Les Origines de la France contemporaine/Volume 10/Livre IV/Chapitre 2


Librairie Hachette et Cie (Vol. 10. Le régime moderne, tome 2e.p. 256-304).
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CHAPITRE II

I. La société locale depuis 1830. — Introduction d’un moteur interne. — Il reste subordonné au moteur externe. — Sous un régime de suffrage universel, cette subordination est un bienfait. — II. Le suffrage universel, appliqué au gouvernement de la société locale. — Deux cotes pour les frais de la société locale. — En équité, le chiffre fixe de la première et le chiffre moyen de la seconde devraient être égaux. — En pratique, le chiffre de la première est maintenu très bas. — Comment le nouveau régime financier pourvoit aux dépenses locales. — Les centimes additionnels. — Comment, à la campagne et à la ville, le petit contribuable est dégrevé. — Sa quote-part dans la dépense locale est réduite au minimum. — Sa quote-part dans la jouissance locale reste intacte et pleine. — Par suite, le contribuable gros ou moyen, outre sa charge, porte en surcharge tout le fardeau dont le petit contribuable est allégé. — La surcharge croît avec le nombre des allégés. — Nombre des allégés. — La surcharge des gros et moyens contribuables est une aumône qu’ils font. — La décharge des petits contribuables est une aumône qu’ils reçoivent. — III. Compensation possible dans l’autre plateau de la balance. — Quelle doit être, d’après la justice distributive, la répartition des droits. — En toute société d’actionnaires. — Dans la société locale limitée à son objet naturel. — Dans la société locale chargée de fonctions supplémentaires. — Le statut local en Angleterre et en Prusse. — L’échange est équitable, quand les charges sont compensées par les droits. — IV. Comment le suffrage universel, égal et compté par têtes, s’est introduit dans la société locale. — Objet et procédé du législateur français. — Nulle distinction entre la commune rurale et la commune urbaine. — V. Effets de la loi sur la commune rurale. — Disproportion entre les lumières de ses représentants élus et l’œuvre dont ils sont chargés. — Le maire et le conseil municipal. — Manque du conseiller compétent. — Le secrétaire de la mairie. — Le chef ou sous-chef de bureau à la préfecture. — VI. Effets de la loi sur la commune urbaine. — Disproportion entre la capacité administrative de ses représentants élus et l’œuvre dont ils sont chargés. — Manque du gérant spécial et permanent. — Le conseil municipal et le maire. — Le conseil général et la commission intérimaire. — VII. Le préfet. — Son rôle prépondérant. — Ses concessions obligatoires. — Son principal objet. — Transaction entre l’autorité centrale et les jacobins de l’endroit. — Effet sur l’administration locale, sur le personnel administratif, et sur les finances locales. — VIII. État présent de la société locale. — Considérée comme un organisme, elle est mort-née. — Considérée comme un mécanisme, elle se détraque. — Deux conceptions successives et fausses du gouvernement local. — En théorie, elles s’excluent l’une l’autre. — En pratique, leur amalgame aboutit au régime actuel.

I

Cette phrase vivifiante et décisive, après trente ans de silence, les lèvres ni le cœur ne savent plus la prononcer : que la société locale soit une compagnie privée, les intéressés ne s’en soucient guère, et le législateur ne l’admet pas. — À la vérité, dans la machine de l’an VIII, il introduit un ressort nouveau. Après la révolution de 1830[1], les conseils municipaux et les conseils généraux, devenus électifs, sont nommés par le suffrage restreint ; après la révolution de 1848[2], ils sont nommés par le suffrage universel ; après la révolution de 1870[3], chaque conseil municipal élit son maire, et le conseil général, dont les attributions sont élargies, laisse à sa place, en ses absences, une commission intérimaire, permanente, pour se concerter et gouverner avec le préfet. Voilà bien, dans la société locale, un moteur surajouté, interne et qui opère d’en bas, tandis que le premier est externe et opère d’en haut ; désormais les deux doivent travailler ensemble et d’accord. — Mais, en fait, le second reste subordonné ; d’ailleurs il ne convient pas à la machine et la machine ne lui convient pas ; elle n’a pas été fabriquée pour lui, ni lui pour elle ; il n’y est qu’une superfétation, un intrus incommode et encombrant, presque toujours inutile et parfois nuisible. La poussée qu’il exerce est faible et de petit effet ; elle est enrayée par beaucoup de freins ; elle s’amortit dans l’engrenage compliqué des rouages multiples ; elle n’aboutit pas à l’acte ; elle ne peut guère qu’arrêter ou modérer d’autres poussées, celles du moteur externe, parfois à propos, parfois à contretemps ; le plus souvent, même aujourd’hui, son efficacité est nulle. Dans les trois quarts des affaires, les trois quarts des conseils municipaux ne siègent que pour donner des signatures ; leur délibération prétendue n’est qu’une formalité d’apparat ; l’impulsion et la direction continuent à venir du dehors et d’en haut. Sous la troisième République, comme sous la Restauration et sous le premier Empire, c’est toujours l’État central qui gouverne la société locale ; parmi des tiraillements et des frottements, à travers des conflits passagers, il y est et y demeure l’initiateur, le préparateur, le conducteur, le contrôleur, le comptable et l’exécuteur de toute entreprise, le pouvoir prépondérant au département comme à la commune, et avec les conséquences déplorables que l’on connaît. — Autre conséquence encore plus grave : aujourd’hui son ingérence est un bienfait ; car la prépondérance, s’il y renonçait, passerait à l’autre pouvoir, et celui-ci, depuis qu’il appartient à la majorité numérique, n’est plus qu’une force aveugle et brute ; livrée à elle-même et sans contrepoids, son ascendant serait désastreux : avec les inepties de 1789, on verrait reparaître les violences, l’anarchie, les usurpations et la détresse de 1790, 1791 et 1792[4]. — À tout le moins, la centralisation autoritaire offre cela de bon qu’elle nous préserve encore de l’autonomie démocratique. Dans l’état présent des institutions et des esprits, le premier régime, si mauvais qu’il soit, est notre dernier abri contre la malfaisance pire du second.

II

En effet, le suffrage universel, direct et compté par têtes, est, dans la société locale, une pièce disparate, un engin monstrueux, et celle-ci répugne à l’admettre. Constituée comme elle l’est, non par l’arbitraire humain, mais par des conditions physiques, son mécanisme est déterminé d’avance ; il exclut certains rouages et agencements. C’est au législateur à le transcrire dans la loi tel qu’il est écrit dans les choses, du moins à le traduire à peu près et sans contresens grossiers ; la nature elle-même lui présente des statuts tout faits. À lui de les bien lire : il y a lu déjà la répartition des charges ; il y peut lire maintenant la répartition des droits.

Ainsi qu’on l’a vu, la société locale rend deux services distincts, qui, pour être défrayés l’un et l’autre, comportent deux cotes distinctes, l’une personnelle et l’autre réelle : la première, dont le chiffre est le même pour chacun ; la seconde, dont le chiffre hausse pour chacun en proportion de sa dépense, de l’importance de ses affaires et de son revenu en immeubles. — En stricte équité, le chiffre de la première devrait être égal au chiffre moyen de la seconde : en effet, comme on l’a montré, les services que la première défraye sont aussi nombreux, divers et précieux, encore plus vitaux et non moins coûteux que ceux dont la seconde est le prix. Des deux intérêts qu’elles représentent, chacun, s’il était seul, serait obligé, pour obtenir les mêmes services, de faire à lui tout seul tout l’ouvrage ; aucun des deux ne toucherait davantage dans le dividende, et chacun des deux aurait à payer la dépense entière : ainsi chacun des deux gagne autant que l’autre à la solidarité physique qui les lie. C’est pourquoi, dans l’association légale qui les lie, ils entrent à titre égal, à la condition d’être déchargés ou chargés autant l’un que l’autre, à la condition que, si le second prend à son compte une moitié des frais, le premier prendra l’autre moitié des frais à son compte, à la condition que, si la seconde cote, sur chaque centaine de francs dépensés contre les fléaux et pour la voie publique, paye 50 francs, la première cote payera aussi 50 francs. — Mais, en pratique, cela n’est pas possible. Trois fois sur quatre, avec cette répartition, la première cote ne rentrerait pas : par prudence et par humanité, le législateur est tenu de ne pas trop grever les pauvres. Tout à l’heure, en instituant l’impôt général et le revenu de l’État, il les a ménagés ; maintenant, en instituant l’impôt local et le revenu du département ou de la commune, il les ménage encore davantage. — Dans le nouveau régime financier, des centimes, ajoutés à chaque franc d’impôt direct, forment la principale ressource du département et de la commune, et c’est par cette surcharge que chaque contribuable paye sa quote-part dans les dépenses locales. Or, sur la contribution personnelle, point de surcharge, point de centimes additionnels. De ce chef, le journalier sans propriété ni revenu, le manœuvre qui vit en garni, tout juste et au jour le jour, de son salaire quotidien, ne contribue pas aux dépenses de sa commune ni de son département. Sur les autres branches de l’impôt direct, les centimes additionnels ont beau pulluler, ils ne se greffent pas sur celle-ci et n’y viennent pas sucer la substance des pauvres[5]. — Mêmes ménagements à l’endroit des demi-pauvres, à l’endroit de l’artisan qui est dans ses meubles, mais qui loge au-dessus du second étage et dans une chambre unique, à l’endroit du paysan, dont la masure ou la chaumière n’a qu’une porte et une fenêtre[6]. Le chiffre de leur contribution pour les portes et fenêtres est très bas, abaissé de parti pris, maintenu au-dessous d’un franc par an, et le chiffre de leur contribution mobilière n’est guère plus fort. Sur un principal si mince, les centimes additionnels auront beau s’implanter et se multiplier, ils ne feront jamais qu’une somme minime. — Principal et centimes additionnels, on en fait remise aux indigents, non seulement aux indigents vérifiés, inscrits, secourus ou qui devraient l’être, c’est-à-dire à 2 470 000 personnes[7], mais encore à d’autres, par centaines de mille, que le conseil municipal juge incapables de payer. — Même quand les gens ont un petit bien foncier, on les dispense aussi de la contribution foncière et des centimes additionnels très nombreux qui la grossissent : c’est le cas, s’ils sont peu valides ou chargés de famille. Le fisc, pour ne pas faire d’eux des mendiants et des vagabonds, évite de les exproprier, de mettre en vente leur chaumière en pisé, leur jardinet alimentaire, leur carré de pommes de terre ou de choux ; il leur donne quittance gratis, ou du moins il s’abstient de les poursuivre[8]. De cette façon, quoique propriétaire, le paysan pauvre s’exempte encore ou est exempté de sa dette locale. À vrai dire, il n’en acquitte rien ou presque rien, sinon par ses prestations en argent ou en nature, c’est-à-dire par trois journées de travail sur les chemins vicinaux, lesquelles, s’il les fournit en nature, ne valent que 50 sous[9]. Ajoutez-y sa part, si petite et souvent nulle, dans les centimes additionnels de la contribution des portes et fenêtres, de la contribution mobilière et de la contribution foncière, en tout 4 ou 5 francs par an. Tel est le versement par lequel, dans les villages, le contribuable pauvre ou demi-pauvre se libère envers son département ou sa commune. — Dans les villes, grâce à l’octroi, il semble payer davantage. Mais d’abord, sur 36 000 communes, il n’y en a que 1525[10] où l’octroi soit établi, et, à l’origine, sous le Directoire et le Consulat, on ne l’a rétabli que pour les pauvres, à leur profit, au profit de l’assistance publique, pour défrayer les hospices et les hôpitaux ruinés par la confiscation révolutionnaire. C’était alors « un octroi de bienfaisance », de fait aussi bien que de nom, pareil à la surtaxe des places et billets de théâtre instituée en même temps et pour le même objet ; encore aujourd’hui il garde l’empreinte de son institution première. Jamais il ne grève la denrée indispensable au pauvre, le pain, ni les matériaux du pain, grains ou farines, ni le lait, les fruits, les légumes, la morue, et il ne grève que très légèrement la viande de boucherie. Même sur les boissons, où il est le plus lourd, il reste, comme tout impôt indirect, à peu près proportionnel et demi-facultatif. En effet, il n’est qu’une crue de l’impôt sur les boissons, une crue de tant de centimes additionnels par franc sur le montant d’un impôt indirect, aussi justifiable que cet impôt lui-même, aussi tolérable et par les mêmes motifs[11]. Car, plus le contribuable est sobre, moins il est atteint. À Paris, où la crue est excessive et ajoute sur chaque litre de vin 12 centimes pour la ville aux 6 centimes perçus par l’État, s’il ne boit par jour qu’un litre de vin, il verse, de ce chef, dans les caisses de la ville, 43 fr. 80 par an : mais, par compensation, il est déchargé de la contribution mobilière, des 11 3/4 pour 100 qu’elle ajoute au chiffre de chaque loyer, des 11 3/4 pour 100 qu’elle eût ajoutés au chiffre du sien ; partant, si son loyer est de 400 francs, de 47 francs par an. Ainsi, ce qu’il a versé d’une main, il le reprend de l’autre. Or, à Paris, tous les loyers au-dessous de 400 francs[12] sont déchargés ainsi de toute leur contribution mobilière ; tous les loyers de 400 à 1000 francs en sont déchargés plus ou moins, et, dans les autres villes à octroi, une décharge analogue rembourse aux petits contribuables une part plus ou moins grande de la somme qu’ils payent à l’octroi.

