Les Origines de la barbarie allemande

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Les Origines de la barbarie allemande
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 28 (p. 113-144).
LES ORIGINES
DE
LA BARBARIE ALLEMANDE

« On peut dire, écrit le rapporteur de la Commission instituée le 23 septembre 1914 en vue de constater les actes commis par l’ennemi en violation du droit des gens, que jamais une guerre entre nations civilisées n’a eu le caractère sauvage et féroce de celle qui est en ce moment portée sur notre sol par un adversaire implacable. » Je crois qu’il faut remonter à Tamerlan et à Gengis-Khan pour trouver dans l’histoire une barbarie aussi débridée que celle dont l’armée allemande nous inflige l’effroyable épreuve, depuis les premiers jours d’août 1914, sur les terres martyres de la Belgique et de la France du Nord-Est. Et encore est-il vrai de dire que, ne disposant pas des engins de destruction puissans que la science a mis entre les mains de l’homme moderne, la brute de jadis était beaucoup moins redoutable que le « civilisé » d’à présent. En effet, ce qu’il y a de particulièrement odieux dans la sauvagerie des Allemands d’aujourd’hui, c’est, précisément, son caractère scientifique, non pas en ce sens seulement qu’elle use des derniers perfectionnemens de l’outillage industriel et militaire, mais en celui-là, surtout, qu’elle correspond à une doctrine. Pour criminelles, en effet, qu’aient été les cruautés qui ont toujours jusqu’ici plus ou moins accompagné les guerres, il ne s’était jamais vu, outre leur nombre, qu’elles eussent été, non pas même autorisées, mais encouragées ou, qui plus est, ordonnées de propos délibéré, en plein accord avec l’enseignement des stratégistes les plus renommés, aux applaudissemens de tout un peuple, intellectuels et souverain en tête. « Il est une condition qu’il faut que vous me juriez de remplir, écrivait Napoléon dans la proclamation de 1796 à ses soldats : c’est de respecter les peuples que vous délivrerez ; c’est de réprimer les pillages horribles auxquels se portent des scélérats… Je ne souffrirai pas que des brigands souillent vos lauriers. » Il était réserve aux Allemands d’aujourd’hui d’ériger le vol, le viol, le meurtre, le pillage, l’incendie, le mensonge et le parjure en officielle méthode de guerre. Et ils en sont fiers ! « On nous traite de Barbares, écrit le Tag de Berlin : la belle affaire ! nous en rions. Nous pourrions tout au plus nous demander si nous n’avons pas quelque droit à ce titre. Que l’on ne nous parle pas de la cathédrale de Reims et de toutes les églises, et de tous les palais qui partageront son sort : nous ne voulons plus rien entendre. Que de Reims nous arrive seulement l’annonce d’une deuxième entrée victorieuse de nos troupes : tout le reste nous est égal. »

Un pareil état d’âme n’est ni spontané, ni improvisé. Il apparaît le produit d’une longue préparation et, pour tout dire, d’une philosophie. Condamnerons-nous donc, sans distinction ni réserve, la philosophie allemande ? Non : elle n’aurait jamais suffi à créer cette mentalité, si elle n’avait rencontré dans le caractère germanique, d’où elle est issue, un terrain propice et des germes qu’elle a contribué à y faire éclore. Encore a-t-il fallu pour arriver à un aussi complet épanouissement de la volonté de puissance, au mépris de toutes les lois divines et humaines, que les circonstances où s’est trouvée l’Allemagne, après ses victoires répétées de 1864, de 1866 et de 1870, s’y prêtassent. Au vrai, elles ont été l’étincelle qui a provoqué, sous le nom de germanisme, l’extraordinaire synthèse de sa philosophie et de son caractère d’où est sortie l’actuelle barbarie teutonne.


I

Le caractère allemand a été en effet, de tout temps, partagé entre deux tendances adverses dont, au cours de son histoire, chacune à tour de rôle a dominé : la tendance idéaliste d’une part, la tendance réaliste de l’autre. Quoi qu’on ait soutenu, il y a toujours eu deux Allemagnes, non certes côte à côte dans la société, mais au cœur de chaque Allemand. Nietzsche ne s’y trompait pas, qui trouvait ses compatriotes « insaisissables, sans bornes, contradictoires, inconnus, surprenans, terrifians même. »

Du début du XVIIIe siècle jusqu’à la fin de la première moitié du XIXe, le penchant idéaliste l’a emporté au point de presque étouffer son contraire. Mme de Staël n’avait point tout à fait tort, malgré un embellissement manifeste, de considérer l’Allemagne de son temps comme une nation paisible qu’entourait une atmosphère lourde et chaude émanée des poêles, de la bière et des pipes. Une telle ambiance était propice aux longues rêveries, aux conversations brumeuses sur quelque sujet de métaphysique. Aussi Lange a-t-il pu dire que l’Allemagne était le seul pays du monde où un apothicaire ne pût préparer un remède sans s’interroger sur la corrélation de son activité avec l’essence de l’univers. De fait, elle enfanta de grands systèmes philosophiques. Leibniz, Kant, Fichte, Schelling, Schopenhauer, Hegel sont là pour en témoigner. En vertu du même motif, la musique est l’art allemand par excellence. Le plus beau titre des Bach, des Beethoven, des Schubert, des Schumann, des Weber, des Wagner même, n’est-il pas d’avoir su exprimer la part de tendresse que renfermait, alors, l’âme rêveuse de l’Allemagne ? La profondeur de sa sensibilité fait le génie de ses poètes, d’un Gœthe, d’un Schiller, d’un Novalis ou d’un Henri Heine. Plus qu’aucun autre pays, l’Allemagne s’est avancée dans le domaine de la rêverie sentimentale, car l’Allemagne est sentimentale, gemütlich, comme ils disent. Elle l’est au point de fonder, avec Schopenhauer, la morale sur la sympathie. En communion avec la nature, — s’il est vrai que le romantisme est d’origine germanique, — l’Allemand éprouve une joie infinie à se fondre en elle. Werther, Faust, Hœlderlin, Lenau demandent à Dieu de les délivrer, comme d’une servitude, du tourment de leur individualité. Ils n’ont pas, à l’instar d’Amiel, de plus cher désir que de s’absorber dans le Grand Tout. Cette inclination au mysticisme explique, par ailleurs, le panthéisme sans cesse renaissant de la pensée allemande depuis les jours lointains où les anciens Germains s’avisèrent d’adorer le feu, le soleil et la lune. En revanche, l’influence française qui s’exerça pendant un siècle et demi en Allemagne n’avait pas été sans exalter les côtés généreux de son âme. Il faut faire une grande part, en effet, à la France dans cette opinion, qui animait un Goethe à l’aurore du siècle dernier, que la plus haute mission d’un peuple sur terre est de travailler à l’œuvre commune de la civilisation.

Mais, à côté de ces penchans idéalistes qui inclinent vers le rêve le caractère allemand, il s’en est toujours rencontré, plus ou moins à découvert suivant les époques, d’aussi avancés dans la brutalité que les premiers dans la pure contemplation. Dans son livre sur les Mœurs des Germains, Tacite signale leurs rixes fréquentes, leurs querelles pour des riens, ce que l’on devait appeler plus tard des « querelles d’Allemands. » César nous les montre uniquement occupés à la chasse et à la guerre, appliqués, dès leur plus tendre enfance, à s’endurcir physiquement. Ils détestent la paix, méprisent les arts et délaissent l’agriculture dans la crainte que les travaux champêtres ne leur fassent négliger les armes. « Pourquoi vous baltez-vous sans cesse ? » demandait l’empereur Julien au chef d’une tribu germanique du Rhin. « C’est que la guerre est la suprême félicité de la vie, » lui fut-il répondu. De fait, les Germains étaient perpétuellement en lutte : la société n’existait, chez eux, que sous la forme rudimentaire d’un camp en permanence. « C’est pour ces peuples, note Jules César, le plus beau titre de gloire de n’être environnés que de vastes déserts. Ils regardent comme une marque éclatante de valeur de chasser au loin leurs voisins et ne permettent à personne de s’établir auprès d’eux. » Le brigandage, aussi, ne leur semblait pas honteux, pourvu qu’il eût lieu en dehors des limites du territoire. A leurs yeux, raconte Tacite, « c’est paresse et inertie que d’acquérir par la sueur ce qu’on peut conquérir par le sang. » Il n’était pas jusqu’aux femmes qui ne fussent belliqueuses : il leur arrivait souvent d’intervenir, au milieu de la bataille, pour ranimer de leurs exhortations, de leurs prières et de leurs cris, le zèle des combattans. Il n’en va pas autrement, au Moyen Age. Des deux figures de femmes qui, dans le poème des Nibelungen, retiennent l’attention, la reine Brunhild saute, court, lance le javelot, soulève des quartiers de rocs, tandis que Krumhild, femme de Sigurd, s’assigne pour mission de venger le meurtre de son époux à travers une série interminable d’égorgemens. Ce sont d’authentiques Walkyries. Quelle différence avec les touchantes silhouettes féminines qui se profilent dans nos chansons de gestes ! Poèmes de la force matérielle, les légendes germaniques n’exaltent que la violence. Aucune noblesse ne grandit leurs héros, asservis qu’ils sont à des puissances fatales auxquelles ils tâchent de se soustraire par la ruse, quand ils ne se bornent pas à chercher des trésors.

