussion, suspendue par les vacances de Pâques, fut reprise à la rentrée du Parlement. La première résolution de Gladstone, la résolution décisive, celle qui condamnait à mort l’église épiscopale d’Irlande, fut alors votée par 330 voix contre 265. C’était à peu près exactement la majorité qui s’était déjà prononcée contre l’amendement Stanley. L’opinion de la chambre des communes n’était donc pas douteuse. Pendant les vacances de Pâques, en outre, le parti libéral tout entier avait tenu une grande réunion à Saint-James’Hall, sous la présidence de lord Russell et s’était prononcé en faveur des résolutions Gladstone. Les libéraux de la chambre des lords étaient donc d’accord sur la question, avec ceux de la chambre des communes.

Disraeli était beau joueur : quand il vit la partie perdue, il ne se départit pas de son imperturbable sang-froid et, se contentai d’annoncer à la chambre que, par suite du vote qu’elle venait d’émettre, le gouvernement avait à prendre une résolution qu’il ferait connaître prochainement. Cette résolution était prévue ; il s’agissait évidemment de dissoudre la chambre. Une réforme électorale venait d’être votée. Quoi de plus naturel que de faire appel au nouveau corps électoral pour lui demander de se prononcer en appel sur la réforme que la chambre venait de voter ? Principal auteur du nouveau système électoral qui allait être appliqué pour la première fois, Disraeli se faisait peut-être l’illusion de croire que les citoyens auxquels il venait de conférer le droit de vote l’en remercieraient en lui donnant la majorité. Il fut vite détrompé. Le nouveau corps électoral se prononça dans les trois royaumes en faveur du parti libéral. L’opposition réunit 1,400,000 voix et le gouvernement 880,000 seulement, soit une majorité opposante de 520,000 voix, qui se décomposait de la manière suivante : 400,000 voix en Angleterre et dans le pays de Galles, 100,000 voix en Écosse, un peu moins de 20,000 voix en Irlande. Les conservateurs n’avaient eu la majorité que dans les comtés anglais ; ils avaient été battus dans les bourgs anglais, battus en Irlande, écrasés en Écosse. La nouvelle chambre comptait 387 libéraux contre 272 conservateurs. Au milieu de cette grande victoire du parti libéral, quelques échecs individuels. Gladstone, qui avait abandonné depuis plusieurs années l’Université d’Oxford pour se réfugier dans la circonscription sud du Lancashire, était battu aussi dans ce nouveau collège et obligé de se faire élire à Greenwich. Le marquis d’Hartington, le fils aîné du duc de Devonshire, échouait dans une autre circonscription du Lancashire et cherchait une nouvelle patrie électorale dans une petite circonscription du pays de Galles. Plus d’un vétéran du libéralisme, Milner Gibson, Rœbuck, Horsman, Bernai Osborne, restaient sur le carreau. Stuart Mill lui-même, le grand penseur, était rejeté par les électeurs de Westminster. La lutte avait donc été rude, mais la victoire n’en était peut-être que plus significative. Le corps électoral s’était prononcé en connaissance de cause, après avoir entendu le pour et le contre sur toutes les grandes questions pendantes. En donnant à Gladstone une majorité de plus de 100 voix dans la nouvelle chambre des communes, il lui donnait en même temps le mandat de réaliser les réformes qu’il avait réclamées au cours de la campagne électorale.

On avait qualifié de parlement chinois le parlement qui fut élu en 1857 pour approuver la guerre de Chine et la politique belliqueuse de lord Palmerston. De même, on aurait pu donner au parlement élu en 1868 le nom de parlement irlandais. Les questions irlandaises en effet tenaient la première place dans le programme électoral de M. Gladstone. Il ne parlait plus seulement de réformer l’organisation religieuse de l’Irlande : il avait élargi son plan. Il s’attaquait à deux autres questions non moins graves. Dans un discours prononcé à Wigan, devant les électeurs de la circonscription du sud du Lancashire, il compara l’Irlande à un voyageur gisant sous un mancenillier, et développant sa métaphore : « Les trois maîtresses branches du mancenillier irlandais, dit-il, sont l’église épiscopale, le régime de la propriété et le système d’éducation. » Tel était donc le but que se donnait le chef du parti libéral ; il voulait couper les trois branches du mancenillier, supprimer l’église épiscopale en Irlande, y réformer le régime de la propriété et le système d’éducation. La tâche était vaste et Gladstone l’aborda immédiatement. Disraëli, s’inclinant devant l’arrêt du corps électoral, avait donné sa démission sans attendre la réunion des chambres. Le cabinet fut vite formé. Un seul des hommes importans du parti libéral, l’éminent légiste Roundell-Palmer, refusa son concours ; il n’était pas de l’avis de Gladstone sur la question de l’église d’Irlande. Clarendon prit les affaires étrangères et Granville les colonies ; Lowe fut ministre des finances et Forster ministre de l’instruction publique avec le titre de vice-président du conseil privé. Enfin, grande nouveauté, Bright le radical, Bright le puritain, accepta la présidence du bureau de commerce. Son entrée dans le cabinet était significative : elle scellait l’alliance conclue entre le nouveau chef du parti libéral et les représentai)s du radicalisme.

Le 1er mars 1869, Gladstone présentait à la chambre des communes, comme chef du gouvernement, son projet pour la suppression de l’église officielle d’Irlande. Trois heures durant, avec une pleine possession de son sujet et une admirable lucidité de pensée et d’expression, il exposa tout son système, passant avec une aisance merveilleuse des considérations morales les plus élevées aux questions de chiffres les plus arides, expliquant point par point comment il comptait procéder pour opérer cette grande réforme, sans provoquer la moindre secousse, sans porter la plus légère atteinte aux droits acquis, et enfin quel usage il comptait faire des ressources qui deviendraient libres par suite de la sécularisation progressive des biens de l’église d’Irlande. « Cette mesure, dit-il en terminant, est importante à tous les points de vue, d’abord par les principes sur lesquels elle repose, ensuite par la multiplicité des détails arides et techniques qu’elle embrasse… Elle fait peser une lourde responsabilité sur tous ceux qui siègent dans cette chambre et particulièrement sur ceux qui occupent le banc des ministres. Nous serions coupables, nous serions condamnables si, sans conviction ou bien d’une manière imprudente et hâtive, nous avions entrepris une réforme aussi considérable… La responsabilité, toutefois, ne pèse pas uniquement sur nous, mais sur chacun de ceux qui prendront part à la discussion ou au vote. Tous sont tenus d’élever leur vue et d’élargir leur âme en présence de la grandeur de la tâche qui leur incombe. Le fonctionnement de notre constitution est en ce moment mis à l’épreuve. Je crois pouvoir dire toutefois que jamais plus grave question ne s’est posée dans des conditions d’ordre et de tranquillité plus favorables à sa solution. »

