Les Origines de la France contemporaine/Volume 8/Livre IV/Chapitre 2-2

V

Si la pénurie est telle, disent les Jacobins, c’est que les décrets contre l’accaparement et contre la vente au-dessus du maximum ne sont pas exécutés à la lettre ; c’est que l’égoïsme du cultivateur et la cupidité du marchand ne sont pas contenus par la peur ; c’est que les délinquants échappent trop souvent à la peine légale. Appliquons cette peine en toute rigueur ; aggravons-la contre eux et contre leurs suppôts ; serrons l’écrou de la machine à contrainte. Recensement nouveau et vérifié des subsistances, perquisitions à domicile, saisies des provisions particulières que l’on estime trop amples[1], rationnement étroit de chaque consommateur, gamelle uniforme obligatoire pour tous les détenus, pain d’égalité, gris et à base de son, pour toutes les bouches mangeantes, défense d’en fabriquer d’autre, confiscation des bluteaux ou tamis[2], responsabilité « individuelle » et personnelle de tout administrateur dont les administrés résistent ou se dérobent aux fournitures exigées, séquestre de ses biens et de sa personne, amendes, prison, pilori, guillotine pour hâter les réquisitions ou réprimer le commerce libre : tous les engins d’épouvante travaillent de leur grand jeu, notamment contre les laboureurs et les fermiers.

À partir d’avril 1794[3] on voit les cultivateurs arriver par troupes dans les prisons ; eux aussi, la Révolution les a frappés, et, d’un air morne, ahuri, ils errent dans le préau, dans les corridors, ne comprenant plus rien au train dont va le monde. On a eu beau leur expliquer que « leur récolte est une propriété nationale et qu’ils n’en sont que les dépositaires[4] », jamais le principe nouveau n’est entré et n’entrera dans leur cervelle durcie ; toujours, par habitude et par instinct, ils iront à l’encontre. — Épargnons-leur cette tentation ; retirons de leurs mains et prenons en fait toute leur récolte ; que l’État devienne en France l’unique dépositaire et distributeur des grains ; qu’il achète seul et qu’il vende seul tous les grains au prix fixé. En conséquence, à Paris[5], le Comité de Salut public met d’abord « en réquisition toutes les avoines existantes dans l’étendue de la République ; … dans le délai de huit jours, tout possesseur d’avoine sera tenu d’en faire le versement dans le magasin qui lui sera désigné par l’administration du district », au prix du maximum ; sinon, « suspect et puni comme tel ». Cependant, en province, par un arrêté plus compréhensif encore, Paganel dans le Tarn, Dartigoeyte dans le Gers et dans la Haute-Garonne[6], enjoignent à chaque commune d’établir chez elle des greniers publics ; ordre « à tous les citoyens d’y verser leurs provisions en grains et en farines, froment, méteil, seigle, orge, avoine, millet, blé noir », et au prix du maximum ; nul ne pourra garder chez soi au delà de sa provision d’un mois, 50 livres de farine ou blé par personne ; de cette façon, l’État, qui tient la clef des magasins, pourra « opérer le nivellement salutaire des subsistances », de département à département, de district à district, de commune à commune, d’individu à individu ; un garde-magasin veillera sur chacun de ces greniers d’abondance ; la municipalité elle-même délivrera les rations ; de plus, « elle prendra les mesures convenables pour que les fèves et légumes soient, au fur et à mesure de leur maturité, distribués économiquement sous sa surveillance », tant par tête, et toujours au prix du maximum. Sinon, destitution, arrestation et comparution « devant le tribunal criminel extraordinaire ». — Cela fait, et les fruits du travail étant répartis, il ne reste qu’à répartir le travail lui-même. À cet effet, Maignet[7], dans le Vaucluse et dans les Bouches-du-Rhône, prescrit à chaque municipalité de dresser sur-le-champ deux listes, l’une de ses journaliers, l’autre de ses propriétaires : « quand un propriétaire aura besoin de cultivateurs à la journée », il viendra en demander à la municipalité ; celle-ci lui en assignera tant, « selon l’ordre du tableau », avec une carte pour lui et des numéros pour les manœuvres désignés. Deux ans de fers et le pilori pour tout ouvrier qui ne s’est pas fait inscrire au tableau ou qui exige un salaire au-dessus du maximum. Deux ans de fers, le pilori et 300 livres d’amende pour tout propriétaire qui engage un ouvrier non inscrit au tableau ou qui le salarie au-dessus du maximum. — Après cela, il n’y a plus, en pratique, qu’à faire dresser et à tenir à jour les nouveaux registres de noms et de chiffres dans les trente mille municipalités qui ne savent pas compter et qui savent à peine écrire ; à bâtir un vaste grenier public ou à réquisitionner trois ou quatre granges par commune pour y faire pourrir les grains mal séchés et confondus ; à payer 100 000 gardes-magasins et mesureurs incorruptibles qui ne détourneront rien du dépôt pour leurs amis ni pour eux-mêmes ; à joindre aux 35 000 employés de la commission des subsistances[8] 200 000 scribes municipaux qui abandonneront leur métier ou leur charrue pour faire gratuitement les distributions quotidiennes ; plus précisément, à entretenir quatre à cinq millions de gendarmes parfaits, un dans chaque famille, à demeure, pour assister aux achats, ventes ou transactions de chaque journée et pour vérifier chaque soir le contenu de la huche ; bref à mettre la moitié des Français aux trousses de l’autre moitié. — À ces conditions, la production et la distribution des subsistances sont assurées : il suffit, pour y pourvoir, d’instituer par toute la France la conscription du travail et la captivité des grains.

Par malheur, le paysan n’entend pas la théorie et entend les affaires ; il calcule de près, et les faits d’après lesquels il raisonne, tous positifs, patents et terre à terre, le conduisent à un autre avis[9] : « En messidor, on m’a pris toute mon avoine de l’an dernier à 14 francs en assignats, et en thermidor, on me prendra à 11 francs toute mon avoine de cette année : à ce taux-là, je n’en sèmerai plus ; aussi bien n’en ai-je plus besoin pour moi, puisqu’on m’a pris mes chevaux pour les charrois de l’armée. Faire du seigle et du blé, beaucoup de seigle et beaucoup de blé comme autrefois, c’est aussi travailler à perte ; je n’en ferai plus qu’un peu pour moi, et encore, si on me réquisitionne tout, même ma provision de l’année, j’aime mieux laisser mon champ en friche. Voilà qu’on a pris les cochons vivants au-dessus de trois mois ; par précaution, j’ai tué le mien d’avance, et il est maintenant dans le saloir ; mais on va réquisitionner le salé, comme le reste ; les nouveaux mange-tout sont pires que les anciens. Encore six mois, et nous mourrons de faim ; mieux vaut se croiser les bras tout de suite, aller en prison ; là du moins nous serons nourris à ne rien faire. » Effectivement, ils se laissent incarcérer, petits propriétaires et fermiers, par milliers, et Lindet[10], à la tête de la commission des subsistances, découvre avec effroi que les terres ne sont plus cultivées, qu’on n’élève plus de bestiaux, que, l’an prochain, il n’y aura pas de quoi manger en France et que peut-être, cette année même, il n’y aura pas de quoi manger.

Car un événement extraordinaire s’est produit, inouï en Europe, presque incroyable pour qui connaît le paysan français et son attache au travail. Sur ce champ qu’il a labouré, ensemencé, fumé, hersé et nettoyé de ses mains avec tant de peine, cette précieuse moisson, qui est sa moisson et que depuis sept mois il couve de toute la convoitise de ses yeux, à présent qu’elle est mûre, il ne veut point prendre la peine de la faire : ce serait de la peine prise pour autrui ; puisque la récolte présente est pour le gouvernement, que le gouvernement en supporte les derniers frais ; qu’il se charge lui-même de couper, mettre en gerbes, botteler, transporter et battre en grange. — Là-dessus, les représentants en mission s’exclament, et chacun, selon son caractère, enfle ou adoucit sa voix. « Beaucoup de cultivateurs[11], écrit Dartigoeyte, affectent pour cette superbe récolte une insouciance inconcevable ; il faut l’avoir vu, comme moi, pour croire combien les blés sont négligés dans certaines parties, combien ils sont étouffés par l’herbe… Mets en réquisition, si le cas l’exige, un certain nombre d’habitants de telle ou telle commune pour travailler dans telle autre… Il faut punir comme mauvais citoyen, comme royaliste, tout homme qui se refuserait au travail, le jour de la décade excepté. » — « Généreux amis de la nature, écrit Ferry[12], introduisez, perpétuez autour de vous l’usage des travaux communs, et commencez par cette moisson… N’épargnez pas ces oisives et ces oisifs, parasites de la société, dont vous avez sans doute quelques-uns parmi vous. Eh quoi ! nous souffririons parmi nous des paresseux et des paresseuses ! Où serait donc la police républicaine ?… Aussitôt après la réception du présent arrêté, les officiers municipaux de chaque commune convoqueront les citoyennes au Temple de l’Éternel et leur enjoindront, au nom de la loi, de se livrer au travail de la moisson. Les femmes qui auront manqué à ce devoir patriotique seront exclues des assemblées, des fêtes nationales, et les bonnes citoyennes sont invitées à les exclure de leur maison. Les bons citoyens sont invités à donner à cette fête champêtre le caractère sentimental qui lui convient ». — Et le programme s’exécute, tantôt sous forme d’idylle, tantôt à la façon d’une corvée. Autour d’Avignon[13], le général commandant, les bataillons de volontaires, les patriotes, « les femmes et les filles de patriotes » s’inscrivent parmi les moissonneurs. Autour d’Arles, « la municipalité met tous les habitants en réquisition ; des patrouilles sont envoyées dans les campagnes pour faire travailler à la moisson tous ceux qui s’occupaient d’autres ouvrages ». De son côté, la Convention ordonne[14] d’élargir provisoirement « les laboureurs, manouvriers, moissonneurs, brassiers et artisans de profession, des campagnes, bourgs et communes dont la population est au-dessous de 1200 habitants, et qui sont détenus comme suspects ». En d’autres termes, la nécessité physique a imposé silence à la théorie inepte ; avant tout, il fallait rentrer la moisson, rendre au travail les bras indispensables. Les conducteurs de la France ont été contraints d’enrayer, ne fût-ce que pour un moment, et au dernier moment, à l’aspect du gouffre béant, de la famine prochaine et présente ; la France y glissait, et, si elle ne s’y engloutit pas, c’est par miracle. — Quatre hasards simultanés, à la dernière heure, la retiennent suspendue sur l’extrême bord. Par une chance unique[15], l’hiver a été très doux ; les légumes, qui suppléent à la rareté du pain et tiennent lieu de la viande absente, fournissent des aliments dès avril et mai, et la moisson, saine, magnifique, presque spontanée, est en avance de trois semaines. — Par une seconde chance, le grand convoi d’Amérique, 116 navires chargés de grains, arrive à Brest, le 8 juin 1794, malgré la croisière anglaise, grâce au sacrifice de la flotte qui l’a couvert et qui, huit jours auparavant, s’est fait écraser pour lui. — Par un troisième coup de fortune, les armées victorieuses sont entrées dans les pays ennemis et se nourrissent de réquisitions sur l’étranger, en Belgique, dans le Palatinat, dans les provinces frontières d’Italie et d’Espagne. — Enfin, par un suprême bonheur, Robespierre, Saint-Just, Couthon, la Commune de Paris, les Jacobins à principes sont guillotinés le 28 juillet, et avec eux tombe le socialisme autoritaire ; désormais l’édifice jacobin s’effondre, par grandes lézardes. En fait, le maximum n’est plus maintenu ; à la fin de décembre 1794, la Convention l’abolit, en droit : les cultivateurs vendent à leur volonté et à deux prix, selon qu’on les paye en assignats ou en argent ; ils ont repris espoir, confiance et courage ; d’eux-mêmes, en octobre et novembre 1794, ils font leurs labours et leurs semailles, et d’eux-mêmes, encore plus allègrement, ils feront leur moisson en juillet 1795. — Mais, d’après le découragement où les avaient plongés quatre mois du système, on peut juger de l’abattement dans lequel ils seraient tombés sous le système indéfiniment maintenu. Très probablement, sur la moitié du territoire, la culture, au bout d’un an ou deux, fût devenue nulle ou improductive. Déjà, sous toutes les exhortations ou menaces, le paysan demeurait inerte, en apparence insensible et sourd, comme une bête de somme surmenée qui, sous les coups, s’entête, ou s’abat et ne bouge plus. Manifestement, il n’eût plus bougé du tout, si Saint-Just, le tenant à la gorge, l’eût garrotté de la tête aux pieds, comme il l’avait fait à Strasbourg, dans les nœuds multipliés de son utopie spartiate ; on aurait vu à quoi se réduit le travail et le rien qu’il produit quand il est exécuté par des manœuvres de l’État, par des mannequins administratifs, par des automates humanitaires. L’expérience avait été faite en Chine au onzième siècle, et selon les principes, longtemps, régulièrement, par la main de l’État omnipotent et bien outillé, sur les hommes les plus laborieux et les plus sobres du monde, et ces hommes étaient morts, par myriades, comme des mouches. Si les Français, à la fin de 1794 et pendant les années suivantes, ne sont pas morts comme des mouches, c’est que le régime jacobin s’est détendu trop tôt.

