Les Origines de la Russie kiévienne

Les Origines de la Russie kiévienne
Revue des études slaves1 et 2 (p. 5-18).

LES ORIGINES DE LA RUSSIE KIÉVIENNE

par
M. ROSTOVTZEFF.


À l’époque où les chroniques russes et les historiens byzantins commencent à nous fournir quelques données sur le peuple russe et sur ses princes, au IXe siècle, la Russie nous apparaît comme déjà formée et constituée, avec son organisation politique, économique et sociale à elle, avec sa civilisation propre. Elle nous apparaît comme un ensemble de cités commerçantes, et qui possèdent de vastes territoires ; les cités, comme leurs territoires, sont peuplées de diverses tribus slaves. Ces cités sont gouvernées chacune par son assemblée, peut-être par un conseil composé des principaux boïars et par des magistrats élus. Soucieuses d’assurer la protection de leur négoce largement développé, soucieuses aussi de maintenir l’ordre dans leurs affaires intérieures, elles développent une forte organisation militaire en appelant à leur aide des compagnies de soldats experts (дружины), habiles à la guerre, le plus souvent d’origine germanique, Normands ou Varègues, avec leurs chefs ; ces compagnies s’unissent aux forces militaires russes et forment le noyau de l’organisation militaire des cités-états russes. Graduellement les diverses cités s’unissent autour d’une seule d’entre elles, celle de Kiev, et forment le grand état kiévien bien connu des Byzantins en Crimée, et même à Constantinople, par ses expéditions maritimes qui suivent et interrompent les relations commerciales régulières établies entre l’Empire byzantin et la Russie kiévienne.

L’origine du grand état kiévien nous est mal connue : une tradition, d’ailleurs assez confuse, nous dit que le fondateur de l’état et de la dynastie kiévienne fut le chef d’une compagnie étrangère qui s’établit d’abord à Novgorod et de là conquit les cités du Dněpr. Nous possédons plusieurs données qui contredisent cette version officielle, et d’apparence artificielle, des chroniques russes sur l’origine de l’état kiévien. Ce sont surtout des données sur l’existence de la Russie (Rus), qui est certainement la Russie de Kiev, bien avant l’époque de Rurik. Mais, même en acceptant l’origine Scandinave des princes de Kiev, nous devons constater que cette origine n’a pas eu d’influence sur la structure politique et sociale de la Russie kiévienne et sur sa civilisation matérielle et intellectuelle. Les princes, aussi bien que leur družina, furent assez vite assimilés par la majorité slave et adoptèrent sa civilisation. Ce fait est illustré par exemple par le caractère tout à fait byzantin de la civilisation matérielle de Kiev du IXe siècle après J.-C, caractère qui nous est bien connu par les fouilles systématiques faites à Kiev et dans les autres cités de la Russie kiévienne[1].

Ce qui est important, c’est le fait de l’existence au IXe siècle de l’état kiévien, et c’est aussi le fait de son organisation originale à laquelle nous ne pouvons trouver rien d’analogue dans l’Europe occidentale de cette période avec son système féodal. Tout semble en effet original dans cette histoire de la formation de l’état russe : le caractère exclusivement commerçant des cités et de leur population ; — la vaste extension de leur activité commerciale, au sud jusqu’à Constantinople, à l’est, par les villes du détroit de Kerč et par les steppes, jusqu’au Caucase, jusqu’à l’Asie centrale, jusqu’à la Chine, jusqu’à l’Inde, au nord, par Novgorod, par Rostov, par la Volga, jusqu’aux rivages de la Baltique et de la mer Blanche ; — le contraste qui s’accuse entre le degré de développement de la cité-état et l’organisation tribale primitive des Slaves qui avaient peuplé les villes, entre le mode d’existence préhistorique des peuplades et la haute civilisation des cités ; — enfin la forme même du gouvernement, surprenante combinaison d’une autorité militaire avec l’autonomie urbaine.

Les médiévistes réfléchis d’occident s’étonnent à bon droit, lorsqu’ils abordent l’histoire comparative des divers pays d’Europe durant le Xe siècle et les siècles suivants, de la différence profonde qu’ils constatent, pour cette période de début de l’histoire moderne, entre l’Orient et l’Occident. C’est qu’en Russie l’évolution initiale a été déterminée par les relations commerciales et par la cité, alors que dans l’Europe occidentale elle a été réglée par le travail de la terre et par le type d’organisation politique que représente le « domaine-état », ce type qui n’apparaît en Russie qu’au XIIIe siècle et sous une forme radicalement différente de celle qu’il a en Occident.