La même brutalité se retrouve chez l’Allemand moderne. Elle était à fleur de peau chez le père du grand Frédéric, à qui il arriva de tomber à coups de canne sur son héritier et même sur son précepteur. Elle forme le fond de l’éducation nationale, je devrais dire du dressage scolaire et militaire à quoi se ramène cette éducation. Les coups font la raison du maître, comme ils feront, plus tard, celle de l’officier. Il n’en faut pour preuve que les multiples et odieuses brimades, souvent suivies de mort, auxquelles des révélations récentes nous ont appris que des soldats étaient soumis de la part de leurs chefs. Cette brutalité n’est pas exclue de la vie civile. Les étudians d’outre-Rhin n’ont pas, on le sait, de plus cher passe-temps que de se battre en duel : un visage vierge de balafres leur paraît un déshonneur. La rudesse et la brutalité se rencontrent dans toutes les classes de la société. « Nous ne tenons pas à être aimés, nous voulons être craints, » disait, avant la guerre, à l’un de mes amis un ingénieur teuton chargé des travaux du Bagdad. En foi de quoi, il ne ménageait pas les mauvais traitemens aux indigènes sous ses ordres. On n’ignore pas, du reste, la conduite sanguinaire des autorités allemandes vis-à-vis des noirs du Cameroun. « Nous sommes une race bouillante, » chante un poète allemand contemporain, Charles Henckel. Et cruelle ! aurait-il pu ajouter. ! La méchanceté de l’Allemand dégénère, en effet, facilement en sadisme ou volupté de faire souffrir. Cette volupté-là n’est, certes, pas étrangère aux atrocités dont les régions envahies furent le lamentable théâtre. L’Allemand, dont les sens sont obtus, l’imagination lente et les passions fortes, a toujours été enclin, pour les réveiller, à abuser de son autorité. Parvenu le dernier à la civilisation, il est, en s’appropriant les multiples ressources de la science, demeuré un barbare.

Joignez, maintenant, à la méconnaissance de tout ce qui n’est pas germain, poussée à l’extrême par une estime exagérée de soi-même, que l’Allemand n’oublie et ne pardonne jamais, vous comprendrez, alors, à quel paroxysme de haine peut s’élever son patriotisme, que Henri Heine comparait à un cuir rétréci par la gelée. « Un jour à Gœttingue, dans un cabaret à bière, conte le délicieux poète de l’Intermezzo, une jeune Vieille-Allemagne dit qu’il fallait venger dans le sang des Français le supplice de Konradin de Hohenstaufen que vous avez décapité à Naples. Vous avez certainement oublié cela, depuis longtemps ; mais nous n’oublions rien, nous. » A plus forte raison semble-t-il aux Allemands d’aujourd’hui que, comme l’a dit M. Lavisse, le Palatinat soit toujours en flammes, Louis XIV à Versailles, et Napoléon à Paris. « On nous croit flegmatique, a écrit de Treitschke, nous sommes le plus haineux des peuples. » N’est-ce pas sous l’influence de ce sentiment que s’est constitué l’Empire ? Vindicatif et rancunier à l’excès, l’occasion se présente-t-elle à l’Allemand d’assouvir sa rage, il ne connaît plus de bornes. Nous en avons eu quelques exemples en 1870, pâles prodromes, il est vrai, de la folie sanguinaire d’à présent, mais symptomatiques tout de même. A Paris, dans la nuit du 8 au 9 janvier 1871, le Muséum fut bombardé. A Versailles, le quartier de Clagny fut mis à sac par la landwehr. « Chaque fois que M. Trochu fera une sortie, nous viendrons tout piller, » déclarent ces braves. A Saint-Cloud, l’armistice déjà signé, des soldats, armés de bouchons de paille, enduisent de pétrole les maisons. Le professeur Jahn ne souhaitait-il pas, dès 1810, que le pays des Welches devînt un désert peuplé de bêtes fauves ? « Les vieux couvens, prophétisait-il, se transformeront en nids à hiboux ; les créneaux des tours consumées par le feu en aires pour les aigles ; des incendies prépareront des repaires aux hyènes ; des labyrinthes souterrains serviront de réduits aux serpens venimeux[1]. » A son exemple, Goerres et Stein parlent déjà de brûler la capitale des Français.

Avec la brutalité, la fourberie est naturelle aux Germains. Elle remonte chez eux à la plus haute antiquité, ainsi que nous en convainc la conduite d’Arminius, leur héros national, qu’Heinrich von Kleist a célébré en un long poème. Officier dans l’armée de Varus, dont il avait su capter la confiance, il l’attira dans un guet-apens, non sans avoir au préalable dépecé une jeune Germaine et envoyé les morceaux, en témoignage de ce meurtre dont il accusait les Romains, aux différentes tribus de la Germanie, afin de les soulever toutes ensemble. Frédéric II, l’ami des philosophes, n’était pas pour le désavouer. Dans l’Instruction militaire du roi de Prusse pour ses généraux, il émettait les conseils suivans : « Si on ne peut trouver aucun moyen, dans le pays de l’ennemi, pour avoir de ses nouvelles,… on choisit un riche bourgeois qui a des fonds de terre, et une femme et des enfans ; on lui donne un seul homme, travesti en domestique, qui possède la langue du pays. On force alors ce bourgeois d’emmener le dit homme avec lui, comme son valet ou son cocher, et d’aller au camp ennemi sous prétexte d’avoir à se plaindre des violences qui lui ont été faites, et on le menace en même temps très sévèrement que, s’il ne ramène pas avec lui son homme après qu’il se sera assez longtemps arrêté au camp, sa femme et ses enfans seront hachés en pièces et ses maisons brûlées. » Aussi bien, la plus insigne mauvaise foi a toujours présidé aux manœuvres de la diplomatie allemande. L’Allemand espionne comme il respire. Quant au gouvernement, il ne recule point devant les plus invraisemblables inventions. Guillaume II n’a-t-il pas, récemment, fait répandre dans le monde musulman la nouvelle de sa conversion à l’islamisme sous le nom de Hadji Mohammed Ghilioun !

Ruse et violence, au demeurant, ne sont que les conséquences de la grossièreté foncière du tempérament germanique. « Lichtenberg, note Schopenhauer, compte plus de cent expressions allemandes pour exprimer l’ivresse ; quoi d’étonnant, les Allemands n’ont-ils pas été, depuis les temps les plus reculés, fameux pour leur ivrognerie[2] ? » Le Walhalla est un lieu où les héros morts pendant le combat boivent de l’hydromel dans le crâne de leurs ennemis. Tacite signale le penchant des Germains à la boisson, les longues orgies auxquelles, quand ils ne se battent pas, ils se complaisent. Il n’en va pas différemment à l’époque de la Renaissance. « Répugnant le matin quand il est à jeun, plus répugnant l’après-midi quand il est ivre, il est, dans ses meilleurs momens, un peu au-dessous de l’homme et, dans ses pires heures, il vaut à peine mieux qu’une bête, » c’est en ces termes que, dans le Marchand de Venise, Portia dépeint son prétendant, le jeune prince de Saxe. Malgré la terreur qu’il éprouve du diable et ses accès de religiosité ardente, Luther est attiré par le plaisir. « Quiconque, prononce-t-il, n’aime ni les femmes, ni le vin, ni le chant, celui-là est un sot et le sera sa vie durant. » N’oublions pas que, après avoir beaucoup médité, le savant docteur Faust, tel que sous ses traits Goethe nous représente le peuple allemand, en arrive à proclamer l’insuffisance de l’esprit et que ce qu’il revendique, en somme, ce sont les droits de la chair. N’est-ce pas Goethe encore qui, dans la taverne d’Auerbach, a tracé le truculent tableau de la bestialité germanique ? De fait, les jouissances matérielles ont toujours tenu une grande place dans la vie allemande. L’Allemagne accorde une importance exagérée à la mangeaille. Il y avait, avant la guerre, une question de la viande, qui provoqua des émeutes. Les delikatessen consistent, pour le peuple germanique, en charcuteries, et Gambrinus est, à coup sûr, l’une de ses divinités préférées, tant la bière monde la terre allemande. Comment le Teuton aurait-il pu échapper à la hantise de ce que Rabelais, — pardonnez-moi l’expression, — appelait « la gueule, » étant donné sa voracité légendaire ? M. Cunisset-Carnot en a rapporté un saisissant exemple dans le cas, vu de ses yeux, de ce soldat allemand qui mourut, en 1870, dans l’Auxois, d’avoir avalé sept livres de lard cru ! A l’autopsie, ses intestins, littéralement, éclatèrent. Dans le livre qu’il a consacré à l’occupation de Versailles durant l’année terrible, M. Délcrot nous raconte, de même, l’aventure de ces guerriers trop goulus qui, après avoir dévalisé un marchand de vins, burent les liquides colorés qui figuraient à la devanture les liqueurs de marque. L’alcoolisme est aussi un vice allemand. Pour chaque habitant en moyenne, la consommation de l’alcool s’est élevée annuellement au-delà, du Rhin à quatre litres et demi.

Mais ce n’est point de cette façon seulement que la grossièreté allemande se manifeste. Comme Fustel de Coulanges l’a démontré, il faut en rabattre de la réputation de vertu que, sur la foi de Tacite, on a faite aux anciens Germains. En réalité, ils étaient aussi corrompus que les Romains de la décadence. Et leurs descendans valent-ils mieux ? Les scandales révélés, naguère, par Maximilien Harden ne laissent subsister aucun doute. Les plus grands noms, les plus proches de la cour y furent impliqués.