Ainsi, dans les villes comme à la campagne, ils sont épargnés, tantôt par allègement fiscal, tantôt par faveur administrative, tantôt par abandon forcé, tantôt par remboursement total ou partiel. Toujours, et très sagement, le législateur proportionne le fardeau à la force de leurs épaules ; il les soulage le plus qu’il peut, d’abord de l’impôt général, ensuite, et encore mieux, de l’impôt local. Par suite, dans la dépense locale, leur quote-part baisse au delà de toute proportion et se réduit au minimum. Cependant leur quote-part dans la jouissance locale demeure entière et pleine ; à ce prix intime, ils jouissent de toute la voie publique et bénéficient de toutes les précautions contre les fléaux physiques. Chacun d’eux en profite pour sa personne, autant que le millionnaire pour la sienne ; ainsi chacun d’eux, pour sa personne, touche autant que le millionnaire dans le dividende de sûreté, de salubrité et de commodité, dans le fruit des énormes travaux d’utilité et d’agrément qui assurent les communications, préservent la santé, facilitent la circulation, embellissent la résidence, et sans lesquels, à la ville comme à la campagne, la vie serait impossible ou intolérable. — Mais ces travaux si dispendieux, ces appareils et opérations de défense contre l’inondation, l’incendie, les épidémies et les contagions, ces 500 000 kilomètres de routes vicinales et départementales, ces digues, quais, ponts, promenades et jardins publics, ce pavage, drainage, balayage, éclairage, cette conduite et fourniture d’eau potable, tout cela est payé par quelqu’un, et, puisque ce n’est point par le petit contribuable, c’est par le contribuable gros ou moyen. Celui-ci porte donc, outre sa charge obligatoire, une surcharge gratuite, à savoir tout le poids dont l’autre est allégé.

Manifestement, plus il y aura d’allégés, plus cette surcharge sera lourde, et les allégés sont par millions. Deux millions et demi d’indigents avérés[13] sont déchargés de toute la contribution directe, et partant de tous les centimes qui viennent l’alourdir. Sur 8 millions de propriétaires fonciers[14], 3 millions, considérés comme insolvables, ne payent ni la contribution foncière, ni les centimes qui s’y accolent. Dans les villes à octroi, ce n’est pas la minorité, mais la majorité des habitants qui est dégrevée en la façon qu’on a dite : à Paris[15], sur 685 000 loyers, 625 000, en d’autres termes douze logements sur treize, sont exempts, en tout ou en partie, de la contribution mobilière, principal et centimes additionnels. Or, sur chaque franc de ce principal, il va 96 de ces centimes superposés au profit de la ville et du département ; c’est que le département et la ville dépensent beaucoup, et que, pour solder ces dépenses, il faut des recettes. D’avance, à tel chapitre des recettes, telle somme est inscrite : il s’agit maintenant de la toucher, et on la touchera n’importe sur qui ; peu importe que les payants soient en grand ou en petit nombre ; si, sur treize contribuables, il n’y en a qu’un payant, tant pis pour lui ; il payera pour lui et pour les douze autres. Tel est le cas à Paris, et voilà pourquoi les centimes additionnels y sont si nombreux[16] ; c’est qu’il y a moins de 60 000 loyers pour acquitter la taxe pleine, et que, par delà de leur propre dette, ils acquittent la dette des 625 000 autres loyers dont la taxe est réduite ou nulle. — Parfois, avant la Révolution, un couvent riche, un seigneur philanthrope payait de ses deniers la taille de ses pauvres voisins ; bon gré mal gré, 60 000 Parisiens, bien ou très bien logés, font le même cadeau, la même charité à 625 000 Parisiens mal ou médiocrement logés ; parmi ces 60 000 bienfaiteurs que le fisc oblige à la bienfaisance, 34 800, qui ont de 1000 à 3000 francs de loyer, font de ce chef une aumône assez grosse, et 14 800, qui ont un loyer de plus de 3000 francs, font de ce chef une aumône très grosse. Même spectacle dans les autres branches de la contribution directe, à la campagne comme à la ville : ce sont toujours les contribuables aisés ou riches qui, par leur surcharge, déchargent plus ou moins complètement les contribuables malaisés ou pauvres ; ce sont les gros et moyens propriétaires, les gros et moyens patentés, les occupants d’un logis qui a plus de cinq ouvertures[17] et dont la valeur locative dépasse 1000 francs, qui, dans la dépense locale, payent, outre leur dû, le dû des autres, et, par leurs centimes additionnels, défrayent presque seuls le département et la commune. — Il en est toujours ainsi dans une société locale, sauf le cas où elle est rentière, largement pourvue d’immeubles productifs, et capable de pourvoir à ses besoins sans taxer ses membres ; hors ce cas si rare, elle est forcée de surtaxer les uns pour dégrever les autres. En d’autres termes, comme toute entreprise, elle fabrique un produit et le met en vente ; mais, à l’inverse des autres entreprises, elle vend son produit, une quantité égale du même produit, à savoir une protection égale contre les mêmes fléaux, et la jouissance égale de la même voie publique, à des prix inégaux, très cher à quelques-uns, assez cher à plusieurs, à beaucoup au prix coûtant, avec rabais au grand nombre : pour les consommateurs de cette dernière classe, le rabais va croissant, comme le vide de leur bourse ; aux derniers de tous, très nombreux, la marchandise est livrée presque gratis, ou même pour rien.

Mais à cette inégalité des prix peut correspondre l’inégalité des droits, et il y aura compensation, restauration de l’équilibre, application de la justice distributive, si, dans le gouvernement de l’entreprise, les parts ne sont pas égales, si chaque membre voit grandir ou diminuer sa part d’influence avec le poids de ses charges, si le statut, échelonnant les degrés de l’autorité d’après l’échelonnement des cotes, attribue peu de voix à ceux qui payent moins que leur quote-part dans les frais et reçoivent une aumône, beaucoup de voix à ceux qui donnent une aumône et payent plus que leur quote-part dans les frais.