VI

Mais, si le régime jacobin, en dépit de ses fondateurs survivants, se détend par degrés à partir de Thermidor, si la principale ligature, celle qui serrait l’homme au cou, s’est cassée au moment où l’homme suffoquait, les autres, qui l’enveloppent encore, tirent toujours, sauf à déplacer leur étreinte ; même plusieurs courroies, horriblement raidies, entrent plus avant dans sa chair. — En premier lieu, les réquisitions continuent ; nul autre moyen d’approvisionner les armées et les villes ; le gendarme est toujours en route pour faire verser par chaque village son contingent de grains, et au prix légal. Garnisaires, confiscations, amendes et prison pour les récalcitrants : on les mène et on les garde dans la maison d’arrêt du district, « à leurs frais », hommes et femmes : vingt-deux, le 17 pluviôse an III, dans le district de Bar-sur-Aube ; quarante-cinq, le 7 germinal, dans le district de Troyes ; quarante-cinq, le même jour, dans le district de Nogent-sur-Seine ; vingt autres, huit jours plus tard, dans le même district et dans la seule commune de Traine[16]. — Certainement, la condition des cultivateurs n’est pas douce, et l’autorité publique, servie par la force publique, leur extorque tout ce qu’elle peut, au prix qu’elle veut ; de plus, elle va bientôt exiger d’eux la moitié de leurs contributions en nature, et notez qu’en ce temps-là les seules contributions directes prélèvent 12 à 13 sous par franc de revenu. Néanmoins, sous cette condition, qui est celle des laboureurs en pays musulman, le paysan français, comme le paysan syrien ou tunisien, peut subsister ; car, par l’abolition du maximum, les transactions privées sont redevenues libres, et de ce côté il se dédommage. Comme il vend aux particuliers et même aux villes[17] de gré à gré, à conditions débattues, il leur vend aussi cher qu’il veut, d’autant plus cher que les réquisitions légales ont à demi vidé les granges, et qu’il y a moins de sacs pour plus d’acheteurs ; partant, ce qu’il perd avec le gouvernement, il le regagne sur les particuliers ; en somme, il a du bénéfice, et voilà pourquoi il persiste à cultiver.

Mais tout ce poids dont il s’allège retombe sur l’acheteur accablé, et, par un autre effet de l’institution révolutionnaire, ce poids, déjà énorme, va s’alourdissant jusqu’au décuple, puis jusqu’au centuple. — En effet, la seule monnaie que les particuliers ont dans les mains se fond dans leurs mains et s’anéantit d’elle-même. Sitôt que la guillotine a cessé de jouer, l’assignat, déchu de sa valeur factice, est descendu à sa valeur réelle. En août 1794, il perd 66 pour 100 ; en octobre 72 ; en décembre 78 ; en janvier 1794, 81 pour 100 ; et, à partir de cette date, les émissions incessantes, monstrueuses, 500 millions, puis un milliard, puis un milliard et demi, enfin deux milliards, par mois[18], précipitent la baisse. Plus les assignats sont dépréciés, plus le gouvernement est obligé d’en émettre pour subvenir à sa dépense, et, plus il en émet, plus il les déprécie, de sorte que la baisse accroît l’émission qui accroît la baisse, et ainsi de suite, tant qu’enfin l’assignat se réduit à rien. Le 11 mars 1795, le louis d’or se vend, en assignats, 205 francs ; le 11 mai, 400 ; le 12 juin, 1000 ; au mois d’octobre, 1700 ; le 15 novembre, 2850 ; le 21 novembre, 3000, et, six mois après, 19 000. Partant l’assignat de 100 francs vaut, en juin 1795, 4 francs ; en août, 3 francs ; en novembre, 15 sous, puis 5 sous. — Naturellement, toutes les denrées ont haussé à proportion : le 2 janvier 1796, à Paris, en assignats, la livre de pain coûte 50 francs ; la livre de viande, 60 francs ; la livre de chandelles, 180 francs ; un boisseau de pommes de terre, 200 francs ; une bouteille de vin, 100 francs. Là-dessus, figurez-vous, si vous pouvez, la détresse des malheureux rentiers, pensionnaires, employés, ouvriers des villes, artisans sans ouvrage[19], bref de tous ceux qui, pour vivre, n’ont plus qu’un mince paquet d’assignats, ou dont les bras ne sont point loués pour les besognes indispensables, et qui, directement, de leurs propres mains, ne produisent pas le vin, la chandelle, la viande, les pommes de terre et le pain.

Aussitôt après l’abolition du maximum[20], le cri de la faim a redoublé ; de mois en mois, il éclate plus douloureux et plus fort, à mesure que les subsistances deviennent plus chères, surtout dans l’été de 1795, aux approches de la moisson, quand les greniers remplis par la récolte de 1794 achèvent de se vider. Et les affamés qui crient sont des millions : car, en France, plusieurs départements ne produisent pas assez de grains pour leur consommation ; dans les départements fertiles en blé, c’est aussi le cas pour plusieurs districts ; c’est le cas pour toutes les villes, grandes et petites, et dans chaque village quantité de paysans jeûnent, parce qu’ils n’ont point de terre pour en tirer des aliments, ou parce que la force et la santé, le travail et le salaire leur manquent. — « Depuis plus de quinze jours, écrit une municipalité de Seine-et-Marne[21], au moins 200 citoyens de notre commune sont sans pain, sans blé et sans farine ; leur nourriture n’a été que de son et de légumes. Nous avons la douleur de voir des enfants rester sans aliments, les nourrices, desséchées, ne pouvant plus les allaiter, des vieillards tomber d’inanition, des jeunes gens rester dans les champs, de faiblesse, ne pouvant plus travailler… » Et les autres communes du district sont « dans une position à peu près égale ». — Même spectacle dans toute l’Île-de-France, dans toute la Normandie, dans toute la Picardie. Autour de Dieppe, dans la campagne[22], « des communes entières se nourrissent d’herbes et de son »…… — « Citoyens représentants, écrivent les administrateurs, nous ne pouvons plus y tenir ; nos concitoyens nous reprochent de les avoir dépouillés de tous leurs grains en faveur des grandes communes. » — « Tous nos moyens de subsistance sont épuisés, écrit le district de Louviers[23] ; on est réduit ici, depuis plus d’un mois, à manger du pain de son et d’herbes bouillies, et cette nourriture grossière devient elle-même très rare. Considérez que nous avons 71 000 administrés qui en ce moment sont en proie aux plus grandes horreurs de la disette, et qu’il en a péri déjà un grand nombre, les uns de faim, les autres des maladies occasionnées par les mauvais aliments dont ils se nourrissent. » — Dans le district de Caen[24], « les pois verts, les pois à chevaux, les fèves, les orges hâtives, les seigles sont attaqués » ; les mères et les enfants se jettent dessus, en plein champ, faute d’autre nourriture ; « tous les légumes sont déjà consommés ; les meubles, l’aisance de la classe indigente, sont devenus la proie du cultivateur égoïste ; cette classe n’a plus rien à vendre, rien conséquemment à employer pour se procurer un morceau de pain ». — « Impossible, écrit le représentant en mission, d’attendre la récolte sans de nouveaux secours. Tant qu’il a existé du son, le peuple en a mangé ; il ne peut plus en trouver aujourd’hui, et le désespoir est à son comble. Le soleil n’a pas paru depuis que je suis ici ; la moisson sera retardée d’un grand mois. Que faire ? que devenir ? » — En Picardie, écrit le district de Beauvais[25], « la grande majorité des communes rurales parcourt les bois », pour y chercher des champignons, des baies, des fruits sauvages. « On se croit heureux, dit le district de Bapaume, de pouvoir partager la nourriture des animaux. » — « Dans beaucoup de communes, mande le district de Vervins, les habitants sont réduits à ne vivre que d’herbages. » — « Une foule de familles, des communes entières, dit le commissaire du district de Laon, sont depuis deux et trois mois sans pain et ne vivent que de son ou d’herbes… Souvent des mères de famille, des enfants, des vieillards, des femmes enceintes, qui viennent demander du pain au directoire, tombent en défaillance dans ses bras. »

Pourtant, si grande que soit la disette dans les campagnes, elle est pire dans les villes ; et la preuve en est que les affamés de la ville se répandent dans la campagne pour y chercher n’importe quels vivres, n’importe comment, et le plus souvent en vain. — « Les trois quarts de nos concitoyens, écrit la municipalité de Rozoy[26], sont forcés de quitter leurs travaux pour courir deçà delà, dans la campagne, chez les cultivateurs, demander du pain à prix d’argent, avec plus de prières que ne font les plus malheureux indigents, et la majeure partie ne reviennent que les yeux baignés de larmes, de ne pouvoir trouver, non pas seulement un boisseau de blé, mais une livre de pain. » — « Hier, écrit la municipalité de Montreuil-sur-Mer[27], il est parti plus de deux cents citoyens pour aller mendier dans les campagnes », et s’ils n’obtiennent rien, ils volent. « Des bandes de brigands[28] se répandent dans la campagne et exercent le pillage dans toutes les habitations un peu éloignées… Grains, farines, pain, bestiaux, volailles, toiles, etc., tout leur est bon ; nos bergers épouvantés ne veulent plus coucher aux parcs et nous quittent. » Les plus timides déterrent, la nuit, des carottes ou, pendant le jour, ramassent des pissenlits ; mais leur estomac de citadin ne digère pas cette pâture. « Ces jours derniers[29], écrit le procureur-syndic de Saint-Germain, le cadavre d’un père de famille trouvé dans les champs, la bouche encore remplie de l’herbe qu’il s’était efforcé de brouter, exaspère et soulève l’âme des malheureux qu’un pareil sort attend. »

Comment donc fait-on pour subsister à la ville ? — Dans les petites villes ou bourgades, chaque municipalité, avec ce qu’elle a de gendarmes, exerce sur ses alentours les réquisitions légales, et parfois la commune obtient du gouvernement une aumône en blé, avoine, riz ou assignats. Mais la quantité des grains qu’elle reçoit est si petite, que l’on se demande comment, après deux mois, six mois, un an d’un pareil régime, la moitié des habitants n’est pas dans le cimetière ; je suppose que beaucoup d’entre eux vivent de leur jardin, de leur petit domaine rural, que d’autres sont assistés par leurs parents, leurs voisins ou leurs camarades ; en tout cas, il est clair que la machine humaine est très résistante et qu’avec quelques bouchées par jour elle peut se soutenir longtemps. — À Ervy[30], dans l’Aube, « il n’a pas été amené un seul grain de blé aux deux derniers marchés ». — « Demain[31], 25 prairial, Bapaume, chef-lieu du district, n’aura (pour toute provision) que deux boisseaux de farine. » — « Depuis une décade, à Boulogne-sur-Mer, il n’a été distribué à chaque individu que 2 livres pesant de mauvaise orge ou scorion pour une décade, sans savoir si nous pourrons encore faire cette misérable répartition la décade prochaine. » — « Sur 1660 habitants de Brionne, 1360[32] sont réduits à la petite portion de blé qu’ils reçoivent de la halle, et qui, depuis malheureusement trop longtemps, ne se porte qu’à 8, 7, 6 ou 5, 4, 3 onces de blé pour chaque individu tous les huit jours. » — Depuis trois mois dans Seine-et-Marne[33], « la commune de Meaux, celles de la Ferté, Lagny, Dammartin et les autres chefs-lieux de canton n’ont par tête et par jour qu’une demi-livre de mauvais pain ». — Dans Seine-et-Oise, des citoyens des environs de Paris et même de Versailles[34], disent qu’ils sont réduits à un quarteron de pain ». À Saint-Denis[35], qui contient six mille âmes, une grande partie des habitants, exténués de besoin, se rendent dans les maisons de secours ; les ouvriers surtout ne peuvent se livrer à leurs travaux, faute de nourriture ; plusieurs femmes, mères, nourrices, ont été trouvées chez elles sans connaissance ni aucun signe de vie, et plusieurs sont mortes avec leurs enfants à la mamelle ». Même dans une ville plus grande et moins délaissée, à Saint-Germain, la misère dépasse toute imagination[36] : « Une demi-livre de farine par habitant », non pour chaque jour, mais de très loin en très loin ; « le pain à 15 et 16 francs la livre ; toutes les autres denrées en proportion ; un peuple qui languit, se désespère et périt ; hier, pour la fête du 9 Thermidor, nul signe d’allégresse ; au contraire, les symptômes d’un abattement général et profond ; des spectres chancelants dans les rues ; des accents douloureux arrachés par la faim dévorante ou des cris de rage : livrés aux derniers excès du malheur, presque tous appellent la mort comme un bienfait. »