La deuxième lecture du bill fut fixée au 18 mars. Il y eut encore quatre jours de discussion, quoique le vote ne fût pas douteux. Chaque orateur important avait naturellement son mot à dire sur une question de cette gravité. Bright parla le second jour, en réponse à sir Stafford Northcote. Il n’examina pas, comme Gladstone, tous les détails de la réforme soumise à la chambre ; il s’attacha surtout à en dégager le principe. « L’église épiscopale d’Irlande, dit-il, est l’église de la conquête. Non-seulement cela est vrai historiquement, mais je prétends qu’il est impossible que le culte professé par une infime minorité de protestans ait pu être établi pendant trois cents ans au milieu d’une nation entièrement catholique autrement que par droit de conquête… Le principe de la réforme comprenait le droit pour une nation de choisir son église et son culte : le fait d’établir la religion protestante au milieu d’une nation catholique est la violation la plus flagrante de la réforme qui ait jamais été commise depuis Luther… J’ai déjà eu l’occasion de le dire il y a quelques années et je le répète aujourd’hui : la politique de l’Angleterre à l’égard de l’Irlande a fait du catholicisme non-seulement un article de foi auquel le peuple irlandais s’attache avec une persévérance héroïque et désespérée, mais encore une question de patriotisme pour laquelle ses enfans sont prêts à souffrir et au besoin à mourir… Plus je pense à cette grande mesure, — et je crois. y avoir plus réfléchi que la majeure partie des membres de cette assemblée, l’ayant vue naître article par article, en ayant suivi le développement avec un intérêt toujours grandissant, — plus je la regarde comme de nature à provoquer une intime et solide union entre l’Irlande et l’ Angleterre. Je la vois donnant le calme à tout un peuple. J’ose réclamer en faveur de ce projet de loi l’appui de tous les penseurs et de tous les gens de bien qui vivent dans les limites de l’empire britannique, et je ne puis douter que son adoption ne soit bénie par l’Etre suprême dans ses bienfaisans résultats, car elle est fondée sur les principes de justice et de bonté qui sont les glorieux attributs de son éternelle puissance. »

Le projet de loi fut voté en deuxième lecture par trois cent soixante-huit voix contre deux cent cinquante ; en troisième lecture, il eut une majorité de cent quatorze voix ; porté à la chambre des lords, il y fut combattu par lord Derby. Ce fut le dernier effort oratoire de l’ancien adversaire d’O’Connell. Quelques mois après, il succombait à une attaque de goutte dans sa résidence patrimoniale de Knowsley-Hall. La chambre des lords dans l’intervalle avait voté le projet de loi par cent soixante-dix-neuf voix contre cent quarante-six, et la reine avait donné sa sanction le 25 juillet. La loi nouvelle devait commencer à produire ses effets le 1er janvier 1870. Elle a été, en effet, appliquée depuis cette époque de la manière la plus régulière et la plus satisfaisante. Une des injustices séculaires qui pesaient sur le peuple irlandais a donc été supprimée, et cependant les espérances de M. Bright ne se sont pas réalisées. L’hostilité que les luttes d’autrefois, avaient créée entre l’Angleterre, et l’Irlande n’a pas disparu. Il est plus facile de faire le mal que de le réparer, et le souvenir d’une injustice subsiste longtemps après, que l’injustice a disparu.


II

Une des trois maîtresses branches du mancenillier irlandais était coupée. Restaient les deux autres branches, le régime, de la propriété et l’organisation de l’enseignement.

Le régime de la propriété, comme l’église épiscopale, était une création factice, un fruit de la conquête, une plante exotique transportée en Irlande par les Anglo-Saxons. Lorsque le premier des rois angevins, Henri II, commença la conquête du pays, les terres étaient la propriété indivise des clans ou septs. Le chef du sept est élu toujours dans La même famille, mais non pas toujours dans la descendance directe. Les membres de la tribu choisissent parmi les parens du chef celui qui leur paraît le plus en état de les gouverner et surtout de les conduire au combat. Ils le nomment d’avance pour qu’il soit prêt à prendre la place à l’heure même où elle se trouvera vacante. Cet héritier désigné porte le titre de tanist, et la coutume en vertu de laquelle il est choisi s’appelle tanistry. Les relations entre le chef et les membres de la tribu ne sont pas celles qui existent entre un propriétaire et des fermiers ; ce sont les relations qui existent entre des associés, entre des copropriétaires. Les membres de la tribu sont si bien des copropriétaires que dans toutes les familles, sauf celle du. chef, les terres sont soumises au régime du partage égal entre les mâles ; les membres de la tribu sont si bien des copropriétaires, qu’ils ne peuvent pas être expulsés, déplacés, remplacés, suivant la volonté arbitraire du chef. Ils ont à payer des redevances très lourdes, généralement en nature ; ils sont obligés, à de certaines époques, d’héberger le chef, et sa suite ; ils sont tenus, soit au service militaire, soit à l’entretien des mercenaires levés pour la défense de la tribu., Ces charges acquittées, ils sont en règle avec le chef ; ils, ne peuvent pas être chassés de leur coin de terre[2].