Il y a là une opposition dont on ne saurait rendre compte en faisant commencer l’histoire russe, comme on le fait d’ordinaire, au IXe siècle, avec la Chronique ; aussi bien aucun historien n’y a-t-il réussi jusqu’à ce jour. L’erreur fondamentale, commune à tous les historiens, est de confondre ou plutôt de séparer artificiellement, comme s’il s’agissait de deux sujets différents, l’histoire de la race slave et l’histoire du pays qui est devenu l’arène de cette race. C’est là oublier deux faits essentiels, à savoir que l’histoire de la Russie remonte dans le passé bien au delà de celle des Slaves, et que l’on ne peut établir cette histoire isolément, indépendamment de celle du monde civilisé de l’époque gréco-romaine et de l’époque des migrations des peuples, la Russie, et surtout la Russie méridionale, ayant participé à la vie de ce monde civilisé. Que si l’on renonce à cette conception de l’histoire de la Russie comme réduite exclusivement à l’histoire de la race russe, que si l’on considère cette histoire du point de vue plus large de l’histoire universelle, bien des faits y deviendront intelligibles qui jusque là demeuraient obscurs, et l’histoire même de l’état russe nous apparaîtra sous un jour nouveau.

Les débuts de la civilisation dans les steppes de la Russie méridionale, le long des grands fleuves russes, le Dněpr, le Don et la Kuban', sont notablement plus anciens qu’on ne le croit communément. À l’aube même de l’histoire, dès la période que nos historiens ont coutume de qualifier « préhistorique », la vie de ces steppes est inséparable de celle des trois grands foyers de civilisation : civilisation orientale de l’Asie antérieure, civilisation méditerranéenne et civilisation de l’Europe centrale. La région de la Kuban' nous offre, dès l’Âge du cuivre, une civilisation développée apparentée aux plus anciennes civilisations de la Mésopotamie, du Turkestan, de l’Égypte ; le pays du Dněpr, à la même époque, offre un opulent rejeton de la civilisation de l’Europe centrale avec la marque de fortes influences méridionales et orientales ; les bords de la mer Noire enfin participent à la civilisation méditerranéenne dès son origine. C’est à cette époque déjà, celle de l’Âge de cuivre, que les habitants des régions du Dněpr et de Sa Kuban' passent progressivement de la vie nomade à la vie sédentaire et qu’apparaissent les premiers groupements stables d’habitations sur les rives du Dněpr et aussi, vraisemblablement, sur celles du Don et de la Kuban'. C’est à cette époque que s’organisent de grandes voies commerciales passant par la Russie : la route de caravane conduisant de l’Orient au bord de la mer d’Azov ; la route maritime allant de la mer Noire à la Méditerranée, aux îles de l’Égée et jusqu’en Asie Mineure ; la route fluviale du nord, celle de l’ambre, aboutissant à la Baltique. L’usage de ces voies et, avec cet usage, la civilisation même de la Russie méridionale se développent surtout durant les dix derniers siècles avant J.-C.

La formation successive sur les bords septentrionaux de la mer Noire de deux grands empires indo-européens, l’empire cimméro-thrace, du Xe au VIIIe siècle et l’empire scythe du VIIIe au IIIe siècle avant J.-C, pourvus l’un et l’autre d’une organisation relativement stable, attire dans cette région les principaux représentants de la civilisation de cette époque, les Grecs, et les pays de la mer Noire se trouvent peu à peu reliés de la sorte par des liens de plus en plus étroits au berceau même de la civilisation occidentale, aux pays de l’Égée. Le courant de la civilisation est particulièrement intense dans la Russie méridionale au temps du grand empire scythe, empire puissant et de longue existence, frère du nord de la grande monarchie de Perse. Fondé au VIIIe siècle, cet empire n’a commencé à s’affaiblir et à se disloquer qu’au IIIe siècle avant J.-C., et son rôle, à coup sûr, devait être considérable pour les destinées de la future Russie. Une tribu iranienne fortement constituée, ayant développé jusqu’à la perfection son organisation militaire, avait réussi à rassembler sous son autorité la majorité des tribus situées entre la Volga et le Danube : elle y avait réussi en leur garantissant la possibilité d’une paisible extension économique et d’un libre écoulement de leurs produits, par l’intermédiaire des colonies grecques, vers la mer Noire. Blé, poissons, peaux, toutes marchandises soit des populations nomades, soit des populations sédentaires de la Russie du sud, étaient transportés sur les fleuves pour trouver en Grèce un marché sûr. Les fleuves transportaient pareillement, de la Russie centrale et même septentrionale, dans la direction du sud, fourrures, cire, cuivre et tous produits de l’activité de chasseurs et de forestiers des Finnois du nord. De l’Asie centrale, et par la route que l’on a indiquée, des caravanes se dirigeant surtout vers les embouchures du Don et de la Kuban' apportaient aux colonies grecques les produits de l’Orient[2].