III

Telle est la règle en toute association d’intérêts, même dans ces compagnies d’actionnaires où la répartition des charges ne comporte, pour aucun actionnaire, aucune faveur ni défaveur. Notez que, dans ces sociétés, la coopération n’est point forcée, mais volontaire ; les associés n’y sont pas, comme dans la société locale, des conscrits enrôlés par la contrainte d’une solidarité physique, mais des souscripteurs engagés par la seule impulsion de leur préférence réfléchie, et chacun d’eux y reste, comme il y est entré, de son plein gré ; pour en sortir, il n’aurait qu’à vendre ses actions ; par cela seul qu’il les garde, il confirme sa souscription, et incessamment, par une acceptation quotidienne, il signe à nouveau le statut. Ainsi, voilà une association parfaitement libre ; elle est donc parfaitement équitable, et son statut doit servir de modèle aux autres. — Or ce statut distingue toujours entre les petits et les gros actionnaires ; toujours il attribue une plus grande part d’autorité et d’influence à ceux qui ont une plus grande part dans les risques et les frais ; en principe, il proportionne le nombre des voix qu’il confère à chaque membre au nombre des actions dont ce membre est propriétaire ou porteur. — À plus forte raison doit-on inscrire ce principe dans le statut d’une société qui, comme la société locale, diminue par ses dégrèvements la charge du petit contribuable, et augmente par ses surtaxes la charge du contribuable gros ou moyen ; quand la nomination des gérants y est livrée au suffrage universel compté par têtes, les gros et moyens contribuables y sont fraudés de leur dû et dépouillés de leur droit, dépouillés plus à fond et lésés plus à vif que ne le serait le porteur ou propriétaire de mille actions dans une entreprise d’omnibus ou d’éclairage, si, quand il vote dans l’assemblée générale des actionnaires, il n’avait pas plus de voix que le propriétaire ou porteur d’une seule action. — Qu’est-ce donc lorsque la société locale adjoint à son objet naturel et inévitable un objet facultatif et supplémentaire ; quand, par surcroît, elle entreprend de défrayer l’assistance publique et l’éducation primaire ; quand, pour ces frais additionnels, elle multiplie les centimes additionnels ; quand le gros ou moyen contribuable paye seul ou presque seul pour cette œuvre de bienfaisance dont il ne profite pas ; quand le petit contribuable ne paye rien ou presque rien pour cette œuvre de bienfaisance dont il profite seul ; quand, pour voter la dépense ainsi répartie, chaque contribuable, quel que soit le montant de sa contribution, a une voix, et n’a qu’une voix ? En ce cas, pouvoirs, bénéfices, allègements et dispenses, tous les avantages sont du même côté, du côté des pauvres et demi-pauvres, qui font la majorité, et qui, s’ils ne sont pas retenus d’en haut, abuseront de leur nombre pour accroître leurs avantages au préjudice croissant de la minorité aisée ou riche. Dès lors, dans la société locale, le contribuable moyen ou gros n’est plus un associé, mais un exploité ; si son choix était libre, il n’y entrerait pas ; il voudrait bien en sortir, s’établir ailleurs ; mais dans les autres, voisines ou lointaines, sa condition ne serait pas meilleure. Il reste donc dans la sienne, présent de corps et absent de cœur ; il n’assiste point aux assemblées délibérantes ; il n’a plus de zèle ; il retire à l’affaire ce surplus d’attention vigilante, de collaboration spontanée et empressée, qu’il eût apporté en don gratuit ; il laisse l’affaire aller sans lui, comme elle peut ; il y demeure ce qu’il y est, un corvéable, un taillable à volonté, bref un sujet passif et qui se résigne. — C’est pourquoi, dans les pays où la démocratie envahissante n’a pas encore aboli ou perverti la notion de l’équité, le statut local applique la règle fondamentale de l’échange équitable ; il pose en principe que celui paye commande, et en proportion de ce qu’il paye[18]. En Angleterre, il attribue aux plus imposés un surplus de voix, jusqu’à six voix pour un seul votant ; en Prusse, il divise la contribution locale en trois tiers, et, par suite, les contribuables en trois groupes, le premier, composé des gros contribuables, en petit nombre, qui payent le premier tiers, le second, composé des moyens contribuables, en nombre moyen, qui payent le second tiers, le troisième, composé des petits contribuables, en grand nombre, qui payent le troisième tiers[19]. À chacun de ces groupes il attribue le même nombre de suffrages dans l’élection commune ou le même nombre de représentants dans la représentation commune. Par cet équilibre approximatif des charges légales et des droits légaux, les deux plateaux de la balance reprennent à peu près leur niveau ; c’est ce niveau que réclame la justice distributive, et c’est ce niveau que l’État, interprète spécial, arbitre unique et ministre universel de la justice distributive, doit établir, lorsque dans la société locale, département ou commune, il impose, rectifie ou maintient le statut d’après lequel elle se défraye et se régit.

IV

Si l’État en France a fait justement le contraire, c’est au plus fort d’une révolution violente et brusque, sous la dictée de la faction maîtresse et du préjugé populaire, par logique et par contagion. Selon l’usage révolutionnaire et français, le législateur était tenu d’instituer l’uniformité et de faire des symétries ; ayant mis le suffrage universel dans la société politique, il a dû le mettre aussi dans la société locale. On lui avait commandé d’appliquer un principe abstrait, c’est-à-dire de légiférer d’après une notion sommaire, superficielle et verbale, qui, écourtée de parti pris et simplifiée à outrance, ne correspondait pas à son objet. Il a obéi, rien de plus ; il n’a pas entrepris au delà de sa consigne. Il ne s’est pas proposé de restituer la société locale à ses membres, de la ranimer, de faire d’elle un corps vivant, capable de mouvement spontané, coordonné, volontaire, et, à cet effet, muni des organes indispensables ; il n’a pas même pris la peine de se la figurer mentalement, telle qu’elle est effectivement, je veux dire complexe et diverse. À l’inverse de ses prédécesseurs avant 1789 en France, au rebours de tous les législateurs avant et après 1789 hors de France, contre tous les enseignements de l’expérience, contre l’évidence même des choses, il a refusé de constater qu’en France il y a au moins deux espèces d’hommes, ceux de la ville et ceux de la campagne, partant deux types de société locale, la commune urbaine et la commune rurale ; il n’a pas voulu tenir compte de cette différence capitale : il a statué pour le Français en général, pour le citoyen en soi, pour des hommes fictifs, si réduits que nulle part le statut qui leur convient ne peut convenir à des hommes réels et complets. D’un seul coup, les ciseaux législatifs ont, sur un seul patron, découpé, dans la même étoffe, trente-six mille exemplaires du même habit, le même habit indifféremment pour toute commune, quelle que fût sa taille, un habit trop étroit pour la cité et trop large pour le village, dans les deux cas disproportionné et d’avance hors de service, parce qu’il ne s’adaptait ni aux corps très grands ni aux corps très petits. Mais, une fois expédié de Paris, il a fallu l’endosser, vivre dedans ; on y a vécu tant bien que mal, comme on a pu, chacun dans le sien, faute d’un autre mieux ajusté : de là, pour chacun, des attitudes étranges, et, à la longue, des effets d’ensemble que ni les gouvernants ni les gouvernés n’avaient prévus.

V

Considérons ces effets tour à tour dans les petites communes et dans les grandes ; très visibles et distincts aux deux extrémités de l’échelle, ils se confondent l’un dans l’autre aux degrés moyens, parce qu’ils s’y combinent, mais en des proportions différentes, selon que la commune, placée plus ou moins haut dans l’échelle, se rapproche davantage du village ou de la cité. — Sur le territoire trop divisé depuis 1789 et, pour ainsi dire, émietté par la Constituante, les petites communes sont en nombre énorme ; parmi les 36 000, plus de 27 000 ont moins de 1000 habitants, et, parmi celles-ci, plus de 16 000 ont moins de 500 habitants[20]. Quiconque a voyagé en France et a vécu à la campagne voit à l’instant de quels hommes se composent des groupes si purement ruraux ; il n’a qu’à se rappeler les physionomies et les attitudes, pour savoir combien dans ces cerveaux incultes, engourdis par la routine du travail manuel et comprimés par les préoccupations du besoin physique, les ouvertures de l’esprit sont étroites et obstruées, combien, en matière de faits, l’information y est courte, combien, en matière d’idées, l’acquisition y est lente, quelle méfiance héréditaire sépare la masse illettrée de la classe lettrée, quelle muraille presque infranchissable la différence de l’éducation, des mœurs et des manières interpose en France entre l’habit et la blouse, pourquoi, s’il y a dans la commune quelques gens instruits et quelques propriétaires notables, le suffrage universel s’écarte d’eux, ou du moins ne vient pas les chercher pour les mettre au conseil municipal ou à la mairie. — Avant 1830, quand le préfet nommait les conseillers municipaux et le maire, ils y étaient toujours ; sous la monarchie de Juillet et le suffrage restreint, ils y étaient encore, du moins pour la plupart ; sous le second Empire, quel que fût le conseil municipal élu, le maire, que le préfet nommait à discrétion et même en dehors de ce conseil, avait chance d’être l’un des hommes les moins ignorants et les moins ineptes de la commune. Aujourd’hui, c’est par accident et rencontre que, dans quelques provinces et dans certaines communes, un noble ou un bourgeois peut devenir conseiller municipal et maire ; encore faut-il qu’il soit enfant du pays, établi depuis longtemps, résident et populaire. Partout ailleurs, la majorité numérique, étant souveraine, tend à prendre ses élus dans sa moyenne : au village, c’est la moyenne de l’intelligence rurale, et le plus souvent, au village, un conseil municipal, aussi borné que ses électeurs, nomme un maire aussi borné que lui. Voilà désormais les représentants et gérants de l’intérêt communal ; sauf quand ils sont atteints eux-mêmes et directement dans leur intérêt personnel et sensible, leur inertie n’a d’égale que leur incapacité[21].