Que nous voilà loin de l’Allemand tel que, pendant longtemps, les Français se plurent à l’imaginer, à savoir sous les espèces d’un brave homme, à la fois ingénu et placide, uniquement occupé à échanger avec un petit cercle d’amis des idées extrêmement nuageuses dans l’atmosphère épaisse de quelque brasserie ! Plus éloignés encore sommes-nous du portrait que nous en retraçait Mme de Staël, qui ne voyait, passé le Rhin, au dire de Heine qui en riait, qu’ « un nébuleux pays d’esprits où des hommes sans corps et toute vertu se promènent sur des champs de neige, ne s’entretenant que de morale et de métaphysique. » Ces douces visions, qui ne furent pas entièrement fausses, ont fait place à la formidable et impérieuse image de Bismarck, derrière laquelle se profile la silhouette hâve et cruelle du maréchal de Moltke.

La raison d’un pareil changement, sous réserve des illusions que nous nous étions forgées à l’endroit de nos voisins, réside dans ce fait que les instincts durs et sauvages du caractère germanique, qui n’est pas encore entièrement dégrossi par la civilisation, l’ont emporté, de nos jours, sur les tendances idéalistes, la sentimentalité profonde, le goût de la spéculation qui, à d’autres époques, avaient réussi à les museler. Nous sommes en présence d’un complet revirement de l’âme allemande, avec cette aggravation que ses bas appétits, au lieu d’annihiler les puissances de rêve qu’elle contient, se les sont asservies. Une telle idéalisation des forces mauvaises mène tout droit au déchaînement systématique, à l’apologie et à l’apothéose de ce qu’il y a toujours eu de brutal au fond de l’âme germanique.


II

Comment une telle « conversion » a-t-elle pu s’opérer ?

C’est un fait que la philosophie allemande a, durant plus d’un siècle, contribué, consciemment ou non, à libérer, puis à légitimer tous les instincts, sans en excepter les moins nobles. Je ne veux point soutenir par-là que les philosophes allemands soient directement responsables des atrocités présentes, ni que leurs doctrines devaient nécessairement conduire où nous voyons les armées allemandes aboutir. Je ne partage point du tout l’opinion de ceux, trop simplistes à mon gré, qui incriminent Luther et Kant. On a trop représenté les atrocités allemandes comme une conséquence obligée de leurs doctrines. C’est injuste, parce que c’est faux. Le protestantisme, comme tel, n’est pour rien dans la barbarie teutonne. La conduite au-dessus de tout éloge des protestans anglais et français durant cette guerre suffirait à le démontrer, si ce n’était l’évidence même. Le protestantisme ne peut que réprouver au nom de la conscience, — et de fait il n’y a pas manqué, — l’abandon de tout frein au profit de la violence, lui si imbu de moralité et si soigneux de personnelle retenue. Pour ce qui est de Kant, loin de justifier les atrocités présentes, toute son œuvre proteste contre elles. En le citant à l’appui de leurs dires, les intellectuels allemands ont, sans contredit, abusé de son nom. Dans son Essai sur la paix perpétuelle, il a clairement interdit, comme le faisait remarquer naguère M. d’Eichthal, tous les crimes que ses compatriotes se croient en droit de commettre en vertu de la théorie des « nécessités militaires. » Tout de même, ni Fichte, ni Schelling, ni Hegel n’ont, par leurs enseignemens, conduit logiquement au vol et à l’assassinat. Il reste seulement que, sous l’action des circonstances, étant donné les défauts du caractère germanique, qui, — ne l’oublions pas, — l’a utilisée, la philosophie allemande n’a pas été sans influence sur le mouvement des esprits qui devait avoir comme conclusion en Allemagne, le débordement de sauvagerie systématique auquel nous assistons. Ailleurs, cette philosophie aurait porté des fruits différens. Aussi bien, un facteur social n’agit jamais qu’en composition avec d’autres, d’où il suit qu’en sociologie un fait est toujours le résultat d’une multitude de causes qui, combinées différemment, auraient produit un tout autre effet. C’est le cas de s’en souvenir.

Maintenant, que le caractère germanique ait, en partie, inspiré la philosophie allemande, cela est certain ; il ne l’est pas moins, en retour, — les facteurs sociaux réagissant les uns sur les autres, — que, à partir de la fin du XVIIIe siècle, cette philosophie a travaillé, par son œuvre exclusivement critique, à ruiner la morale et, par voie de conséquence, à affranchir les passions de toute règle, en dépit d’un moralisme qui, pour prendre la forme de l’impératif catégorique, n’en était pas moins fragile. Cette entreprise elle-même ne fut pas spontanée. L’œuvre de Kant a son principe dans le mouvement de critique religieuse qui, en Allemagne, naquit de Luther.

Soucieux de ramener la religion à l’élan mystique de l’âme illuminée par Dieu, le fondateur du protestantisme ne se contenta pas de rejeter le dogme catholique : il sépara radicalement la foi de la raison. Or, récuser l’intervention de la raison en matière de croyance ne pouvait que conduire au mysticisme et, par un curieux retour des choses, au rationalisme le plus téméraire dans tout ce qui est objet de science, fût-ce religieuse. Et, de fait, délivrée par le fidéisme de toute entrave ou, plutôt, de toute direction dans l’interprétation des Livres saints, la raison ne tarda pas à s’attaquer, non plus seulement aux dogmes, mais à la révélation que Luther considérait comme la source unique de la foi, aux données historiques et, finalement, à la métaphysique même du Christianisme. C’est ainsi qu’après Lessing, qui ruina la théorie traditionnelle de l’inspiration verbale des Écritures, l’exégèse biblique en vint à rejeter la notion du surnaturel et à réduire les origines chrétiennes au récit poétique des expériences religieuses des premiers fidèles. La religion fut ainsi ramenée à un sentiment dépourvu de valeur objective. Comme une émotion ne saurait être ni vraie ni fausse, — on l’éprouve ou non, voilà tout ! — les exégètes furent, en effet, amenés à soutenir que la question de vérité ou de fausseté ne se pose pas en matière religieuse. D’autre part, Schleiermacher sépara définitivement, vers la fin du XVIIIe siècle, la morale de la religion, cette dernière étant incapable, à son avis de fournir aucune règle à notre conduite. Or, souvenons-nous de la prédiction d’Henri Heine : « Le Christianisme, écrit-il, a adouci jusqu’à un certain point cette brutale ardeur batailleuse des Germains ; mais il n’a pu la détruire, et quand la croix, ce talisman qui l’enchaîne, viendra à se briser, alors débordera de nouveau la férocité des anciens combattans, l’exaltation frénétique des Berserkers que les poètes du Nord chantent encore aujourd’hui. Alors, et ce jour, hélas ! viendra, les vieilles divinités guerrières se lèveront de leurs tombeaux fabuleux, essuieront de leurs yeux la poussière séculaire ; Thor se dressera avec son marteau gigantesque et détruira les cathédrales gothiques… »

En vain, Emmanuel Kant tenta-t-il d’arrêter la morale sur la pente au bas de laquelle était sa ruine en fondant le devoir sur la conscience individuelle à qui il s’imposerait à titre d’impératif catégorique. En vain, proclama-t-il le primat de la raison pratique sur la raison théorique qui, à l’en croire, ne saurait nous donner la certitude à laquelle nous élève d’emblée l’obligation morale. En vain, démontra-t-il que l’existence d’une loi à réaliser dans notre for intime postule l’existence de Dieu et l’immortalité de l’âme. La loi morale de Kant, qui ne nous est pas imposée et qui ne peut l’être par une autorité extérieure dans le doute où nous laisse la Critique de la raison pure d’une réalité qui nous serait étrangère, cette loi est, en fin de compte, relative à chacun de nous, puisque nous nous la donnons à nous-mêmes. Kant a beau prescrire, pour éviter cet écueil, d’ériger les maximes auxquelles nous croyons devoir conformer notre conduite en règles universelles, afin de distinguer ce qui est moral de ce qui ne l’est pas, ce qui figure la loi de ce qui n’en représente que la contrefaçon, le sens individuel n’en demeure pas moins l’unique juge de nos actions. On sait à quelles aberrations, individuelles ou collectives, le sens propre peut prêter, en dépit d’un tel stratagème. Si grand que soit son rôle et si éclatante sa lumière, la conscience morale risque fort de s’égarer quand on ne lui laisse aucun point de repère pour l’aider à retrouver sa route.

Or, non seulement Fichte ravit à la conscience tout point de repère, mais il supprima les barrières qui pouvaient s’opposer à la libre expansion du moi. Aussi bien, tandis que Kant laissait subsister derrière les apparences sensibles une réalité en soi à laquelle, à la vérité, il prétendait que l’esprit impose sa forme, Fichte dissipe jusqu’à ce dernier fantôme d’existence extérieure à l’homme. Il pose, délibérément, l’identité du moi et du non-moi. Autrement dit, le moi crée le monde qui nous environne : ce n’est pas un obstacle qu’il rencontre, c’est une limite qu’il se donne. Absolument libre, avec toute réalité le moi fait toute vérité. De souverain législateur, il est promu au rang de souverain créateur. Il n’est rien qui doive ni qui puisse lui résister, puisque c’est, en fin de compte, de lui que tout dérive. Agir et agir le plus possible est, dès lors, la seule loi, la loi première et ultime qui ne saurait se subordonner à aucune autre pour cette excellente raison qu’il n’y en a point d’autre et qu’elle est tout. C’est, dans le plus radical subjectivisme, le plus complet affranchissement de la personne. Il en résulte que tout acte, quel qu’il soit, est licite et, plus encore, méritoire. A chacun de faire sa morale. Cela, dans la pratique, pourra ne pas aller trop mal avec des caractères naturellement orientés vers le bien, mais on devine quelles infamies une telle philosophie est, par ailleurs, capable de justifier.