L’existence d’un puissant empire sur les rives de la mer Noire, durant plus de quatre siècles, permit à la civilisation, qui était éminemment une civilisation de commerçants, de s’épanouir magnifiquement dans toute la Russie méridionale tout en gagnant sans cesse vers le nord. Les fouilles archéologiques des régions du Dněpr et du Don établissent que, dans l’une comme dans l’autre, et sur le cours moyen de ces fleuves aussi bien que sur le cours inférieur où les Grecs prédominaient, d’anciennes habitations préhistoriques s’étaient développées jusqu’à devenir de grandes villes fortifiées et, de toute évidence, de grands centres commerciaux. Ces villes s’étaient surtout développées dans la région qui devait être plus tard le centre de la Russie kiévienne, celle des gouvernements de Kiev, de Poltava, de Černigov et de Podolie, sur le Dněpr, sur la Desna, sur la Sula, sur le Psël et sur le Bug.

Malheureusement l’exploration archéologique des restes de ces cités, qu’on compte par centaines, est encore dans son enfance. Les fouilles archéologiques sont difficiles dans les ruines de cités qui avaient été construites en terre et en bois, où il n’y avait pas de constructions en pierres ni même de constructions en briques, et qui existaient, dès la période néolithique, sur les mêmes emplacements. Et ces fouilles ne donnent pas grand chose : on y trouve à peine quelques fondations superposées, des tessons de poterie, quelques ustensiles et quelques objets de toilette en fer, en bronze, rarement en argent et en or. C’est pourquoi les archéologues ont préféré de tout temps fouiller les sépultures, les grands tumuli qui entourent ces villes et qui promettaient une large récolte d’objets en or et en argent. Presque personne ne s’est occupé des ruines des cités, des gorodišča : ou bien ceux qui l’ont fait, comme Chvojka, le comte Bobrinskij, Spicyn, se sont contentés de creuser quelques tranchées qui, souvent, n’étaient pas assez profondes pour arriver jusqu’aux couches néolithiques.

C’est pourquoi nous n’avons pas encore de classification raisonnable des gorodišča, ni d’histoire suivie et bien fondée de quelques-unes de ces ruines. Les classifications proposées ne reposent que sur des données superficielles, et mieux vaut ne pas les mentionner. Il n’y a qu’un fait qui soit sûr. C’est qu’il existe deux types de gorodišča (je parle du type de civilisation, non du type de structure de la ville et de ses fortifications, ce dernier n’ayant pas encore été suffisamment étudié) : celui du bas Dněpr, du Bug et du Don, d’une part, et, d’autre part, celui des régions autour de Kiev jusqu’au Don d’un côté, au Bug et au Dněstr de l’autre. Les cités du bas cours du Dněpr, bien explorées par Goškevič et Ebert, sont de petites cités commerçantes de caractère mixte. La civilisation grecque, surtout celle d’Olbie, y prédomine. Ce sont autant de petites Olbies avec plus d’éléments locaux qu’il n’y en avait à Olbie. Les cités de la région du cours moyen du Dněpr sont de grandes villes indigènes, entourées de forts remparts en terre, qui enfermaient un espace très vaste, et qui paraissent avoir eu une population assez dense. Ce n’était pas un lieu de refuge, mais un lieu d’habitation. La plupart de ces cités n’occupaient pas des places stratégiques : le choix de l’emplacement visait surtout les avantages qu’il offrait du point de vue commercial et agricole. Tous les gorodišča qui ont été explorés de manière plus ou moins scientifique (surtout celui de Nemirov en Podolie fouillé par Spicyn) sont restés sur le même emplacement de l’époque néolithique jusqu’à l’époque romaine, plusieurs jusqu’à l’époque kiévienne. Y a-t-il des gorodišča qui n’aient été bâtis qu’à l’époque kiévienne, nous ne saurions le dire, car aucune des cités supposées d’origine médiévale n’a été jusqu’à ce jour explorée scientifiquement. Nous ne savons même pas quelle est la date des cités encore existantes, celles de Kiev, de Černigov, de Perejaslavl, etc. On assure généralement que ce sont des fondations slaves, postérieures à l’époque classique. J’en doute. Des trouvailles accidentelles faites à Kiev ont montré que le site de Kiev avait été habile des l’époque paléolithique, et qu’à l’époque néolithique il y avait là une ou plusieurs agglomérations de maisons. Ces trouvailles conduisent à penser qu’il existait sur l’emplacement de Kiev un gorodišče du type décrit ci-dessus, occupé ou plutôt réoccupé par les Slaves. On sait que l’histoire de la fondation de Kiev est une légende sans aucune valeur historique, typique pour les grandes villes ayant une haute destinée politique.