Tel est partout l’aspect de ces grosses agglomérations artificielles, où la terre, stérilisée par l’habitation, ne porte plus que des pierres, et où vingt, trente, cinquante, cent mille estomacs souffrants doivent tirer du dehors, de dix, vingt et trente lieues, leur première et leur dernière bouchée de nourriture. Chaque jour, dans ces parcs fermés, de longues files de moutons humains se pressent en bêlant et en gémissant, autour des crèches presque vides, et c’est par des efforts extraordinaires que, chaque jour, les bergers leur procurent un peu d’aliments. Sollicité à grands cris, le gouvernement central étend ou précise le cercle de leurs réquisitions ; il les autorise à emprunter, à s’imposer ; il leur prête ou leur donne des millions, en assignats[37] ; quelquefois, en cas de nécessité extrême, il leur alloue tant de grains ou de riz à prendre dans ses propres magasins, de quoi manger une semaine. — Mais, en vérité, vivre ainsi, ce n’est pas vivre, c’est seulement ne pas mourir. Car, pour subsister, la moitié, plus de la moitié des habitants n’a que la ration de pain obtenue par elle à la queue et qu’on lui délivre à prix réduit. Quelle ration, et quel pain ! « Il paraît, écrit la municipalité de Troyes[38], qu’il y a un anathème prononcé dans les campagnes contre les villes. Autrefois, c’était le plus beau grain qui arrivait ; celui qui avait quelque défectuosité restait chez le cultivateur et se consommait dans sa maison. C’est le contraire actuellement, et plus encore ; car non seulement il ne nous livre pas le moindre froment, mais c’est l’orge germée et le seigle envergé qu’il réserve à notre commune ; celui qui n’en a pas s’arrange avec ceux qui en ont pour le leur acheter, le livrer à la ville, et vendre son froment ailleurs. » Une demi-livre par jour et par tête, en pluviôse, aux 13 000 ou 14 000 indigents de Troyes, puis un quart de livre, à la fin deux onces, avec un peu de riz ou quelques légumes secs ; « et cette faible ressource va manquer[39] ». Une demi-livre, en pluviôse, aux 20 000 nécessiteux d’Amiens ; et cette ration n’est que nominale, car « il arrive souvent qu’on ne délivre à chaque individu que quatre onces ; à plusieurs reprises, la distribution a manqué trois jours de suite », et cela continue : six mois après, le 7 fructidor, Amiens[40] n’a dans sa halle que 69 quintaux de farine, « quantité insuffisante pour la distribution à faire ce même jour ; demain, il sera impossible de faire la moindre distribution ; après-demain, les habitants nécessiteux de cette commune seront réduits à une entière disette ». — « Le désespoir » est profond ; il y a déjà « plusieurs suicides ». — D’autres fois, la fureur domine et l’émeute éclate. Émeute à Évreux[41], le 21 germinal, parce qu’on n’y délivre que deux livres de farine par tête pour une semaine, et parce que, trois jours auparavant, on n’en a délivré qu’une livre et demie. Émeute à Dieppe[42], le 14 et le 15 prairial, « parce que le peuple y est réduit à trois ou quatre onces de pain ». Émeute à Vervins, le 9 prairial, parce que la municipalité, à qui la livre de pain coûte 7 et 8 francs, en a haussé le prix de 25 à 50 sous. Émeute à Lille, le 4 messidor, parce que la municipalité, à qui le pain coûte 9 francs la livre, ne peut le donner aux indigents que moyennant 20 et 30 sous. — Lyon, en nivôse, est resté sans pain « pendant cinq jours entiers[43] ». Le 15 thermidor[44] à Chartres, on ne distribue depuis un mois que huit onces de pain par jour, et l’on n’a pas de quoi continuer ainsi jusqu’au 20 thermidor. Le 25 fructidor[45], la Rochelle écrit que « ses distributions publiques, réduites à sept onces de pain, sont sur le point de manquer entièrement ». Depuis quatre mois, à Paimbœuf, la ration n’est que d’un quarteron de pain. De même, à Nantes, qui a 82 000 habitants et fourmille de misérables, « la distribution n’y a jamais excédé 4 onces par jour », et cela depuis un an. De même à Rouen, qui contient 60 000 âmes ; et, par surcroît, dans la dernière quinzaine, la distribution y a manqué trois fois ; au reste, les gens aisés souffrent peut-être plus que la classe indigente, car ils n’ont point part aux distributions communales, et « toutes les ressources pour s’approvisionner leur sont, pour ainsi dire, interdites ». — Cinq onces de pain par jour, depuis quatre mois, aux 40 000 habitants de Caen et de son district[46]. « Une grande partie, dans la ville comme dans la campagne, vit de son et d’herbes sauvages. » À la fin de prairial, « il n’y a pas un boisseau de grain dans les magasins de la ville, et les réquisitions, soutenues par la force la plus active, la plus imposante, ne produisent rien ou peu de chose ». De semaine en semaine, la misère s’aggrave. « Impossible de s’en faire une idée. Le peuple, à Caen, vit de pain de son et de sang de bœuf… On voit sur toutes les figures les traces produites par la famine… Figures plombées et livides… Impossible d’attendre jusqu’à la nouvelle récolte, jusqu’à la fin de fructidor. » — Et ce cri-là est universel ; il s’agit, en effet, de franchir le dernier défilé, le plus étroit, le plus terrible ; quinze jours de jeûne absolu éteindraient les vies par centaines de mille[47]. À ce moment, le gouvernement entr’ouvre la porte de ses magasins ; il prête quelques sacs contre promesse de remboursement ; il avance à Cherbourg quelques centaines de quintaux d’avoine ; avec du pain d’avoine, les pauvres subsisteront jusqu’à la moisson. Mais surtout il double la garde et montre les baïonnettes. À Nancy, un voyageur[48] voit « plus de 3000 personnes solliciter vainement quelques livres de farine » ; on les disperse à coups de crosse. — Coups de crosse aux paysans, pour leur enseigner le patriotisme, coups de crosse aux citadins, pour leur enseigner la patience, contrainte physique exercée sur tous au nom de tous : le socialisme autoritaire n’a jamais trouvé que ce procédé pour répartir les vivres et pour discipliner la faim.

VII

Tout ce qu’un gouvernement absolu peut faire par la contrainte physique, celui-ci le fait ou l’entreprend pour alimenter la capitale ; c’est qu’il y siège, et qu’un degré ajouté à la disette de Paris le jetterait à bas. Chaque semaine, en lisant les rapports quotidiens de ses agents[49], il sent qu’il est sur le point de sauter ; deux fois, en germinal et prairial an III, une explosion populaire le renverse pendant quelques heures, et, s’il se soutient, c’est à condition de donner aux nécessiteux un morceau de pain ou l’espoir d’un morceau de pain. À cet effet, postes militaires échelonnés autour de Paris jusqu’à dix-huit lieues en avant sur les routes ; patrouilles permanentes et en correspondance réciproque, pour hâter les charretiers et requérir sur place des chevaux de renfort ; escortes expédiées de Paris au-devant des convois[50] ; réquisition de « toutes les voitures et de tous les chevaux quelconques pour opérer le transport, de préférence à tous travaux et à tous services » ; ordre à toutes les communes traversées par un grand chemin d’apporter des décombres ou du fumier dans les pas difficiles et de répandre sur tout le parcours une couche de terre, pour que les chevaux puissent marcher malgré le verglas ; ordre aux agents nationaux de requérir le nombre d’ouvriers nécessaire pour briser la glace autour des moulins à eau[51] ; réquisition de « toute l’orge récoltée dans l’étendue de la république » ; ordre de l’utiliser, « par le moyen de l’amalgame, pour la fabrication du pain » ; défense aux brasseurs de l’employer pour faire de la bière et aux amidonniers de convertir la pomme de terre en fécule ; peine de mort contre les contrevenants « comme destructeurs de denrées alimentaires » ; fermeture jusqu’à nouvel ordre de toutes les brasseries et amidonneries[52] : il faut à Paris des grains, n’importe de quelle espèce, n’importe par quels moyens, n’importe à quel prix, non pas la semaine prochaine, ni après-demain, mais demain, aujourd’hui, parce que, si la faim mâche et avale tout, elle refuse d’attendre. — Une fois le grain obtenu, il reste encore à le mettre à la portée des bourses : or, entre le prix de revient et le prix de vente, la différence est énorme ; elle va croissant à mesure que l’assignat baisse, et c’est le gouvernement qui la paye. « Vous donnez le pain à 3 sous, disait Dubois de Crancé, le 16 floréal an III[53], et il vous coûte 4 francs ; à 8000 quintaux de froment que Paris consomme chaque jour, cette seule dépense serait de 1200 millions par an. » Sept mois plus tard, quand le sac de farine coûte 13 000 francs, la même dépense s’élève à 546 millions par mois. — Sous l’ancien régime, Paris, quoique trop gros, demeurait un organe utile ; s’il absorbait beaucoup, il élaborait davantage ; sa production compensait, et au delà, sa consommation ; chaque année, au lieu de puiser dans le Trésor public, il y versait 77 millions. Le nouveau régime a fait de lui un chancre monstrueux appliqué sur le cœur de la France, un parasite dévorant qui, par ses six cent mille suçoirs, dessèche ses alentours sur quarante lieues de rayon, mange en un mois le revenu annuel de l’État, et reste maigre, malgré les sacrifices du Trésor qu’il épuise, malgré l’épuisement des provinces dont il se nourrit.

Toujours le même régime alimentaire, la queue dès l’aube et avant l’aube dans tous les quartiers de Paris, l’attente nocturne, prolongée, souvent frustrée, parmi les brutalités de la force et les scandales de la licence. Le 9 Thermidor, il y a déjà dix-sept mois que le piétinement quotidien de la multitude à la poursuite des vivres dure sans interruption, et, après le 9 Thermidor, le même piétinement va durer encore sans interruption pendant vingt-deux mois, avec des désordres pires, parce que la terreur et la soumission sont moindres, avec un acharnement plus âpre ; parce que les denrées du commerce libre sont plus chères, avec des privations plus grandes ; parce que la ration distribuée est plus courte, avec un désespoir plus sombre ; parce que chaque ménage, ayant mangé ses ressources privées, n’a plus rien pour s’aider lui-même et suppléer à l’insuffisance de l’aumône publique. — Pour comble, il fait si froid[54], pendant l’hiver de 1794 à 1795, que la Seine gèle ; on la traverse à pied ; les trains flottants n’arrivent plus ; il faut, pour avoir des bûches et des fagots, « couper les bois de Boulogne, de Vincennes, de Verrières, de Saint-Cloud, de Meudon et les autres de la banlieue »… « 400 francs la corde de bois, 50 sous un boisseau de charbon, 20 sous un petit coffret… On voit des nécessiteux scier dans les rues leur bois de lit pour faire cuire leurs aliments et s’empêcher de mourir de froid ». Quand l’arrivage par eau recommence au milieu des glaçons, « le bois flotté se vend à mesure que les débardeurs le tirent de la rivière, et on est obligé de passer trois nuits au port pour en obtenir à son tour, par numéro ». — « Il y a 2000 personnes au moins le 3 pluviôse au port Louviers », chacune avec une carte qui lui promet 4 bûches, moyennant 15 sous : par suite, presse, tumulte, bousculades, irruption ; « les marchands prennent la fuite de peur ; les inspecteurs manquent d’être assassinés », ils se sauvent avec le commissaire de police, et « le public se sert lui-même ». Le lendemain aussi, « pillage abominable » ; des gendarmes et des canonniers, placés là pour maintenir le bon ordre, « se précipitent sur le bois et en emportent, comme la foule ». Notez que ce jour-là le froid est de 16 degrés, que cent, deux cents autres queues le subissent en même temps à la porte des boulangers et des bouchers, qu’elles l’ont subi ou vont le subir pendant un mois et davantage : la parole ne suffit pas pour rendre ce qu’ont dû souffrir ces longues lignes de corps immobiles, la nuit, au petit jour, cinq ou six heures durant, sous la bise qui traverse leurs guenilles et gèle leurs pieds endoloris. — Ventôse commence, et la ration de pain est réduite à une livre et demie[55]. Ventôse finit, et la ration de pain, maintenue à une livre et demie pour les 324 000 travailleurs, est abaissée pour les autres à une livre ; en fait, plusieurs ne reçoivent rien, beaucoup une demi-livre, un quart de livre. Germinal s’ouvre, et le Comité de Salut public, qui voit ses magasins se vider, limite toutes les rations à un quart de livre. Là-dessus, le 12 germinal, grande émeute des ouvriers et des femmes ; la Convention, envahie, est délivrée par la force armée, Paris est déclaré en état de siège, et le gouvernement, remis en selle, serre la bride. Dorénavant[56], en fait de viande, tous les 5 ou 10 jours, un quart de livre ; en fait de pain, 4 onces par jour en moyenne, quelquefois 5, 6 ou 7 onces, de loin en loin 8 onces, souvent 3 onces, 2 onces, 1 once 1/2, ou même rien du tout ; et le pain, noir, « malfaisant », devient de plus en plus mauvais et détestable. Les gens aisés vivent de pommes de terre ; mais il n’y en a que pour les gens aisés, car, au milieu de germinal, elles sont à 15 francs le boisseau, vers la fin de germinal à 20 francs, vers la fin de messidor à 45 francs, dans les premiers mois du Directoire à 180 francs, puis à 224 francs, et les autres denrées montent de même. — Depuis l’abolition du maximum, le mal vient, non plus du manque de vivres, mais de la cherté des vivres : les boutiques sont garnies ; celui dont la bourse est pleine n’a qu’à venir et acheter[57] : partant les anciens riches, les propriétaires ou gros rentiers peuvent manger, à condition de donner leurs assignats par liasses, de tirer leur dernier louis de sa cachette, de vendre leurs bijoux, leurs pendules, leurs meubles, leur linge ; et les nouveaux riches, les agioteurs, les fournisseurs, les voleurs heureux et prodigues, qui dépensent pour leur dîner 400, puis 1000, puis 3000, puis 5000 francs, trouvent chez les grands traiteurs bombance, vins fins et chère exquise : le poids de la disette s’est déplacé. — À présent, la classe qui souffre et qui souffre au delà de toute patience, c’est, avec les employés et les petits rentiers[58], la foule des ouvriers, la plèbe urbaine, le bas peuple parisien, qui vit au jour le jour, qui est jacobin de cœur, qui a fait la Révolution pour être mieux, qui se trouve plus mal, qui s’insurge encore une fois le 1er  prairial, qui entre de force aux Tuileries en criant : Du pain et la Constitution de 93, qui s’installe en souverain dans la Convention, qui égorge le représentant Féraud, qui décrète le retour à la terreur, mais qui, réprimé par la garde nationale, désarmé, rabattu dans l’obéissance définitive, n’a plus qu’à subir la conséquence des attentats qu’il a commis, du socialisme qu’il a institué et du régime économique qu’il a fait.