D’autant que, par voie de conséquence et de réaction à la fois, plusieurs écrivains allemands s’attachèrent, vers la même époque, à réhabiliter la nature dans ce qu’elle renferme de plus profond, de plus fort, mais aussi de plus trouble : ses instincts. Ainsi que l’a très bien montre M. Imbart de la Tour dans le troisième volume qu’il consacre aux Origines de la Réforme, ce devait être une conséquence du fidéisme de Luther. Pour avoir secoué le joug de l’intelligence dans le domaine de la croyance et même de la conduite, le fondateur du protestantisme donna la prépondérance au sentiment sur la raison. Cette tendance, que couronna la doctrine de la grâce, devait inciter les Herder, les Jacobi, Goethe lui-même et tous les romantiques, y compris Novalis, à s’incliner devant « le sens créateur de la nature. » Nos instincts, qui en constituent l’immédiate manifestation, sont assimilés à une révélation progressive, dont l’homme serait le Messie prédestiné. Aussi bien, selon Herder, quand nous obéissons à nos passions nous obéissons à des lois non moins belles que celles qui président aux mouvemens des corps célestes. Comment en irait-il autrement ? Est-ce que la nature, qu’il considère, pour sa part, comme aussi réelle que le moi, ne paraît pas divine à Schelling ? Digne continuateur de Fichte, qu’il contredit en l’approfondissant, il fait remarquer que le moi, qui, selon ce dernier, produit le non-moi, n’est encore ni sujet, ni objet, mais le principe supérieur et absolu d’où ils dérivent l’un et l’autre. Schelling, d’un mot, professe le plus pur panthéisme. Nature et esprit se répondent d’autant mieux, dans son système, que chacun d’eux, par son développement propre, exprime à sa manière l’âme du monde, raison impersonnelle au sein de laquelle se résout, parce qu’elle en sort, l’antithèse du moi qui la personnifie et de la nature qui l’objective. Or, ne nous y trompons pas, Henri Heine, à qui il faut toujours revenir quand on parle de l’Allemagne, voyait dans le panthéisme ainsi compris une force terrible. « Si la main du kantiste frappe fort, et à coup sûr, parce que son cœur n’est ému par aucun respect traditionnel ; si le fichtéen méprise hardiment tous les dangers parce qu’ils n’existent point pour lui dans la réalité, le philosophe de la nature sera terrible, en ce qu’il se met en communication avec les pouvoirs originels de la terre, qu’il conjure les forces cachées de la tradition, qu’il peut évoquer celles de tout le panthéisme germanique et qu’il éveille en lui cette ardeur de combat que nous trouvons chez les anciens Allemands et qui veut combattre, non pour détruire, ni même pour vaincre, mais seulement pour combattre. » Le panthéisme de Schelling aboutit, de fait, puisqu’il le charge d’exprimer l’Absolu, à la divinisation de l’instinct, que Schopenhauer considérait de son côté, sous le nom de vouloir-vivre, comme la cause de l’univers.

Enfin, survint Hegel qui conféra à l’instinct ses titres de raison. D’après lui, en effet, l’Absolu n’est plus transcendant, mais immanent à la réalité. Il n’est pas le principe commun de la nature et de l’esprit ; il est lui-même tour à tour nature et esprit, car il n’est pas immobile : il devient. Cette perpétuelle genèse, en fin de compte, c’est ce qui constitue l’Absolu. Mais ce mouvement ou ce progrès des choses et de la pensée, en quoi il consiste, demeure logique par essence, ce qui revient à dire qu’il y a, pour Hegel, identité entre la pensée et la réalité. Il s’ensuit que tout ce qui est rationnel est réel et que tout ce qui est réel est rationnel ou, plus exactement, que tout ce qui devient est raison. Il suffit donc qu’une chose se réalise, qu’un acte s’accomplisse pour qu’ils soient aussitôt jugés conformes à cette raison, qui, identique à Dieu, prend dans l’homme une conscience progressive d’elle-même. Le succès apparaît, dès lors, comme l’unique mesure de la valeur, à la fois logique et morale, de nos actes. En d’autres termes, le fait constitue le droit pour cette péremptoire raison que les deux se confondent.

On comprend que, dans de telles conditions, la métaphysique de Hegel ait pu donner naissance au matérialisme. Elle n’y a pas manqué et, par suite, elle a augmenté la confiance que, depuis Schelling, ses concitoyens avaient dans l’instinct. Ce matérialisme ne contribua pas médiocrement à borner l’horizon humain à la satisfaction des plus grossiers appétits, qu’il auréola, selon la coutume germanique, — ainsi que la matière même d’où il les fait surgir, — d’une sorte de nimbe mystique bien propre à en augmenter l’attrait. « La matière est éternelle, elle est l’absolu de la nature. » écrit Steffens. Et le professeur Lasson reprend : « La matière a besoin d’unité d’âme, d’intériorité. » Mysticisme et matérialisme se rejoignent.

Ce lent travail, qu’opérèrent les Vogt, les Moleschott, les Buchner et les Czoller, aboutit, entre 1850 et 1860, au matérialisme historique de Karl Marx, qui explique l’histoire de la civilisation, avec tout ce qu’elle comprend de coutumes, d’idées, de philosophies, de sentimens, d’œuvres scientifiques, artistiques et littéraires, par les seuls facteurs économiques. De cette propagande, enfin, sortit une exclusive réhabilitation de la chair et, pour tout dire, une sorte de sensualisme antichrétien, véritable renaissance du paganisme le plus audacieux. Cette propagande, Haeckel l’intensifia encore, après 1870, avec sa tentative d’expliquer, uniquement par les sciences physiques, toutes les énigmes de l’univers. Par surcroît, son enseignement favorisa l’esprit d’entreprise capitaliste pour qui la richesse, avec les jouissances qu’elle procure, prend figure de fin en soi. Or, quand on en est là, tous les moyens semblent bons, même les pires, pour conquérir la toison d’or : réussir, il n’y a pas d’autre règle. Cela parut d’autant plus vrai à la conscience allemande que, dans la ruine de tout principe moral et même de toute moralité, la philosophie idéaliste arrivait à des conclusions identiques, jusqu’à assigner une origine sacrée à la volonté de puissance.

Bien mieux, il se trouva en Allemagne un grand écrivain, adversaire déclaré cependant du matérialisme, pour magnifier cette volonté de puissance et, qui plus est, pour recommander les pires procédés en vue de la satisfaire ; pour condamner, par conséquent, les vertus chrétiennes, — la douceur, la bonté, la modestie, la pitié, la chasteté, — qui ne peuvent lui être que des obstacles, au profit de la dureté, de la méchanceté, de l’orgueil et de la luxure, qui la servent ; pour, en un mot, renverser, comme il dit, la table des valeurs. J’ai nommé Nietzsche, qui est de tous le plus violemment antichrétien. Ne reproche-t-il pas au christianisme et à ceux-là mêmes qui, sans le savoir, s’en inspirent, la foi en un monde meilleur, en un principe moralement bon et, à son défaut, en un idéal de justice, de vérité et de bonté ? Dissipez ce « mensonge vital, » le monde apparaît, selon Nietzsche, sans fin ni but, constatation qui, à l’entendre, n’est pour déprimer que les faibles, ceux qu’il est préférable de voir disparaître, mais non les puissans qui se sentent capables de donner une forme au chaos, d’imposer leur loi à la vie indifférente. Un tel nihilisme constitue, à son avis, un tonique pour les forts, qui, au lieu de verser dans un stérile pessimisme, conquerront un état d’âme dionysiaque, triomphal et enivrant, gage de leurs succès futurs. Toutes les leçons que nous prodigue Zarathustra se résument en celle-ci : être fort. Il appartient au surhomme de prendre la place laissée vide par la mort de Dieu. « Le surhomme est la raison d’être de la terre, enseigne-t-il à ses disciples. Votre volonté doit dire : Que le surhomme soit la raison d’être de la terre. » C’est, de même, parce que, au rebours de la religion du Christ, le paganisme des antiques forêts de la Germanie faisait consister le souverain bien dans « la force du corps et toutes les qualités qui rendent l’homme redoutable, » que Mommsen, bien avant Nietzsche, s’en était institué l’ardent protagoniste. Zarathustra n’a fait, au fond, que pousser jusqu’à ses extrêmes limites cette conception païenne de la vie pour laquelle il semble, au dire de Nietzsche lui-même, que l’Allemagne ait fourni un terrain merveilleusement propice. « Les Allemands, — die Deutschen, — écrit-il, cela veut dire primitivement les païens ; c’est ainsi que les Goths, après leur conversion, désignèrent la grande masse de leurs frères qui n’étaient pas encore baptisés… Il serait encore possible que les Allemands se fissent, après coup, un honneur d’un nom qui était une antique injure en devenant le premier peuple non chrétien de l’Europe. »

Etre fort, voilà, en tout cas, le commandement primordial, celui d’où tous les autres dérivent. Devant la force rien ne compte. Elle vaut par elle-même et pour elle-même. Tout ce qui est susceptible de l’entraver est mauvais. Arrière donc la pitié ! Elle est une faiblesse et une sottise. « Si vous ne voulez pas être des destinées, des inexorables, comment pourriez-vous, un jour, vaincre avec moi ? Car les créateurs sont durs. Et cela doit vous sembler béatitude d’empreindre votre main en des siècles, comme en de la cire molle, — béatitude d’écrire sur la volonté des millénaires comme sur de l’airain, — plus dur que de l’airain, plus noble que de l’airain. Le plus dur seul est le plus noble. O mes frères, je place au-dessus cette nouvelle table de la loi : Devenez durs. » Bien mieux, Nietzsche enseigne la nécessité de faire le mal, la volupté de détruire. À cette seule condition, le surhomme pourra devenir, comme il le souhaite, une bête complète. Ce qui est débile mérite d’être écrasé. « O mes frères, suis-je donc cruel ? interroge Zarathustra. Mais, je vous le déclare : ce qui tombe, il faut encore le pousser. »