Il suffit d’exposer ce système pour montrer en quoi il diffère soit de la propriété individuelle telle que nous la pratiquons, soit de la propriété féodale telle que les populations de race germanique l’ont organisée pendant des siècles partout où elles se sont établies. La politique des Plantagenets et, après eux, celle des Tudors et des Stuarts, fut de substituer le régime du fief au régime du clan, la propriété féodale à la propriété collective. Henri II commence ; Jean sans Terre, Henri III continuent : tantôt ils confisquent des terres pour les donner à leurs compagnons d’armes et les soumettre naturellement au régime féodal ; tantôt, chose plus curieuse, ils transforment les chieftains irlandais en seigneurs féodaux ; ils se font remettre par eux les terres de leur tribu, puis les leur rendent à titre de fiefs en les créant barons anglais. Leurs anciens copropriétaires, les membres du sept, ne sont plus dès lors que leurs fermiers ou tenanciers. Telle est du moins la situation légale ; quant à la réalité, c’est autre chose. Les vieilles mœurs protestent contre cette loi nouvelle. Les membres de la tribu se considèrent toujours comme propriétaires du sol sur lequel leurs pères ont vécu avant eux et leurs grands-pères avant leurs pères. La lutte commence entre le vieux droit celtique et le nouveau droit germanique, entre la loi des Brehons, proscrite par les Plantagenets, et la loi anglo-normande, repoussée par les Irlandais. Pendant longtemps, au surplus, le régime féodal ne franchit pas les limites restreintes du pale ou de la marche, c’est-à-dire de la partie du pays la plus voisine de Dublin. Partout ailleurs, c’est-à-dire dans les trois quarts de l’Irlande, l’autorité des Plantagenets est presque nominale et l’antique constitution de la propriété subsiste toujours.

Sous Édouard III, la conquête anglaise fait un pas en avant. Le XIVe siècle, on ne l’ignore pas, fut une époque d’expansion pour la monarchie anglo-angevine, qui faillit un instant conquérir la France, entraîner l’Espagne dans son orbite et constituer un vaste empire dans l’Europe occidentale. L’épée de Du Guesclin et la politique de Charles V ne furent pas de trop pour arrêter ces ambitions menaçantes. Tandis que le prince Noir poursuivait sur le continent l’exécution des grands desseins de son père, un autre fils du roi, Lionel, duc de Clarence, était nommé vice-roi d’Irlande et avait pour mission de plier enfin aux lois et aux mœurs anglaises ce pays réfractaire et cette population intraitable. Non-seulement les Irlandais de pure race, les Irrois sauvages, comme on les appelait dédaigneusement, avaient gardé leurs vieilles coutumes, mais les Anglais transplantés en Irlande avaient fini par les adopter. Par des mariages, par des unions irrégulières, par les mille liens que crée l’existence commune, la race conquise s’était assimilé la race conquérante. Phénomène fréquent : le vaincu absorbe le vainqueur ; la terre absorbe le maître ; la femme absorbe l’homme. Pour réagir contre cet état de choses, la politique anglo-angevine employa des moyens d’une implacable sévérité. En 1337, le vice-roi tient un parlement à Kilkenny : là sont votés des statuts rédigés en Angleterre et apportés par Lionel pour devenir la loi de l’Irlande. Défense à tout Anglais, sous peine de haute trahison, d’épouser une Irlandaise, de prendre pour maîtresse une Irlandaise, de porter aux fonts baptismaux un enfant irlandais. Défense à tout Anglais, sous peine de confiscation de ses biens, soit de prendre un nom irlandais, soit de se servir de la langue irlandaise, soit de porter le costume irlandais. Défense de se soumettre aux lois des Brehons sous peine de haute trahison. Défense à un Irlandais de faire pâturer ses bestiaux sur des terres appartenant à un Anglais, même avec l’autorisation du propriétaire.

Les Tudors succèdent aux Plantagenets. Henri VIII abjure le catholicisme. Un nouveau ferment de haine s’élève entre l’Angleterre et l’Irlande. Ce n’était pas assez de la lutte entre deux races, de la lutte entre deux systèmes opposés de propriété : voici que commence maintenant la lutte entre deux religions. Les Anglais et les Irlandais ont un motif de plus pour se détester : ils se considèrent réciproquement comme des impies et des damnés. Plus de ménagemens, par conséquent : c’est une guerre sans merci. Henri VIII entame la lutte : les biens du clergé catholique sont confisqués ; une partie est attribuée au nouveau clergé schismatique, une partie vendue au profit du trésor royal. Elisabeth, à son tour, confisque les biens des barons qui refusent de prêter le serment de suprématie ou, en d’autres termes, qui restent fidèles à la foi catholique. Quand elle accorde des donations, elle impose aux donataires l’obligation de ne pas vendre leurs terres à des Irlandais de pure race. Jacques Ier veut améliorer la situation des fermiers par rapport aux propriétaires. Il s’y prend si bien qu’il trouble à la fois propriétaires et fermiers. Il commence par réclamer de chacun la justification de l’origine de sa propriété. Or, en Irlande, à cette époque, les propriétés les plus anciennes et les plus respectables ne reposaient que sur la coutume et la tradition. Donc pas de titres écrits ou des titres que les commissaires royaux considéraient comme irréguliers. Donc nouvelles confiscations : 800,000 arpens sont réunis au domaine royal, donnés à l’église épiscopale, vendus à des spéculateurs anglais ou écossais, qui fondent au milieu des domaines confisqués la ville protestante de Londonderry. Sous Charles Ier, l’enquête sur les titres de propriété se poursuit avec une rigueur croissante. Strafford comme vice-roi d’Irlande, trouve moyen de faire attribuer au roi une partie des comtés de Tipperary et de Limerick et plus de la moitié du Connaught. Triste cadeau, qui devait porter malheur au ministre, au monarque et à la monarchie. Un soulèvement général éclate dans l’île : cinquante mille colons anglais sont massacrés. Pour réprimer, la rébellion, il faut une armée ; pour équiper l’armée, des subsides, pour voter les subsides, un parlement. C’est ce parlement qui fait la révolution d’Angleterre.