Parce que les ouvriers de Paris ont été des usurpateurs et des tyrans, ils sont devenus des mendiants. Parce qu’ils ont ruiné les propriétaires et les capitalistes, les particuliers ne peuvent plus leur donner de travail. Parce qu’ils ont ruiné le Trésor, l’État ne peut plus leur faire qu’un simulacre d’aumône. C’est pourquoi tous jeûnent, beaucoup meurent, et plusieurs se tuent. — Le 6 germinal, « section de l’Observatoire », à la distribution[59], « 41 personnes ont manqué de pain ; plusieurs femmes enceintes ont désiré accoucher sur-le-champ pour détruire leur enfant ; d’autres ont demandé des couteaux pour se poignarder ». — Le 8 germinal, « un grand nombre de personnes, ayant passé la nuit aux portes des boulangers, ont été obligées de se retirer sans avoir pu obtenir de pain ». — Le 24 germinal, « le commissaire de police de la section de l’Arsenal a dit que beaucoup de personnes tombent malades faute de nourriture, et qu’il enterre considérablement de monde… Le même jour, ouï dire que cinq à six citoyens, se voyant sans pain et hors d’état d’acheter d’autres subsistances, se sont précipités dans la Seine ». — Le 26 germinal, « les femmes disent qu’elles éprouvent, par la faim et le besoin, des mouvements de rage et de désespoir qui les porteront infailliblement à faire un mauvais coup… Dans la section des Amis de la Patrie, la moitié n’ont point eu de pain… Trois personnes tombées d’inanition boulevard du Temple ». — Le 2 floréal, « la plupart des ouvriers de la section de la République partent de Paris à cause de la disette du pain ». — Le 5 floréal, « dix-huit inspecteurs sur vingt-quatre ont entendu dire que la patience était à bout et qu’on n’y pouvait plus tenir ». — Le 14 floréal, la distribution se fait toujours très mal, à raison d’un quarteron ; les deux tiers des citoyens s’en sont passés. Une femme, à la vue de son mari exalté et de ses quatre enfants sans pain depuis deux jours, s’est traînée dans le ruisseau en se cognant la tête et s’arrachant les cheveux ; puis elle s’est relevée furieuse, comme pour aller se jeter à l’eau. » — Le 20 floréal, « tous s’écrient qu’on ne peut vivre avec trois onces de pain, et encore d’une très mauvaise qualité. Les mères de famille, les femmes enceintes tombent de faiblesse ». — Le 21 floréal, « les inspecteurs déclarent que, dans les rues, on rencontre beaucoup de personnes qui tombent de faiblesse et d’inanition ». — Le 23 floréal, « une citoyenne qui n’avait pas de pain à donner à son enfant l’a attaché à son côté et s’est jetée à l’eau. Hier matin, un particulier, nommé Mottez, désespéré par le besoin, s’est coupé le cou ». — Le 25 floréal, « plusieurs individus, dénués de tout moyen de subsister, s’abandonnent à un découragement total et tombent de lassitude et d’épuisement… Dans la section des Gravilliers, on a trouvé deux hommes morts d’inanition… Les officiers de paix rapportent le décès de plusieurs citoyens ; l’un s’est coupé le cou, l’autre a été trouvé mort dans son lit ». — Le 28 floréal, « quantité d’individus tombent de faiblesse, faute de nourriture ; hier un homme a été trouvé mort, et d’autres épuisés de besoin ». — Le 24 prairial, « l’inspecteur Laignier annonce que l’indigent est obligé de chercher sa nourriture dans les tas d’ordures qui sont au coin des bornes ». — Le 1er  messidor[60], « le nommé Picard est tombé de besoin à dix heures du matin rue de la Loi, et n’a été relevé qu’à sept heures du soir ; on l’a porté à l’hospice sur un brancard ». — Le 11 messidor, « le bruit court que le nombre des gens qui se jettent à la rivière est si considérable, qu’aux filets de Saint-Cloud à peine y peut-on suffire pour les en retirer ». — Le 19 messidor, « il a été trouvé au coin d’une borne un homme qui venait de mourir de faim ». — Le 27 messidor « à quatre heures de l’après-midi, place Maubert, un nommé Marcelin, ouvrier au Jardin des Plantes, tombé en faiblesse de besoin, est mort au milieu des secours qu’on lui donnait ». — La veille, jour anniversaire de la prise de la Bastille, « un ouvrier, sur le pont au Change, dit : Je n’ai pas mangé de la journée. Un autre lui répond : Je ne suis pas rentré chez moi, parce que je ne sais que donner à ma femme et à mes enfants qui meurent de faim ». — Vers la même date, un ami de Mallet du Pan lui écrit « qu’il est journellement témoin de la mort de gens du peuple qui meurent d’inanition dans les rues ; d’autres, et principalement les femmes, ne s’alimentent que d’immondices, de tronçons de légumes gâtés, du sang qui découle des boucheries. Les ouvriers ont généralement diminué leurs heures de travail, parce qu’ils n’ont plus la force nécessaire et qu’ils sont épuisés, faute d’aliments[61] ». — Ainsi finit le gouvernement de la Convention ; elle a bien géré les intérêts du peuple pauvre. Contre elle, au rapport de ses propres inspecteurs, « les estomacs délabrés crient de toutes parts vengeance, battent la générale et sonnent le tocsin d’alarme[62]… Les individus, passant en revue les sacrifices qu’ils font tous les jours pour pouvoir subsister, déclarent qu’il ne leur reste plus que l’espoir de la mort. »