À ces paralytiques et aveugles-nés on apporte, quatre fois par an, une liasse de papiers savants élaborés dans les bureaux de la préfecture, de grandes feuilles divisées de haut en bas par colonnes, divisées de gauche à droite en alinéas, couvertes de textes imprimés et de chiffres manuscrits : détail de la recette et détail de la dépense, centimes généraux, centimes spéciaux, centimes obligatoires, centimes facultatifs, centimes ordinaires, centimes extraordinaires, leur provenance et leur emploi ; budget préalable, budget définitif, budget rectificatif, avec l’indication des lois, règlements et décisions visés par chaque article ; bref, un tableau méthodique, le mieux spécifié et le plus instructif pour un légiste et pour un comptable, mais un simple grimoire pour des paysans dont la plupart savent tout au plus signer leur nom, et qu’on voit le dimanche, devant le cadre aux affiches, épeler péniblement le Journal officiel dont les phrases abstraites passent hors de leur portée, très haut par-dessus leur tête, comme un vol aérien et fugitif, comme un pêle-mêle bruissant de formes inconnues et vagues. Pour les guider dans la vie collective, bien plus difficile que la vie individuelle, il leur faudrait le guide qu’ils prennent dans les cas difficiles de la vie individuelle, un homme de loi et d’affaires, un conseiller compétent et qualifié, capable de comprendre les papiers de la préfecture, assis à côté d’eux pour leur expliquer leur budget, leurs droits, et les limites de leurs droits, les moyens financiers, les expédients légaux, les conséquences d’un acte, pour rédiger leurs délibérations, faire leurs comptes, tenir à jour leurs écritures, suivre leurs affaires au chef-lieu, à travers la série des formalités et la filière des bureaux : bref un homme de confiance choisi par eux et pourvu de la capacité technique. — En Savoie, avant l’annexion, ils en avaient un, notaire, avoué ou avocat, praticien du voisinage ou du chef-lieu, qui, ayant cinq ou six communes pour clientes, les visitait tour à tour, leur fournissait le secours de son savoir et de son intelligence, assistait à leurs délibérations, et, de plus, leur prêtait sa main pour écrire, comme le secrétaire actuel de la mairie, à peu près au même prix, avec le même chiffre total d’honoraires ou appointements[22]. — Présentement, il n’y a plus personne au conseil municipal pour avertir et renseigner les conseillers ; leur secrétaire, qui est le maître d’école, ne peut et ne doit être qu’un scribe. — D’une voix monotone, il leur lit la longue énigme financière que la comptabilité française, trop parfaite, propose à leurs divinations, et que nul, sauf un homme instruit, après plusieurs semaines d’étude, n’est capable de bien comprendre. Ils écoutent, ahuris ; quelques-uns, ajustant leurs bésicles, tâchent de découvrir, parmi tant d’articles, l’article essentiel, le chiffre des contributions qu’il leur faudra payer. Le chiffre est trop gros : les contributions sont excessives ; il est urgent de réduire le nombre des centimes additionnels, partant de dépenser moins. C’est pourquoi, s’il est quelque dépense à laquelle ils puissent se dérober par un refus, ils s’y dérobent et disent non, au moins provisoirement, jusqu’à ce qu’une nouvelle loi ou décret d’en haut les oblige à dire oui. Mais, dès à présent, presque toutes les dépenses marquées sur le papier sont obligatoires ; bon gré mal gré, il faut les acquitter, et, pour les acquitter, nulle ressource hors les centimes additionnels : si nombreux qu’ils soient, force est de les voter, de souscrire aux centimes inscrits. Ils signent donc, non de confiance, mais avec méfiance, avec résignation, par nécessité pure. — Abandonnés à leur ignorance native, les vingt-sept mille petits conseils municipaux de la campagne sont maintenant plus passifs, plus inertes et plus contraints que jamais ; privés des lumières que jadis le choix du préfet ou le suffrage restreint pouvait encore introduire dans leurs ténèbres, il ne leur reste qu’un tuteur ou conducteur effectif ; et ce dernier guide est le personnel des bureaux à la préfecture, en particulier tel chef ou sous-chef de service, ancien, permanent, et qui connaît bien ses dossiers. Ayant à mener environ quatre cents conseils municipaux, on devine ce qu’il peut faire d’eux : rien du tout, sinon les parquer comme un troupeau dans l’enclos des règlements imprimés, ou les pousser par tas, mécaniquement, selon sa consigne, lui-même aussi automate et routinier qu’eux.

VI

Regardons maintenant à l’autre extrémité de l’échelle, du côté des grosses communes urbaines ; il y en a 223 au-dessus de 10 000 habitants, parmi celles-ci, 90 au-dessus de 20 000 habitants, parmi ces dernières, 9 au-dessus de 100 000 habitants, et Paris qui en a 2 300 000[23]. Du premier coup d’œil jeté sur un spécimen moyen de ces fourmilières humaines, sur une ville de 40 000 à 50 000 âmes, on voit combien l’entreprise collective y est vaste et complexe, surtout de nos jours, combien de services principaux et accessoires la société communale doit coordonner et relier entre eux pour procurer à ses membres la jouissance de la voie publique et assurer leur défense contre les fléaux qui se propagent : entretien et amélioration de cette voie publique, alignements, percements, pavage et drainage, travaux et dépenses pour les égouts, pour la rivière et les quais, parfois pour un port de commerce ; négociations et entente avec le département, avec un syndicat de départements, avec l’État pour ce port, pour un canal, pour une digue, pour un asile d’aliénés ; traités avec les compagnies de petites voitures, d’omnibus et de tramways, avec les compagnies de téléphones et d’éclairage à domicile, éclairage des rues, captage, conduite et distribution de l’eau potable ; police municipale, surveillance et règlements pour l’usage de la voie commune, prescriptions et agents pour empêcher les hommes de se faire mal quand ils sont nombreux et ensemble, dans la rue, aux marchés, au théâtre, en tout lieu public, y compris les cafés et les auberges ; personnel et matériel contre l’incendie ; cordon sanitaire contre les contagions, précautions à longue échéance et mesures de salubrité contre les épidémies ; par surcroît et par abus, fondation, direction et entretien d’écoles primaires, de collèges, de cours publics, de bibliothèques, de théâtres, d’hôpitaux et autres institutions qui devraient être défrayés et régis par des sociétés différentes ; à tout le moins, subventions allouées à ces établissements, par suite intervention plus ou moins légitime et plus ou moins impérative dans leur régime interne : voilà de grandes entreprises qui font un ensemble, qui pèsent ensemble sur le budget présent, passé et futur de la commune, et qui, comme les branches distinctes de toute œuvre considérable, demandent, pour être bien conduites, que leur continuité et leur connexion soient toujours présentes dans l’esprit pensant et dirigeant qui les conduit[24]. Expérience faite dans les grandes sociétés industrielles ou financières, à la Banque de France, au Crédit Lyonnais et à la Société Générale, au Creusot, à Saint-Gobain, aux compagnies d’assurances, de messageries maritimes et de chemins de fer, on a vérifié qu’à cet effet le meilleur moyen est la présence ininterrompue d’un gérant ou directeur permanent, engagé ou agréé par le conseil d’administration à des conditions débattues, homme spécial, éprouvé, qui, sûr de sa place pour un temps très long, ayant une réputation à soutenir, donne à l’affaire toutes ses heures, toutes ses facultés, tout son zèle, et qui, possédant seul à tout instant la conception cohérente et détaillée de l’entreprise totale, peut seul y introduire l’initiative judicieuse, les économies bien entendues et les perfectionnements pratiques. Tel est aussi le régime municipal dans les villes de la Prusse Rhénane ; là, par exemple à Bonn[25], le conseil municipal élu par les habitants « se met en quête » d’un spécialiste éminent qui a fait ses preuves. Notez qu’on le prend ou on le trouve, hors de la ville, dans une province éloignée ; on traite avec lui, comme on traite avec un musicien de renom pour diriger une série de concerts. Sous le titre de bourgmestre, avec un traitement annuel de 10 000 francs et une pension de retraite, il devient, pour douze ans, le directeur de tous les services municipaux, le chef d’orchestre, seul chargé de l’exécution, seul muni du bâton magistral auquel obéissent les divers instruments, les uns fonctionnaires salariés, les autres amateurs bénévoles[26], tous d’accord entre eux et par lui, sans autre souci que le désir de bien faire leur partie, parce qu’ils le savent attentif, compétent, supérieur, toujours préoccupé de l’ensemble, responsable, et, par intérêt, par point d’honneur, attaché tout entier à son œuvre, qui est aussi leur œuvre, je veux dire à la réussite complète du concert.

À ce type excellent de l’institution municipale dans une grande commune urbaine, rien ne correspond dans une ville française ; là aussi, et plus encore qu’au village, le suffrage universel a eu pour effet la déchéance des vrais notables, et déterminé l’abdication ou l’exclusion des hommes qui, par leur éducation, leur part très grande dans les contributions, leur influence encore plus grande sur la production, le travail et les affaires, sont des autorités sociales et devraient être des autorités légales ; en tout pays où les conditions sont inégales, la prépondérance de la majorité numérique aboutit forcément à l’abstention presque générale ou à la défaite presque certaine des candidats qui sont les plus dignes d’être élus. — Mais ici les élus, étant des citadins, non des campagnards, ne sont pas de la même espèce qu’au village. Ils lisent le journal tous les jours et sont persuadés qu’ils entendent, non seulement les affaires locales, mais encore les affaires nationales et générales, c’est-à-dire les plus hautes formules de l’économie politique, de l’histoire philosophique et du droit public, à peu près comme un maître d’école qui, parce qu’il sait les quatre règles, se croirait maître et profès dans le calcul différentiel et dans la théorie des fonctions. Du moins ils en raisonnent tout haut avec assurance, selon la tradition jacobine, eux-mêmes jacobins nouveaux, héritiers et continuateurs des anciens sectaires, de la même provenance et du même acabit, quelques-uns de bonne foi, cerveaux étroits, échauffés et offusqués par la fumée chaude des grandes phrases qu’ils récitent, la plupart simples politiciens, charlatans et intrigants, médecins ou avocats de troisième ordre, lettrés de rebut, demi-lettrés d’estaminet, parleurs de club ou de coterie, et autres ambitieux vulgaires, qui, distancés dans les carrières privées où l’on est observé de près et jugé en connaissance de cause, se lancent dans la carrière publique, parce que, dans cette lice, le suffrage populaire, arbitre ignorant, inattentif et mal informé, juge prévenu et passionné, moraliste à conscience large, au lieu d’exiger l’honorabilité intacte et la compétence prouvée, ne demande aux concurrents que le bavardage oratoire, l’habitude de se pousser en avant et de s’étaler en public, la flatterie grossière, la parade de zèle et la promesse de mettre le pouvoir que va conférer le peuple au service de ses antipathies et de ses préjugés. Introduits à ce titre dans le conseil municipal, ils y sont la majorité et nomment un maire qui est leur coryphée ou leur créature, tantôt le conducteur hardi, tantôt l’instrument docile de leurs rancunes, de leurs complaisances, de leur précipitation, de leurs maladresses, de leur présomption, de leur ingérence et de leurs empiétements. — Au département, le conseil général, élu aussi par le suffrage universel, se sent aussi de ses origines ; sa qualité, sans tomber si bas, baisse aussi d’un degré, et par une altération croissante : des politiciens s’y installent et se servent de leur place comme d’un marchepied pour monter plus haut ; lui aussi, pourvu d’attributions plus larges et prolongé en ses absences par sa commission intérimaire, il est tenté de se croire le souverain légitime de la communauté très espacée et très disséminée qu’il représente. — Ainsi recrutés et composés, agrandis et détériorés, les pouvoirs locaux deviennent d’un maniement difficile, et désormais, pour administrer, le préfet doit s’entendre avec eux.