Huit ans se sont passés. Charles Ier est mort sur l’échafaud. Cromwell est tout-puissant en Angleterre : il veut l’être aussi en Irlande. En 1649, il se fait nommer vice-roi de ce pays. Il y débarque le 15 août avec ses bataillons de puritains, animés d’un sombre fanatisme. Pendant quatre ans l’impitoyable soldat promène le fer et le feu à travers toute l’Irlande. Enfin, en 1653, sûr désormais d’être obéi, décidé en tout cas à briser les résistances si elles se produisaient, il exécute la plus terrible entreprise qu’on ait jamais tentée contre un peuple et contre un pays. Ce n’est pas moins qu’une expropriation en masse de tous les Irlandais, aussi bien de ceux de pure race que de ceux qui, descendus de colons anglais, ont adopté les mœurs et surtout la foi religieuse de leur nouvelle patrie. L’Irlande est divisée, comme on sait, en quatre grandes provinces : le Munster, le Leinster, l’Ulster et le Connaught. Les Irlandais catholiques sont expulsés de trois de ces provinces. La quatrième, le Connaught, leur est affectée comme lieu de résidence ou plutôt d’exil. Ils recevront là un tiers de ce qu’ils possédaient de terres dans leurs anciennes résidences. Les biens confisqués sont, ou donnés aux soldats de Cromwell, ou livrées aux spéculateurs de Londres et des autres grandes villes de l’Angleterre en paiement des sommes qu’ils avaient avancées pour les frais de l’expédition en Irlande. Le système peut se résumer en deux mots : les trois quarts de l’Irlande aux Anglais et aux protestans ; un quart aux Irlandais et aux catholiques. Voilà le principe général ; dans l’application, il est tempéré par le caprice ou par l’intérêt du vainqueur : on garde dans les trois provinces protestantes un certain nombre de catholiques dont on a besoin comme laboureurs, journaliers, hommes de peine ; on laisse, par grâce, une partie de leurs biens à quelques propriétaires catholiques spécialement signalés comme ayant montré un zèle constant en faveur du gouvernement anglais. Simple tolérance, essentiellement précaire, facilement révocable, achetée en tout cas par d’incessantes humiliations. La règle est celle-ci : à dater du 1er mai 1664, l’Irlandais, le catholique, sauf exception dûment justifiée, doit vivre à l’ouest du Shannon. Si on le trouve en-deçà du fleuve, sur la rive gauche, dans la partie que les protestans se sont réservée, on peut le tuer. Ce refoulement de la population indigène dans la partie ouest de l’île a reçu un nom expressif, celui de transplantation. Parmi les transplantés se trouve uni descendant d’Edmond Spenser, qui, soixante-dix ans auparavant, avait reçu en donation de la reine Elisabeth des biens confisqués aux Fitzgerald. Un transplanté, Luttrell, obtient à grand’peine la permission de coucher dans ses propres écuries pour avoir le temps de faire ses préparatifs de départ. Lord Roche et ses filles sont obligés de se rendre à pied dans le Connaught ; Édouard Hetherington est pendu pour avoir refusé de se laisser transplanter. Il est exécuté à Dublin le 3 avril 1655 et pour l’exemple on lui met sur la poitrine un écriteau avec ces mots : For not transplanting.

Après le retour des Stuart brusque changement. Charles II flotte entre les protestans et les catholiques, mais Jacques II se prononce ouvertement en faveur du catholicisme. Pendant qu’il était chassé d’Angleterre par Guillaume d’Orange, l’Irlande lui resta fidèle. Là il régna encore deux ans ou plutôt ce furent les chefs du parti irlandais, Tyrconnel en tête, qui régnèrent en son nom. De persécutés les catholiques devinrent persécuteurs. Les Anglo-Saxons avaient pendu les Celtes et avaient usurpé leurs terres ; les Celtes à leur tour se donnèrent le plaisir de pendre les Anglo-Saxons et de confisquer leurs biens. Il fallait prévoir de terribles représailles au cas où l’Angleterre reprendrait possession de l’île. Aussi les Irlandais, même après la défaite de la Boyne et la fuite de Jacques II, continuèrent-ils à lutter avec acharnement. Enfin le 8 octobre 1691, ils signent à Limerick une capitulation ou plutôt un traité avec les généraux de Guillaume III. Le préambule désigne comme parties contractantes : d’un côté, le baron Gaskell, commandant en chef, sir Charles Porter et Thomas Conningsby, représentant Guillaume et Marie, roi et reine ; de l’autre Sarsfield, le comte de Lucan, le vicomte Galway, le colonel Purcell, le colonel Cusack, sir John Buller, le colonel Dillon, représentant la nation irlandaise. Les clauses principales du traité sont le libre exercice du culte catholique, le droit pour les catholiques de siéger au parlement, la liberté commerciale en faveur de l’Irlande, la garantie de la libre jouissance de leurs biens à ceux qui ont pris les armes en faveur de Jacques II, une amnistie générale. Le traité est accepté par Guillaume et Marie ; il est déchiré par le parlement de Dublin, en majorité protestant. Les catholiques sont exclus des deux chambres irlandaises, comme ils l’étaient déjà des deux chambres anglaises ; ils sont privés du droit de vote, soit pour les élections législatives, soit pour les élections municipales ; ils ne peuvent pas s’éloigner à plus de 4 milles de leur résidence. De nouvelles confiscations sont prononcées. Guillaume III ayant rendu aux anciens propriétaires quelques parcelles des terres qui leur avaient été enlevées, on l’accuse de complaisance pour les papistes, lui, le chef du parti protestant en Europe. Les concessions faites par lui sont annulées ; les terres sont reprises pour être vendues : défense aux catholiques de s’en rendre adjudicataires. Sous la reine Anne, redoublement de sévérité. De nouvelles lois sont édictées sous le nom de lois pénales. Elle% ont un double but : favoriser le morcellement des biens que les catholiques peuvent encore posséder, empêcher les catholiques d’acquérir d’autres propriétés. Pour favoriser le morcellement, ni droit d’aînesse, ni liberté de tester dans les familles catholiques ; le partage égal et forcé à chaque génération : si pourtant le fils aîné d’un catholique se fait protestant, le droit d’aînesse revit en sa faveur ; c’est une prime offerte à l’apostasie. Pour atteindre le second but, interdiction d’abord aux catholiques d’acheter des terres, interdiction ensuite d’hériter de leurs parens protestans. Après les propriétaires, les fermiers : s’ils sont catholiques, on ne peut pas leur consentir des baux de plus de trente et un ans ; s’ils sont catholiques, ils doivent payer un fermage qui représente au moins les deux tiers du produit de la terre ; autrement tout protestant, sur simple prestation de serment, peut se substituer au bail.