Vont-ils être soulagés par le gouvernement nouveau que la Convention leur impose à coups de canon, et dans lequel elle se perpétue[63] ? — Le 23 brumaire, « sur les sections du Temple et des Gravilliers, la plus grande partie des ouvriers n’a pas travaillé faute de pain ». — Le 24 brumaire, « les citoyens de toute classe refusent de monter leur garde, parce qu’ils n’ont point de subsistances ». — Le 25 brumaire, section des Gravilliers, des femmes disent qu’elles ont vendu tout ce qu’elles possédaient ; d’autres, section du faubourg Antoine, qu’il vaudrait mieux les mettre à la bouche d’un canon ». — Le 30 brumaire, « une femme en fureur est venue dire à un boulanger de tuer ses enfants, parce qu’elle n’avait plus de quoi les nourrir ». — Le 1er , le 2, le 3 et le 4 frimaire, « dans beaucoup de sections le pain n’a été délivré que le soir, dans quelques-unes à 1 heure du matin, et de très mauvaise qualité… Beaucoup de sections n’ont pas eu de pain hier… Le pain a manqué depuis deux jours dans diverses sections ». — Le 7 frimaire, les inspecteurs déclarent que « les hospices ne seront bientôt plus assez vastes pour contenir la foule des malades et des malheureux ». — Le 14 frimaire, « à la Halle, une femme allaitant un enfant, est tombée d’inanition ». — Quelques jours auparavant, « un particulier est tombé de besoin en passant rue Bourg-l’Abbé ». — « Tous nos rapports, disent les administrateurs du bureau central, ne retentissent que de cris de désespoir… ». — Les gens sont affolés ; « nous pensons qu’il règne un esprit de vertige universel ; dans le fait, on rencontre souvent dans les rues des personnes qui, quoique seules, gesticulent et parlent tout haut ». — « Combien de fois, écrit un voyageur suisse[64] qui habite à Paris pendant les derniers mois de 1795, combien de fois ne m’est-il pas arrivé de rencontrer des hommes tombant d’inanition, se soutenant à peine contre une borne, ou bien tombés à terre et n’ayant pas la force de se relever ! » — Un journaliste dit avoir vu, « dans l’intervalle de dix minutes, à la longueur d’une rue, sept malheureux tomber de faim, un enfant à la mamelle mourir sur le sein de sa mère dont le lait avait tari, et une femme se battre avec un chien près d’un égout pour lui enlever un os[65] ». Meissner ne sort plus de son hôtel sans remplir ses poches avec des morceaux du pain national. « Ce pain, dit-il, qu’un pauvre eût autrefois dédaigné, je le voyais accepté, souvent avec l’expression de la plus vive reconnaissance, » et par des personnes de bonne éducation : la demoiselle qui disputait au chien son os était « une ancienne religieuse, sans parents, sans amis, rebutée partout ». — « J’entends encore avec saisissement, dit Meissner, la voix faible et sombre d’une femme assez bien vêtue qui m’arrête, rue du Bac, pour me dire avec un accent que précipitaient tout à la fois la honte et le désespoir : Ah ! monsieur, venez à mon secours ; je ne suis point une misérable ; j’ai des talents, vous avez pu voir de mes ouvrages au Salon. Mais, depuis deux jours, je n’ai rien à manger, et j’enrage de faim. » — Encore en juin 1796, les inspecteurs annoncent que « le désespoir et le chagrin sont à leur comble, qu’il n’y a qu’un seul cri : la misère… Tous nos rapports ne nous entretiennent que de plaintes et de gémissements… La pâleur et la peine sont peintes sur tous les visages… Chaque journée présente une teinte plus triste et plus douloureuse ». — Et, à plusieurs reprises[66], ils résument eux-mêmes leurs observations éparses par un exposé d’ensemble : « Un silence morne ; une détresse concentrée peinte sur tous les visages ; la haine la plus caractérisée pour le gouvernement en général, développée dans toutes les conversations ; le mépris pour tout ce qui compose l’autorité actuelle ; un luxe insolent, insultant à la misère des malheureux rentiers qui expirent dans leurs greniers de faim et de froid et n’ont plus le courage de se traîner à la Trésorerie, pour y toucher de quoi prolonger leurs souffrances de quelques jours ; l’honnête père de famille fixant chaque jour la pièce de son ménage qu’il doit vendre pour suppléer aux appointements avec lesquels il ne peut plus se procurer une demi-livre de pain ; les denrées de toute espèce augmentant de prix soixante fois par heure ; l’atome de commerce ne se soutenant que par la ruine des assignats ; les intrigants de tous les partis se renversant les uns les autres pour obtenir des places ; le militaire ivre d’orgueil des services qu’il a rendus et de ceux qu’il peut rendre, se livrant sans pudeur à tous les genres de débauche ; les maisons de commerce transformées en cavernes de voleurs ; les fripons devenus commerçants, les commerçants devenus fripons ; la cupidité la plus sordide, l’égoïsme le plus mortel : voilà le tableau de Paris[67] ». Il manque un groupe au tableau, celui des gouvernants qui administrent toute cette misère, et ce groupe est au fond de la toile ; on le dirait dessiné exprès, composé avec intention, par le grand artiste, amateur de contrastes et logicien inexorable, dont la main invisible trace incessamment des figures humaines, et dont l’ironie lugubre ne manque jamais d’assembler côte à côte, en haut relief, le grotesque de la farce et le tragique de la mort. Combien sont morts de misère ? Très probablement beaucoup plus d’un million[68]. — Tâchez d’embrasser d’un coup d’œil le spectacle extraordinaire qui s’étale sur les vingt-six mille lieues carrées du territoire, la multitude immense des faméliques à la ville et dans la campagne, la queue des femmes pendant trois ans dans toutes les villes, telle cité de 20 000 âmes ou, en vingt-trois mois, le vingtième de la population meurt à l’hôpital, l’encombrement des indigents aux portes de chaque maison de secours, la file des civières qui entrent, la file des cercueils qui sortent, les hospices dépouillés de leurs biens, surchargés de malades, hors d’état de nourrir leur troupeau d’enfants abandonnés, ces enfants à jeun, desséchés dans leur berceau dès les premières semaines, pâles et « le visage ridé comme celui d’un vieillard », la maladie de la faim qui aggrave et abrège toutes les autres, les longues angoisses de la vie tenace qui persiste à travers la douleur et s’obstine à ne pas s’éteindre, l’agonie finale dans un galetas ou dans un fossé. Puis, mettez en regard le petit cercle des Jacobins survivants et triomphants, qui, ayant su se placer au bon endroit, entendent y rester, coûte que coûte. — Vers dix heures du matin, au pavillon de l’Égalité, dans la salle du Comité de Salut public, on voit arriver Cambacérès, président[69] : c’est ce gros homme circonspect et fin qui, plus tard archi-chancelier de l’Empire, sera célèbre par ses inventions de gourmet et par d’autres goûts singuliers, renouvelés de l’antique. À peine assis, il fait mettre dans l’âtre de la cheminée un ample pot-au-feu et placer sur la table du bon vin, de l’excellent pain blanc, trois choses, dit un convive, que dans Paris on ne trouvait guère ailleurs ». De midi à deux heures, ses collègues arrivent tour à tour, prennent un bouillon, mangent une tranche de bœuf, avalent un coup de vin, puis vont chacun dans son bureau, servir sa coterie, placer celui-ci, faire payer celui-là, soigner leurs affaires ; dans les derniers temps de la Convention, il n’y en a plus de publiques ; toutes sont d’intérêt privé, personnelles. — Cependant le député qui préside aux subsistances, Roux de la Haute-Marne, bénédictin défroqué, jadis terroriste en province, futur protégé et employé de Fouché, en compagnie duquel il sera chassé de la police, tient tête à la procession des femmes, qui, tous les jours, aux Tuileries, viennent implorer du pain. Large, joufflu, décoratif, et muni de poumons infatigables, on l’a bien choisi pour cet office ; et il a bien choisi son bureau, dans les combles du palais, au sommet d’un haut escalier étroit et raide, où la queue ascendante, serrée entre les deux murailles, empilée sur elle-même, s’allonge, se tasse et devient forcément immobile : sauf les deux ou trois du premier rang, personne n’a les mains libres pour prendre le harangueur à la gorge et fermer le robinet oratoire. Impunément, indéfiniment, il peut déverser ses tirades ; un jour, sa faconde ronflante a coulé ainsi, du haut en bas de l’escalier, sans interruption, de neuf heures du matin à cinq heures du soir ; sous cette douche continue, les auditeurs se lassent, et finissent par s’en aller. — Vers neuf ou dix heures du soir, le Comité de Salut public s’assemble de nouveau, non pour délibérer sur les grandes affaires ; La Révellière et Daunou prêchent en vain : chacun est trop égoïste et trop excédé ; on laisse à Cambacérès la bride sur le cou. Pour lui, il aimerait mieux rester coi, ne plus tirer la charrette ; mais il y a deux nécessités auxquelles il est tenu de pourvoir, sous peine de mort. — « On ne suffira pas, dit-il d’un ton plaintif, à imprimer pendant la nuit les assignats qui sont indispensables pour le service de demain. Si cela continue, nous courons risque, ma foi, d’être accrochés à la lanterne… Va donc au cabinet d’Hourier-Éloy ; dis-lui que, puisqu’il est chargé des finances, nous le supplions de nous faire subsister encore quinze ou dix-huit jours ; alors viendra le Directoire exécutif, qui fera comme il pourra. — Mais les subsistances ? En aurons-nous pour demain ? — Hé ! hé ! je n’en sais rien ; mais je vais envoyer chercher notre collègue Roux, qui nous mettra au fait. » — Entre Roux, le beau parleur officiel, le dompteur goguenard et gras du maigre chien populaire. — « Eh bien, Roux, où en sommes-nous quant aux subsistances de Paris ? — Toujours même abondance, citoyen président ; toujours deux onces de pain par tête, du moins pour la plus grande partie des sections. — Que le diable t’emporte ! Tu nous feras couper le cou avec ton abondance. » — Silence ; probablement les assistants réfléchissent à ce dénouement possible. Puis l’un d’eux : « Président, nous as-tu fait préparer quelque chose à la buvette ? Après des journées aussi fatigantes, on a besoin de réparer ses forces. — Mais oui ; il y a une bonne longe de veau, un grand turbot, une forte pièce de pâtisserie, et quelque autre chose comme cela. » — On redevient gai, les mâchoires travaillent, on boit du champagne, il se fait des bons mots. Vers onze heures ou minuit, viennent les membres des autres comités ; on signe leurs arrêtés, de confiance, sans les lire ; à leur tour, ils s’attablent, et le conclave des ventres souverains digère, sans plus songer aux millions d’estomacs creux.