De même qu’il n’existe rien de supérieur à la force, il n’y a pas, suivant Nietzsche, de droits contre elle. Hegel, déjà, n’avait pas craint de railler ceux qui prétendent que les traités de paix doivent durer éternellement : la raison d’Etat les a signés, la raison d’Etat peut les rompre. Aussi bien, d’après tous les hommes politiques allemands, quand ceux qui gouvernent un pays croient la guerre inévitable, pour quelque motif que ce soit, il est de leur devoir strict de la faire éclater au moment le plus favorable, afin de se réserver l’offensive, sans s’inquiéter de vaines formalités telles que le respect des neutres ou la déclaration de guerre préalable. Au moment de l’affaire du Sleswig-Holstein, par exemple, Treitschke, qui a du moins le mérite de la franchise, flétrissait « les petites intrigues et les manœuvres maladroites et répugnantes des diplomates qui voudraient nous faire croire aux soi-disant droits des Hohenzollern sur les duchés, au lieu d’avouer sincèrement que nous ne voulons pas de nouvelle cour,… que le particularisme des Holstenois ne s’est déjà que trop marqué,… enfin que la Prusse doit annexer cette terre pour être capable d’une grande politique allemande. » De fait, déclare tout net le général von Bernhardi, « pour une nation qui sait en péril ses instincts vitaux, il n’y a qu’une immoralité, c’est d’être faible. » Quant à Bismarck, il confessait que, là où la puissance de la Prusse était en question, il ne connaissait pas de loi. « Aucun Etat, confirme Treitschke, ne saurait jamais s’engager à une observation illimitée de ses traités, car une telle observation aurait pour effet de restreindre son pouvoir souverain. » Entendez : ses intérêts.

Non seulement la force prime le droit, comme on l’a trop répété, mais pour tout cerveau allemand contemporain, elle le crée. « La puissance du vainqueur, voilà ce qui détermine le droit, » annonçait expressément Ihering dans le discours qu’il prononça en 1870 pour l’anniversaire de Guillaume Ier. Et il ajoutait : « C’est de cette manière que notre sentiment juridique se concilie avec la dure loi de l’histoire. » Ce n’est pas autre chose que l’affirmation solennelle du droit du plus fort, de ce fameux droit du poing, Faustrecht, qui, de l’aveu des juristes allemands, a formé le fond des coutumes germaniques jusqu’à la Renaissance., A en croire Savigny notamment, le droit n’a jamais été pour les Teutons ce qu’il est pour les Latins, à savoir un rapport rationnel de libertés. Il est, pour eux, « une force, une fonction du peuple. »

De là à glorifier la force comme l’expression d’une supériorité vraie qu’il convient de respecter, il n’y avait pas loin. La force n’est plus seulement représentée comme créant la justice, elle est identifiée avec le droit divin. « Dieu ne parle plus aux princes par des prophètes et par des songes ; mais il y a vocation divine, professe gravement Treitschke, partout où se présente une occasion favorable d’attaquer un voisin et d’étendre ses propres frontières. » Nous voici, en plein XIXe siècle, ramenés au jugement de Dieu. La force est regardée comme signe d’élection. Elle est la seule chose qui compte, l’unique indice de valeur, ce devant quoi les faibles, individus ou nations, doivent s’incliner, ce au nom de quoi, en définitive, il est juste, il est beau, il est bon qu’ils soient écrasés. « Ils s’étaient montrés incapables de créer un puissant État sur la base du droit et de l’ordre politique, » dit des Polonais le prince de Bülow pour justifier leur démembrement. Le rôle des faibles, en conséquence, ne saurait être que de disparaître ou de vivre sous la domination des vainqueurs, qui, eux, sont les élus de Dieu, les prophètes et les prêtres de la divinité immanente à l’univers.

Et parce qu’elle est le plus sûr instrument de la force, l’épreuve en vérité souveraine, la guerre est divine. Pour le maréchal de Moltke, elle réalisait la plus haute manifestation qu’on pût concevoir de Dieu ici-bas. « Vous dites que c’est la bonne cause qui sanctifie même la guerre ? Je vous dis : c’est la bonne guerre qui sanctifie toutes choses[3], » reprend Zarathustra, qui n’entonne ce péan en l’honneur des combats que parce qu’il leur sait gré d’exalter les puissances de l’âme, qui risquent de s’assoupir dans les travaux de la paix. Au surplus, il estime, avec ses concitoyens, que le moi se pose en s’opposant, pour reprendre la formule de Fichte. « Assez d’amour comme cela, écrivait Hewegh avant 1870, essayons maintenant de la haine. » La guerre, à la condition d’être haineuse, nous maintient, en effet, dans le plus haut état de tension auquel il soit donné à l’homme de parvenir. Elle n’atteint qu’alors toute sa splendeur. « Je te salue, sainte pluie de feu, tempêté de colère qui éclate après tant d’heures d’angoisses ! Nous gémissons dans tes flammes et mon cœur te répond par des battemens de joie, » s’écriait, en 1870, le poète Geibel. La guerre ne libère-t-elle pas les énergies élémentaires de la nature que tout Allemand révère au détriment des conventions qui, s’il les observe dans l’ordinaire de la vie, lui pèsent d’un poids très lourd ?

« Violence et passion, voilà les deux leviers principaux de tout acte belliqueux et, disons-le sans crainte, de toute grandeur guerrière, » proclame le général von Hartmann. On croirait lire du Nietzsche, avec la poésie en moins, la poésie sauvage que Zarathustra mettait dans ses plus monstrueuses divagations. « C’est, vaticine ce dernier, une vaine idée d’utopistes et de belles âmes que d’espérer beaucoup encore de l’humanité, lorsqu’elle aura désappris de faire la guerre. En attendant, nous ne connaissons pas d’autre moyen qui puisse rendre aux peuples fatigués cette rude énergie du champ de bataille, cette profonde haine impersonnelle, ce sang-froid dans le meurtre uni à une bonne conscience, cette commune ardeur organisatrice dans l’anéantissement de l’ennemi, cette fière indifférence aux grandes pertes, à sa propre vie et à celle des gens qu’on aime, cet ébranlement sourd des âmes, comparable aux tremblemens de terre. » On ne peut dresser plus hautaine apothéose de la barbarie, de cette barbarie qui, pour la pensée allemande ainsi dévoyée et surchauffée, constitue la forme idéale de la guerre, cette sainte chose ! Elle forme la conclusion logique d’une spéculation qui, depuis un siècle, s’est attachée à exalter la force aux dépens de tout ce qui la doit maîtriser. ! « J’aimerai, annonce Zarathustra, j’aimerai même les églises et les tombeaux des dieux, quand le ciel regardera d’un œil clair à travers leurs voûtes brisées. J’aime à être assis sur les églises détruites, semblable à l’herbe et au rouge pavot. »


III

Apologie de la force, qui trouve son apogée dans l’exaltation de la guerre et des violences qu’elle déchaîne, la philosophie allemande n’a pas peu contribué, avec l’affaiblissement du christianisme, à libérer les instincts de cruauté et de rapine qui sommeillaient au fond de l’âme germanique. Métaphysique et instinct se sont, au vrai, prêté un mutuel appui pour aboutir à la barbarie inspirée d’aujourd’hui.

Toutefois, de même que deux substances chimiques ne se combinent que dans certaines conditions, il a fallu les circonstances particulièrement favorables qui se rencontrèrent en Allemagne après 1870 pour que, non contens de se libérer, ces instincts s’érigeassent en doctrine et, qui plus est, en une sorte de mysticisme pour qui la force spécifiquement allemande est la plus haute expression du divin.

La guerre franco-allemande, on ne le sait que trop, donna l’Empire à la Prusse à qui ses succès de 1864 et de 1866, du Sleswig-Holstein et d’Autriche, avaient déjà valu la prépondérance. Nation de proie, que sa situation géographique faite de pièces et de morceaux obligeait à être avant tout militaire, la Prusse infusa son caporalisme à ses voisins dès après les campagnes de Napoléon, qui avaient fait sentir à la poussière d’États, qui composaient alors l’Allemagne, la nécessité d’être unis pour être forts. Car, il ne faudrait pas s’y tromper, si les États allemands offrirent, en 1870, la couronne impériale au Roi de Prusse, ce ne fut pas seulement parce que la victoire l’imposait, mais aussi parce que, au sortir de leur rêve séculaire, la force prussienne répondait à leurs vœux secrets. Une incontestable affinité existait entre la volonté de puissance qu’elle représentait et leurs appétits profonds. De fait, la prospérité dont s’est enivrée l’Allemagne depuis quarante-quatre ans est exclusivement matérielle. Prospérité prodigieuse d’ailleurs, à condition de ne la prendre que pour ce qu’elle vaut, et dont les témoignages multipliés ne devaient pas peu contribuer à muer le culte que l’âme et la pensée germaniques ont voué à la force en adoration de la force purement allemande. C’est, aussi bien, un spectacle vertigineux de croissance matérielle que, depuis le traité de Francfort, l’Allemagne a offert au monde et à elle-même.