Telle était la législation inique que l’Angleterre ancienne avait léguée à l’Angleterre nouvelle ; tel était l’odieux héritage qu’il s’agissait de répudier. Dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, sous l’influence de Fox et de Pitt, de Burke et de Grattan, l’édifice des lois pénales est battu en brèche : pendant la première moitié du XIXe siècle il achève de s’écrouler. Par l’acte de 1778, les catholiques recouvrent le droit de contracter des baux emphytéotiques ; par le même acte ils sont replacés sous l’empire du droit commun en matière de successions. L’acte de 1782 leur restitue le droit d’acquérir la terre ; l’acte de 1793 leur rend la capacité électorale ; l’acte de 1829 enfin leur rouvre l’entrée du parlement. Nous avons raconté dans d’autres articles l’histoire de ces réformes successives. Cependant, malgré l’adoucissement incontestable de la législation établie sous Guillaume III et sous la reine Anne, le régime de la propriété, en Irlande, ne s’était pas sensiblement modifié dans la pratique. Quoique les catholiques eussent recouvré le droit d’acquérir des terres, ils n’avaient que peu d’occasions d’en profiter. La plupart des grands domaines, grâce au droit d’aînesse et aux substitutions, étaient immobilisés entre les mains d’un petit nombre de familles protestantes. Beaucoup de propriétaires étaient obérés ; ils avaient emprunté pour une valeur égale ou supérieure à celle de leurs terres. Dans cette situation, ils ne touchaient plus leur revenu, gage de leurs créanciers ; ils ne pouvaient faire aucune amélioration ; ils étaient entraînés à écraser leurs fermiers par des augmentations de redevances. La vente de leurs terres aurait été un avantage pour eux, pour leurs créanciers, pour leurs fermiers. Malheureusement la plupart de ces domaines étant substitués, leur aliénation était extrêmement difficile. En 1848, un effort est fait pour porter remède à cette situation. Le cabinet libéral, dirigé par lord John Russell, propose à la chambre des lords une loi spéciale pour autoriser la vente des biens obérés (encumbered estates). Le projet de loi, combattu par certains membres de la chambre des lords, qui tremblaient à la pensée de voir la propriété foncière se mobiliser ou se morceler, est renvoyé à une commission pour être étudié à nouveau et remanié. Il passe enfin en 1849 à la chambre des lords. Porté à la chambre des communes, il est voté par elle à la suite d’un remarquable discours de sir James Graham, l’ancien collègue de Robert Peel, qui s’exprime dans les termes suivans : « Il me paraît nécessaire que des facilités et des encouragemens soient donnés pour favoriser le partage des terres en Irlande. Il importe de rattacher au sol de l’Irlande les populations catholiques de ce pays. Pendant une longue période d’inégalité, les catholiques irlandais, grâce à leur économie et à leur industrie, ont acquis des capitaux considérables qu’ils seraient heureux, j’en suis convaincu, de consacrer à l’achat de biens-fonds. D’un autre côté, une partie des vastes domaines acquis autrefois par suite de confiscations et qui se trouvent entre les mains des protestans, sont obérés de manière à mettre leurs propriétaires hors d’état de remplir les devoirs qui leur incombent. Il faut remédier à cet état de choses. » Les tribunaux créés en vertu de la loi sur les biens obérés commencèrent à fonctionner dès le mois de mars 1849 et siégèrent pendant plusieurs années. Jusqu’en 1852, il avait été vendu 11,024 domaines, représentant une valeur totale de 23,161,093 livres, soit près de 600 millions de francs.

On avait fait quelque chose pour les propriétaires : on n’avait encore rien fait pour les fermiers. La situation de ces derniers était singulière. Pour la comprendre, il faut nous abstraire un instant de nos idées françaises. Les rapports réciproques du propriétaire et du fermier, en Angleterre et en Irlande, sont essentiellement différens de ce que nous les voyons chez nous. Les mots mêmes que nous employons pour exprimer ces rapports, les mots de propriétaires et de fermiers, de baux et de fermages, ne sont pas la traduction exacte des mots anglais. Le landlord n’est pas l’équivalent de notre propriétaire français, pas plus que le tenant ou tenancier n’est l’équivalent de notre fermier. Chez nous, le fermier ne se croit aucun droit de copropriété sur la terre : son seul titre est le contrat passé entre lui et le propriétaire. Ce contrat lui garantit sa jouissance. Par contre, il lui impose des obligations rigoureuses : faute par lui de les remplir, il est déchu. Dans l’organisation féodale de la propriété, telle qu’elle subsiste encore chez nos voisins, il en est tout autrement. M. Paul Fournier, le savant professeur à la faculté de droit de Grenoble, l’explique avec une rare précision dans son ouvrage sur la Question agraire en Irlande : « Avant 1860, dit-il, la situation réciproque du propriétaire et du fermier n’était point considérée comme le résultat d’une convention expresse sur certains points, tacite sur les autres. Les jurisconsultes disent à bon droit que la relation du fermier avec le propriétaire est la conséquence de la tenure, non du contrat. Les obligations que produit cet état de choses naissent de la coexistence de droits réels appartenant à deux personnes différentes sur le même objet ; ce ne sont pas des obligations contractuelles. »