Si les villes elles-mêmes n’ont pas été fouillées, les nécropoles de ces villes, par contre, ont été fouillées et refouillées, mais malheureusement sans système. Ces fouilles n’ont établi qu’un fait, d’ailleurs d’une importance cardinale : c’est que la grande période de prospérité de ces villes était l’époque scythe, la période commençant au VIe siècle avant J.-C. et allant jusqu’à la première ou même jusqu’à la seconde moitié du IIIe siècle avant J.-C. Il n’en faudrait pas conclure que les cités en question aient disparu aussitôt après : on a un assez grand nombre de sépultures d’époques postérieures, et cela jusqu’à la basse époque romaine. Mais les plus riches, les plus opulentes sont celles de l’époque scythe avec leurs tumuli majestueux et leurs chambres sépulcrales en bois pleines d’objets d’or et d’argent[3].

Les Scythes furent remplacés dans les steppes de la Russie méridionale par les Sarmates, qui étaient, eux aussi, une tribu iranienne, ou plutôt un ensemble de tribus iraniennes. Les Sarmates ne surent pas créer un empire aussi centralisé que celui des Scythes, ils demeurèrent divisés en plusieurs tribus. Ces tribus s’avançaient lentement vers l’ouest où elles devaient être bientôt arrêtées par la puissance de Rome. La substitution des Sarmates aux Scythes ne modifia presque pas l’ordonnance de la vie courante dans la Russie méridionale : il n’y eut que des maîtres nouveaux prenant la place des anciens, et sans doute aussi moins de sécurité et de régularité dans les relations commerciales. Mais à l’extérieur le fait de la substitution de tribus faibles et désunies au vigoureux état scythe devait être d’une grande importance historique. La Russie, par là-même, se trouvait dorénavant ouverte aux peuplades de l’Europe centrale, c’est-à-dire aux Celtes et aux Germains.


Les premiers, à vrai dire, ne firent que toucher la Russie, et ils passèrent plus loin, dans la presqu’île des Balkans et en Asie Mineure, laissant peut-être quelques tribus isolées sur les bords de la mer Noire (les Celto-Scythes de Posidonius et de Strabon). Par contre, les Germains, qui les suivirent, montrèrent plus d’intérêt envers la Russie. Leur marche au sud, vers le soleil et la civilisation, s’était heurtée dès le Ier siècle avant J.-C. à l’obstacle infranchissable du puissant organisme de l’empire romain : leur poussée s’était brisée sur les lignes du Rhin et du Danube. Certes, ils s’infiltraient dans l’organisme de l’empire romain comme prisonniers de guerre, comme esclaves, comme soldats. Dès le IIe siècle après J.-C., les empereurs romains donnèrent des terres dans des provinces romaines à des tribus germaniques entières. Mais cela ne suffisait pas au puissant mouvement d’expansion qui se manifeste en ce temps-là parmi les tribus germaniques[4]. Rien d’étonnant qu’elles aient pris la seule roule libre vers le sud : celle du Dněpr ; et c’est par cette route, vieille piste des échanges commerciaux, que peu à peu les tribus germaniques se sont infiltrées dans la Russie méridionale. Il n’est pas à cet égard de témoins plus éloquents que les nécropoles de la région du Dněpr : c’est à dater du Ier siècle avant J.-C. qu’elles apparaissent comme « des champs d’urnes funéraires », différant si profondément des tumuli (курганы) des époques scythe et sarmate et si semblables au contraire aux nécropoles de la même époque que l’on trouve en Allemagne. Il n’y a nulle raison de penser que ces conquérants germains aient modifié radicalement la vie des pays du Dněpr. Leurs sépultures, il est vrai, sont plus pauvres que celles des Scythes et des Sarmates, mais elles contiennent, elles aussi, quantité d’œuvres de l’industrie et de l’art classiques[5]. Elles renferment en outre des pièces de la monnaie mondiale de Rome, de l’argent, de l’or. Les peuplades germaniques, en effet, se trouvant depuis longtemps, dans leur pays d’origine, en relations commerciales avec l’empire romain, avaient pris l’habitude des paiements en monnaie. Aussi n’est-il pas surprenant de trouver, pour la période des premiers siècles de l’ère chrétienne, quantité de trésors de monnaie romaine le long de la voie fluviale qui conduit de la Baltique à la mer Noire. Les Germains, comme il va de soi, durent garder l’héritage commercial de leurs prédécesseurs iraniens, mais ils développèrent surtout les relations avec le nord et le nord-est en apprenant aux habitants de la Scandinavie et de l’Allemagne du nord à pratiquer la voie du Dněpr[6].