Un tel spectacle n’a pas manqué de tourner toutes les têtes au-delà du Rhin. Depuis le plus humble jusqu’au plus grand, leur fortune de parvenus a grisé tous les Allemands. Il en est résulté l’orgueil collectif le plus monstrueux auquel une nation ait jamais été en proie. À son tour, il a exaspéré les instincts les moins recommandables du caractère germanique, en même temps qu’il poussait leurs intellectuels à prôner la force allemande. En se combinant sous l’influence de cet orgueil, cette philosophie et ces instincts ont composé, en lin de compte, un produit nouveau, — le germanisme, — qui est l’affirmation de la supériorité allemande dans tous les domaines.

Concentrant en lui les bonnes comme les mauvaises inclinations du tempérament teuton, — les meilleures étant mises au service des pires, — le germanisme s’est nourri, par surcroît, de tout ce qu’il a pu et voulu discerner de grandeur dans un passé qu’il tient pour garant de l’avenir qu’il s’attribue.

Aussi bien, si le germanisme, qui concrète l’orgueil démesuré des Allemands d’aujourd’hui, est nouveau, l’orgueil ne l’est point chez eux. L’infatuation que tout Allemand éprouve de lui-même et qui le porte, en quelque matière que ce soit, à préférer sa solution à toutes les autres, se retrouve dans la haute opinion qu’il a toujours eue de sa race. L’Allemagne ne paraissait-elle pas à Kant « destinée à recueillir ce que les autres nations avaient produit de meilleur pour se l’assimiler ? » C’était l’avis de Schiller : « L’Allemand, écrit-il, doit chercher à parvenir au plus haut sommet. C’est à lui qu’il est réservé d’atteindre à la fin suprême d’achever en soi l’humanité, au but le plus beau qui est de réunir en une couronne tout ce qui fleurit chez les autres peuples. » N’est-ce pas la même foi dans les destinées de la race que trahissent ces paroles de Fichte ? « Le quatrième âge de l’humanité commence, s’écrie-t-il. Ce sera l’âge de la Science. L’Allemagne est le ministre de la Science. » Pour Schelling, enfin, son destin est le destin même de l’humanité.

Pendant ce temps, les romantiques, y compris Wagner, retrouvaient les dieux de la terre allemande, incarnations des forces naturelles dont la Germanie leur paraissait devoir être l’interprète désignée parce que, plus près de la nature que les autres pays, seule elle a su entendre ce que susurre le murmure de l’eau, ce que chuchotent les arbres dans les forêts, ce que racontent les bêtes à ceux qui ont le pouvoir de les interroger. Panthéiste de tempérament, la race et la terre allemandes leur semblaient participer de la puissance des forces naturelles, comme elles éternelles et comme elles sacrées. A en croire Schlegel, avec le sentiment du divin l’Allemagne seule aurait retrouvé le sens de la véritable poésie. Aussi bien, Novalis nous annonce qu’elle travaille à l’avènement d’un nouvel âge d’or.

Cette idée de la supériorité de la race germanique est devenue, de nos jours, un dogme. Pour l’édifier, la science allemande n’a reculé devant rien.

Elle a, tout d’abord, utilisé un Français, le comte Arthur de Gobineau, lettré et misanthrope, qui croyait à l’inégalité foncière des races humaines et, dans cette inégalité, à la supériorité des Indo-germains sur les Gallo-romains. Il en donnait comme preuve que les premiers ont conquis les seconds. Le parti que les historiens allemands ont su tirer de cette thèse est prodigieux. Mais aussi, pour l’amplifier et la soutenir, ne se sont-ils pas fait faute de falsifier les événemens et d’en prendre à leur aise avec la vérité : la vérité est a priori tout ce qui peut servir la volonté de puissance du peuple allemand. « C’est le droit des vivans, affirme Freytag, d’interpréter tout le passe selon les besoins et les exigences de leur propre temps. » Aussi, l’histoire, l’ethnologie, la philologie et même la géographie rivalisent-elles d’efforts au service du germanisme. On nous prouve, pièces en mains, que tous les progrès dont a bénéficié l’humanité, au cours des siècles, sont dus aux Germains. Le sentiment de l’honneur, le respect de la femme, la fidélité à la parole donnée viendraient d’eux. N’est-ce pas le peuple germain qui a balayé la pourriture de l’empire romain en décomposition ? N’est-ce pas lui encore qui, mille ans plus tard, a purifié cette sentine d’iniquité qu’était devenue l’Église catholique ? N’est-ce pas lui, enfin, qui a châtié, en 1870, le Latin corrompu ? « Avant toutes les autres nations, prétend Meyer, l’un de leurs plus célèbres historiens, l’Allemagne s’empare avec zèle de toute tâche imposée par le temps à l’humanité. » La mauvaise foi des savans allemands ne néglige aucun détail, jusqu’à nier la valeur des textes de César et de Strabon par exemple, qui attribuent le pays messin à la Gaule. De même, parce qu’il pense trouver chez les Doriens une ébauche du génie allemand, Ottfried Muller leur prête un ensemble de vertus qui leur furent bien inconnues. D’un mot, il n’est pas de science en Allemagne qui ne tende à prouver, peu ou prou, la supériorité de la race germanique. « L’Allemagne a vu le plus haut développement de la vie artistique et scientifique qui ail eu lieu depuis les jours de l’Hellade et du Cinquecento, » déclare sans sourciller le prince de Bülow. De son côté, un écrivain que ses origines anglaises n’empêchent pas de s’affirmer le plus fervent apôtre du germanisme, M. Houston Stewart Chamberlain, estime que, les premiers, les Germains eurent l’idée d’observer la nature, tout comme si Aristote, Archimède et Bacon ne s’en étaient point, avant eux, avisés. Gervinus n’établit-il pas pour son compte, avec force argumens à l’appui, que la race germanique a donné au monde la seule littérature vraiment digne de ce nom depuis les Anciens ? Rappelons-nous l’étrange lettre que le professeur Adolf Lasson écrivait au début de la guerre : « Nous sommes, moralement et intellectuellement, hors de pair. Il en est de même de notre organisation et de nos institutions. »

La supériorité de l’Allemagne, en tout et pour tout, est d’autant moins douteuse, aux yeux des Allemands, que leurs historiens et leurs hommes de science ont bien soin d’omettre ou de diminuer les noms des savans, artistes et écrivains étrangers capables d’éclipser les gloires teutonnes. C’est ainsi que, dans son livre l’Évolution d’une science : la Chimie, Ostwald cite à peine Berthelot. Quant à Lavoisier, il réduit son rôle à rien. Il aurait simplement corrigé les idées de Stahl sur le phlogistique, alors qu’en réalité Lavoisier a édifié sa théorie de la combustion sur leur ruine. En dépit de l’évidence, c’est à Stahl que reviendrait l’honneur d’avoir « pour la première fois éclairci la relation réciproque des notions si importantes d’oxydation et de réduction ! » Pareillement, afin d’« éliminer, comme le souhaitait Schelling, tout ce qui résulte d’une coquetterie de nos pères et grands-pères avec des peuples étrangers, tous les emprunts qui ont altéré la nature intime du pur métal allemand, » les naturalistes oublient Lamarck et Darwin en faveur de Gœthe et d’Oecken. Bien mieux, M. Ernest Lavisse constatait, dès 1886, dans ses Essais sur l’Allemagne impériale, le parti pris d’enseigner aux écoliers allemands que la civilisation humaine n’a que trois représentans : la Grèce, Rome et l’Allemagne.

Non contens de prouver que tout ce qui est allemand est supérieur, les savans teutons s’attachent à démontrer que tout ce qui est supérieur est allemand. L’historien Meyer ne nous apprend-il pas que saint Boniface, l’apôtre de la Germanie, né à Kirton en Wessex, en serait parti pour aller évangéliser la Grande-Bretagne ? Pareillement, ce seraient les Allemands qui, avec l’aide des Anglo-Saxons, auraient fondé les États-Unis ! En fait, le germanisme s’annexe sans vergogne toutes les supériorités d’où qu’elles soient. Dépouillant, quand il lui convient, la notion de race, — dont le germanisme pourtant fait si grand cas, — de tout élément ethnologique pour ne s’en tenir qu’à des affinités psychiques, M. Chamberlain établit que tout ce qu’il y eut de bon en Europe, fût-ce en France ou en Italie, ne pouvait être que germanique. Il revendique, à ce titre, saint François d’Assise, Dante, Shakspeare, Rembrandt, Pascal et Racine. Allemande elle-même serait Jeanne d’Arc ! Que les Alsaciens-Lorrains, d’autre part, demeurent fidèles à la France, cela ne prouve-t-il pas, à en croire maints docteurs d’outre-Rhin, qu’ils sont, au fond, allemands, la fidélité étant, par excellence, une vertu teutonne ?