Il y a donc, d’après les idées anglaises, une sorte de décomposition de la propriété entre le bailleur et le preneur, entre le landlord et le tenant. Le bailleur se réserve le domaine éminent ; il a un droit de réversion, dont il peut user, soit à une époque indéterminée, en l’absence de convention spéciale, soit à une époque déterminée, quand il y a convention. Jusque-là le domaine utile passe sur la tête du preneur. Cette manière de comprendre la situation semble au premier abord extrêmement favorable au tenant, car elle lui reconnaît un droit réel sur la terre qu’il détient et qu’il cultive. Or un droit réel peut se vendre, se céder, se transférer. D’où cette conséquence toute naturelle : le fermier prétend traiter avec son successeur pour la cession du susdit droit : Je vous laisse la place, lui dit-il, je vous abandonne les améliorations que j’ai faites, je vous transfère ma situation, mais je vous demande une indemnité de bon gré (good will). A merveille, seulement il dépend du landlord de faire échouer la combinaison. Il peut d’abord refuser le nouveau fermier qui lui est présenté par le fermier sortant ; il peut ensuite, à l’expiration du bail, s’il y en a un, ou à toute époque, s’il n’y a pas de bail, élever outre mesure le chiffre du fermage ; alors le nouveau fermier n’a ni le désir ni la possibilité de payer à son prédécesseur l’indemnité de bon gré. Aussi le tenancier ne peut-il bénéficier de cette situation que là où il existe de bonnes relations entre lui et le propriétaire. Ce n’était pas le cas dans la majeure partie de l’Irlande. Seule, la province de l’Ulster faisait exception. Là les haines de race et de religion étaient moins violentes ; beaucoup de fermiers étaient protestans comme les landlords. Par suite, la coutume de l’Ulster était très favorable au droit du tenancier. L’indemnité de bon gré s’y payait couramment, et le propriétaire ne refusait pas d’accepter le successeur présenté par son fermier, à moins qu’il ne fût notoirement insolvable. Aussi les paysans des trois autres provinces disaient-ils constamment : Donnez-nous le tenant right ; donnez-nous la coutume de l’Ulster. Et lord Palmerston, qui n’était pas très tendre pour ses compatriotes les Irlandais, répondait avec l’approbation de la chambre des communes : « Le droit du tenancier, ce serait la spoliation du propriétaire. »

Cependant le cabinet Palmerston ne refuse pas de faire quelque chose en faveur des fermiers. En 1860, Cardwell, alors ministre de l’Irlande, fait voter deux lois dont voici l’économie : la nature des relations entre le propriétaire et le fermier est modifiée ; ces relations reposeront désormais sur le contrat et non plus sur la tenure. Quand il n’y a pas conventions expresses entre les parties, la loi y supplée en supposant des conventions tacites. La législation de 1860 tend à faire du tenancier un simple locataire, comme notre fermier. De là deux ordres de conséquences : les unes favorables au propriétaire, les autres favorables au fermier. Le propriétaire peut expulser plus facilement et plus rapidement le fermier en cas de non-paiement de sa redevance. Le fermier, de son côté, est indemnisé des améliorations qu’il a exécutées du consentement du propriétaire : jusqu’alors le fermier, sauf dans l’Ulster, n’avait aucun intérêt à améliorer, les améliorations ne lui profitaient pas ; au contraire, elles donnaient au propriétaire un prétexte, lors de l’expiration, pour élever la redevance. Autre avantage pour le fermier. Dérogation est apportée à la règle traditionnelle : Quidquid solo plantatur, solo adquiritur. Le fermier, en s’en allant, emporte les objets mobiliers, machines et même les bâtimens établis par lui sur le domaine, pourvu que ces objets puissent s’en détacher sans fracture ni détérioration. Ainsi le législateur entre dans une voie toute nouvelle ; il modifie la situation respective des propriétaires et des fermiers, et il ne la modifie pas dans le sens indiqué par ces derniers. Bien loin de fortifier le tenant’ right, il l’affaiblit, il le supprime implicitement ; il le remplace, il est vrai, par un droit d’indemnité ; mais ce droit ne résulte que des améliorations consenties par le propriétaire, il est donc subordonnée la volonté de ce dernier. De là des difficultés que l’on aurait dû prévoir. Pour les lever, deux nouvelles lois sont préparées : l’une en 1866, sous le cabinet libéral, par M. Chichester Fortescue ; l’autre en 1867, sous le cabinet conservateur, par lord Stanley. Aucune des deux n’arrive à être votée. C’est dans cette situation que M. Gladstone, en prenant le pouvoir, trouve la question.

Cette question dans son programme vient immédiatement après celle de l’église d’Irlande. Le sort de l’église a été réglé en 1869, l’année 1870 sera consacrée à régler le sort des fermiers et des propriétaires irlandais. Dans la séance du 15 février, le premier ministre apporte à la chambre des communes son projet de loi. Dès les premières lignes, il est aisé de voir que nous ne sommes plus du tout dans l’ordre d’idées où s’était placée la loi Cardwell. La loi Gladstone prononce tout de suite et nettement le mot de droit du fermier : tenant right. Là où ce droit existe, comme dans l’Ulster, elle se contente de le reconnaître, de le sanctionner, de lui donner force législative et caractère juridique. Là où il n’existe pas, là du moins où il est méconnu, contesté, la loi l’établit et l’organise. Le droit du fermier peut s’exercer de deux manières principales : ou par la cession de son intérêt à un fermier nouveau qui lui paie son bon gré, ou par une indemnité qu’il réclame et qu’il obtient du propriétaire. Cette indemnité, d’autre part, est infiniment plus large que dans le système de la loi Cardwell. D’après le législateur de 1870, l’indemnité est accordée non-seulement pour les améliorations faites du consentement du propriétaire, mais même pour les améliorations faites contre son gré ; elle est accordée enfin, en dehors de toute question d’amélioration, par le seul fait que le propriétaire renvoie sans raison le fermier. C’est ce que la loi appelle l’indemnité pour trouble de jouissance. Ainsi deux voies sont ouvertes au propriétaire pour se débarrasser du fermier, il peut l’autoriser à vendre son bon gré à un nouveau fermier ; dans ce cas, le propriétaire ne doit rien à l’ancien fermier, qui se trouve payé ; ou bien le propriétaire peut s’opposer à la vente du bon gré, mais dans ce cas c’est lui qui est obligé d’indemniser le fermier sortant. Dans un cas comme dans l’autre, il y a un démembrement de la propriété en faveur du fermier. On estime que la réforme de 1870 a réduit de près de 20 pour 100 la valeur de l’ensemble des grands domaines irlandais. Aussi les adversaires de cette réforme la considèrent-ils comme une confiscation déguisée. Ils lui adressent un autre reproche, c’est de n’avoir pas fait cesser la lutte entre les propriétaires et les fermiers. Si, en effet, moyennant le sacrifice de 1/5 de leurs revenus, les grands propriétaires irlandais s’étaient vu assurer la paisible jouissance des quatre autres cinquièmes, ils se seraient consolés de ce sacrifice. Malheureusement la loi, en plaçant pour ainsi dire deux propriétaires en face l’un de l’autre, en leur donnant des droits sinon égaux, du moins analogues, ne les a pas réconciliés, au contraire. Elle les a mis en état d’hostilité permanente. Nous verrons tout à l’heure les conséquences de ce regrettable état de choses.