Il n’y a pas de raison de supposer que les Germains aient détruit la vie urbaine des cités du Dněpr : les villes ne leur étaient pas moins nécessaires qu’à leurs prédécesseurs. D’ailleurs, le géographe Ptolémée énumère plusieurs cités sur le Dněpr, et la tradition sur le grand royaume got de Hermanarich nous atteste l’existence de ces cités à cette époque. Je n’ai aucune raison de rejeter cette dernière tradition, quoique légendaire, car elle s’accorde fort bien avec les données de Ptolémée et avec tout ce que nous savons sur l’histoire de la région du Dněpr à l’époque du haut empire romain[7].

C’est en tout cas à cette infiltration séculaire d’éléments germaniques dans la Russie méridionale qu’il faut songer pour comprendre ce qu’on est convenu d’appeler l’invasion des Gots au IIIe siècle après J.-C. : le débordement d’un flot germanique jusqu’à la mer Noire, la réunion progressive en un seul état de toutes les tribus germaniques de Russie, la destruction de certaines villes grecques du littoral de la mer Noire (Olbie et Tyras), la soumission de certaines autres, de Panticapée et du royaume bosphorien en général.

Nous connaissons assez mal le royaume got de la Russie méridionale. Il nous apparaît comme un centre d’où des expéditions de pillage et de destruction étaient dirigées contre les provinces de l’empire romain. Mais n’oublions pas que tout ce que nous savons représente le point de vue du monde romain. Les écrivains grecs et romains n’ont eu occasion de parler du royaume got qu’aux époques où ce royaume attaquait l’empire romain. Mais nous avons toute raison de supposer que ce caractère du royaume got a été exagéré par nos sources grecques et romaines. Le fait que les Gots n’ont détruit ni Panticapée, ni Chersonèse, qu’ils ont laissé Chersonèse dans les mains de l’empire romain, qu’ils ont gardé à Panticapée une dynastie de rois dont les noms ne sont pas des noms gots, nous montre que les Gots maintenaient des relations commerciales avec l’empire romain et que les rois bosphoriens du IIIe et du IVe siècles après J.-C. étaient leurs agents dans ce trafic. N’oublions pas que les empereurs romains du IIIe siècle et de la dynastie de Constantin envoyaient des présents, une sorte de tribut, aux dynastes et aux chefs bosphoriens, que la religion chrétienne s’est répandue en Crimée aux IIIe et IVe siècles et que les Gots eux-mêmes l’ont adoptée. N’oublions pas non plus que les Gots ont fondé en Crimée des villes nouvelles et qu’une de ces villes, Mangup, était située tout près de Chersonèse et a survécu de plusieurs siècles à la chute de l’empire got de la Russie méridionale[8].

Tous ces faits me font croire que les Gots en Russie ont suivi la même politique que celle qu’ils devaient adopter postérieurement en Italie. Leur empire était comme une renaissance de l’empire scythe avec la seule exception que les Gots n’étaient pas des nomades et qu’ils n’avaient pas peur de la mer comme en avaient toujours eu peur les Iraniens. Ce sont les Gots certainement qui ont maintenu la tradition multiséculaire des états commerçants et guerriers de la Russie méridionale et qui ont montré aux Slaves, leurs successeurs dans les steppes de la Russie méridionale, la route de Constanlinople et des cités grecques de la côte méridionale de la mer Noire. N’oublions pas que les Slaves ont été les successeurs des Gots à Panticapée (Kerč, Кѣрчевѣ) et à Phanagorie (Tmutarakan') et que, dès une époque très reculée, ils sont entrés en relations avec la Chersonèse byzantine.