Tandis que l’Allemagne est envisagée, comme « le cœur de la planète » ou « le sel de la terre, » d’après les propres paroles de Guillaume II, l’esprit germanique symbolise « l’esprit du monde nouveau, » dont les savans allemands s’intitulent les Messies. Il en résulte que la science allemande n’a rien à faire avec la science tout court, « car elle n’est point quelque chose d’extérieur par rapport à la Nation elle-même…, elle est l’essence véritable, la substance, le cœur de la Nation. » Au même titre que la race et le pays allemands, elle est une émanation de l’Absolu. Le germanisme, en fin de compte, serait issu, d’après Ferdinand Schmidt qui en fait honneur à Luther, « d’une nouvelle révélation spontanée de l’Esprit universel dans l’âme des peuples germaniques. » De cette révélation, l’État allemand serait l’organe. Le professeur Adolf Lasson ne se targue-t-il pas d’y voir « la création la plus parfaite que l’histoire ait connue ? »

La superstition étatiste remonte fort loin en Allemagne. Pour Hegel, l’État est l’idée suprême de la raison et, par suite, la suprême réalité objective. Il faut, par conséquent, conclut ce philosophe, non seulement lui obéir, mais le vénérer comme un Dieu. Toutefois, l’État ainsi divinisé est, entendons-nous bien, l’État prussien, et par extension, depuis que la Prusse a pris la direction des destinées de l’Allemagne, l’État allemand. Dieu n’est plus, dès lors, que la somme des ambitions germaniques, l’expression mystique de leur commune volonté de puissance. Il est ce « bon vieux Dieu allemand » qu’invoquait naguère Guillaume II et dont il avait raison, suivant le plus sûr germanisme, de se déclarer l’allié, tout de même qu’Adolf Lasson était conséquent avec lui-même en baptisant son souverain de « délices du genre humain. »

Cette divinisation de l’Etat, conclusion logique du matérialisme mystique dans lequel l’orgueil germanique s’est épanoui, l’est aussi de l’accaparement de la religion par la royauté, que favorisèrent un Prusse le sens de l’autorité et le goût de la discipline. Les successifs rois de Prusse aidèrent d’autant plus à cette évolution que le sentiment religieux est un puissant moyen de gouvernement. « Qu’est-ce qui donnera à tous les membres (d’une société) le zèle, l’activité, la loyauté, dans le service de la religion ? » demande, en 1783, Doederlein dans sa Bibliothèque théologique. Un bon gouvernement, estime le philosophe Jean-Georges Feder, « cherche à faire entrer le clergé dans ses sages intentions, qui visent l’avantage véritable de la religion et de l’Etat… afin de faire exécuter par ce moyen ce qu’il ne pourrait pas effectuer sans intermédiaire avec un égal succès. » L’Etat prussien, en conséquence, demande aux théologiens d’enseigner la doctrine officielle, tout en ne leur réclamant point d’y croire. Ce n’est pas de l’hypocrisie, affirme le professeur Ronnberg dans le commentaire qu’il écrivit de l’Edit de Religion de 1788 par lequel Frédéric-Guillaume II restaurait l’autorité des Livres symboliques : « Le vrai philosophe de la vie ne raffine point, assure-t-il, là où la loi exige soumission. Il obéit, et prouve ainsi qu’il mérite ce nom vénérable, en faisant ce que ses fonctions exigent. Donc, pense pourquoi ce que tu tiens pour vrai, mais ne trouble pas le peuple par tes doctrines. » Et il appuie : « Tu demeures un honnête homme, quand bien même tu enseignes contre ta conviction. » Kant n’avait-il pas enseigné déjà que, quoique ne reposant sur aucune donnée positive, la religion répond aux nécessités de la pratique ? La maintenir devient donc un devoir du souverain. De fait, au lieu de s’atténuer, la mainmise du pouvoir sur les Eglises ne fit que s’accentuer, au cours du siècle dernier, avec l’effondrement des croyances sous les coups de l’hypercritique. Il ne reste debout que le Dieu germain, autrement dit la race germanique incarnée dans l’actuel État allemand.


IV

Expression la plus parfaite qui soit de l’Absolu, l’Etat allemand a pour destinée de se réaliser toujours davantage. Appelé à sauver le monde, il a une triple mission à remplir : moralisatrice, civilisatrice et religieuse.

Qu’on ne s’étonne pas d’une aussi extraordinaire prétention. Comment l’infatuation collective à laquelle l’Allemagne est arrivée n’entraînerait-elle pas, avec une incompréhension radicale des mentalités étrangères, le mépris des autres ? Il est formidable. « Les Français ne sont qu’un peuple de singes, déclare André Léo, dont les œuvres eurent autrefois un grand succès. La race celtique, telle qu’elle s’est montrée en Allemagne et en France, a toujours été mue par un instinct bestial, tandis que, nous autres Allemands, nous n’agissons jamais que sous l’impulsion d’une pensée sainte et sacrée. » Tout ce qui n’est pas eux est pourri. N’ont-ils pas, les premiers, baptisé Paris la Babylone moderne ? « Les peuples alentour, écrit Lange dans son Pur Germanisme, sont ou bien des fruits mûrs, bientôt flétris, qu’un prochain orage peut secouer de l’arbre, tels que Turcs, Grecs, Espagnols, Portugais, et une grande partie des Slaves ; ou bien ils sont, il est vrai, orgueilleux et joyeux de leur race, mais stérilement raffinés en leur culture, pauvres en leur génération, comme les Français. » Puis de conclure : « Qui sait si, nous Allemands, nous ne sommes pas destinés à être la férule qui corrige et guérit toutes ces dégénérescences ? » La voilà bien, la mission moralisatrice.

Moralisatrice, une telle entreprise est, en outre, essentiellement civilisatrice. Aussi bien, Ostwald annonce à l’univers, d’accord avec tous ses concitoyens, que l’Allemagne lui apporte une nouvelle forme de civilisation, non plus individualiste comme l’ancienne, mais collective. « Grâce à sa faculté d’organisation, a expliqué le grand chimiste dans une interview désormais célèbre, l’Allemagne a atteint une étape de civilisation plus élevée que les autres peuples. » C’est ce qu’ils appellent la culture ou Kultur, et qui est très différent de ce que les Gréco-Latins entendent par ce mot, puisque aussi bien les Allemands ne désignent par-là que la force disciplinée. « La guerre, un jour, ajoute Ostwald en parlant des peuples qui ne sont pas allemands, les fera participer sous la forme de cette organisation à une civilisation plus élevée. » Sur ce, il précise : « Parmi nos ennemis, les Russes, en somme, en sont encore à la période de la horde, alors que les Français et les Anglais ont atteint le degré de développement culturel que nous-mêmes avons quitté il y a plus de cinquante ans. Cette étape est celle de l’individualisme. Mais, au-dessus de cette étape, se trouve l’étape de l’organisation. Voilà où en est l’Allemagne d’aujourd’hui. » Après quoi, afin que nul n’ignore la tâche que, dans la présente guerre, s’est imposée la nation allemande : « Vous me demandez ce que veut l’Allemagne ? Eh bien ! l’Allemagne veut organiser l’Europe, car l’Europe, jusqu’ici, n’a pas été organisée. »

Cette mission, au surplus, est divine ; ce qui va de soi, puisqu’elle ne tend à rien moins qu’à faire régner sur tous les hommes l’Etat allemand. Dans les Discours à la nation allemande que Fichte prononça à l’Université de Berlin en 1807-1808, il invite déjà ses compatriotes à prendre conscience de la pure essence germanique, afin d’y convertir les autres nations, l’Allemand étant à l’étranger ce que le bien est au mal. « Dieu, dit-il expressément, est en nous, et il accomplit son œuvre par nous. » Depuis, cette assurance a fait son chemin. « Gott mit uns ! (Dieu est avec nous), clamait en chaire au début de cette guerre un prêtre catholique, et les ennemis de l’Allemagne sont les ennemis de Dieu. Notre mission sur cette terre est de détruire les ennemis de Dieu. Personne ne peut vaincre l’Allemagne, parce qu’elle est sous la protection du Seigneur. Que meure la France, que disparaisse l’Angleterre, que soit anéantie la Russie, c’est la volonté de notre Dieu, de notre Dieu allemand. » C’est, avec plus de mesure, la même idée qui est développée dans la lettre pastorale du cardinal von Hartmann, archevêque de Cologne : « Dieu a été et il est avec nos héroïques soldats, à l’Est et à l’Ouest, sur mer et dans l’air. Il a été et il est avec notre peuple allemand, qu’embrasent la détermination de tenir jusqu’au bout et la confiance dans la victoire finale. C’est avec Dieu que nos soldats sont partis pour cette guerre. » Une telle mission est providentielle pour cette autre raison enfin, non moins avérée aux yeux des pangermanistes, que l’élément germanique est répandu bien au-delà des frontières de l’Empire. En réalité, ils revendiquent à peu près toute la terre, ceux qu’ils reconnaissent comme leurs et ceux qui ne le sont pas, pour qu’ils le deviennent. « Aussi loin que la langue allemande résonne et élève des hymnes à Dieu dans le ciel, cela doit être à toi, vaillant Allemand. » Aux motifs linguistiques s’en ajoutent d’historiques. C’est ainsi qu’ils réclament tout territoire sur lequel auraient vécu, autrefois, des Germains. Bien plus, comme l’Empire est appelé, selon Treitschke, à jouer un rôle « transcendant, » le monde entier doit lui être assujetti. Quelle plus belle destinée, d’ailleurs, le monde pourrait-il souhaiter ? Synthétisant le goût artistique des Italiens, la raison des Français, le talent historique des Anglais, la poésie et le patriotisme des Espagnols, le génie germanique, qui prend pleine conscience de lui-même dans l’Etat allemand, est seul capable d’élever à l’infini les qualités de chacun. Par sa disposition, l’Etat allemand, en effet, ne représente pas seulement la Kultur : il est la Kultur même.

Aussi bien, le militarisme prussien en fait partie intégrante, une armée scientifiquement organisée et plus forte que celle de toutes les autres nations formant son indispensable instrument, soit pour menacer, soit pour vaincre, alors que la menace ne réussit pas ou qu’il convient de favoriser par les armes l’expansion germanique. Encore sied-il de préparer par un judicieux réseau d’espionnage, de compromissions et même d’outillage à l’étranger, l’ultime recours à la violence. C’est par la guerre que l’État se constitue. C’est par elle que l’État allemand s’est formé. En conséquence, la guerre, — celle-là seule, bien entendu, que fait l’Allemagne, — est sainte. L’Allemagne n’en a jamais fait d’autre ; elle n’en peut faire que de cette sorte, ce qui se comprend de reste, puisque, nation élue, elle est la nation-Dieu.