  1. Souvenirs et journal d’un bourgeois d’Évreux, 83 : « Le vendredi 15 juin 1791, on proclama que tous ceux qui avaient chez eux quelques provisions en blé, orge, seigle, farine et même de pain, eussent à les déclarer sous vingt-quatre heures, sous peine d’être regardés comme ennemis de la patrie, et déclarés suspects, mis en arrestation, traduits devant les tribunaux. » — Schmidt, Tableaux de la Révolution française, II, 214. Saisie à Passy de deux cochons, de 40 livres de beurre, de six boisseaux de haricots, etc., chez la citoyenne Lucet, qui s’était approvisionnée pour nourrir les seize personnes de sa maison.
  2. Archives nationales, AF, II, 68. Arrêté du Comité de Salut public, 23 pluviôse, pour rappeler la loi du 25 brumaire, qui défend d’extraire du quintal de farine plus de quinze livres de son. Ordre d’enlever chez les boulangers et les meuniers les bluteaux ; celui qui les aura conservés ou cachés hors de son domicile « sera traité comme suspect et mis en état d’arrestation jusqu’à la paix ». — Berryat-Saint-Prix, 357, 362. À Toulouse, trois personnes sont condamnées à mort pour accaparement ; à Montpellier, un boulanger, deux marchandes et un négociant sont guillotinés, pour « avoir fait facturer, facturé, caché, conservé » une certaine quantité de galettes, espèce de pain destiné « à l’aliment exclusif des contre-révolutionnaires ».
  3. Un Séjour en France (22 avril 1794).
  4. Ludovic Sciout, IV, 236 (Proclamation des représentants en mission dans le Finistère) : « Magistrats du peuple, dites aux propriétaires et aux cultivateurs que leurs récoltes sont une propriété nationale, et qu’ils n’en sont que les dépositaires. » — Archives nationales, AF, II, 92 (Arrêtés de Bô, représentant dans le Cantal, 8 pluviôse) : « Considérant que dans une République tous les citoyens ne font qu’une famille…, tous ceux qui se refuseraient à aider leurs frères voisins, sous le prétexte spécieux de ne pas avoir une provision complète, doivent être regardés comme des citoyens suspects. »
  5. Archives nationales, AF, II, 68 (Arrêté du Comité de Salut public 28 prairial). Le prix maximum de l’avoine est de 14 francs le quintal ; après le 30 messidor, il ne sera plus que de 11 francs.
  6. Archives nationales, AF, II, 116 et 106 (Arrêtés de Paganel, Castres, 6 et 7 pluviôse ; arrêtés de Dartigoeyte, 23, 25 et 29 floréal).
  7. Archives nationales, AF, II, 147 (Arrêté de Maignet, Avignon, 2 prairial).
  8. Moniteur, XXIII, 397 (Discours de Dubois de Crancé, 5 mai 1795) : « La commission du commerce (et des approvisionnements) comptait 35 000 employés à son service. »
  9. Archives nationales, AF, II, 68 (Arrêté du Comité de Salut public, 28 prairial). — Décret du 8 messidor an II : « Les grains de toute nature et les fourrages de la présente récolte sont mis à la réquisition du gouvernement. » — Recensement nouveau, obligation pour chacun de déclarer le montant de sa récolte, vérification, confiscation en cas de déclaration inexacte, obligation de battre les gerbes. — Dauban, 490 (Lettre de l’agent national de Villefort, 19 thermidor). Raisonnement et calculs des cultivateurs : ils restreignent leurs ensemencements, « non pas tant pour la raison du défaut de bras, que par le motif de ne pas se ruiner, en faisant une semence et une récolte à grands frais, qui, disent-ils, ne rentrent pas en entier, lors de la vente de leurs grains à si bas prix ». — Archives nationales, AF, II, 106 (Lettre de Dartigoeyte aux agents nationaux du Gers et de la Haute-Garonne, 25 floréal) : « Ici, on dit qu’immédiatement après la récolte, on enlèvera tous les grains, sans même laisser les moyens de subsistance ; on débite qu’on va s’emparer de toutes les provisions en salé, et livrer les agriculteurs aux horreurs de la famine. »
  10. Moniteur, XXII, 21 (Discours de Lindet, 20 septembre 1794) : « Nous avons craint longtemps que les terres ne fussent pas cultivées, que les herbages ne fussent pas couverts de bestiaux, tandis que l’on retenait dans les maisons d’arrêt les propriétaires ou les fermiers des terres et des herbages. » — Archives nationales, D, § 1, carton 1 (Lettre du district de Bar-sur-Seine, 14 ventôse an III) : « Le maximum fit cacher les blés ; les acquits-à-caution ruinèrent et désespérèrent les consommateurs. Combien de malheureux, en effet, n’ont-ils pas été arrêtés, saisis, confisqués, amendés et ruinés, pour avoir été chercher, à quinze et vingt lieues, du blé pour nourrir leurs femmes et leurs enfants ? »
  11. AF, II, 106 (Circulaire de Dartigoeyte, 25 floréal) : « Une règle que tu dois mettre en pratique, c’est de rendre les officiers municipaux responsables de la non-culture des terres. » — « Si un citoyen se permet d’avoir un pain particulier, différent de celui des cultivateurs et des ouvriers de la commune, je le ferai poursuivre devant les tribunaux, conjointement avec la municipalité, comme étant la première coupable pour l’avoir toléré…… Réduis, s’il est nécessaire, les trois quarts du pain accordé aux citoyens non travailleurs, parce que les muscadins et muscadines ont des ressources et mènent d’ailleurs une vie inerte. »
  12. AF, II, 111 (Lettres de Ferry, Bourges, 23 messidor, à « ses frères de la Société populaire », et « aux citoyennes de l’Indre et du Cher »).
  13. Moniteur, XXI, 171 (Lettre d’Avignon, 9 messidor, et lettre des Jacobins d’Arles).
  14. Ib., XXI, 184 (Décret du 21 messidor).
  15. Gouverneur Morris (Correspondance avec Washington, lettres du 27 mars et du 10 avril 1794) : « La saison avance avec une rapidité dont on n’a point d’exemple ; j’ai du seigle en épi et du sainfoin en fleur ; il est étonnant de voir, au milieu d’avril, des abricots aussi gros que des œufs de pigeons… Au Midi, où la disette était plus grande, j’ai lieu de penser… que la terre commence à fournir la nourriture à ses habitants. Une gelée semblable à celle que nous avons éprouvée au mois de mai dernier (1793) seconderait plus la famine que toutes les armées et les flottes de l’Europe. »
  16. Archives nationales, AF, II, 73 (Lettre du directoire du Calvados, 26 prairial an III) : « Nous n’avons pas un seul grain en magasin, et les prisons sont pleines de cultivateurs ». — Ib., D, § 1, carton 3. (Mandats d’arrêts décernés par le représentant Albert, 19 pluviôse an III, 7 germinal et 16 germinal.) — Sur les détails, les difficultés et les inconvénients de la réquisition, voir ce dossier et les cinq autres précédents ou suivants. — (Lettre de l’agent national près le district de Nogent-sur-Seine, 13 germinal, an III) : « J’ai fait citer, devant le tribunal de ce district, un grand nombre de cultivateurs et propriétaires qui sont en retard de fournir les réquisitions qui leur ont été appliquées par leurs municipalités respectives… La grande majorité a déclaré ne pouvoir jamais fournir la totalité, quand même on leur prendrait leur semence. Le tribunal a prononcé la confiscation des dits grains et une amende égale à la valeur des quantités requises contre ceux qui en sont dépourvus… Il serait de mon devoir maintenant de faire mettre le jugement à exécution. Mais je dois vous faire observer que, si vous ne modérez cette amende, plusieurs d’entre eux seront réduits au désespoir. C’est pourquoi, j’attends votre réponse pour m’y conformer. » — (Autre lettre du même agent, 9 germinal). Impossible d’approvisionner le marché de Villarceaux ; sept communes requises à cet effet en sont empêchées par le district de Sézannes « qui y tient continuellement de la force armée, pour en faire enlever les grains, au fur et à mesure qu’on les bat ». — Il est curieux de noter, chez les agents officiels, la sentimentalité de l’inquisiteur et le degré infime de la culture. (Procès-verbal de la municipalité de Magincourt, 7 ventôse. Bien entendu, je suis obligé, pour le rendre intelligible, de redresser l’orthographe) : « Le dit Croiset, gendarme, a accompagné l’agent national chez tous les citoyens en retard, dont, parmi ceux en retard, il ne s’y est refusé que Jean Manchin, dont ne pouvons empêcher de verbaliser contre lui, attendu qu’il est tout à fait égoïste et ne veut que pour lui. Il nous a déclaré que, si, à la veille de sa moisson, il en avait de reste, qu’il le partagerait aux citoyens qui en auraient besoin. Hélas oui, serait-il possible de ne pas incarcérer un égoïste semblable qui ne veut que pour lui au détriment de ses concitoyens ? Une preuve de vérité, il nourrit chez lui trois chiens, au moins cent cinquante volailles et jusqu’à des pigeons, ce qui consomme une quantité de grains, ce qui serait dans le cas de l’empêcher de satisfaire à toutes les réquisitions. Il pourrait se passer de chiens, attendu que leur cour ferme ; il pourrait également se contenter de trente poules, que pour lors il pourrait être en état de fournir aux réquisitions. » — Cette pièce est signée Bertrand agen. ». — Sur ce rapport, Manchin est incarcéré à Troyes, à ses frais.
  17. Archives nationales, AF, II. Lettre du district de Bar-sur-Seine, 14 ventôse an III. Depuis l’abolition du maximum, « les habitants font des voyages de trente à quarante lieues, pour acheter du blé ». — Lettre de la municipalité de Troyes, 15 ventôse : « D’après le prix des grains que nous continuons à acheter de gré à gré le pain coûtera quinze sous (la livre), la décade prochaine ».
  18. Schmidt, Pariser Zustände, I, 145 à 220. — (Réouverture de la Bourse, 25 avril 1795.) — Ib., I, 322, II, 82, 105. — Memoirs of Theobald Wolfe-Tone, 200 (3 février 1796). Au Havre, le louis d’or vaut alors 5000 fr., et l’écu de 6 francs à proportion. — À Paris (12 février), le louis d’or vaut 6500, et un dîner pour deux personnes au Palais-Royal coûte 1500 francs. — Mayer (Frankreich im Jahr 1796) dépense, pour un dîner qu’il donne à dix personnes, 300 000 francs en assignats. À cette date, une course en fiacre coûte 1000 francs ; un fiacre demande 6000 francs pour une heure.
  19. Correspondance de Mallet du Pan avec la cour de Vienne, I, 253 (18 juillet 1795) : « Il n’en est plus aujourd’hui comme aux premiers temps de la Révolution, qui ne pesait alors que sur certaines classes de la société ; maintenant, les fléaux se font sentir à tous, à toute heure, dans toutes les parties de l’existence civile. Les marchandises et les denrées montent journellement dans une proportion beaucoup plus forte que la baisse des assignats. Paris n’est plus absolument qu’une cité de brocanteurs… Ce concours immense à acheter les effets mobiliers élève les marchandises de 25 pour 100 par semaine. Il en est de même des denrées. Le sac de blé, pesant trois quintaux, vaut en ce moment 9000 francs, la livre de suif 36 francs, une paire de souliers 100 francs. Il est impossible que les artisans élèvent le prix de leurs journées dans une proportion si forte et si rapide. » — Cf. Lord Malmesbury’s Diaries, III, 290 (2 octobre 1796). À partir de 1795, gros bénéfices des paysans propriétaires et producteurs ; de 1792 à 1796, ils ont accumulé et caché la plus grande partie du numéraire ; « ils ont eu le courage et l’art de défendre leur magot contre toute la violence du gouvernement révolutionnaire » : par suite, lors de la dépréciation des assignats, ils ont acheté la terre à un bon marché incroyable ; en 1796, ils cultivent et produisent beaucoup.
  20. Archives nationales, AF, II, 72 (Lettre des administrateurs du district de Montpellier à la Convention, 26 messidor an III) : « Votre décret du 4 nivôse dernier supprima le maximum ; cette mesure, provoquée par la justice et l’intérêt public, n’eut pas l’effet que vous en attendiez. » La disette a cessé, mais l’enchérissement est prodigieux : le cultivateur vend son blé de 470 à 670 francs le quintal.
  21. Archives nationales, AF, II, 71 (Délibération de la commune de Champs, canton de Lagny, 22 prairial an III. Lettre du procureur syndic du district de Meaux, 3 messidor. Lettre de la municipalité de Rozoy, Seine-et-Marne, 4 messidor). — Ib., AF, II, 74 (Lettre de la municipalité d’Émerainville, certifiée par le directoire de Meaux, 14 messidor) : « La commune n’a que du pain d’avoine à procurer à ses habitants ; encore faut-il aller l’acheter bien loin. Cette nourriture, d’une si mauvaise qualité, loin de donner des forces aux citoyens habitués aux travaux de la culture, leur ôte le courage et les rend malades, et fait que les foins ne peuvent se faire avec activité, les bras étant déjà très rares. » — À Champs, « les travaux de la moisson des foins vont s’ouvrir ; les ouvriers, faute de subsistance, ne peuvent la faire ».
  22. Archives nationales, AF, II, 73 (Lettre du directoire du district de Dieppe, 21 prairial).
  23. Ib. (Lettre des administrateurs du district de Louviers, 26 prairial).
  24. Ib. (Lettre du procureur-syndic du district de Caen, 23 messidor. — Lettre du représentant Porcher au Comité de Salut public, 26 messidor. — Lettre du même, 24 prairial) : « La situation de ce département (le Calvados) m’a semblé affreuse… La détresse de ce département en fait de subsistances ne peut vous être exagérée ; le mal est à son comble. »
  25. Archives nationales, AF, II, 74 (Lettre des administrateurs du district de Beauvais, 15 prairial. — Lettre des administrateurs du district de Bapaume. 24 prairial. — Lettre des administrateurs du district de Vervins, 7 messidor. — Lettre du commissaire envoyé par le district de Laon, 1er  messidor). — Cf. Ib. Lettre du district d’Abbeville, 11 prairial : « Le quintal de blé est vendu 1000 francs en assignats, ou plutôt les cultivateurs ne veulent plus d’assignats, l’argent seul peut procurer des grains, et, comme la plus grande partie du peuple n’a point d’argent à leur donner, ils ont la cruauté de dépouiller l’un d’une partie de son vêtement, de demander à l’autre ses meubles, etc. ».
  26. Archives nationales, AF, II, 71 (Lettre de la municipalité de Rozoy, Seine-et-Marne, 4 messidor an III). Le boisseau de blé se paye alors aux environs de Rozoy jusqu’à 300 francs.
  27. Ib., AF, II, 74 (Lettre de la municipalité de Montreuil-sur-Mer, 29 prairial an III).
  28. Ib. (Lettre des administrateurs du district de Vervins, 11 prairial. — Lettre de la commune de la Chapelle-sur-Somme, 24 prairial).