Cependant, guerriers et marins, les Germains étaient toujours attirés par le monde de richesse que représentait à leurs yeux l’empire romain, ce monde avec lequel ils étaient en contact étroit sur le Danube et sur le Rhin. Ils étaient séduits à la fois par l’appât d’un beau butin et par l’éclat de la vie civilisée. La force de résistance de l’empire au IIIe siècle, par l’effet de troubles intérieurs, allait toujours faiblissant. Les portes des frontières commençaient à s’entrouvrir. La ligne du Danube surtout était la plus vulnérable, frontière purement militaire, sans l’appui d’un arrière-pays civilisé tel que la Gaule ou l’Italie. Il fallut toutefois aux Germains une pression extérieure pour leur faire surmonter l’effroi superstitieux que leur inspirait l’invincibilité des légions romaines ; cette pression fut celle de la première vague, roulant du fond de l’Asie, des terribles envahisseurs mongols. Les Huns apparurent, chassant de Russie une partie des peuplades germaniques et iraniennes, les Visigots et une partie des Alains et des Sarmates qu’unissait aux Gots une sorte de fédération. Puis, quelque temps après, les Huns s’en allèrent à leur tour, emmenant avec eux les peuplades d’Ostrogots qu’ils avaient soumises et un groupe d’Alains. La Russie était dès lors nette des Germains, des Iraniens et des Mongols ; il n’en subsistait plus que çà et là quelques îlots : des Alains dans la région de la Ruban', des Gots en Crimée et dans la péninsule de Taman', des Huns dans les steppes s’étendant entre la Volga elle Dněstr.


La région kiévienne se trouvait ainsi sans maîtres. Mais de nouveaux maîtres ne tardèrent pas à se montrer. C’étaient des voisins immédiats des Germains, installés sur le versant nord des Carpathes et sur la haute Vistule : ils habitaient là de longue date ; Ptolémée les y avaient connus : Vénètes, Sclavènes et Antes. C’étaient les ancêtres des Slaves de la Russie et des Balkans. Ils avaient un temps fait partie de l’empire des Gots, mais ils n’avaient pas suivi ceux-ci dans leur marche vers l’occident. Aussi, comme autrefois les Germains, se mirent-ils, au cours des Ve et VIe siècles, à occuper toute la région du Dněpr en avançant de plus en plus loin vers le sud. Dès le milieu du VIe siècle, le Got Jordan avait connaissance de leur présence à la fois sur le Dněpr et dans les steppes du sud jusqu’à la mer Noire. Une domination slave dans la Russie méridionale se substituait ainsi à la domination germanique, et les vieilles routes du commerce mondial passaient entre les mains des Slaves. Ceux-ci, comme il va de soi, héritaient en même temps de l’ordre de choses de leurs prédécesseurs. Ils s’établissaient dans leurs villes du Dněpr, se mêlant à ceux des habitants anciens qui y étaient restés ; ils se fixaient aussi dans les centres commerciaux du nord. Sur ces entrefaites, à l’aube de cette vie nouvelle pour eux, un grand péril vint menacer les Slaves : une nouvelle vague de conquérants venus de l’Orient s’abattit sur eux et faillit les entraîner avec elle jusqu’en occident. C’étaient les Awars. Mais la nation slave trouva en elle-même les forces nécessaires à la défense de son indépendance, et la Chronique en a gardé jusqu’à présent le souvenir dans la formule « ils périrent comme des obri » (en russe «погибоша яко обри »).

Les Slaves poussèrent dans le pays du Dněpr de profondes racines. Ils s’avancèrent en même temps bien loin vers l’est et vers le sud. Rostov, dans le bassin de la Volga, et Tmutarakan', dans le détroit de Kerč, témoignent de cette rapide expansion. Les circonstances leur étaient favorables. Leurs relations avec les tribus allemandes du nord leur garantissaient la force militaire. Les nouveaux maîtres des steppes du sud, les Khazars, s’étaient solidement établis sur la Volga et le Don, développant leur commerce et se contentant de soumettre les Slaves à un faible lien de vasselage. Dès les VIIe et VIIIe siècles, les vieilles routes du commerce s’étaient ranimées, le commerce florissait à nouveau en Russie, le commerce avec l’orient arabe, avec le nord germanique, avec le midi byzantin. C’est ce commerce qui a donné à la Russie slavo-germanique sa civilisation et son organisation politique, et cela dans les anciennes villes du Dněpr héritées par les Slaves de leurs prédécesseurs iraniens et germains.


Cette évolution historique nous explique tous les traits essentiels de la vie économique, sociale et politique de la Russie kiévienne. Cette Russie était en même temps un des derniers anneaux d’une chaîne historique et le premier d’une autre. La Russie de Kiev était un nouveau successeur des états militaires et commerciaux qui s’étaient établis et maintenus l’un après l’autre dans les steppes de la Russie méridionale, dès le Xe siècle avant J.-C., et la mère des nouveaux états russes qui ont eu des destinées différentes : je parle de la Russie Galicienne, de la Russie Blanche et de celle qui est devenue « la Russie » et que nous appelons aussi la Grande Russie.