Dans l’accomplissement d’une aussi sainte œuvre, il va de soi qu’aux mains de l’Allemagne tous les moyens sont bons. Il ne saurait donc être question, pour elle, de respecter les conventions relatives au droit des gens. « Les traités que les belligérans ont conclus entre eux, spécifie le général von Blume, perdent leur valeur juridiquement astreignante, dès que la guerre a éclaté. » L’idée de guerre apparaît aussi bien, à l’esprit des théoriciens teutons, exclusive de toute limitation au nom de l’humanité. « On ne fait pas la guerre un catéchisme à la main, » dit l’un d’eux. Rien ne saurait, suivant les plus hautes compétences, s’opposer aux « nécessités militaires. » Conclusion, à l’usage du tempérament allemand, des idées de Fichte, de Schelling, de Hegel, de Treitschke et de Nietzsche ! Le principe des nécessités militaires a été professé par Clausewitz et Bernhardi, dont les enseignemens forment la substance des instructions officielles. « La guerre est un acte de violence destiné à contraindre l’adversaire à accomplir notre volonté, » écrit Clausewitz. Et il ajoute aussitôt : « Dans l’emploi de cette violence, il n’y a pas de limites. » Nous voici donc bien en présence de la dévastation, du vol, du pillage, de l’incendie érigés en méthodes de guerre. « La première de ces méthodes est l’invasion des provinces ennemies, non pas avec l’intention de les garder, mais pour y lever des contributions de guerre, voire simplement pour les dévaster, » stipule Blume dans son cours de stratégie. « On affirme par-là, précise le général Julius von Hartmann, que les nécessités militaires n’ont à établir aucune distinction entre la propriété publique et la propriété privée. » Plus encore, il recommande de choisir des otages, pour répondre de la tranquillité des populations envahies. On peut en outre, enseigne l’état-major allemand, imposer des travaux aux habitans des régions conquises et les obliger à fournir des guides. Et ce n’est pas tout : il convient, par le carnage, de faire régner la terreur. « Quand la guerre nationale a éclaté, le terrorisme devient un principe militairement nécessaire, » établit le général Hartmann. Bien plus, afin que la discipline, qui fait la force des armées, n’en souffre pas, les actes de violence devront être systématiquement organisés. Les villes et les villages seront réduits en cendres par des compagnies d’incendiaires munies d’appareils spéciaux, Le pillage sera effectué avec méthode, et le butin dirigé sur l’arrière par chemins de fer ou automobiles. Les assassinats auront lieu par ordres et en masses. Toutefois, comme le combattant a besoin de passion, le général Julius von Hartmann demande qu’il « soit affranchi totalement des entraves d’une légalité gênante et de toutes parts oppressive. » De sang-froid et selon un plan mûrement réfléchi, les instincts les plus redoutables se trouveront ainsi déchaînés, au grand dam des pays occupés, non seulement dans la troupe, mais dans l’âme de chaque soldat. Pour l’état-major allemand, il est de doctrine courante que la fin justifie les moyens, et quels moyens !

D’ailleurs, les Allemands, qui ne sont jamais à court d’argumens quand leurs intérêts sont en jeu, s’efforcent de prouver par la voix de leurs professeurs d’art militaire que les pires horreurs sont, au fond, très humaines, puisque, comme le bien sort du mal au dire de Méphistophélès, « une dureté et une rigueur apparentes se changent en leur contraire quand ils ont pu produire chez l’adversaire la résolution de demander la paix, » affirme sans embarras le général von Hartmann. Plus on aura commis d’atrocités, plus le pays ennemi aura peur, et plus tôt il implorera la paix ; plus donc, en somme, on aura été généreux : tel est le sophisme dont se repaissent les esprits d’outre-Rhin. Ainsi que M. Andler l’a rappelé dans une curieuse brochure sur la doctrine allemande de la guerre, la vieille loi du Landsturm ne spécifiait-elle pas déjà, en 1843, au paragraphe 7, que « les moyens de guerre les plus tranchans sont les meilleurs, car ils donnent à la cause juste, — qui ne peut être que la cause allemande, — la victoire la plus complète ? »

En revanche, si l’Allemagne a tous les droits, nulle nation au monde n’en a contre elle. C’est de bonne foi que ces tueurs de femmes, de vieillards et d’enfans, qui ont semé sur leur passage la mort, la terreur, la ruine et l’incendie, invoquent le droit des gens à leur profit. Bien mieux, quiconque résiste aux volontés de l’Allemagne contrevient au droit en sa personne : il ne peut qu’être justement frappé. C’est en vertu de cet axiome que les pangermanistes prétendent n’avoir jamais voulu la guerre, mais la paix, la paix germanique s’entend, c’est-à-dire la soumission de tous aux volontés allemandes. « On ne saurait rester neutre vis-à-vis de l’Allemagne, » écrivait Adolf Lasson le 29 septembre 1914. Non seulement ne pas obéir à ses ordres est une offense ; c’en est une encore de ne pas favoriser ses ambitions. Il en résulte que, puisque cette guerre est née de ce que ni la Russie, ni la France, ni la Belgique, ni l’Angleterre n’ont consenti à s’incliner devant les exigences allemandes, c’est, nonobstant les apparences, l’Allemagne qui a été attaquée. « Il n’est pas vrai que l’Allemagne ait provoqué cette guerre, » protestent, en chœur et avec toute la sincérité dont ils sont capables, les plus grands noms de la pensée allemande. Et ils continuent : « Il n’est pas vrai que nous ayons violé criminellement la neutralité de la Belgique. » Puis, toujours dans le même esprit, ils annoncent à la face du monde civilisé qu’il n’est pas vrai davantage que leurs soldats « aient porté atteinte à la vie ou aux biens d’un seul citoyen belge sans y avoir été forcé par la rude nécessité d’une légitime défense. » Voilà le grand mot lâché, celui qui, aux yeux de l’élite intellectuelle allemande, justifie comme autant de représailles permises les plus abominables cruautés : le cas de légitime défense. Cela excuse tout. « Nous pouvons nous on tenir pour la forme aux déclarations faites par le chancelier de l’Empire devant le Reichstag et selon lesquelles notre invasion en Belgique n’a été qu’une légitime défense de notre part, » affirme le chimiste Ostwald. Sous cet angle, les atrocités paraissent un devoir à la conscience germanique, non seulement parce qu’elles concourent à épargner des vies allemandes, les seules qui soient précieuses, mais parce qu’il convient de tuer le plus possible d’individus, militaires ou civils, femmes ou enfans, des peuples avec lesquels l’Allemagne est en guerre et qui ne peuvent appartenir qu’à des races très inférieures.

Tous ces motifs, cependant, ne rendent encore qu’insuffisamment compte du devoir que l’Allemagne estime lui incomber d’être implacable. Aussi bien, elle envisage les dévastations et les massacres comme un châtiment que, dans leur propre intérêt, l’Etat allemand se doit d’infliger aux individus et aux peuples qui méconnaissent sa mission. « Cette guerre est une tempête assainissante qui balaye le monde. Il s’agit d’amener aux hommes une plus grande abondance d’air du ciel, » vaticine Richard Dehmel, le plus grand poète contemporain de l’Allemagne. Cette guerre, que nos ennemis rendent délibérément atroce, est présentée comme une nouvelle croisade, et les cruautés comme le plus sûr moyen de convertir le monde, qui risquait de tomber en pourriture, à l’évangile de la force allemande. En l’espèce, il s’agit d’une lutte à mort de la barbarie savante contre la civilisation. N’est-ce pas, en effet, pour atteindre la France et la Belgique jusque dans leur âme que, avec l’assentiment de leur empereur, des généraux allemands ont ordonné la destruction de Louvain, la ruine d’Ypres, les bombardemens de Soissons.de Reims et d’Arras ? « Je hais cette religion que tu as embrassée, écrivait Guillaume II à la Landgrave de Hesse qui venait de se convertir au catholicisme. Tu accèdes donc à cette superstition romaine, dont je considère la destruction comme le but suprême de ma vie. »


C’est, en définitive, au nom du germanisme que l’armée allemande pille, vole, viole et assassine sans pitié, avec méthode et suivant un plan préconçu, dans la conviction où ils sont tous au-delà du Rhin, depuis les docteurs jusqu’aux ouvriers, de sauver le monde à coups de canon, cependant qu’ils satisfont les bas appétits de leurs âmes restées barbares. Le peuple allemand, tout entier grisé par le spectacle de sa trop rapide fortune, donne ainsi, suivant l’expression de M. Boutroux, le plus extraordinaire exemple de barbarie multipliée par la science où puisse, de nos jours, tomber un pays tenu pour civilisé, alors que ses progrès moraux ne vont pas de pair, pour les diriger et les compenser, avec un brusque accroissement de prospérité matérielle. C’est, aussi bien, cette prospérité que les cerveaux teutons d’aujourd’hui prennent, à l’exclusion de tout idéal désintéressé, pour le but suprême vers lequel, sous l’égide de la Germanie, Messie des temps futurs, l’humanité serait appelée. L’abomination des procédés mis en œuvre suffit, en dehors de tout autre indice, à nous faire estimer à sa juste valeur une aussi aberrante prétention.


PAUL GAULTIER.

  1. Jahn, Deutsches Volksthum. Lubeck, 1810.
  2. Pensées et aphorismes, trad. Bourdeau, p. 225.
  3. Ainsi parlait Zarathustra, p. 59.