VII

Avant 1870, quand il nommait les maires et que le conseil général ne siégeait que quinze jours par an, ce préfet était presque omnipotent ; aujourd’hui encore, « ses attributions sont immenses[27] » et son pouvoir reste prépondérant. — Il a le droit de suspendre le conseil municipal, le maire, et de proposer au chef de l’État leur destitution. Sans recourir à cette extrémité, il garde la main haute et toujours levée sur la commune ; car il a le veto, en fait de police municipale et de voirie : il peut casser les règlements du maire, et, par un usage adroit de sa propre prérogative, imposer les siens. Il tient dans sa main, révoque, nomme ou concourt à nommer, non seulement les employés de ses bureaux, mais aussi les employés de toute espèce et de tout degré qui, hors de ses bureaux, servent la commune ou le département[28], depuis l’archiviste, le conservateur du musée, l’architecte, le directeur et les professeurs des écoles municipales de dessin, depuis les directeurs et receveurs des établissements de bienfaisance, les directeurs et comptables des dépôts de mendicité, les médecins des eaux thermales, les médecins et comptables des asiles d’aliénés et les médecins des épidémies, depuis les préposés en chef de l’octroi, les lieutenants de louveterie, les commissaires de police urbaine, les vérificateurs des poids et mesures, les receveurs municipaux dans les villes dont les recettes ne dépassent pas 30 000 francs, jusques et y compris les agents infimes, les gardes forestiers du département et de la commune, les éclusiers et gardiens de la navigation, les surveillants des quais et des ports de commerce, les piqueurs des ponts et chaussées, le garde champêtre du moindre village, le sergent de ville qui stationne au coin d’une rue, le cantonnier qui casse des cailloux au bord d’une route. S’il s’agit, non plus des personnes, mais des choses, c’est encore lui qui, en toute œuvre, entreprise ou affaire, est chargé de l’instruction préalable et de l’exécution finale, qui prépare le budget du département et le propose tout dressé au conseil général, qui prépare le budget de la commune et le propose tout dressé au conseil municipal, et qui, après le vote du conseil général ou du conseil municipal, demeure sur le terrain, seul exécutant, directeur et maître de l’opération qu’ils ont consentie. Dans cette opération totale, leur part effective est très mince et se réduit à un acte de volonté nue ; pour prendre leur résolution, ils n’ont guère eu que des pièces fournies et arrangées par lui : pour conduire leur résolution pas à pas jusqu’à l’effet, ils n’ont que ses mains, les mains d’un collaborateur indépendant, qui, ayant ses vues et ses intérêts propres, ne sera jamais un simple instrument. Il manque à leur volonté l’information directe, personnelle et complète, et, par surcroît, l’efficacité pleine ; elle n’est qu’un oui tout sec, interposé entre des racines écourtées, insuffisantes, et des fruits qui avortent ou ne mûrissent qu’à demi. Contre cette volonté mal appuyée et mal outillée, la volonté persistante du préfet, seul éclairé et seul agissant, doit prévaloir, et le plus souvent prévaut. Au fond et au demeurant, par la portée et l’esprit de son office, il est toujours le préfet de l’an VIII.

Néanmoins, depuis les dernières lois, ses mains sont moins libres. La compétence des assemblées locales s’est étendue et comprend, non seulement des cas nouveaux, mais encore des espèces nouvelles, et le nombre de leurs décisions exécutoires a quintuplé. Au lieu d’une session par an, le conseil municipal en a quatre et de durée plus longue. Au lieu d’une session par an, le conseil général en a deux et se perpétue en ses absences par sa délégation intérimaire qui s’assemble tous les mois. Avec ces autorités agrandies et plus souvent présentes, le préfet doit compter, et, ce qui est plus grave, il doit compter avec l’opinion locale. Il ne peut plus administrer à huis clos ; dans la moindre commune, les délibérations du conseil municipal sont affichées ; à la ville, elles sont publiées et commentées par les journaux de l’endroit ; le conseil général donne au public le compte rendu des siennes. — Ainsi, derrière les pouvoirs élus et pour peser avec eux dans le même plateau de la balance, voici, en face du préfet, un nouveau pouvoir, l’opinion, telle qu’elle peut se produire dans un pays nivelé par la centralisation égalitaire, dans une foule ondoyante ou stagnante d’individus désagrégés, auxquels manque tout centre de ralliement spontané et qui, faute de conducteurs naturels, ne savent que se pousser, s’entrechoquer ou rester immobiles, chacun selon ses impressions personnelles, aveuglément et au hasard ; c’est l’opinion inconsidérée, imprévoyante, inconséquente, superficielle, acquise à la volée, fondée sur des bruits vagues, sur quatre ou cinq minutes d’attention par semaine et principalement sur de grands mots mal compris, sur deux ou trois phrases emphatiques et banales dont le sens échappe aux auditeurs, mais dont le son, à force d’être répété, devient pour leurs oreilles un signal reconnu, un coup de trompe ou de sifflet qui rassemble, arrête ou entraîne le troupeau. — Ce troupeau, on ne peut pas le heurter en face ; il fonce en avant par masses trop compactes et trop lourdement. Au contraire, le préfet est tenu de l’amadouer, de lui céder, de le satisfaire ; car, sous le régime du suffrage universel, ce même troupeau, outre les représentants locaux, nomme les pouvoirs du centre, les députés, le gouvernement ; si, de Paris, le gouvernement expédie un préfet en province, c’est à la façon d’une grande maison de commerce, pour y maintenir et accroître sa clientèle, pour y être l’entreteneur résident de son crédit et son commis voyageur en permanence, en d’autres termes son agent électoral, plus précisément encore l’entrepreneur en chef des prochaines élections pour le parti dominant, commissionné et appointé par les ministres en titre, stimulé incessamment, d’en haut et d’en bas, pour leur conserver les suffrages acquis et leur gagner des suffrages nouveaux. — Sans doute il doit prendre à cœur les intérêts de l’État, du département et des communes ; mais d’abord et avant tout il est un racoleur de voix. En cette qualité et sur cet article, il traite avec le conseil général et la commission permanente, avec les conseils municipaux et les maires, avec les électeurs influents, mais surtout avec le petit comité actif, qui, dans chaque commune, soutient la politique régnante et offre son zèle au gouvernement.

Donnant, donnant. À ces auxiliaires indispensables il faut accorder presque tout ce qu’ils demandent, et ils demandent beaucoup. Par instinct, doctrine et tradition, les jacobins sont exigeants, enclins à s’envisager comme les représentants du peuple réel et du peuple idéal, c’est-à-dire comme les souverains de droit, au-dessus de la loi, autorisés à la faire, partant à la défaire, du moins à l’élargir, à l’interpréter comme il leur convient. Au conseil général, au conseil municipal, à la mairie, ils sont toujours tentés d’usurper ; le préfet a fort à faire pour les maintenir dans leur rôle local, pour les empêcher de faire invasion dans les choses d’État et dans la politique générale ; parfois, il est obligé d’embourser leurs manques d’égards, d’être patient avec eux, de parler doux ; car ils parlent haut, ils veulent que l’administration compte avec eux de clerc à maître ; s’ils votent des fonds pour un service, c’est à condition d’intervenir dans l’emploi des fonds et dans le détail du service, dans le choix des entrepreneurs et dans la nomination des employés, à condition d’étendre leur autorité et d’allonger leur main jusque dans l’exécution consécutive qui ne leur appartient pas et qui appartient au préfet[29]. Partant, entre eux et lui, un marchandage incessant s’établit et des marchés se concluent.

Notez que le préfet, tenu de payer, peut payer sans violer la lettre de la loi. Sur la page solennelle où le législateur a imprimé son texte impératif, il y a toujours une marge très ample où l’administrateur, chargé de l’exécution, écrit à la main les décisions confiées à son libre arbitre. — De sa main, en regard de chaque affaire communale ou départementale, le préfet écrit ce qui lui convient sur une marge toute blanche, et celle-ci, comme on l’a déjà vu, est très large ; mais la marge dont il dispose est bien plus large encore et continue, au delà de ce qu’on a vu, sur d’autres feuilles : car il est le chargé d’affaires, non seulement du département et de la commune, mais encore de l’État. Conducteur ou surveillant en titre de tous les services généraux, il est, dans sa circonscription, l’inquisiteur en chef de la foi républicaine[30] jusque dans la vie privée et dans le for intime, le directeur responsable des actes et sentiments orthodoxes ou hérétiques qui peuvent être imputés à blâme ou à louange aux fonctionnaires de l’innombrable armée par laquelle l’État central entreprend aujourd’hui la conquête totale de la vie humaine, aux vingt régiments distincts de son immense hiérarchie : au personnel du clergé, de la magistrature, de la police préventive et répressive, de l’instruction publique, de l’assistance publique, des contributions directes, des contributions indirectes, de l’enregistrement et des douanes ; au personnel des ponts et chaussées, des forêts domaniales, des haras, des postes et télégraphes, du tabac et des autres monopoles publics ; au personnel de toutes les entreprises qui devraient être privées. Sèvres et Gobelins, Instituts des sourds-muets et des jeunes aveugles, mais que l’État prend et dirige à son compte ; au personnel de toutes les fabriques auxiliaires et spéciales, engins de guerre et de navigation, que l’État défraye et régit. J’en passe, il y en a trop. Remarquez seulement que l’indulgence ou la sévérité de la préfecture, en fait de contraventions et d’irrégularités fiscales, est un avantage ou un danger de premier ordre pour 377 000 débitants de boissons, qu’une dénonciation admise par la préfecture peut ôter le pain de la bouche à 38 000 desservants et vicaires[31], à 43 000 employés et facteurs des postes et télégraphes, à 45 000 débitants de tabac et receveurs buralistes, à 75 000 cantonniers, à 120 000 instituteurs et institutrices[32], que, directement ou indirectement, la bienveillance ou la malveillance de la préfecture importe, depuis la récente loi militaire, à tous les adultes de vingt à quarante-cinq ans, et, depuis les dernières lois scolaires, à tous les enfants de six à treize ans. — D’après ces chiffres, qui, d’année en année, vont croissant, calculez l’étendue de la marge sur laquelle, en face du texte légal qui statue à propos des personnes et des choses en général, le préfet statue à son tour à propos des personnes et des choses en particulier. Sur cette marge qui lui appartient, il écrit à sa volonté tantôt des tolérances et complaisances, exemptions, dispenses et congés, allègements ou décharges d’impôt, secours et subventions, préférences et gratifications, nominations et avancements, tantôt des disgrâces, rigueurs et poursuites, destitutions et passe-droits. En chaque cas, pour guider sa main, c’est-à-dire pour faire tomber toutes les faveurs d’un côté et toutes les défaveurs de l’autre, il a des informateurs spéciaux et des solliciteurs impérieux, qui sont les jacobins de l’endroit ; s’il n’est pas retenu par un très vif sentiment de la justice distributive et par un très grand souci du bien public, il leur résiste à peine, et le plus souvent, quand il prend la plume, c’est pour écrire sous la dictée de ses collaborateurs jacobins.