La Russie de Kiev a hérité de ses prédécesseurs tous les traits spécifiques qui caractérisaient les états de la Russie méridionale à l’époque classique et à l’époque des migrations : leur caractère militaire et commercial ; leur tendance à se rapprocher autant que possible de la mer Noire ; leur orientation vers le sud et l’orient et non vers le nord et l’occident. Comme les civilisations des Scythes et des Sarmates, comme celle des Gots, la civilisation kiévienne était une civilisation méridionale imprégnée d’éléments orientaux. Cette civilisation était représentée à cette époque par Byzance, et c’est la civilisation byzantine qui fut adoptée par l’état de Kiev. Kiev et Novgorod devinrent de petites Byzances, comme Trébizonde sur la mer Noire, Ani en Arménie et les capitales des Serbes et des Bulgares.

L’élément occidental à Kiev a été subordonné à l’élément méridional et oriental durant toute la période pendant laquelle Kiev a su maintenir ses relations avec la mer Noire. Une nouvelle période, celle de l’influence septentrionale et occidentale, ne s’ouvre dans l’histoire de la Russie qu’à l’époque où les Tatars séparent la Russie du monde byzantin en fondant eux-mêmes dans les steppes de la Russie méridionale le dernier état militaire et commercial avec orientation vers le sud et l’orient, le dernier rejeton des états cimmérien et scythe.

L’histoire en général ne connaît pas d’interruptions : il n’y en a pas non plus dans l’histoire de la Russie. L’époque slave n’est qu’une époque de son histoire... C’est pourtant aux Slaves qu’il était réservé d’accomplir ce que n’avaient pu ni même voulu faire ceux qui les avaient précédés : s’associer de façon durable à la vie du pays, à son développement dans le domaine de l’organisation politique et de la civilisation.