L’activité réformatrice du cabinet Gladstone n’est cependant pas épuisée par les deux grandes mesures qu’il vient de faire voter. De 1870 à 1873, le premier ministre et ses collègues s’attaquent tour autour à toutes les questions, examinent l’une après l’autre toutes les branches de l’administration, font succéder les réformes aux réformes et les projets de lois aux projets de lois. En 1870, établissement d’un système général d’enseignement pour l’Angleterre et le pays de Galles ; création de commissions scolaires électives, où les femmes sont admises ; éducation religieuse assurée aux membres des diverses communions. En 1871, réforme du système de recrutement dans l’armée, abolition de l’achat des grades. En 1872, établissement du scrutin secret, depuis si longtemps réclamé pour protéger le vote du fermier contre la pression du propriétaire ou de ses agens. La même année, abolition des sermens universitaires, qui privaient les catholiques du droit de prendre leurs grades à Oxford et à Cambridge ; abolition d’une loi vexatoire et impuissante qui interdisait aux évêques catholiques d’Angleterre de porter publiquement leur titre ; adoucissement de la législation sur les trades unions ; création enfin d’un bureau de l’administration locale, dans les mains duquel vont être concentrées un certain nombre d’attributions jusqu’alors mal à propos dispersées. C’était une fièvre de réformes. Jamais on n’avait rien vu de pareil depuis le grand ministère de lord Grey, en 1830. On commençait à trouver que Gladstone allait un peu vite. L’Angleterre n’est pas habituée à marcher d’un tel pas ; elle aime à respirer après chaque réforme. On ne lui laissait pas le temps de souffler ; elle finit par demander grâce. On ne l’écouta pas ; elle se fâcha.

C’était en 1873 : cinq ans s’étaient écoulés depuis que Gladstone était arrivé triomphalement au pouvoir, précédé par un splendide programme de réformes, escorté par une majorité formidable dans la chambre et dans le pays. Dans l’intervalle, une révolution avait eu lieu sur le continent : la république en France avait succédé à l’empire. Au milieu des circonstances mémorables qui accompagnèrent ce grand événement, il ne parut pas que le cabinet Gladstone eût fait jouer à l’Angleterre un rôle digne d’elle. Ce fut du moins l’opinion générale, et les adversaires du ministère ne manquèrent pas d’en tirer avantage contre lui. Par le traité de Versailles, le statu quo en Occident était changé au profit de l’Allemagne ; par la conférence de Londres, le statu quo en Orient était changé au profit de la Russie. Dans les deux cas, le cabinet Gladstone avait été sans action sur les événemens.

Il est rare que de graves événemens se passent sur le continent, et notamment en France, sans avoir un contre-coup en Angleterre. Nous l’avons constaté plus d’une fois dans la suite de ces études. Il serait injuste de rattacher à la révolution du 4 septembre l’agitation rurale qui se manifesta en 1872 dans certains comtés de l’Angleterre sous la direction de Joseph Arch et qui se traduisit par des grèves, des réunions, des discours empreints d’une sorte de socialisme mystique ; cette agitation a un caractère tout à fait local et tout à fait anglais. Il n’en est pas de même du mouvement d’opinion qui eut pour conséquence la formation d’un petit groupe républicain dans la chambre des communes. Ce fut très certainement une conséquence de la fondation de la république en France. Il y avait toujours eu quelques républicains en Angleterre ; ils n’avaient jamais réussi à former un parti parlementaire ; en 1871, on put croire qu’ils allaient y arriver. Un homme jeune, ambitieux, plein de talent, se prononça en faveur de leurs idées. C’était sir Charles Dilke, récemment entré dans la vie politique comme député du bourg métropolitain de Chelsea. Que Dilke eût des opinions très libérales et presque radicales, on le savait et personne n’aurait songé à l’en blâmer ; mais on regretta de voir le fils d’un protégé, d’un ami du prince Albert, aller un moment jusqu’à se faire républicain. Aussi fut-il très durement traité par la presse et par l’opinion. Les journaux satiriques le caricaturèrent ; on le surnomma le citoyen Dilke, le Gambetta de l’Angleterre. A côté de ces épigrammes et de ces colères, quelques rares enthousiasmes. Cela se passait dans l’automne de 1871. Le nom de Dilke fut alors sinon le plus populaire, du moins le plus souvent cité dans toute l’Angleterre. Il faut lui rendre justice ; au milieu de ce tapage, il montra un beau sang-froid. Il ne se laissa pas griser par les éloges ; il ne se laissa pas démonter par les attaques. A la rentrée des chambres, il présenta tranquillement une motion contre les dépenses occasionnées à l’Angleterre par la royauté et la défendit en bons termes, comme une proposition toute naturelle et tout ordinaire. M. Gladstone répondit avec une ardeur qu’on n’attendait pas d’un premier ministre presque démocrate. Ardeur sincère sans doute, mais ardeur nécessaire et politique ; car bien des gens, sans prendre M. Gladstone pour un républicain, le regardaient comme un précurseur de la république, comme un allié inconscient de sir Charles Dilke. Il lui importait donc essentiellement de dissiper ce soupçon. Les difficultés d’ailleurs s’accumulaient devant lui. L’idée du rappel de l’union, de la séparation législative et administrative entre les deux parties du royaume-uni n’avait jamais complètement disparu en Irlande ; seulement depuis la mort d’O’Connell, les autonomistes irlandais n’avaient plus de chef et plus d’orateur. Ils finirent par en trouver un et de ce jour le parti du home rule, héritier direct du parti du rappel, fut constitué. Chose bizarre, le chef du nouveau parti, Isaac Butt, avait été dans sa jeunesse un adversaire d’O’Connell. Protestant de religion, il débuta en politique comme conservateur et protectionniste. Malgré ses opinions, il fut choisi comme avocat par Smith O’Brien dans l’affaire de la jeune Irlande en 1848. Ce procès, qu’il plaida avec beaucoup de talent, le mit en rapport avec les chefs du parti irlandais. Peu à peu ses opinions se modifièrent. Les chefs du parti conservateur l’oubliaient ou ne voulaient se servir de lui que comme d’un subalterne. Un d’eux eut l’inconvenance d’écrire à un de ses amis : « N’oubliez pas d’acheter Butt. » C’était mal connaître l’homme ; il y avait malheureusement du désordre dans ses affaires et du décousu dans sa vie privée ; mais il n’était pas à vendre. S’il eut connaissance de cette lettre, il ne dut pas la pardonner.