Ainsi l’institution de l’an VIII a dévié et n’atteint plus son objet. Envoyé jadis dans le département comme un pacier du moyen âge, imposé d’en haut, étranger aux passions du lieu, indépendant, qualifié et préparé pour son office, le préfet, pendant cinquante ans, a pu rester, à l’ordinaire, le ministre impartial de la loi et de l’équité, maintenir chacun dans son droit et exiger de chacun son dû, sans tenir compte des opinions et sans faire acception de personnes. Aujourd’hui, il doit se faire le complice de la faction régnante, administrer au profit des uns et au détriment des autres, introduire, comme un poids prépondérant, dans toutes les pesées de sa balance, la considération des personnes et des opinions. — Du même coup, tout le personnel administratif sur lequel il a la main ou les yeux se détériore ; chaque année, sur la recommandation d’un sénateur ou d’un député, il y introduit ou il y voit entrer des intrus dont les services antérieurs sont nuls, de capacité mince et d’honorabilité insuffisante, qui travaillent mal ou peu, et qui, pour s’ancrer dans leur poste ou monter en grade, comptent, non sur leurs mérites, mais sur leurs patrons. Les autres, fonctionnaires compétents et réguliers de l’ancienne école, pauvres gens pour qui la carrière est barrée, se dégoûtent et s’aplatissent ; ils ne sont plus même sûrs de conserver leur emploi ; s’ils y sont maintenus, c’est que, pour expédier les affaires courantes, on ne saurait se passer d’eux ; mais, demain peut-être, on cessera de les croire indispensables ; sur une dénonciation politique, ou pour placer un favori politique, on les mettra, par anticipation, à la retraite. Désormais ils ont deux puissances à ménager, l’une légitime et naturelle, l’autorité de leurs chefs administratifs, l’autre illégitime et parasite, l’influence démocratique d’en haut et d’en bas ; pour eux, comme pour le préfet, l’intérêt public descend au second rang, et l’intérêt électoral monte au premier ; chez eux et chez lui, le respect de soi-même, l’honneur professionnel, la conscience d’un devoir à remplir, la fidélité réciproque, sont en baisse ; la discipline se relâche, l’exactitude fléchit et, selon un mot qui se propage, la grande bâtisse administrative n’est plus une maison bien tenue, mais une baraque. — Naturellement, sous le régime démocratique, le service et l’entretien de cette maison deviennent de plus en plus dispendieux ; car, par l’effet des centimes additionnels, c’est la minorité aisée ou riche qui paye la plus grosse part des frais ; par l’effet du suffrage universel, c’est la majorité pauvre ou demi-pauvre qui a la part prépondérante dans le vote, et le grand nombre qui vote peut impunément surcharger le petit nombre qui paye. À Paris, le Parlement et le gouvernement, élus par cette majorité numérique, lui inventent des besoins, la poussent aux dépenses, prodiguent les travaux publics, les écoles, les fondations, les gratuités, les bourses, multiplient les places pour multiplier leurs clients, et ne se lassent pas de décréter, au nom des principes, des œuvres d’apparat, théâtrales, ruineuses et dangereuses, dont ils ne veulent pas savoir le coût et dont la portée sociale leur échappe. En haut comme en bas, la démocratie a la vue courte ; sur la pâture qui s’offre, elle se jette, comme l’animal, bouche ouverte et tête baissée ; elle refuse de prévoir et de compter ; elle obère l’avenir, elle gaspille toutes les fortunes qu’elle entreprend de gérer, non seulement celle de l’État central, mais encore celles des sociétés locales. Jusqu’à l’avènement du suffrage universel, les administrateurs nommés d’en haut ou élus d’en bas, au département et à la commune, tenaient serrés les cordons de la bourse ; depuis 1848, surtout depuis 1870, mieux encore depuis la loi de 1882 qui, en supprimant le consentement obligatoire des plus imposés, a relâché les derniers cordons de la bourse, cette bourse, ouverte, se déverse sur le pavé. — En 1851[33], les départements, tous ensemble, dépensaient 97 millions ; en 1869, 102 millions ; en 1881, 314 millions. En 1836, les communes, toutes ensemble, sauf Paris, dépensaient 117 millions ; en 1862, 450 millions ; en 1877, 676 millions. Si l’on examine les recettes qui couvrent ces dépenses, on trouve que les centimes additionnels qui fournissaient aux budgets locaux 80 millions en 1830 et 131 millions en 1850, ont fourni aux budgets locaux 249 millions en 1870, 318 millions en 1880 et 364 millions en 1887. Partant la crue annuelle de ces centimes superposés au principal des contributions directes est énorme, et s’achève par le débordement. En 1874[34], il y avait déjà 24 départements dans lesquels le chiffre des centimes atteignait ou dépassait le chiffre du principal. « Dans très peu « d’années, dit un économiste éminent[35], il est probable que, pour presque tous les départements », la surcharge sera pareille. Depuis longtemps déjà, dans le total de l’impôt mobilier[36], les budgets locaux prélèvent plus que l’État, et en 1888 le principal de la contribution foncière, 183 millions, est moins gros que le total des centimes qui s’y adjoignent, 196 millions. Par delà la génération présente, on grève les générations futures, et le chiffre des emprunts monte incessamment comme celui des impôts. Les communes endettées, toutes ensemble sauf Paris, devaient, en 1868, 524 millions : en 1871, 711 millions ; en 1878, 1322 millions. Paris en 1868 devait déjà 1376 millions ; au 30 mars 1878, il en doit 1988[37]. Dans ce même Paris, la contribution annuelle de chaque habitant pour les dépenses locales était, à la fin du premier Empire, en 1813, de 37 francs par tête ; à la fin de la Restauration, de 45 francs ; après la monarchie de Juillet, en 1848, de 43 francs ; à la fin du second Empire, en 1869, de 94 francs. En 1887, elle, est de 110 francs par tête[38].

VIII

Telle est, en abrégé, depuis 1789, l’histoire de la société locale. Après les destructions philosophiques de la Révolution et les constructions pratiques du Consulat, elle ne pouvait plus être pour ses habitants une petite patrie, un sujet d’orgueil, un objet d’amour et de dévouement ; les départements et les communes sont devenus des hôtels garnis, plus ou moins vastes, tous bâtis sur le même plan et administrés d’après le même règlement, aussi passables l’un que l’autre, avec des logements qui, étant plus ou moins bons, sont plus ou moins chers, mais dont les prix, plus ou moins hauts, sont fixés par un tarif uniforme sur tout le territoire, en sorte que les 36 000 hôtels communaux et les 86 hôtels départementaux se valent, et qu’il est indifférent de loger dans celui-ci plutôt que dans celui-là. Dans ces logis, les contribuables domiciliés et permanents des deux sexes n’ont pas été reconnus pour ce qu’ils sont invinciblement et par nature, pour un syndicat de voisins, pour une compagnie involontaire, obligatoire et privée où la solidarité physique engendre la solidarité morale, pour une société naturelle et limitée dont les membres, propriétaires en commun de l’hôtel, ont chacun une part de propriété plus ou moins grande selon leur contribution plus ou moins grande aux dépenses de l’hôtel. Il n’y a point eu de place jusqu’à présent, ni dans la loi, ni dans les esprits, pour cette vérité si simple ; la place était prise, occupée d’avance par les deux erreurs qui, tour à tour ou ensemble, ont égaré le législateur et l’opinion. — À prendre l’ensemble des choses, il fut admis jusqu’en 1830 que le propriétaire légitime de l’hôtel local est l’État central, qu’il y installe son délégué, le préfet, muni de pleins pouvoirs, que, pour mieux administrer, l’État consent à se renseigner auprès des principaux intéressés et des plus capables de l’endroit, qu’il resserre dans les plus étroites limites les petits droits qu’il leur concède, qu’il les nomme, que, s’il les convoque ou les consulte, c’est de loin en loin, le plus souvent pour la forme, pour ajouter l’autorité de leur assentiment à l’autorité de son omnipotence, à la condition sous-entendue de ne point tenir compte de leurs remontrances si elles lui déplaisent, et de ne point suivre leurs avis s’ils ne lui agréent pas. — À prendre l’ensemble des choses, il est admis depuis 1848 que les propriétaires légitimes de l’hôtel sont ses habitants mâles, adultes et comptés par tête, tous à titre égal et avec une part égale dans la propriété commune, y compris ceux qui ne contribuent pour rien ou presque rien aux dépenses de la maison, y compris les demi-pauvres très nombreux qu’on y loge à demi-prix, y compris les pauvres non moins nombreux auxquels la philanthropie administrative fournit gratis les commodités de l’hôtel, le couvert, l’éclairage et souvent les vivres. — Entre ces deux conceptions contradictoires et toutes les deux fausses, entre le préfet de l’an VIII et la démocratie de 1792, une transaction s’est conclue. Sans doute le préfet, expédié de Paris, demeure toujours le directeur en titre, le gérant actif et responsable de l’hôtel départemental ou communal ; mais il est tenu de le gérer en vue des élections prochaines, et de façon à maintenir la majorité parlementaire dans la possession des sièges qu’elle occupe au Parlement. Partant il doit se concilier les meneurs locaux du suffrage universel, administrer avec leur concours, subir l’ingérence de leurs convoitises et de leurs préventions, prendre chaque jour leur avis, y déférer souvent, même pour le détail, même pour l’application quotidienne d’un fonds déjà voté, pour la nomination d’un garçon de service, pour la nomination de l’apprenti non payé qui pourra un jour remplacer ce garçon[39]. — De là le spectacle que nous avons sous les yeux : un hôtel mal tenu où la profusion et l’incurie s’aggravent l’une par l’autre, où les sinécures se multiplient et où la corruption s’introduit ; un personnel de plus en plus nombreux et de moins en moins efficace, tiraillé entre deux autorités différentes, obligé d’avoir ou de simuler le zèle politique et de fausser par sa partialité la loi impartiale, appliqué, par delà son devoir professionnel, à des besognes malpropres ; dans ce personnel, deux sortes d’employés, les nouveaux venus, avides, et qui, par passe-droit, s’emparent des meilleures places, les anciens, qui n’y prétendent plus, patients, mais qui, à force de pâtir, se rebutent ; dans l’hôtel lui-même, de grandes démolitions et reconstructions, des façades architecturales, en style de monument, pour la montre et la réclame, des bâtisses toutes neuves, décoratives et horriblement onéreuses, des dépenses extravagantes ; par suite, des emprunts et des dettes, une note plus grosse à la fin de chaque année pour chacun des occupants ; des prix de faveur et cependant très hauts pour les petites chambres, les mansardes et le galetas ; des prix démesurés pour les grands et moyens appartements ; au total, des recettes forcées et qui ne suffisent pas aux dépenses, un passif qui déborde l’actif, un budget dont l’équilibre n’est stable que sur le papier, bref une maison qui mécontente son public et s’achemine vers la faillite.