  29. Archives nationales, AF, II, 70 (Lettre du procureur-syndic du district de Saint-Germain, 10 thermidor an III). — Ce carton, qui peint la situation des communes autour de Paris, est particulièrement navrant et terrible. Entre autres exemples de la misère des ouvriers, voici une pétition des trente-cinq ouvriers de la machine de Marly, 28 messidor an III : « Les ouvriers et les employés de la machine de Marly vous font part de la position fâcheuse où ils sont réduis par la cherté des vives, leurs médiocres journées, qui ne sont portées qu’à 5 livres 12 sous au plus, et encore que depuis quatre mois, car ils n’avaient que 2 livres 16 sous, ne pouvant pas leur produire une demie-livre de pain, puisqu’il vaut 15 à 16 francs la livre. Ces malheureux n’ont pas manqués de courage, ni de patience, dans l’espoir que le temps deviendrait plus favorable ; ils ont été réduis à vendre la plus grande partie de leurs effets et à manger du pain de son, dont l’échantillon est ci-joint, qui les incomode beaucoup ; la plupart sont malades et ceux qui ne le sont pas sont dans la plus grande faiblesse. » — Schmidt, Tableaux de Paris, 9 thermidor : « Sur le carreau de la Halle, les paysans se plaignaient très amèrement que l’on volait dans les champs et sur les routes, et qu’on crevait même les sacs. »
  30. Archives nationales, D, § 1, carton 2 (Lettre de la municipalité d’Ervy, Aube, 17 floréal an III) : « L’insouciance des cultivateurs égoïstes des campagnes est au comble, ils se refusent à toute obéissance aux lois, et égorgent les malheureux en leur refusant de vendre ou en ne voulant leur vendre les grains qu’à des sommes qu’ils ne peuvent atteindre. » (Ce carton serait à transcrire tout entier, pour montrer la situation alimentaire d’un département.)
  31. Ib., AF, II, 74 (Lettre des administrateurs du district de Bapaume, 24 prairial. — Lettre de la municipalité de Boulogne-sur-Mer, 24 prairial).
  32. Archives nationales, AF, II, 73 (Lettre de la municipalité de Brionne au district de Bernay, 7 prairial). Les cultivateurs n’apportent pas leur blé, parce qu’ils le vendent ailleurs, au taux de 1500 et de 2000 francs le sac de 330 livres.
  33. Ib., AF, II, 71 (Lettre du procureur-syndic du district de Meaux, 2 messidor) : « Beaucoup de communes rurales partagent leur sort » ; on a réduit tout le district à cette disette « pour augmenter les secours à fournir à Paris et aux armées ».
  34. Schmidt, Tableaux de Paris (Rapport de police, 6 pluviôse an III). — Ib., 16 germinal : « Une lettre du département de la Drôme apprend que l’on y meurt de faim, que le pain s’y vend 3 francs la livre. »
  35. Archives nationales, AF, II, 70 (Délibération du Conseil général de Franciade, 9 thermidor an III).
  36. Archives nationales, AF, II, 70 (Lettre du procureur-syndic du district de Saint-Germain, 10 thermidor). — Delécluze, Souvenirs de soixante années, 10. (La famille Delécluze habite Meudon en 1794 et pendant une grande partie de 1795.) — M. Delécluze père et son fils vont à Meaux, et obtiennent d’un fermier un sac de bonne farine pesant 325 livres, moyennant 10 louis d’or ; ils le rapportent en cachette avec des précautions infinies : « Le père et le fils, après avoir fait recouvrir de foin et d’herbes la charrette au fond de laquelle était caché le précieux sac, suivirent à pied, toujours à quelque distance, l’équipage conduit par un paysan. » Mme Delécluze pétrit elle-même la farine et cuit le pain.
  37. Archives nationales, AF, II, 74. — Voici quelques spécimens de ces dépenses municipales (Délibération de la commune d’Amiens, 8 thermidor an III) : « La commune a reçu du gouvernement 1 200 000 francs. Souscription fraternelle, 400 000 francs. Emprunt forcé, 2 400 000 francs. Produit de divers grains accordés par le gouvernement, mais qui n’ont pas été payés, 400 000 francs. » — (Lettre d’une municipalité de Lille, 7 fructidor). « Le déficit, qui, à l’époque de notre entrée dans l’administration, par suite de la différence entre le prix des grains achetés et le prix du pain délivré aux nécessiteux, était de 2 270 023 francs, s’est tellement accru que, pour le mois de thermidor, il a été de 8 312 956 francs. » Par suite, les villes se ruinent et s’endettent à un point incroyable. — Archives nationales, AF, II, 72 (Lettre de la municipalité de Tours, 19 vendémiaire an IV). Tours n’a plus assez d’argent pour acheter l’huile nécessaire à ses réverbères, et n’est plus éclairé la nuit. Arrêté pour que l’agent des subsistances à Paris remette à ses commissaires 20 quintaux d’huile, qui, sur 340 réverbères, pourront en entretenir 100 jusqu’au 1er  germinal. — De même à Toulouse (Rapport de Destrem, Moniteur, 24 juin 1798). — Le 26 novembre 1794, Bordeaux n’est pas en état de payer 72 francs pour trente barriques d’eau employées à laver la guillotine (Granier de Cassagnac, I, 13, extrait des Archives de Bordeaux). — Bordeaux est autorisé à vendre 1000 tonneaux de vin requis autrefois pour la République ; la ville les payera au taux auquel la République les a jadis achetés et les vendra le plus cher possible, par la voie du commerce libre ; avec le bénéfice de l’opération, elle achètera des grains pour la subsistance de ses habitants. (Archives nationales, AF, II, 72, arrêté du 4 vendémiaire an IV.) — Pour les secours en assignats accordés aux villes et aux départements, voir les mêmes cartons : 400 000 francs à Poitiers, le 18 pluviôse ; 4 millions à Lyon, le 17 pluviôse ; 3 millions par mois à Nantes, à partir du 14 thermidor ; 10 millions au département de l’Hérault, en frimaire et pluviôse, etc.
  38. Archives nationales, D, § 1, carton 2 (Délibération de la commune de Troyes, 15 ventôse an III). — Un séjour en France (Amiens, 9 mai 1795). « Comme nous nous étions procuré quelques écus de 6 livres, nous avons pu nous procurer une petite provision de blé… M. D. et les domestiques mangent du pain fait avec les trois quarts de son et un quart de farine… Quand nous cuisons, les portes sont soigneusement fermées, la sonnette sonne en vain, aucun visiteur n’est admis jusqu’à ce que les moindres traces de l’opération soient effacées… Ce qu’on distribue maintenant est une mixture de blé germé, de pois, de seigle, etc., qui ressemble à peine à du pain. » — Ib. (12 avril) : « La distribution de pain n’était (alors) que d’un quart de livre par jour. Quantité de gens qui, à d’autres égards, étaient à leur aise, ne recevaient rien du tout. »
  39. Archives nationales, D, § 1, carton 2. Lettres de la municipalité de Troyes, 15 ventôse an III, et 6 germinal ; lettre des trois députés envoyés par la municipalité à Paris, pluviôse an III. (La date du jour est omise.)
  40. Un séjour en France (Amiens, 30 janvier 1795). — Archives nationales, AF, II, 74 (Délibération de la commune d’Amiens, 8 thermidor et 7 fructidor an III).
  41. Souvenirs et journal d’un bourgeois d’Évreux, 97. (Les femmes arrêtent les charrettes de blé, les gardent pendant une nuit, blessent le représentant Bernier à coups de pierres, et obtiennent chacune 8 livres de blé.)
  42. Archives nationales, AF, II, 73 (Lettre de la municipalité de Dieppe, 23 prairial). — AF, II, 74 (Lettre de la municipalité de Vervins, 7 messidor : Lettre de la municipalité de Lille, 7 fructidor).
  43. Correspondance de Mallet du Pan avec la cour de Vienne, I, 90. — Ib., 131. Un mois après, le quintal de farine à Lyon vaut 200 francs, et une livre de pain, quarante-cinq sous.
  44. Archives nationales, AF, II, 73 (Lettre des députés extraordinaires des trois corps administratifs de Chartres, 15 thermidor : « Au nom de cette commune prête à mourir de faim »). — « Les habitants de Chartres n’ont pas même eu la faculté de se faire livrer leurs fermages en grains : tout a été versé dans les magasins du gouvernement. »
  45. Ib. Pétitions de la commune de la Rochelle, 25 fructidor ; de la commune de Paimbœuf, 9 fructidor ; de la municipalité de Nantes, 14 thermidor ; de la municipalité de Rouen, 9 fructidor. — Ib., AF, II, 72 (Lettre de la commune de Bayonne, 1er  fructidor). — « Pénurie de subsistances depuis plus de deux ans. La municipalité est, depuis six mois, dans la cruelle nécessité de réduire ses administrés à une demi-livre de pain de maïs par jour,… au prix de vingt-cinq sous la livre, quoique la livre lui coûte plus de 5 francs… » Depuis la suppression du maximum, elle perd par là environ 25 000 francs par jour.
  46. Archives nationales, AF, II, 72 (Lettres du représentant Porcher, Caen, 24 prairial, 3 et 26 messidor. — Lettre de la municipalité de Caen, 3 messidor).
  47. Archives nationales, AF, II, 71 (Lettre de la municipalité d’Auxerre, 19 messidor) : « Jusqu’ici nous avons vécu d’industrie et comme par miracle ; il a fallu des efforts incroyables, des dépenses énormes et des opérations vraiment surnaturelles pour y arriver. Mais, d’ici à la fin de thermidor, reste un mois : comment vivre ? Nos concitoyens, dont la majeure partie est cultivateur et artisan, sont rationnés à demie livre par jour par individu, et nous n’avons que la ration de dix à douze jours au plus. »
  48. Meissner, Voyage à Paris, 339 : « Il n’y avait pas, dans l’auberge où nous étions, un seul morceau de pain ; je courus moi-même cinq ou six boutiques de boulangers et de pâtissiers que je trouvai parfaitement dégarnies. » Dans la dernière seulement, il trouve une douzaine de vieux petits biscuits de Savoie qu’il paye 15 francs. — Sur les procédés militaires du gouvernement à propos des subsistances, voir les arrêtés du Comité de Salut public, la plupart de la main de Lindet, AF, II, 68 à 74.
  49. Schmidt, Tableaux de Paris, tomes II et III, passim.
  50. Archives nationales, AF, II, 68 (Arrêtés du 20 ventôse an III, du 19 germinal, du 20 germinal, du 8 messidor, etc.).
  51. Ib. Arrêtés du 5 et du 22 nivôse an III.
  52. Archives nationales, AF, II, 68. Arrêtés du 19 pluviôse, du 5 ventôse, du 4 floréal, du 24 floréal an III. (Par exception, les six brasseries qui travaillent pour la République dans l’arrondissement de Dunkerque resteront en activité.) — Mêmes procédés pour les autres objets de nécessité : recensement des noix, navettes et autres grains ou fruits huileux, les huiles provenant des pieds de bœuf et de mouton, réquisition de toutes les matières propres à fabriquer de l’huile, ordre de faire marcher les moulins à huile : « Les corps administratifs tiendront la main à ce que les bouchers dégraissent leur viande avant de la mettre en vente, à ce qu’ils ne convertissent pas eux-mêmes ces suifs en chandelle, à ce qu’il ne soit pas vendu de suif aux fabricants de savon », etc. (Arrêté du 28 vendémiaire an III.) — « La septième commission exécutive fera rassembler huit cents paires de bœufs pour être distribués aux marchands de bois, afin de transporter les bois et charbons du lieu d’abatage et fabrication jusqu’aux ports. On leur distribuera huit cents paires de roues et des harnais en proportion. Les charretiers seront payés et surveillés comme ceux des convois militaires et complétés par réquisition. Pour nourrir ces bœufs, les administrateurs du district prendront par préemption les prés et pâturages nécessaires », etc. (arrêté du 10 pluviôse an III.)
  53. Moniteur, XXIV, 397. — Schmidt, Tableaux de Paris (Rapports du 16 frimaire an IV) : « Les citoyens des départements se demandent avec étonnement par quels motifs Paris leur coûte 546 millions par mois pour le pain seulement, tandis qu’ils jeûnent. Cet isolement de Paris, à qui tous les bienfaits de la Révolution sont exclusivement réservés, fait le plus mauvais effet sur l’esprit public. » — Meissner, 345.
  54. Mercier, Paris pendant la Révolution, I, 355-357. — Schmidt, Pariser Zustände, I, 224. (La Seine gèle le 31 décembre, et le 23 janvier il y a 16 degrés de froid.) — Schmidt, Tableaux de Paris (Rapports de police des 2, 3 et 4 pluviôse).
  55. Schmidt, Pariser Zustände, I, 228 et suivantes. (Réduction de la distribution de pain à une livre et demie par personne, 25 février ; à une livre et demie pour les travailleurs, et à une livre pour les autres, 17 mars. — Réduction finale à un quart de livre, 31 mars.) — Ib., 251, pour les quotités ultérieures. — Dufort de Cheverny (Mémoires manuscrits, avril 1795). M. de Cheverny vient loger au vieux Louvre chez son ami Sedaine : « Je les avais secourus en victuailles le plus qu’il m’avait été possible ; ils m’avouèrent que, sans cela, malgré leur aisance, ils seraient morts de faim. »
  56. Schmidt, Tableaux de Paris (Rapports du 15 germinal, du 29 germinal, du 28 messidor an III, du 23 brumaire et du 14 frimaire an IV). — Ib. (15 germinal an III), le beurre 8 francs la livre, les œufs 7 francs le quarteron. — Ib. (9 messidor), le pain à 16 francs la livre ; (28 messidor), le beurre à 14 francs la livre ; (29 brumaire an IV), le sac de farine de 325 livres à 14 000 francs.
  57. Schmidt, ib. (Rapports du 12 germinal an III) : « Les traiteurs et les pâtissiers sont mieux fournis que jamais. » — Mémoires (manuscrits) de M. Dufort de Cheverny : « Ma belle-sœur, avec 40 000 livres de rente sur le Grand-Livre, était réduite à cultiver son jardin, avec ses deux femmes de chambre. M. de Richebourg, ci-devant intendant général des postes, vendait pour vivre tantôt une pendule, tantôt une commode, « Mes amis, nous dit-il, pour vous recevoir aujourd’hui, j’ai mis une pendule dans mon pot. » — Schmidt (Rapports du 17 frimaire an IV) : « Un habitué de la Bourse vend un louis 5000 francs, il dîne pour 1000 livres, et dit hautement : « J’ai dîné pour quatre livres dix sous ; en vérité, c’est délicieux ces assignats ! Je n’aurais pas si bien dîné autrefois pour 12 francs. »
  58. Schmidt (Rapports du 9 frimaire an IV) : « Les rapports nous entretiennent de la peinture affligeante du rentier, ayant vendu ses hardes, vendant ses meubles, et étant, pour ainsi dire, à sa dernière pièce, bientôt ne pouvant plus rien se procurer, réduit à la fatale extrémité de s’ôter la vie. » — Ib., 2 frimaire : « Le rentier est ruiné et ne peut atteindre le prix des subsistances ; les employés sont dans la même position. » — Naturellement, la condition des employés et rentiers empire avec la dépréciation des assignats ; voici le compte d’un ménage à la fin de 1795 (Beaumarchais et son temps, par M. de Loménie, II, 488. Lettre de Julie de Beaumarchais, décembre 1795) : « Lorsque tu m’as donné ces 4000 francs (en assignats), bonne amie, le cœur m’a battu. J’ai cru que tu devenais folle de me donner une telle fortune ; je les ai vite fait couler dans ma poche, et je t’ai parlé d’autre chose, pour distraire ton idée. — Revenue chez moi, et vite, vite, du bois, des provisions, avant que tout augmente encore ! Voilà Dupont (la vieille servante) qui court, qui s’évertue ; voilà les écailles qui me tombent des yeux, quand je vois, sans la nourriture du mois, ce résultat de 4275 francs :
    Une voie de bois. 1460 fr.
    Neuf livres de chandelles de 8, à 100 fr. la livre. 900
    Sucre, 4 livres à 100 fr. la livre. 400
    Trois litrons de grains à 40 fr. 120
    Sept livres d’huile à 100 fr. 700
    Douze mèches à 5 fr. 60
    Un boisseau et demi de pommes de terre à 200 fr. le boisseau. 300
    Blanchissage du mois. 215
    Une livre de poudre à poudrer. 70
    Deux onces de pommade (à trois sous autrefois), aujourd’hui à 25 francs. 50