Voilà donc M. Gladstone qui se réveille tout à la fois en face d’un parti républicain en Angleterre et d’un parti séparatiste en Irlande. Ni l’un ni l’autre, à vrai dire, n’était bien redoutable. Le parti républicain, dans la chambre des communes, se composait de trois hommes, pas un de plus : sir Charles Dilke, le professeur Fawcett et M. Auberon Herbert. Quant au parti du home rule, il venait à peine de se constituer ; son chef, Isaac Butt, après avoir été longtemps en dehors du parlement, y était rentré seulement en 1871 comme député de Limerick. Avec un rare talent de parole, il n’avait pas les qualités de caractère nécessaires pour conduire un grand parti ; il n’avait ni l’activité infatigable d’O’Connell ni la froide résolution qu’a montrée depuis M. Parnell. Avec cela trop d’aventures galantes et trop de bons dîners. Cependant, si Dilke et Butt n’étaient pas des dangers, ils étaient des embarras. Ils ébréchaient, ils écornaient à l’une de ses extrémités le parti libéral, tandis qu’à l’autre extrémité les conservateurs faisaient peu à peu des conquêtes parmi, les whigs de la vieille école, effrayés par les hardiesses réformatrices de Gladstone.

Le premier ministre n’était pas homme à se laisser détourner de ses idées par les résistances, qu’il rencontrait. Il était arrivé au pouvoir avec un programme connu et déterminé. Il voulait l’exécuter jusqu’au bout. Il aborda donc la dernière des trois grandes questions énumérées dans son discours de Wigan. Dès l’ouverture de la session de 1873, M. Forster présenta un bill pour réorganiser l’enseignement en Irlande. Il existait dans ce pays deux universités : la vieille université protestante de Dublin et l’université de la reine, créée par Robert Peel en dehors de tout caractère confessionnel ; en outre, il existait des collèges libres fondés par les catholiques. Le plan de Gladstone et de Forster réunissait tous ces établissemens en une seule université qui devait donner l’instruction aux catholiques comme aux protestans, aux épiscopaux comme aux non-conformistes, s’interdisant l’enseignement des matières sujettes à controverse, c’est-à-dire de la théologie, de la morale et de l’histoire moderne. C’était, comme on le voit, l’idée de Robert Peel développée, agrandie, systématisée. C’était ce que nous appellerions en France la laïcisation de l’enseignement, mais la laïcisation entendue de la manière la plus large et la plus libérale, puisque, respectueux de la liberté d’opinion des familles ou des églises, on leur laissait même l’enseignement de la morale, même celui de l’histoire dans ses parties controversables. Et cependant, malgré ces précautions et ces ménagemens, la laïcisation, défendue par l’éloquence de Gladstone, appuyée par l’autorité morale de Forster, échoua devant les résistances de toutes les confessions religieuses. Catholiques et protestans s’unirent pour combattre un projet qui exilait la religion de l’école. Disraeli, pour qui l’heure de la revanche avait sonné, résuma, dans un discours amer et spirituel, les griefs de l’opposition, non-seulement contre la mesure en discussion, mais contre toute la politique suivie par le cabinet libéral depuis quatre ans : « Vous avez dépouillé les églises, vous avez menacé toutes les corporations, vous avez troublé toutes les professions, vous vous êtes immiscés dans les affaires de chacun ; personne n’est plus sûr de sa propriété, personne ne sait plus à quelles obligations il pourra être soumis demain. Le pays est fatigué de votre politique de confiscation. » Le projet Gladstone-Forster fut repoussé par 287 voix contre 284. Le cabinet donna sa démission. Les conservateurs refusèrent d’accepter sa succession avant que la chambre des communes fût renouvelée. Gladstone garda encore le pouvoir pendant près d’un an avec son prestige diminué et sa majorité entamée. Dans ces conditions, il ne pouvait que végéter. Après de longues hésitations, tout à coup, brusquement, sans s’être concerté avec ses amis politiques et après avoir à peine prévenu ses collègues, il risque la dissolution en janvier 1874. Les libéraux vont à la bataille dans de mauvaises conditions, mécontens, découragés ; les conservateurs y arrivent pleins d’espoir et de confiance. La majorité de 1869 est culbutée. Disraeli rentre à la chambre à la tête de trois cent cinquante conservateurs disciplinés et serrés. Le grand ministère libéral a vécu ; le grand ministère conservateur commence ; il va durer six ans. Pendant six ans, l’Angleterre entendra plus rarement parler de réformes intérieures ; elle entendra plus souvent parler d’événemens extérieurs et de succès diplomatiques. La question irlandaise est suspendue ; elle n’est pas résolue. Ce n’est pas un dénoûment : ce n’est qu’un entr’acte,


EDOUARD HERVE.

  1. Voyez la Revue des 1er septembre et 1er octobre 1880, et du 1er juin 1882.
  2. La Question agraire en Irlande, par Paul Fournier.