  1. Lois du 21 mars 1831 et du 18 juillet 1837, du 22 juin 1833 et du 10 mai 1838. Les électeurs municipaux sont environ 2 250 000 et forment le tiers supérieur de la masse adulte et masculine ; pour choisir ces notables et demi-notables, la loi tient compte, non seulement de la fortune et des contributions directes, mais aussi de l’éducation et des services rendus au public. — Les électeurs départementaux sont environ 200 000 et à peu près les mêmes que les électeurs politiques. Le rapporteur fait observer qu’il y a « une analogie à peu près complète entre le choix d’un député et le choix d’un conseiller de département, et qu’il est naturel de conférer l’élection à un même corps électoral, divisé autrement, puisqu’il s’agit de donner une représentation à un autre ordre d’intérêts ».
  2. Loi du 3 juillet 1848.
  3. Lois du 12 août 1876, du 28 mars 1882 et du 5 avril 1884 : loi du 10 août 1871.
  4. La Révolution, tome IV, livre III.
  5. Paul Leroy-Beaulieu, Traité de la science des finances, 4e édition, I, 303 : « La taxe personnelle, n’étant perçue qu’en principal, oscille entre le minimum de 1 fr. 50 et le maximum de 4 fr. 50 par an, selon les communes. » — Ib., 304 : « En 1866, l’impôt personnel produisait en France environ 16 millions de francs, soit moins de 0 fr. 50 par tête d’habitant. »
  6. Ib., I, 367 (Sur la contribution des portes et fenêtres). Selon la population de la commune, elle est de 0 fr. 50 à 1 franc pour une ouverture, de 0 fr. 45 à 1 fr. 50 pour deux ouvertures, de 0 fr. 90 à 4 fr. 50 pour trois ouvertures, de 1 fr. 60 à 6 fr. 40 pour quatre ouvertures, de 2 fr. 50 à 8 fr. 05 pour cinq ouvertures. Or le premier de ces deux chiffres s’applique à toutes les communes de moins de 5000 âmes. On voit que le pauvre, surtout le paysan pauvre, est ménagé : à son égard l’impôt est progressif en sens inverse.
  7. A. de Foville, la France économique (1887), 59 : « Nos 14 500 bureaux de bienfaisance ont secouru, en 1883, 1 405 500 personnes… Comme, en réalité, la population des communes desservies (par eux) n’est que de 22 millions d’habitants, la proportion des inscrits s’élève à 6,5 pour 100. »
  8. Paul Leroy-Beaulieu, Essai sur la répartition des richesses, 174 et suivantes. — En 1851. on évaluait à 7 800 000 le nombre des propriétaires en France ; sur ces 7 800 000, 3 millions étaient dispensés de l’impôt foncier comme indigents, et leurs cotes étaient considérées comme irrécouvrables.
  9. Paul-Leroy-Beaulieu, Traité de la science des finances, 721.
  10. A. de Foville, 419 (en 1889).
  11. Cf. le Régime moderne, tome X, 103, sur les caractères de l’impôt indirect.
  12. Il s’agit ici du loyer matriciel, lequel est au loyer effectif comme 4 est à 5 : ainsi un loyer matriciel de 400 francs indique un loyer effectif de 500 francs.
  13. A. de Foville, 57.
  14. Paul Leroy-Beaulieu, Essai sur la répartition des richesses, 174.
  15. Ib., 209. — En 1878, à Paris, il y avait 74 000 maisons avec 1 022 539 locaux, dont 337 587 livrés à l’industrie et au commerce, et 684 952 servant à l’habitation. Parmi ces derniers, 468 641 ont une valeur locative inférieure à 300 francs par an ; 74 360 ont une valeur locative de 300 à 500 francs ; 61 023 ont une valeur locative de 500 à 750 francs ; 21 147 ont une valeur locative de 750 à 1000 francs. Tous ces logements sont plus ou moins exemptés de la contribution mobilière : de 1000 à 400 francs, ils ne l’acquittent qu’avec une réduction de plus en plus forte ; au-dessous de 400 francs, ils n’en acquittent plus rien. — Au-dessus de 1000 fr., on trouve 17 202 appartements de 1000 à 1205 francs ; 6198, de 1250 à 1500 francs ; 21 453, de 1500 à 3000 francs. Ces appartements sont occupés par la classe aisée ou demi-aisée. — Enfin 14 858 appartements au-dessus de 3000 francs sont occupés par la classe aisée ou riche. Parmi ceux-ci, 9985 sont de 2000 à 6000 : 3949 sont de 6000 à 10 000 ; 1443 sont de 10 000 à 20 000 ; 421 sont au-dessus de 20 000 francs. Ces deux dernières catégories sont occupées par la classe véritablement opulente. — D’après les dernières statistiques, au lieu de 684 953 loyers d’habitation, il y en a 806 187, dont 727 419 sont déchargés de l’impôt mobilier en tout ou en partie. (Situation au 1er janvier 1888, rapport de M. Lamouroux, conseiller municipal.)
  16. Voici les affectations inscrites pour 1889 sur ma propre cote : « Dans le montant des cotes ci-contre, il revient : Sur la contribution mobilière, 1° à l’État, 51 pour 100 ; 2° au département, 21 pour 100 ; 3° à la commune, 25 pour 100 ; Sur la contribution des patentes, 1° à l’État, 4 pour 100 ; 2° au département, 12 pour 100 ; 3° à la commune, 20 pour 100. — Le surplus des cotisations est affecté aux fonds de secours et de dégrèvement. »
  17. Paul Leroy-Beaulieu, Traité de la science des finances, I, 367, 368 : « Dans les communes au-dessous de 5000 habitants, le principal de la taxe des portes et fenêtres est, pour les maisons à une ouverture, de 0 fr. 30 par an ; pour les maisons à deux ouvertures, de 0 fr. 45 ; pour les maisons à trois ouvertures, de 0 fr. 90 ; pour les maisons à quatre ouvertures, de 1 fr. 60. » Or « une maison à cinq ouvertures paye presque neuf fois autant qu’une maison à une ouverture. » Les petits contribuables sont donc dégrevés au préjudice des gros et moyens, et l’on peut apprécier la grandeur de ce dégrèvement par les chiffres suivants. En 1885, sur 8 975 106 maisons, il y en avait 248 352 à une ouverture ; 1 827 104 à deux ouvertures ; 1 624 516 à trois ouvertures ; 1 165 902 à quatre ouvertures. Ainsi plus de la moitié des habitations, toutes celles des gens pauvres ou malaisés, sont dégrevées, et, comme la taxe est un impôt, non de quotité, mais de répartition, l’autre moitié est surchargée d’autant.
  18. Une conséquence de ce principe est que les indigents exempts des taxes ou assistés doivent être exclus du vote ; c’est le cas en Prusse et en Angleterre. — Par une autre conséquence du même principe, la loi du 15 mai 1818, en France, convoquait les plus imposés, en nombre égal à celui des membres du conseil municipal, pour délibérer et voter avec lui toutes les fois qu’une « dépense véritablement urgente » obligeait la commune à s’imposer des centimes additionnels extraordinaires par delà les cinq centimes ordinaires. Aussi bien, dit Henrion de Pansey (Du Pouvoir municipal, 109), « les membres des conseils municipaux appartenant à la classe des petits propriétaires, au moins dans un grand nombre de communes, votaient sans examen des charges qui ne devaient peser sur eux que d’une manière insensible ». — Ce dernier asile de la justice distributive a été détruit par la loi du 5 avril 1882.
  19. Max Leclerc, la Vie municipale en Prusse (Extrait des Annales de l’École libre des sciences politiques, 1889, étude sur la ville de Bonn). À Bonn, qui a 35 810 habitants, le premier groupe est composé de 167 électeurs ; le second de 471 ; le troisième de 2607, et chaque groupe élit 8 conseillers municipaux sur 24.
  20. A. de Foville, la France économique, 16 (Recensement de 1881). — Nombre des communes, 36 097 ; nombre des communes au-dessous de 1000 habitants, 27 503 ; nombre des communes au-dessous de 500 habitants, 16 870 — Les remarques ci-contre s’appliquent en partie aux deux catégories suivantes : 1° communes de 1000 à 1500 habitants, 3982 ; 2° communes de 1500 à 2000 habitants, 1917. — Toutes les communes au-dessous de 2000 habitants sont comptées comme rurales dans la statistique de la population, et leur nombre est de 33 402.
  21. Voir Paul Leroy-Beaulieu, l’État moderne et ses fonctions, 169 : « Les diverses agglomérations d’habitants, dans les campagnes surtout, ne savent plus rien entreprendre par eux-mêmes, ni se mettre d’accord sur rien. J’ai vu des villages de 200 ou 300 habitants, appartenant à une grande commune dispersée, attendre pendant plusieurs années et solliciter humblement des secours pour une fontaine qui leur était indispensable, et que 200 ou 300 francs, soit une contribution de 1 franc par tête, suffisaient à mettre en bon état. J’en ai vu d’autres n’ayant qu’un seul chemin vicinal pour faire sortir leurs denrées, et ne sachant se concerter, quand, avec une première dépense de 2000 francs et 200 à 300 francs d’entretien, par an, ils pouvaient rendre aisément viable cette seule voie dont ils disposaient. — Je parle cependant de pays relativement riches, beaucoup plus aisés que la généralité des communes de France. »