    4275 fr.
    Reste la nourriture du mois, le beurre et les œufs « à 100 fr. comme tu sais, la viande à 25 ou 30 fr. « et tout en proportion. 567
    Le pain a manqué deux jours ; nous n’en recevons plus que, de deux jours, l’un : surcroît de dépenses ; je n’en ai acheté, depuis deux jours, que 4 livres à 45 fr. 180

    5022 fr.

    « Quand je pense à cette dépense royale, comme tu dis, qui me fait employer 18 à 20 000 francs sans vivre et sans douceur aucune, j’envoie au diable le régime ; il est vrai que ces 20 000 francs représentent six à sept louis, et que mes 4000 francs (de pension) m’en donnaient cent soixante, ce qui est bien différent… Dix mille francs que j’ai éparpillés depuis quinze jours me font un tel effroi et une telle pitié que je ne sais plus du tout compter mon revenu de cette manière ; trois jours de différence ont fait monter le bois de 4200 à 6500 francs, tous les faux frais en proportion, de sorte, comme je te l’ai mandé, que la voie de bois, montée et rangée, me revient à 7100 francs. Toutes les semaines à présent, il faut compter de 7 à 800 francs pour un pot-au-feu et autres viandes de ragoût, sans le beurre, les œufs, et mille autres détails ; le blanchissage aussi augmente à tel point tous les jours que 8000 livres par mois ne peuvent me suffire. » On voit, par la correspondance de Mme  de Beaumarchais, que l’un de ses amis voyage aux environs de Paris pour lui procurer un peu de pain, « qui est plus rare que le diamant ». — « On dit ici » (écrit-il de Soizé, le 5 juin 1795) « qu’à Briare on peut avoir de la farine : si cela était, je ferais marché avec un homme sûr de ce pays, qui la conduirait jusque chez vous, par le coche d’eau venant de Briare à Paris… En attendant, je ne désespère pas de pouvoir accrocher quelque petit pain. » — Lettre d’un ami de Beaumarchais : « Cette lettre te coûte au moins 100 francs, y compris le papier, la plume, l’encre, l’huile de la lampe ; enfin, par économie, je suis venu te l’écrire chez toi. »

  59. Cf. Schmidt, Tableaux de Paris, tomes II et III (Rapports de police aux dates indiquées).
  60. Dauban, Paris en 1794, 562, 568, 572.
  61. Mallet du Pan, Correspondance avec la cour de Vienne, I, 254 (18 juillet 1795).
  62. Schmidt, Tableaux de Paris (Rapports du 3 fructidor an III).
  63. Ib., tomes II et III (Rapports de police aux dates indiquées). — Hua, Mémoires d’un avocat au Parlement de Paris (réfugié à la campagne près de Coucy, Aisne) : « Il y eut, en cette année 1795, une disette affreuse. L’intempérie du ciel n’en était pas la seule cause ; il y en avait une autre dans l’impéritie et l’imprévoyance de ceux qui étaient chargés, pour la République, de l’emmagasinement des blés. Les greniers d’abondance, qu’on avait formés en mille endroits, devinrent, en peu de temps, des approvisionnements de disette. Les blés rentrés mouillés, entassés, privés d’air et de soins, furent promptement germés et pourris. Le pain de l’homme ne put pas même faire la pâture des animaux. La rareté de la denrée la fit monter à des prix excessifs, et, ce qui la renchérit encore, ce fut l’inexorable avidité des fermiers. Ils ne voulaient vendre que pour de l’or, et l’on n’avait que des assignats. Ils arrachaient les argenteries, les croix des femmes, les bijoux qu’on leur livrait pour ne pas mourir de faim » (203). — Ib., 204. (Odyssée de Hua pour aller chercher et rapporter un sac de farine) : « Il était temps, notre provision fut la dernière qui fut respectée. Dès le lendemain, le pillage était établi. Nous eûmes de quoi vivre jusqu’à la moisson ; encore il fallut scier quelques parties de seigle qui paraissaient les plus mûres ; on les séchait sur des draps étendus dans le jardin. »
  64. Meissner, Voyage à Paris, 132. — Ib., 104 : « Ce pain est fait avec de la farine noire, grossière, très pâteuse, parce qu’on y mêle des pommes de terre, des fèves, du maïs, du millet ; de plus, il n’est pas assez cuit. » — Granier de Cassagnac, Histoire du Directoire, I, 51 (Lettre de M. Audot à l’auteur) : « Il y avait sans doute des jours à trois quarts de livre, mais il y en a eu à deux quarts, un quart, et beaucoup à deux onces. Ces deux onces, j’allais, enfant de douze ans, les attendre dès quatre heures du matin, à la queue, rue de l’Ancienne-Comédie. Il y avait un quart de son dans ce pain qui était très tendre, très mou,… et contenait un quart d’eau surabondante. Je rapportais, pour quatre personnes que nous étions, huit onces de pain, pour la journée. » — De même, en province. (Archives nationales, AF, II, 72, Lettre du conseil général de Grenoble, 13 vendémiaire an IV.) Détresse de tous ceux qui ne sont pas propriétaires d’immeubles ruraux ; la ville n’a pas de pain à leur donner. « La misère est à son comble ; le désespoir est peint sur toutes les figures. »
  65. Dauban, 586,
  66. Schmidt, Tableaux de Paris (Rapports du 24 brumaire et du 13 frimaire an IV).
  67. La misère se prolonge beaucoup au delà de cette époque à Paris et en province. — Cf. Schmidt, Tableaux de Paris, tome III. — Félix Rocquain, l’État de la France au 18 Brumaire, 156 (Rapport de Fourcroy, 5 nivôse an IX). Les convois de blés ne peuvent arriver à Brest, parce que les Anglais bloquent la mer et que les routes de terre sont impraticables. « On assure qu’on est depuis longtemps, à Brest, à la demi-ration et peut-être au quart de ration. »
  68. Il est très difficile d’arriver à des chiffres, même approximatifs ; néanmoins les indices suivants peuvent préciser les idées :

    1° Partout où j’ai pu comparer la mortalité de la Révolution avec celle de l’Ancien Régime, j’ai trouvé la première supérieure à la seconde, même dans les portions de la France qui n’ont point subi la guerre civile, et cet accroissement de la mortalité est très grand, souvent énorme pour les années II, III et IV. — À Troyes, sur 25 282 habitants (année 1790), pendant les cinq années 1786, 1787, 1788, 1789 et 1792 (1790 et 1791 manquent), la moyenne de la mortalité annuelle est de 991 décès, ou 39 décès sur 1000 habitants ; pendant les années II, III, IV, cette moyenne est de 1166, ou 46 sur 1000 habitants ; l’accroissement est donc de 7 décès par an, près d’un cinquième. (Documents communiqués par M. Albert Babeau.) — À Reims, la moyenne de la mortalité annuelle de 1780 à 1789 est de 1350, ce qui, pour les 32 597 habitants (année 1790), donne 41 décès par an sur 1000 habitants. En l’an II, sur 30 703 habitants, on compte 1856 décès, et, en l’an III, 1836 décès, ce qui donne pour chacune de ces deux années 64 décès sur 1000 habitants : accroissement, 23 décès par an, c’est-à-dire plus de moitié en sus. (Chiffres communiqués par M. Jadart, archiviste à Reims.) — À Limoges, la moyenne de la mortalité annuelle était, avant 1789, de 825 décès pour 20 000 habitants, ou de 41 décès par 1000 habitants. Du 12 janvier 1792 au 22 septembre 1794, il y a 3449 décès, c’est-à-dire une moyenne annuelle de 63 décès par 1000 habitants ; l’accroissement est de 22 décès par an, c’est-à-dire de plus de moitié en sus ; et la mortalité porte principalement sur les pauvres, car, sur 2073 personnes qui meurent du 17 janvier 1793 au 22 septembre 1794, plus de la moitié, 1100, meurent à l’hôpital. (Louis Guibert, Anciens registres des paroisses de Limoges, 40, 45, 47.) — À Poitiers, en l’an IX, la population est de 18 223 habitants, et la moyenne de la mortalité pendant les dix dernières années a été de 724 décès par an. Mais, en l’an II, il y a eu 2094 décès, et, en l’an III, 2032, en grande partie dans les hôpitaux ; ainsi, même comparées à la moyenne de la mortalité pendant les dix années de la Révolution, la mortalité de l’an II et celle de l’an III sont presque triples. Même remarque pour Loudun, où, la moyenne des décès étant de 151, le chiffre des décès de l’an II s’élève à 425. Au lieu du triple, c’est le double pour Châtellerault. (Statistique de la Vienne, par Cochon, préfet, an IX.) — À Niort, qui comptait 11 000 âmes, la mortalité annuelle, pendant les dix années qui ont précédé 1793, était de 423 décès, ou 38 décès par 1000 habitants. En l’an II, il y a 1872 décès, ou 170 décès par 1000 habitants : le nombre des décès est plus que quadruplé ; en l’an III, il y a 1122 décès, ou 102 par 1000 habitants : le nombre des décès est presque triplé. (Statistique des Deux-Sèvres, par Dupin, préfet, 2e Mémoire, an IX.) — À Strasbourg (Recueil des pièces authentiques, etc., tome I, 32, déclaration de la municipalité), « il est mort pendant l’année dernière (an II) deux fois autant d’individus que dans toutes celles qui l’ont précédée ». — D’après ces chiffres et les détails qu’on a lus, on peut estimer que, pendant les années II, III, et pendant le premier semestre de l’an IV, la mortalité annuelle s’est accrue de moitié en sus. Or, avant 1789, selon Moheau et Necker (Peuchet, Statistique élémentaire de la France, 1805, 239), la mortalité annuelle en France était de 1 individu sur 30, ce qui donne, pour 26 millions d’habitants, 866 666 décès. Un accroissement de moitié en sus, pendant deux ans et demi, donne par conséquent 1 080 000 décès supplémentaires.

    2° Pendant toute la période du Directoire, la misère a continué, et le chiffre de la mortalité est resté très haut, notamment pour les enfants, infirmes, malades, vieillards, parce que la Convention avait confisqué les biens des hôpitaux et que l’assistance publique était presque nulle. Par exemple, à Lyon, « l’hospice, ayant été privé de secours pendant les années II, III, IV, et pendant une partie de l’an V, ne put nourrir, ni faire allaiter les enfants qu’il recueillit à cette époque, et dont il périt un nombre effrayant ». (Statistique du Rhône par Verninac, préfet, an X.) — Au temps de Necker, on comptait en France environ huit cents hospices, hôpitaux, établissements de bienfaisance, avec 100 000 ou 110 000 occupants. (Peuchet, ib., 256.) Faute de soins et d’aliments, ces occupants meurent par myriades, surtout les enfants abandonnés, dont le nombre s’est prodigieusement accru : en 1790, leur chiffre n’excédait pas 23 000 ; en l’an X, il dépasse 63 000 (Peuchet, 260) : « C’est un vrai déluge », disent les rapports ; dans l’Aisne, au lieu de 400, il y en a 1097 ; on en compte 1500 dans le Lot-et-Garonne (Statistiques des préfets de l’Aisne, du Gers, de Lot-et-Garonne), et ils ne naissent que pour mourir : dans l’Eure, au bout de quelques mois, c’est 6 sur 7 ; à Lyon, c’est 792 sur 820 (Statistiques des préfets de l’Eure et du Rhône). À Marseille, c’est 600 sur 618 ; à Toulon, 101 sur 104 ; en moyenne, c’est 19 sur 20. (Rocquain, État de la France au 18 Brumaire, 33, rapport de Français de Nantes.) À Troyes, sur 164 déposés en l’an IV, il en meurt 134 ; sur 147 déposés en l’an VII, il en meurt 136. (Albert Babeau, II, 452.) À Paris, en l’an IV, sur 3122 enfants déposés, 2907 périssent. (Moniteur, an V, n° 231.) — Les malades périssent de même. À Toulon, il n’y a que sept livres de viande par jour pour 80 malades : « J’ai vu, dit Français de Nantes, dans l’hospice civil, une femme à qui l’on venait de faire l’opération de la taille et à qui l’on donnait, pour tout restaurant, une douzaine de fèves dans une assiette de bois. » (Rocquain, ib., 3, et passim, notamment pour Bordeaux, Caen, Alençon, Saint-Lô, etc.) — Quant aux mendiants, ils sont innombrables ; en l’an IX, on estime qu’il y en a trois ou quatre mille par département, environ 300 000 en France : « Dans les quatre départements de la Bretagne, on peut dire avec vérité qu’un tiers de la population vit aux dépens des deux autres, soit en les volant, soit par des aumônes forcées. » (Rocquain, Rapport de Barbé-Marbois, 93.)

    3° En l’an IX, le gouvernement demanda aux Conseils généraux si la population avait augmenté ou diminué depuis 1789. (Analyse des procès-verbaux des Conseils généraux de l’an IX, in-4o.) Sur 58 qui répondent, 37 disent que chez eux la population a diminué, 12 qu’elle s’est accrue, 9 qu’elle est restée stationnaire ; sur ces 21 derniers, 13 attribuent le maintien ou l’accroissement de la population, du moins en très grande partie, à la multiplication des mariages précoces contractés pour éviter la conscription, et au grand nombre des enfants naturels. — Par conséquent, ce qui a soutenu le chiffre de la population, ce n’est pas la conservation des vies, mais la substitution de vies nouvelles aux vies détruites. — Néanmoins, Bordeaux a perdu un dixième de sa population, Reims un huitième, Pau un septième, Chambéry un quart, Rennes un tiers ; dans les départements qui ont subi la guerre civile, Argenton-Château à perdu les deux tiers de sa population, Bressuire est tombé de 3000 à 630 habitants, Lyon, après le siège, a baissé de 130 000 à 80 000 habitants. (Analyse des procès-verbaux des Conseils généraux, et Statistiques des préfets.)

  69. La Révellière de Lépeaux, Mémoires, I, 248. (Il est du Comité et témoin oculaire.)