Madison, University of Wisconsin, novembre 1921.
  1. Je ne puis traiter ici la question si controversée d’une dynastie normande établie à Kiev et du caractère germanique de l’état kiévien. La théorie normanique, presque délaissée dans la seconde moitié du XIXe siècle, semble reprendre force au commencement du XXe siècle (voir la revue complète de l’histoire de la question normanique dans Hruschevskyj, Geschichte des ukrainischen Volkes, t. I (1906), pp, 661 et suiv. Exc. II, Die normanische Theorie ; comp. V. O. Kluchevski, A history of Russia, vol. I (1911), pp. 54 et suiv. ; С. Платоновѣ, Лекціи по русской исторіи (Спб., 1909 6ое изд.), pp. 64 et suiv. Ces trois travaux, et avec eux celui de O. Bagalěj (Histoire de la Russie, Kharkov, 1912, en russe, cité de mémoire), donnent aussi la meilleure revue des conditions économiques et politiques de la Russie kiévienne. On en trouvera un exposé clair et précis surtout dans le livre de Kluchevski. L’exposé de Hruschevskyj est très long, contient des répétitions inutiles et donne un tableau vague et confus. Les idées maîtresses qui l’inspirent, à savoir la séparation complète de l’histoire russe et de l’histoire ukrainienne et la revendication pour cette dernière seule de l’histoire de l’état kiévien, font de la lecture du livre entier une tâche pénible. On le regrette d’autant plus que l’érudition de l’auteur est grande. Sur les recherches archéologiques à Kiev, voir : Гр. И.Толстой и Н. Кондаковѣ, Русскія древности, т. V (Спб., 1897) ; Н. Кондаковѣ, Русскіе клады (Спб., 1896) ; И. Грабарь, Исторія русскаго искусства, т. I, Архитектура (M., 1909) ; L. Réau, L’art russe des origines à Pierre le Grand, Paris. 1921 (pp. 196 et suiv.). Sur les dernières fouilles faites à Kiev, voir D. Milěev dans les Comptes rendus de la Commission Archéologique Impériale de Russie de 1908 à 1915 et dans le Bulletin de la Commission pour les mêmes années.
  2. Voir sur l’histoire préslave de la Russie mon livre : The Iranians and the Greeks in South Russia, Oxford, 1922, où l’on trouvera mes vues exposées en détail et une bibliographie.
  3. Sur les gorodišča, voir E. Minns, Scythians and Greeks, Cambridge, 1913, pp. 147 et suiv., p. 175 ; M. Hruschevskyj, op. cit., pp. 369 et suiv., pp. 241 et suiv. ; А. Спицынѣ, Скиѳія и Галльстадтѣ (Сборникѣ вѣ честь гр. А. А. Бобринского), Спб., 1911 ; et un article du même auteur dans les Извѣстія Археологической Коммиссіи, 65 (1918), pp. 87 et suiv. Sur les villes gréco-scythes, voir К. Гошкевичѣ, Извѣстія Археологической Коммиссіи, 47, p. 117 ; M. Ebert, Prähistorische Zeitschrift, V, pp. 81 et suiv.
  4. Voir sur cette expansion germanique les remarques de A. Dopsch, Wirtschaftliche und soziale Grundlagen der europäischen Kultuventwicklung, I, Wien (1918), pp. 92 et suiv. Le mouvement des Allemands était surtout un mouvement de colonisation et ne différait presque en rien du mouvement analogue postérieur des Slaves, comme la civilisation germanique de cette époque différait très peu de la civilisation slave contemporaine. Les Slaves, comme l'a démontré Hruschevskyj, étaient à l’époque de leur migration, des agriculteurs sédentaires tout comme les Allemands. Leur organisation tribale était du même type que celle des Allemands. Mais il y a quelque tendance, aussi bien dans les travaux des savants allemands que dans ceux des savants slaves, à exagérer l’importance des institutions démocratiques qu’on remarque dans la vie tribale des deux nations ; l’esprit démocratique est peut-être plus fortement accentué dans l’organisation tribale des peuples slaves.
  5. Sur les nécropoles du type germanique dans la région du Dněpr voir P. Reinecke, Mainzer Zeitschrift, I, 1906, pp. 42 et suiv. ; M. Ebert, Prähistorische Zeitschrift, V, 1910, p. 80 ; le même, Baltische Studien zur Archaeologie und Geschichte, Berlin, 1914, p. 85 ; et surtout T. Arné, Oltiden, 1918, pp. 207 et suiv., et Det Stora Svitgod, Stockholm, 1917, pp. 7 et suiv. Une étude plus détaillée de ces nécropoles à urnes n’a pu encore être faite ni par les archéologues russes ni par les archéologues allemands.
  6. Sur les trouvailles de monnaies romaines en Russie voir Hruschevskyj, (Geschichte des ukrainischen Volkes, pp. 281 et suiv., et la bibliographie, p. 598, n° 40 ; voir aussi Arné, op. cit. Les trésors de monnaies romaines ne sont pas exclusivement dus aux pillages des provinces romaines par les Allemands et les Slaves. La chronologie des trouvailles s’oppose à cette explication. Les trouvailles donnent surtout des monnaies du IIe siècle après J.-C., c’est-à-dire d’une époque où les provinces romaines étaient bien protégées contre les attaques des Barbares et où le commerce romain était à son apogée. À quoi bon d’ailleurs amasser des milliers de pièces de monnaie d’argent et de cuivre, si l’on ne pouvait les employer pour acheter les produits de l’industrie des pays classiques ? Il est curieux de noter que les produits de l’industrie panticapéenne, qui prédominaient à l’époque scythe, disparaissent de la région du Dněpr à l’époque sarmate et germanique. Il faut noter aussi qu’on ne trouve presque pas de monnaies bosphoriennes de l’époque romaine dans la région du Dněpr. Cela fait penser à la prédominance du commerce romain dont les agents furent les marchands de la région danubienne.
  7. Voir sur cette question Hrusckevskjj, op. cit., pp. 141 et 571. La cité du Dnépr de la légende gote n’est pas nécessairement à Kiev.
  8. Voir sur les trouvailles de l’époque gote à Panticapée mon livre, The Iranians and the Greeks in South Russia, pp. 183 et suiv. Sur les tombeaux chrétiens de Panticapée voir Ю. Кулаковскій, Матеріалы по археологіи Россіи, t. VI et XIX. Sur l’histoire du Bosphore à partir de la fin du IIIe siècle après J.-C. voir E. Minns, Scythians and Greeks, pp. 608 et suiv., où on en trouvera la bibliographie. Les fouilles de Mangup nous ont fourni beaucoup de données sur la civilisation gote en Crimée ; de même les fouilles des nécropoles de Suuk-Su et de Gourzouf ; voir Hruschevskyj, op. cit., p. 672, et mon livre The Iranians and the Greeks, p. 235, cf. aussi le travail de R. Loeper (sur ses fouilles de Mangup).