  22. Sur le régime communal en France et sur les réformes que, d’après l’exemple des autres nations, on pourrait y introduire, cf. Joseph Ferrand (ancien préfet), les Institutions administratives en France et à l’étranger ; Rudolf Gneist, les Réformes administratives accomplies en Prusse par législation de 1872 (notamment l’institution de l’Amts-vorsteher pour les unions de communes ou circonscriptions d’environ 1500 âmes) ; duc de Broglie, Vues sur le gouvernement de la France (notamment sur les réformes à opérer dans l’administration de la commune et du canton), 21. — « Retirez aux magistrats communaux la qualité d’agents du gouvernement ; séparez les deux ordres de fonctions ; placez au chef-lieu du canton le fonctionnaire public chargé de tenir la main, dans l’intérieur des communes, à l’exécution des lois générales et des décisions de l’autorité supérieure. »
  23. A. de Foville, 16. — Les remarques ci-contre s’appliquent en grande partie aux villes de la catégorie précédente (de 5000 à 10 000 âmes) qui sont au nombre de 312. Une dernière catégorie comprend les villes de 2000 à 5000 âmes, qui sont au nombre de 2160 et forment la dernière catégorie de la population urbaine, par leur caractère mixte, elles se rapprochent des 1917 communes qui ont de 1500 à 2000 habitants et qui forment la première catégorie de la population rurale.
  24. Max Leclerc, la Vie municipale en Prusse, 17. — En Prusse, cet esprit dirigeant s’appelle « le magistrat », comme dans nos anciennes communes du Nord et du Nord-Est. Dans la Prusse Orientale, le magistrat est collectif ; par exemple, à Berlin, il comprend 34 personnes, dont 17 spécialistes, salariés et engagés pour douze ans, et 17 à titre gratuit. Dans la Prusse Occidentale, le gérant municipal est le plus souvent un individu, spécialiste salarié et engagé pour douze ans, le bourgmestre.
  25. Max Leclerc, la Vie municipale en Prusse, 20. — « Le bourgmestre actuel de Bonn fut, avant d’être appelé à ces fonctions, bourgmestre à Münchens-Gladbach. Le bourgmestre actuel de Crefeld est venu de Silésie… Récemment, un juriste, connu pour ses publications sur le droit public, occupant un poste d’État dans la régence de Magdebourg », a été appelé par la ville de Munster « à la place lucrative de bourgmestre ». À Bonn, ville de 30 000 habitants, « tout repose sur ses épaules : il exerce une foule d’attributions qui chez nous incombent au préfet ».
  26. Max Leclerc, ib., 25. — « À côté des fonctionnaires municipaux salariés et du conseil municipal, il y a des délégations ou commissions spéciales composées de conseillers municipaux et d’électeurs bénévoles, soit pour administrer ou surveiller une branche des affaires communales, soit pour étudier une question particulière… » — « Ces commissions, d’ailleurs soumises sous tous les rapports au bourgmestre, sont élues par le conseil municipal. » — Il y en a douze à Bonn et plus de cent à Berlin ; l’institution est excellente pour utiliser les hommes de bonne volonté, pour développer le patriotisme local, le sens pratique et l’esprit public.
  27. Aucoc, 283.
  28. Paul Leroy-Beaulieu, l’Administration locale en France et en Angleterre, 26, 28, 92 (Décrets du 25 mars 1852 et du 13 avril 1861).
  29. J. Ferrand, 169, 170 (Paris, 1879) : « En beaucoup de cas, la tutelle générale et la tutelle locale sont paralysées… Depuis 1870-1876, les maires, pour diminuer les difficultés de leur tâche, sont forcés d’abdiquer très fréquemment leur autorité propre ; les préfets sont conduits à tolérer, à approuver ces violations de la loi… Depuis plusieurs années, on ne peut lire le compte rendu d’une session de conseil général ou de conseil municipal sans rencontrer de nombreux exemples de l’illégalité que nous signalons… Dans un autre ordre de faits, pour ce qui se rapporte, par exemple, aux questions de personnel, ne voit-on pas, tous les jours, des agents de l’État, même consciencieux, céder à la volonté toute-puissante des notabilités politiques et faire, quoique à regret, entier abandon des intérêts du service ? » — (Ces abus se sont fort aggravés depuis dix ans.)
  30. Voir la République et les conservateurs (par M. Anatole Leroy-Beaulieu) dans la Revue des Deux Mondes du 1er mars 1890, 108. — « J’en parle de visu : je prends mon arrondissement ; c’est dans un département de l’Est, naguère représenté par des radicaux ; cette fois, un conservateur l’a emporté. On a d’abord tenté de faire casser l’élection ; il a fallu y renoncer, l’écart des voix était trop considérable. On s’en est vengé sur les électeurs. Les gendarmes ont été, dans les communes, faire des enquêtes sur la conduite du curé, du garde champêtre, du débitant. Le médecin des épidémies était conservateur ; on l’a remplacé par un opportuniste. Le contrôleur des contributions, homme du pays, était soupçonné de peu de zèle ; on l’a expédié au fond de l’Ouest. Tout fonctionnaire qui, le soir de l’élection, n’avait pas la mine contrite, s’est vu menacé de révocation. Un agent voyer passait pour s’être montré tiède, on l’a mis à la retraite. Il n’est petites vexations qu’on ait négligées, ou petites gens qu’on ait dédaigné de frapper. Des cantonniers, dénoncés pour propos malséants, ont été cassés aux gages. Dans une commune, les sœurs distribuaient des médicaments aux indigents ; on le leur a interdit, pour faire pièce au maire, qui habite Paris. Le conservateur des hypothèques avait dans ses bureaux un jeune saute-ruisseau coupable d’avoir distribué, non des bulletins de vote, mais des lettres de faire-part du nouveau député ; quelques jours après, une lettre de la préfecture donnait au conservateur des hypothèques vingt-quatre heures pour remplacer le criminel. Un notaire avait osé, dans une réunion publique, interrompre le candidat radical ; il a été poursuivi devant le tribunal pour manquement à ses devoirs professionnels, et les juges de la réforme judiciaire l’ont condamné à trois mois de suspension… Cela s’est passé non en Languedoc ou en Provence, dans le Midi aux têtes chaudes, où l’on se permet tout, mais sous le ciel brumeux de la Champagne. Et quand j’interroge des conservateurs de l’Ouest et du Centre : « Nous en avons vu bien d’autres ! me répondent-ils ; mais il y a beau temps que rien ne nous étonne plus. »
  31. M. Anatole Leroy-Beaulieu, 105 : « Chaque chef-lieu de canton a son office de délateurs, et M. le ministre des cultes nous a lui-même appris que, au 1er janvier 1890, il y avait 300 curés privés de leur traitement, soit trois ou quatre fois plus qu’au 1er janvier 1889. »
  32. Ces chiffres sont extraits des plus récentes statistiques ; quelques-uns m’ont été fournis par des chefs ou directeurs de services spéciaux.
  33. A. de Foville, 412, 410, 425, 455. — Paul Leroy-Beaulieu, Traité de la science des finances, I, 717.
  34. Statistique financière des communes en 1889. — 3539 communes payent moins de 15 centimes communaux ; 2597 payent 0 fr. 15 à 0 fr. 30 ; 9652 payent de 0 fr. 31 à 0 fr. 50 ; 11 095 de 0 fr. 51 à 1 franc, et 4248 plus de 1 franc. — Il ne s’agit ici que des centimes communaux ; il faudrait, pour avoir le total des centimes additionnels locaux de chaque commune, ajouter les centimes départementaux, que les statistiques ne donnent pas.
  35. Paul Leroy-Beaulieu, Traité de la science des finances, I, 690, 717.
  36. Paul Leroy-Beaulieu, ib. — « Si l’on déduisait l’impôt personnel du montant de la contribution personnelle et mobilière, on verrait que le prélèvement de l’État dans le produit de l’impôt mobilier, c’est-à-dire dans le produit de l’impôt sur les loyers d’habitation, est de 41 ou 42 millions, et que la part des localités dans le produit de cet impôt dépasse de 8 à 9 millions celle de l’État. » (Année 1877.)
  37. Situation financière des départements et des communes, publiée, en 1889, par le ministère de l’intérieur. Emprunts et dettes des départements à la clôture de l’exercice 1886 : 630 066 102 francs. Emprunts et dettes des communes au 30 décembre 1886 : 3 020 450 528 francs.
  38. A. de Foville, 418. — Paul Leroy-Beaulieu, l’État moderne et ses fonctions, 21.
  39. Paul Leroy-Beaulieu, l’Administration locale en France et en Angleterre, 28. (Décrets du 25 mars 1852 et du 13 avril 1861.) Liste des emplois auxquels le préfet nomme directement et sur la présentation des chefs de service ; entre autres apprentis non payés, il nomme les surnuméraires de l’administration des lignes télégraphiques, les surnuméraires-contrôleurs des contributions directes et les surnuméraires des contributions indirectes.